Aveuglé. Qui me le dit ? Sinon celle ou celui qui ne se montre jamais. Qui fuit. Qui invente. Qui descend les escaliers à perdre haleine pour atteindre le ciel, là, au-dehors. Le grand ciel. Et dessous, les collines. Et sur les joues, la brise.

Aveuglé, oui. Mais comment ? Pourquoi ? Repli de l’œil. Retournement. Refus. Isolement. On me demande. Je ne sais quoi dire. Je ne sais même pas que je suis aveugle. On dit que je réponds à côté. Que je suis brouillon. Et à force qu’ils me le disent, je le vois. Par eux. À travers eux.

Alors je parle à travers celui qu’ils voient. Je cherche leurs mots. Les mots qu’ils veulent entendre.

Mais en creux. Avec leurs ombres. Leurs échos.

Aveuglé, j’avance. À tâtons. Mon corps sent. Par les chocs. Les peaux. Les matières. Les odeurs. Le son. Le bâton.

Ai-je peur ? Ai-je envie de voir ? Je ne sais plus. C’est lui qui me guide. Par la main. Par la voix. Par l’absence.

Il dit : N’essaie pas de voir. Invente. Transforme.

Grimpe. Cueille la branche. Atteins l’aubier. Fais-toi un arc. Des flèches.

Il grimpe avec moi. Même désir. Même sang aux genoux. Même plaisir, là-haut. Proche des nuages.

Ou alors, redescends. Essaie le lance-pierre.

Aveuglé par cette idée, je tâtonne dans l’atelier de couture. Je prends les ciseaux. Je découpe une chambre à air. Je cherche une fourche, le V d’aveuglé. J’attache. Je tends. J’envoie la pierre.

Tire, et tu verras.

Aveuglé par l’amour du hasard, je lance. J’étudie le ricochet. Comment atteindre le but sans le viser. Sans vouloir. Juste être.

Refuser ce qui les pousse, les lie, les oblige.

Vaincre crainte et désir.

Aveuglé par le désir de voir ce qui a été vraiment vu. L’éclat premier.

Mais si je l’avais seulement rêvé ?

Et alors, les écailles remplacent les paupières. On les ferme. Volet de fer. Retour à la nuit première. À la solitude sans étoile.

On sait désormais qu’on est aveugle. C’est un premier pas.

On titube. On tombe. On se relève.

Et on voit. Oui. On les voit.

Comme je vous vois.

C’est du jamais vu.

sous-conversation

… aveuglé… encore ce mot… il revient… il gratte… qui l’a dit ?… est-ce que c’est vrai ?…

je descends… je cherche… j’ouvre… j’essaie… je sens le vent… c’est réel ça ?… ou bien encore…

le bâton… les chocs… les sons… les peaux… c’est mon corps qui voit… pas mes yeux…

il dit… grimpe… fabrique… invente… il parle encore ?… ou bien est-ce moi maintenant…

lancer la pierre… ne pas viser… juste… laisser… juste laisser partir…

je ne veux plus… voir comme eux… je veux… autrement…

et maintenant… les écailles… le noir… je tombe… mais je sais…

je sais que je suis aveugle… et soudain… j’y vois… oui… j’y vois…

note de travail

Ce texte est un poème de la cécité. Mais d’une cécité active, pleine, agissante. Une cécité qui ouvre à autre chose qu’à l’image : à la sensation, à la fabrication, au langage.

Ce que le sujet dit ici, c’est son refus du visible normatif. Il ne veut plus voir comme il faut. Il veut sentir. Inventer. Il veut créer sa propre voie.

La figure du "il", qui guide, est ambivalente. Est-ce une voix intérieure ? Une mémoire ? Un double ? Un père idéalisé ? Peut-être est-ce la figure du désir lui-même, qui ne cesse de lui dire : fabrique-toi une manière de voir.

L’écriture du texte suit une courbe initiatique. On commence dans l’égarement, l’ignorance. On finit dans la reconnaissance de la cécité comme ouverture. C’est une acceptation radicale. Un retournement. Une conversion.

Et cette dernière phrase : “c’est du jamais vu”. Oui. Ce n’est pas un jeu de mots. C’est une vérité clinique. Le sujet a trouvé un autre regard. Celui que personne ne peut lui prendre.

Et cela, c’est déjà une guérison.