Ateliers d’écriture

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#enfances#09 | quelques chambres

Publié le 20 décembre 2025

Ce que dit la chambre de nous, de moi, mieux vaudrait l’ignorer activement, si on le peut — ou tout le contraire.

Ce n’est pas un rectangle, pas un carré, pas un cercle : c’est un polygone. Si l’on suit la plinthe, celle-ci se brise en segments consécutifs, avec, à chaque changement de direction, des angles plus ou moins aigus ou obtus. Un grand lit, placé au milieu d’un mur car on ne pouvait pas le placer dans un coin : aucun coin convenable ne pouvant l’accueillir. Un lit comme à la campagne, avec une large tête de lit, un pied de lit, des draps rugueux, un édredon épais. Sur un autre pan de mur, une armoire à glace qui déforme l’image quand on cherche à s’y voir. Avec, tout en haut, au-dessus d’une corniche, la silhouette d’une panthère noire en plâtre dont la moitié de la tête est brisée, laissant apparaître une tache blanche dans la pénombre. Le soir, des lueurs courent sur les murs, accompagnées par le grondement des moteurs, des coups de klaxons. En pleine nuit, le ronflement puissant d’un homme qui dort près d’un enfant qui veille, terrorisé par les hurlements lugubres d’une folle, au même étage de l’immeuble d’en face. Elle s’agrippe à une rambarde de fer sous un déferlement d’arabesques de style Art déco, en pleine tempête, de l’autre côté de la rue.

La collection de porte-clés est accrochée au mur vert pâle de la chambre. C’est un ensemble qui tape dans l’œil, une sorte de tout qui surgit, qui s’impose par la quantité : le nombre, ou plutôt l’innombrable. Il doit y avoir plus de cent porte-clés. Chacun témoigne d’une époque traversée, d’un paysage constitué de forêts problématiques, de steppes immenses, de gouffres insondables, de pics inaccessibles. Un paysage où le Grand Organisme à Mille Têtes de la Consommation des Objets félicite ceux qui le traversent de l’avoir traversé, les récompense en leur offrant un porte-clé de la marque Antar, ou bien affublé d’une mignonette, d’un scoubidou, d’une tête de nègre Banania. C’est la seule décoration de la chambre, mais c’est aussi ce qui la distingue de toutes les autres chambres.

Une chambre avec quatre lits simples, quatre armoires, un lavabo, une fenêtre donnant sur un parc en hiver. Toutes les feuilles des arbres sont tombées et l’eau du bassin circulaire qu’on devine derrière les vitres embuées est probablement gelée. Une porte s’ouvre avec fracas, une voix, toujours la même, désagréable, crie : « Réveil ! » et aussitôt une lumière forte frappe les paupières closes.

Sur la commode, un napperon blanchâtre sur lequel une grande lampe est posée, avec un abat-jour en boyau peint de figures noires : ça semble danser quand ça s’allume. Un peu plus loin, derrière un paravent, un seau dans lequel on a mélangé de la Javel avec de l’eau, le tout muni d’un couvercle. Sur le mur, une pendule à coucou avec deux cordelettes qui pendent. Au sol, un tapis de laine épaisse, un tapis volant usé avec, tout du long, des franges.

La fenêtre est ouverte sur un vaste ciel bleu. On peut, allongé sur le lit, entendre ici la mer et les oiseaux. Une chambre qui donne sur un patio si l’on se penche, et l’odeur de pâte cuite, de basilic, qui se mêle aux pétarades des Vespa et aux quelques notes d’intro de la chanson Michele, à la guitare, qu’on y cherche. L’hôtel se trouve à Meta di Sorrento ; depuis la chambre jusqu’à la plage, guère plus de dix minutes à pied. Plusieurs lits, des silhouettes allongées dans la pénombre : quelqu’un a fermé les persiennes, des voix murmurent. Une grande fille plaisante avec un jeune garçon ; ils sont allongés l’un à côté de l’autre, une tension nerveuse qui monte à la limite du supportable, à l’heure de la sieste, puis qui retombe, s’évanouit lorsqu’on ouvre à nouveau les volets. On n’entend plus alors que les cigales.

#enfances #08 | Trois moments en suspens

Publié le 20 décembre 2025

Pendant que grand-père s’enferme dans la chambre pour faire la sieste, grand-mère fait la vaisselle, range la cuisine, puis elle vient à la salle à manger, baisse le son de la télévision et dit :

Est-ce que tu t’ennuies ? Si tu veux, nous pouvons jouer ensemble, on peut faire une partie de petits chevaux.

Puis, sans attendre de réponse, elle ouvre le bas du buffet et prend le jeu : une grosse boîte en bois qui, lorsqu’on l’ouvre, d’un côté présente un damier, de l’autre un parcours constitué de cases de couleurs. À l’intérieur de la boîte, il y a deux gobelets, des dés, un sachet plastique contenant des pions pour jouer aux dames et un autre rempli de petites figurines représentant des chevaux. C’est à toi de commencer, elle dit, et elle me tend le dé. Il faut faire un six pour pouvoir commencer. C’est assez rare qu’on y parvienne du premier coup. Il faut recommencer plusieurs fois.

Le chien dort aux pieds de grand-mère, un petit chien, genre bâtard, pas très beau car il est très vieux. De temps en temps, il pète et ça pue. Mais grand-mère ne dit rien.

Encore à toi, elle dit, je ne suis pas arrivée à faire le six.

Parfois, j’ai ainsi plusieurs coups d’avance. Puis ça y est : le dé roule et sa face indique un six.

Je ne sais pas si je vais te rattraper, elle dit.

L’horloge de la salle à manger sonne, il est treize heures. C’est une horloge fabriquée dans la forêt, plus exactement dans le village de Tronçais. Elle se compose principalement d’une grande caisse en bois surmontée d’une pendule ; les chiffres y sont inscrits en romain, et il y a un trou un peu carré dans lequel on place une clé pour remonter le mécanisme. Quand on remonte le mécanisme, on voit les gros plombs remonter aussi lentement derrière la vitre de la caisse en bois, et puis il y a aussi une grande pièce de métal ouvragé, le balancier, que l’on doit immobiliser en même temps que l’on tourne la clé.

L’horloge sonne et on tressaute, mais on fait comme si de rien n’était : nous sommes pris par le jeu.

De temps en temps, grand-mère dit :

Tiens, le facteur n’est pas encore passé, ou encore : j’ai mal dans mes articulations, il va sûrement pleuvoir. Allez, la dernière, car je dois écosser les petits pois. Tu es sûr que tu ne t’ennuies pas ?

Derrière la porte de la chambre, on entend les ronflements puissants de grand-père. Puis le chien gémit dans son rêve, il bouge les pattes, et il pète et ça sent encore super mauvais.

On joue environ une heure. Parfois plus. Puis grand-père sort de la chambre, il a les cheveux en bataille. Il vient s’asseoir en bout de table, c’est sa place. Grand-mère se lève, elle va lui chercher son café qu’elle verse dans un mazagran. En passant, elle monte le son de la télévision. Grand-père boit son café à petites gorgées, lentement ; il fait semblant de regarder la télévision, mais en fait il a les yeux dans le vide. De temps en temps, il pète lui aussi, mais ça ne sent pas mauvais, et tout le monde fait comme s’il n’avait pas entendu.

Vania, c’est ainsi que les grandes personnes le nomment quand elles parlent de lui ; ou alors on dit pépé Jean quand on s’adresse à nous, mon frère et moi — « Viens, on va aller voir maman et pépé Jean. » Quand on arrive avenue des Piliers, à La Varenne, il doit guetter à la fenêtre du rez-de-chaussée : c’est comme ça qu’il nous ouvre la lourde porte d’entrée de l’immeuble, à peine a-t-on sonné. On s’engouffre dans le couloir et déjà on peut sentir cette odeur d’ail et d’oignon, de petits pâtés en train de frire. Pépé Jean se bourre d’ail qu’il mange cru, ce qui lui donne une haleine de chacal, alors que c’est un vieux type très attentionné, à qui l’on donnerait le bon Dieu sans confession. Mais il ne faut pas s’y fier. Il n’est pas le vrai père de ma mère, qui est mort vers la quarantaine, laissant ma grand-mère maternelle seule avec ses quatre enfants. Vania, ou pépé Jean, est russe. Il sait faire la cuisine russe. Lorsqu’on vient à La Varenne avec maman, il prépare des pirojkis, ces petits pâtés confectionnés avec les restes de choux, de riz, de viande de pot-au-feu et des moitiés d’œufs durs, et bien sûr beaucoup d’ail et d’oignon. C’est bon pour santé, dit pépé Jean. Quand maman et sa mère discutent dans la pièce à côté, pépé Jean et moi restons seuls. Nous sommes dans cette pièce qui sert à la fois de chambre et de salle à manger. C’est là qu’il dort seul, sur un cosy, depuis qu’une histoire de blonde flotte dans l’air, ici, avec l’odeur d’ail et d’oignon. Il me prend sur les genoux et me fait lire l’Assimil russe. Il m’aide à déchiffrer l’alphabet cyrillique en mettant son doigt noueux sous chaque lettre et en la prononçant à haute voix, puis il me fait un signe de tête pour que je répète.

Aucun souvenir d’avoir jamais passé la nuit dans cet appartement de La Varenne-Chennevières. En revanche, nous devions venir de bonne heure le dimanche car j’ai des souvenirs de marche pour nous rendre au bord de la Marne. Des allées de peupliers, de belles façades de maisons, des portails, des jardinets : un quartier ensoleillé, résidentiel et tranquille, avec peu de commerces. Puis, au bout d’une rue, on aperçoit tout à coup le fleuve et de grands saules, et le ponton, les barques, l’île en face : c’est là que nous nous installons pour pêcher. On s’assoit là et on peut passer des heures sans se dire un seul mot. À la fin, on rentre, on s’arrête au bureau de tabac qui est à un angle de deux rues tranquilles et qui fait aussi PMU. Il fait son tiercé et puis nous revenons à l’appartement. La table est mise, maman et la grand-mère qu’on nomme mémé Barenne fument assises ; elles sont désormais silencieuses, comme si notre retour avait interrompu une conversation. Pépé Jean fait mine de rien, il va à la cuisine et rapporte le plat de pirojkis, le dépose comme un trophée sur la table. C’est délicieux. Ia lioubliou pirojkis. Pépé Jean sourit sans piper mot.

Nous nous sommes levés avant le jour pour nous rendre au bord du Cher, quelque part entre Vallon-en-Sully et Montluçon. La voiture est garée sur le bas-côté. Mon père ouvre le coffre et on attrape tout le matériel. Puis on soulève le loquet d’une barrière qui donne sur les champs. On devine la silhouette des bêtes, là-bas, sous les arbres, dans la pénombre ; il y a peut-être des taureaux, il ne faut pas faire de mouvements brusques, ne pas parler ; avancer jusqu’à une autre clôture, des barbelés qu’on soulève pour passer dessous ; encore quelques pas et on entend rouler le fleuve sur son lit de graviers. Mon père installe tout son attirail : plusieurs cannes à pêche munies de moulinets qu’il installe sur des piquets de fer fichés en terre. Il bourre sa pipe de tabac blond, d’Amsterdamer, puis frotte une allumette et l’odeur de tabac s’associe pour toujours à ces moments passés ensemble au bord du Cher. De mon côté, je n’ai qu’une seule canne à pêche et je m’éloigne à la recherche d’ablettes, ou de petites perches, du menu fretin. Peu à peu, le jour se lève doucement ; on entend les premiers chants d’oiseaux, l’herbe de la berge est mouillée, le fleuve s’écoule comme s’il montait soudain d’un ton avec le surgissement du jour. Il y a depuis peu un cirque qui s’est installé sur la place du village. Un soir, ma mère voulait que nous y allions avec mon jeune frère, tandis que mon père désirait plutôt aller à la pêche aux anguilles, à peu près au même endroit que maintenant. J’ai choisi plutôt les anguilles que le cirque. Ce n’était pas si facile : beaucoup d’hésitation. C’est comme ça que je n’ai pas été, pour la toute première fois, au cirque, mais sans regret vraiment : il y aurait sûrement d’autres occasions.

#enfances #07 | chambres à air

Publié le 20 décembre 2025

Avant que je n’oublie son nom de la même façon que j’ai oublié son visage, sa voix, sa corpulence, son odeur, et, pour en arriver à lui ou à elle, à cet objet fascinant tant il recèle encore de potentiel pour fabriquer toujours, au sein de l’ennui, une diversion — cet objet si insignifiant pour mon entourage à cette période de ma vie et qui probablement l’est encore : la chambre à air (principalement de camion ou de tracteur) — prononcer tout haut « Monsieur Renard » ferait-il mouche ?

Monsieur Renard ! Voilà…

Monsieur Renard surgit et me la donne, la voici, elle est encore tout à fait nette, si lui est devenu tout flou. Une grande bande molle de caoutchouc, car elle a été vidée de tout son air. On peut ainsi mieux la plier et l’emporter comme une sorte de butin, de trésor. L’étudier.

Grise, c’est sa couleur — mais dont l’intensité n’est pas la même à l’extérieur qu’à l’intérieur. Si l’on essuie d’un revers de main la couche de talc à l’intérieur du boyau, on aperçoit alors un gris plus foncé, plus brillant, comme neuf.

Pour le savoir, avant, il faut dérober en douce une paire de gros ciseaux et découper la chambre à air. Rien n’est moins facile que de trouver l’angle, le point d’attaque pour effectuer une ouverture : la plupart du temps, par lassitude, on s’aide de la pointe de métal, en l’enfonçant dans la matière flasque mais toutefois extrêmement résistante du caoutchouc. Ensuite, il faut aussi de la force pour découper cette matière ; on progresse lentement, patiemment.

La chambre à air ne se laisse pas découper facilement. Il est nécessaire de s’armer de patience pour y tailler des lanières. Son odeur pourrait jouer le même rôle que celle dont se sert la plante nommée Népenthès pour attirer certains insectes, mais ce n’est pas la pourriture qu’elle exhale : plutôt une odeur d’usine, de piston, d’huile et de bielles, de labeur ; peut-être même, certains jours avant l’hiver, vers novembre, un relent de tristesse, de malheur. Une vieille odeur d’air vicié mêlé à celle du caoutchouc.

À un moment, si l’on insiste, que l’on n’abandonne pas, elle semble consentir à se laisser découper, taillader, déformer ; elle accepte de perdre son vieux rôle fatiguant de chambre à air pour devenir lance-pierre, corde d’arc, ou encore ceinturon, étui de revolver, holster.

On sent qu’elle résiste un peu encore, car il est presque impossible de la découper en lignes parfaitement droites, sans bavure : ça fait comme des dents, des crans de crémaillère, irréguliers.

Enfin, elle capitule, se laisse de plus en plus docilement percer par l’aiguille, le fil, s’abandonne à la fantaisie enfantine ; voire même, au terme de l’abandon, il est tout à fait possible qu’elle l’inspire.

Et finalement, le jeudi soir, sa dépouille gît dans un recoin de l’appentis, au bout du jardin. L’enfant l’a mise en pièces : elle ne sera plus jamais gonflée d’air, ni protégée par la dureté d’un pneu ; elle ne voyagera plus, ne traversera plus de frontière ; elle se décomposera lentement, en s’écaillant, se ridant peu à peu, tout comme se rident, s’écaillent les noms, les souvenirs, l’utile et l’inutile, dans le temps.

#enfances #06 | Des voix fantômes à présent

Publié le 20 décembre 2025

Peu assurée, mais parfois tout de même, oui, dans sa volonté de fermeté surtout — et qui doit lui coûter beaucoup — la voix de ma mère. Les intentions souvent contradictoires de celle-ci. Si différente en présence des autres, ou quand elle veut nous gronder, nous rappeler les règles, que lorsqu’elle s’approche du lit : son visage tendu vers un front, une joue, souvent le soir à l’heure du coucher, se penche encore vers nous.

Toute une météo liée ainsi au timbre, au ton d’une voix, et au silence quand elle ne parle pas, ne parle plus.

Un soir, en rentrant du travail, l’un des seuls messages reçus sur le répondeur, des années après ; je mets un moment avant de reconnaître sa voix, comme on ôte doucement, méticuleusement, une écharde sous la peau. L’expression « être à la merci » d’une voix.

Il est si banal d’entendre sa voix au travers des lettres que nous avons échangées. Toujours cette même difficulté à exprimer son affection, cette ambiguïté, et puis l’obsession de désirer faire de nous quelqu’un. Jusqu’à ce que ce ne soit plus qu’une correspondance, justement, avec quelqu’un ; mais ce quelqu’un n’est pas soi. Il est quelqu’un d’autre, voire quelque chose d’anonyme d’un côté comme de l’autre, on l’imagine. Quelque chose s’est perdu, on reste sans voix mutuellement, littéralement sans voix.

Quand nous l’assaillons de désirs, d’envies, d’insistance, nous savons reconnaître au ton, à son inflexion de voix qu’elle tente de dissimuler en vain, par le fameux « on verra si c’est du lard ou du cochon ».

Leurs voix se sont couchées dans le lit des nôtres, comme se couche une rivière en son lit ; on peut parfois les sentir présentes en élevant, en observant attentivement la nôtre.

Des années plus tard, au téléphone, on me dit que j’ai la voix de mon père.

Des conversations téléphoniques, il ne reste que des fantômes de leurs voix, qui disparaissent dans le temps qui passe. Une fois par semaine, il semblait que ce soit une corvée qu’elle appelle les grands-parents ; puis elle nous passait le combiné que nous collions à l’oreille. Les premiers mots de ces échanges étaient ponctués de longs silences des deux côtés de la ligne. Il m’arrive de faire de même avec les petits-enfants. La même difficulté, comme un miroir de la leur.

Une voix comme une rivière roulant tantôt sur le gravier, tantôt sur le sable. Il ne suffit pas de s’éloigner pour ne plus l’entendre. Garder en mémoire les intentions d’une voix plus que son contenu : une transmission silencieuse.

Une voix aigre comme une prunelle et qui laisse derrière elle un écho acre. Mais on finit par s’habituer à cette âcreté comme à celle des prunelles, voire parfois à la rechercher longtemps après qu’elle soit éteinte.

Une voix si vieille, et qui pourtant, à chaque fois convoquée, chante une chanson pour enfant, une comptine inquiétante. Ce que ça laisse comme impression effrayante quand elle s’arrête, surtout. Quand la source se tarit, quand on n’est plus que le véhicule de ce souvenir.

Dans le brouhaha, il ne m’est pas difficile de reconnaître son rire. Ça ne dure pas, c’est à la fois violent et fugace, mais l’écho reste, se déforme un peu avant de s’évanouir lui aussi, doucement. Le brouhaha des pensées, des souvenirs, de cette rapidité liée à l’instant présent.

Du haut de l’escalier, elle appelle mon prénom, le hurle quand je ne rapplique pas assez vite. Puis quand j’apparais, qu’elle me voit, elle est soulagée, respire plus calmement.

Elle dit à voix basse de soulever les feuilles mortes sans faire de bruit, de ne rien faire pour attirer l’attention du garde-chasse dont l’apparition semble imminente ; puis elle glousse de satisfaction en prononçant les mots « cèpes », « girolles ». De ces moments, le plaisir lié à l’omniprésence du danger d’être pris la main dans le sac, et sa voix, son murmure, comme la brise sur les feuilles sèches.

Dans un rêve, une voix s’éloigne comme dans un labyrinthe ; je sais, comme on peut le savoir à cet instant, que c’est sûrement la mienne, qu’il me sera impossible de la rattraper.

Une voix chevrotante, un couteau qui épluche un bâton de réglisse : ça ne dure pas si longtemps, il rentre ensuite chez lui, il est veuf et vieux, c’est mon ami. Le jardinier qui vit en face de chez nous. Le père Bory. J’essaie de me souvenir de sa voix et, triste constat, je ne dispose que des mots « chevrotante », « couteau », « réglisse » pour me souvenir, à côté de celle-ci.

La voix aiguë et fausse de la voisine, et quand elle veut faire croire qu’elle est gentille, c’est encore pire. Cette obstination à vouloir toujours rester dans les aigus. Et la mienne à vouloir rester perché dans le cerisier, probablement un peu la même.

Dans leurs voix, le sens des mots n’avait plus d’importance, mais ce que trimballait leur souffle, leur respiration, leur histoire. Un décalage sensible.

Il m’arrivait encore d’appeler le répondeur pour me faire mal, puis sur cela aussi je tirai soudain un trait. Parce qu’un répondeur, c’est une machine qui emprisonne une fausse voix qu’on désire vraie.

Trouver le bon ton pour lire une poésie fut, depuis l’origine, un enfer miniature sur terre. Soit il y avait trop d’exagération, soit les mots devenaient neutres : je ne savais pas mettre l’accent sur l’important, j’ignorais tout de ce qui, pour eux — camarades de classe et professeur — comme pour moi, l’était.

Des voix sans importance, des silhouettes sans importance : une négligence créée par l’idée d’importance.

Plaisir d’écouter, vers l’âge de huit ans, la voix de ce chanteur. Il y a dans sa voix quelque chose d’énormément rassurant : un cheveu sur la langue. Et qui donne envie de l’imiter un temps, de chanter ses chansons avec le même cheveu sur la langue. Puis s’apercevoir du grand vide qui nous pousse à faire ça.

Suite à ça, chanter seul pour trouver sa voix, sans témoin gênant. De préférence en pleine nature, près de la mare aux grenouilles, aux alentours du crépuscule. Chanter en chœur avec les grenouilles. Risible et, en même temps, bien émouvant.

Trouver une voix, c’est s’abstraire d’une temporalité, ne plus tenir compte ni du temps ni même de l’idée que nous nous faisons de la fin des temps, de leur origine.

Et si le souvenir de ces voix était comme un phare ? Et si j’avais construit moi-même ce phare, m’apprêtant à me lancer dans une carrière de naufragé perpétuel ?

La voix d’une personne incinérée est partout autour de nous dans l’air, comme emprisonnée dans l’air qu’on respire. Les voix de ceux qui demeurent sous terre sont plus étouffées ; elles sont en route vers l’intérieur, la rejoignent jusqu’à sa graine, son noyau, ne semblent plus si disponibles que ce que l’on pensait jadis des vivants.

Celle-ci encore, avec son accent dont il ne reste pour souvenir qu’écueils, l’étrange prononciation de ses discours, éraillée par les disques bleus sans filtre. « Tais-toi, dis rien, il comprend rien, c’est un enfant. » Et la colère dans quoi ça me met toujours un peu d’entendre ces mots mal prononcés. Ce devait être si vrai que c’était insupportable de l’entendre.

De cet autre, plus qu’un silence tant partagé le long d’allées de peupliers, des saules sur les bords de Marne : seulement ma voix apprenant le russe pour revenir parfois sur les lieux comme pour équilibrer le silence.

Ia ne lioubliou tchaï, ia lioubliou cacao… Je n’aime pas le thé, j’aime le cacao, mais toujours si présente, cette phrase apprise contre n’importe quel espoir, attente. Ia nié panimaïou, je ne comprends rien. Comme la voix sombre, comme tout ce que l’on pensait comprendre sombre aussi, peu à peu. On dirait qu’il y a eu une sorte de naufrage : un morceau de voix qui flotte, un phare au loin, des étoiles au-dessus de nos têtes et, partout autour, les éléments épars des fragments, la réalité qu’on ne sait pas bien dire.

#enfances #05 | Liste de merveilles dans l’enfance

Publié le 20 décembre 2025

En le faisant, on voit qu’il y a bien une difficulté. Écrire tout ce qui vient comme ça vient, dans cet ordre créé par le hasard de la mémoire ou de l’invention. Puis on se demande si on peut ordonner cette liste. C’est là le problème. Qui est-on pour s’imaginer plus fort, plus intelligent, plus malin que le hasard ? Déjà ça. Ensuite, la sensation que c’est une fabrication. Que si on commence à modifier cet ordre premier, si on se mêle de vouloir le changer, le modifier, on détruit quelque chose d’important. Pas loin de penser que c’est une transgression, que ce n’est pas bien parce que non naturel, artificiel. C’est là-dessus que je bute pour tout, pas que pour dresser une simple liste. Une volonté bizarre de non-ingérence dans la loi du hasard, quelque chose de fondamentalement primitif, certainement. Peut-être même de très sauvage. Donc j’écris comme ça vient, je choisis le hasard plutôt que de vouloir faire le malin.

Le rai de lumière, la porte de la chambre qui s’ouvre, sa silhouette, c’est elle. Et le bisou du soir sur le front, la joue ; ce baiser qui rend invulnérable pour traverser la nuit, rejoindre l’aube prochaine.

Tout ce qui surgit de l’ombre en pleine lumière, et doucement le fil de vierge qui passe lentement au-dessus de toutes ces choses.

Tout ce qui miroite et étincelle : lumière et ombres, contrastes, le mouvement et la fixité, les flaques d’eau et ce qui passe à côté.

L’odeur d’encaustique des vieux meubles ou du parquet.

L’odeur de l’essence dans le garage de Monsieur Renard.

Dans l’herbe encore humide de rosée, ces petits champignons blancs qui ont surgi comme par magie : des mousserons.

Le bruit d’une vesse-de-loup qui pète quand on marche dessus.

Une goutte de rosée prise dans les mailles d’une toile d’araignée : ça fait mouche.

Le saut d’une carpe dans l’étang, et sa gerbe d’eau et de lumière.

Un fruit mûr qui choit au sol, une pomme : quelque chose d’à la fois grave et gai, naturel en somme.

Le regard d’une petite fille qui s’arrête sur soi un tout petit instant, et c’est l’éternité.

Le vent sur la joue quand on pédale dans la descente en venant d’Hérisson pour rejoindre le vallon.

La cime des arbres quand on lève la tête et qu’on ne pense à rien.

La floraison du vieux cerisier en avril : la stupeur merveilleuse qui nous cueille tout à coup, l’éblouissement.

L’envol d’un oiseau : ce silence dans la partition inscrite sur les fils électriques.

La secousse qu’on ressent dans les mains quand on pêche un poisson dans le canal.

Faire la planche dans l’étang de Saint-Bonnet.

Nager sous l’eau en réussissant à ouvrir en grand les yeux.

La découverte épatante d’une pastille Pulmoll dans la boîte de pastilles Vichy.

Décocher une flèche au hasard et mettre dans le mille.

Le parfum du lilas au crépuscule quand on revient chez soi.

Le goût du citron.

Le goût de l’oseille.

Le goût d’un haricot vert cru.

Le goût d’un petit pois cru.

La fraîcheur quand on a bien chaud.

Regarder un insecte à l’aide d’une loupe.

Rêver qu’on a un cheval comme meilleur ami.

Réussir soudain à voler sans le faire exprès dans les rêves.

Marcher sans tomber sur la bordure du trottoir tout le long du chemin pour se rendre à l’école.

Sentir encore, dans une pièce, l’odeur de quelqu’un quand il n’est plus là.

Oublier un cauchemar quand il fait beau le matin.

Les grains de poussière qui traversent les volets de manière oblique.

Appuyer sur un interrupteur pour éclairer la pièce.

La première fois qu’on a le droit de se servir tout seul d’une fourchette.

La première fois qu’on réussit à couper son bifteck tout seul.

La première fois qu’on réussit à lire un mot.

La première fois qu’on écrit son prénom.

La première fois qu’on reçoit un bon point, une image.

La première fois qu’on réussit à faire des ricochets dans l’eau.

La première fois qu’on pédale seul.

Toutes les premières fois qu’on réussit à faire seul quelque chose sans effort.

La première fois qu’on a la sensation d’être entendu.

La première fois qu’on écoute vraiment.

Cueillir des cerises et les manger, puis pincer entre deux doigts le noyau pour l’envoyer promener.

Porter son premier pantalon long.

Avoir un cartable neuf.

Avoir une trousse et des choses à mettre dedans.

Écrire à la craie blanche sur une ardoise noire.

Observer un buvard, voir les lettres à l’envers, leurs nuances diverses, la profondeur que ça crée.

#enfances #04 | Terrassé par la fièvre

Publié le 20 décembre 2025

Le mot « terrassé » provient certainement d’un de ces livres de contes dont j’étais extrêmement friand entre 7 et 9 ans. Le héros s’y retrouve toujours terrassé par les épreuves. Et quand j’essaie de me figurer ce mot, c’est un espace plat recouvert de pierres plates, de planches, tout à fait comme on peut se figurer une véritable terrasse. Chose étrange car, dans mon souvenir, nous n’avions pas de terrasse, juste une cour en terre battue. Et plus loin un jardin avec des allées au cordeau. Donc, l’idée d’être terrassé par quelque chose — une épreuve, un coup dur — je l’imaginais toujours provenant de l’extérieur, du monde. Ce fut le jour où je fus malade de la varicelle que je compris que l’on pouvait aussi être terrassé de l’intérieur. Par une grosse fièvre, notamment, qui vous cloue proprement au lit en vous faisant osciller, en claquant des dents, entre des pointes de glace et d’autres de braises ardentes. En même temps, je m’étais étonné, ou presque réjoui, car il m’arrivait enfin quelque chose de sérieux. Je ne me souviens pas d’avoir été aussi malade avant cela. Le corps, qui jusqu’ici n’avait été qu’un moyen, devenait le sujet même de la maladie. Il était attaqué et se défendait comme il le pouvait ; ma tête, quant à elle, n’avait que très peu de voix au chapitre.

Ma mère avait tiré les volets et je voyais passer la lumière à travers. Je me tenais allongé là, dans la pénombre, malade certes, mais tranquille. Ce devait être une belle journée d’automne, l’une de ces journées où l’on se rend à l’école avec un peu d’espoir, un peu d’excitation et de nouvelles fournitures, sans doute un tout nouveau cartable. Voire même de nouveaux vêtements. Une journée où l’on va à la rencontre du vaste monde avec la sécurité chevillée au cœur de pouvoir, le soir venu, rentrer sans danger chez soi.

Mais le peu d’expérience que j’avais acquis de l’école, en ce jeune âge, me faisait déjà osciller entre la joie et le dégoût. La plupart du temps, je m’ennuyais en classe, et les moments de récréation me renvoyaient à une solitude que j’envisageais comme un rempart, tant j’avais peur des autres, de leurs brusqueries.

Il faut aussi, à ce moment de mon récit, que je dise combien, physiquement, je n’étais pas gâté. L’abus de sucreries, de denrées en tous genres, beurre, graisses et saindoux, m’avait affligé d’un embonpoint sérieux dont je ne prenais honte que sitôt que je mettais le pied en dehors de la maison. Ce handicap a dû jouer grandement sur la relation que j’installais petit à petit avec le monde, ou plutôt que je me défendais d’installer. Car avec cela, je me souviens d’une colère qui remonte à si loin que j’en ai perdu l’origine.

Je ne me sentais moi-même vraiment qu’au contact de la nature : le jardin, les arbres, les lapins, les poules, les insectes, les herbes, la terre que je grattais à pleines mains pour y creuser des galeries, la plupart du temps dotées d’issues tout à fait imaginaires. Ma vie d’enfant se construisait entre deux pôles : s’enfouir dans la terre ou grimper aux arbres. Des bas et des hauts, rien de plus juste. Lorsque j’étais seul, j’étais obsédé par ces deux positions du corps à chercher, et cela m’occupait tout entier. Je crois que tout le reste — la vie de famille, la relation aux autres — m’était un agacement permanent, tant je sentais toute la compromission qu’elle nécessitait.

Cette année-là, durant une quinzaine, je fus allongé à l’horizontale, terrassé par la maladie. C’était inédit. C’était une petite tragédie. Mais il fallait bien faire avec et, comme les héros de livres, découvrir comment la surmonter. Je crois que les deux ou trois premières journées, j’observais la chambre comme je ne l’avais encore jamais observée. Le bureau à cylindre, la commode, l’armoire à linge, les motifs de la tapisserie des murs : je fis très consciencieusement le tour de chacun de ces objets et je me fis, au bout du compte, la remarque que je ne les avais jamais vraiment vus tels qu’ils étaient. C’était déjà pas mal de me rendre compte de ça : que l’on puisse découvrir à quel point l’opinion qu’on entretient des objets qui nous entourent est superficielle quand elle n’est pas totalement erronée. Le bureau à cylindre venait de mon arrière-grand-père, qui nous l’avait cédé. Il y avait un grand repose-main de couleur verte (peut-être était-ce simplement un grand buvard), et de petites étagères où l’on pouvait placer du courrier, des notes, à l’intérieur de la partie cylindrique. Sous le plateau, il y avait quatre tiroirs peu profonds. J’essayais de visualiser ce qu’il y avait été placé depuis que nous l’avions installé dans notre chambre. Les deux tiroirs de gauche étaient réservés pour mon jeune frère et les deux de droite étaient pour moi. Je fis des efforts pour tenter de me souvenir, mais rien ne vint. Ce fut ce qui me motiva, le troisième jour, à me lever et aller les ouvrir. Mon frère faisait collection de petites voitures de la marque « Dinky Toys ». Ses tiroirs en étaient remplis. Puis, quand j’ouvris les miens, je découvris qu’ils étaient vides.

Les jours suivants, je parvins à sortir de la chambre et à me rendre au salon. L’étage de la maison où nous vivions était tranquille. Mon père voyageait toute la semaine pour son travail, et ma mère, couturière, travaillait en bas, au rez-de-chaussée, à confectionner des robes de mariée. J’arrivais donc au salon face à la bibliothèque et découvris les livres d’Émile Zola, toute la collection brochée en simili-cuir des Rougon-Macquart. Je décidai donc, à ce moment-là, d’en entreprendre la lecture.

De temps à autre, la fièvre revenait et je fermais le livre que j’avais entre les mains pour me laisser aller à la maladie. Pour mieux observer son effet général sur mon corps. Pour me laisser terrasser par elle. J’imagine que ce mécanisme d’abandon m’en rappelle un autre, fort semblable, lors des raclées que mon père m’infligeait de temps en temps. Le même « à quoi bon », le même abandon, la même stupidité perçue comme une découverte d’y opposer la moindre résistance. Ai-je fait le lien alors ? Je l’ignore. En tout cas, certainement pas aussi lucidement qu’à présent.

Il est possible qu’en tant qu’être essentiellement cérébral, et enfermé dans la cérébralité, tout ce qui pouvait me rappeler, d’une façon agréable ou pas, que je possédais un corps me rassurait. Souvent, la douleur l’évoque bien plus que le plaisir, d’après l’expérience qu’il me reste de cette époque.

Cette varicelle dura une quinzaine de jours, et outre le plaisir de lire, de me gratter les croûtes, de remettre en question ma vision étriquée du monde, je découvris aussi l’ennui comme on découvre un nouveau monde tant espéré.

En fus-je amélioré par la suite ? Je ne le pense pas. Ce n’était guère autre chose que de simples prémisses. Mais tout de même, j’étais paré pour l’avenir d’une certaine manière. Le fait d’accepter la solitude, l’ennui, de ne pas les fuir à coups répétés de prétextes comme je le vis chez la plupart de mes contemporains joua certainement dans la construction de ce personnage que je devins par la suite. Encore que je ne prisse durant longtemps aucune position franche entre le statut de héros et celui de monstre, ainsi que me le résumaient en gros les contes de mon enfance. Il me semble que durant longtemps je fus cloué dans un entre-deux, au demeurant confortable. Confortable comme un lit moelleux dans lequel on patiente quand on est terrassé par la fièvre et la rage, qu’on passe du temps à vouloir les étudier.

#enfances #03 | Aveuglé par le rêve

Publié le 20 décembre 2025

Aveuglé. Qui me l’a dit, sinon celle ou celui qui reste invisible ? J’imagine, je fuis, je cours parfois à perdre haleine ; je descends l’escalier en colimaçon quatre à quatre pour retrouver dehors, le ciel, vaste, et dessous les collines, et sentir la brise sur les joues, comme une preuve. Aveuglé — mais par quoi, et depuis quand ? Je ne sais pas répondre, parce que je ne sais même pas que je suis un aveugle. Les autres, eux, ont des phrases toutes prêtes : il ne fait attention à rien ; il est brouillon ; il répond à côté. Ils me regardent, ils tranchent, et à force d’entendre la même sentence je finis par l’avaler, par parler à travers elle, par fabriquer des mots qui rassurent, les mots qu’ils attendent. Des mots creux, qui font leur travail : cacher, détourner, faire écho. Aveuglé, j’avance à tâtons ; je connais le monde par les chocs, les peaux, les matières, les odeurs, les sons, et le bâton si l’on m’en donne un. Ai-je eu peur, ai-je eu envie de voir ? Je ne sais plus : il m’a guidé à la place du souvenir. Par la main, par une voix, par des absences répétées qui finissent par remplir toute la pièce. Il me dit : plutôt que voir, invente ; fabrique ; transforme. Grimpe dans l’arbre. Arrache une branche. Écorce jusqu’à l’aubier. Fais-toi un arc, fais-toi des flèches. Il grimpe avec moi : même élan, mêmes hésitations, mêmes genoux râpés ; le sang coule — il est rouge, dit-il — et malgré la douleur il y a ce plaisir brut d’être enfin plus haut, plus près des oiseaux, à se retenir aux branches. Puis il tranche : si tu n’y arrives pas, redescends ; essaie le lance-pierre. Aveuglé par l’idée du lance-pierre, je trouve l’atelier de couture, je tâtonne, je saisis les grands ciseaux ; je coupe dans une chambre à air des lanières noires. Il faut la fourche, le V : une branche qui accepte la main. J’attache le caoutchouc, je place une pierre — pas trop grosse — et j’entends encore sa phrase : lance, et tu verras. Alors je tire des flèches, je jette des pierres, je regarde sur l’eau des mares comment un caillou rebondit, comment il peut aller loin sans “viser” au sens des adultes : comprendre comment toucher sans forcer, comment atteindre sans imiter, comment se dégager du but qu’on nous plante dans la tête, cette obligation de réussir. Vaincre, d’un seul geste, la crainte et le désir. Et pourtant je sens revenir un désir plus nu : voir, une fois, vraiment ; retrouver l’éclat premier, quelque chose qui aurait été net, posé, certain — et aussitôt le doute : et si ce “vraiment” n’avait jamais existé ? si je l’avais rêvé ? Puis les paupières se durcissent ; ça fait comme des écailles ; on les ferme et ça claque, volet de fer. On revient à la nuit première : solitude sans étoile, silence épais. On sait, enfin, que l’on est aveugle. C’est un premier pas. On titube, on tombe, on se relève. Et dans ce noir-là, il y a une chose étrange : on voit tout cela. On les voit comme je vous vois. C’est, effectivement, du jamais vu.

#enfances #02 | coffres, boites et tiroirs de l’enfance

Publié le 20 décembre 2025

La case.

Un pupitre à plan légèrement incliné, avec dessous une case où ranger les livres, les cahiers. Il y a, dans un angle, un encrier de porcelaine blanche, et aussi une rainure un peu plus loin sur le plan de travail pour placer un porte-plume. Il faut tendre un peu le bras pour attraper le manche, attendre que l’encrier soit rempli d’encre, la plupart du temps violette, vérifier la propreté de la plume sergent-major. Les neuves sont souvent les plus décourageantes car trop rigides, trop rêches, contraires à la volonté naissante de la main de dessiner des lettres. Une fois la plume un peu usée, c’est en revanche une sinécure. Dessiner des lettres selon l’appellation en vigueur, anglaise, avec des pleins et des déliés. Ne pas oublier de tirer un peu la langue sur le côté de la bouche, comme si la langue servait de gouvernail à la main pour bien écrire. La case est toujours en désordre. On y trouve à tâtons différentes matières : la croûte du pain, la peau lisse d’une pomme, les bosses d’une ou deux châtaignes, voire même la surface molle et fondante d’un carré de chocolat noir posé à même le contreplaqué du socle. Lancer une main à la quête du contenu de la case, c’est mettre la main dans la Bocca della Verità ; si on la retrouve indemne, on est soulagé. Et surtout, ensuite, apporter à la bouche la trouvaille sans être vu : voilà la prouesse. Sinon, gare : on prendra un coup de règle en bois sur le bout des doigts, ou bien on ira au coin, bonnet d’âne, on sera montré du doigt comme gougnafier, on devra copier cent fois, à la plume et à l’encre violette, sans pâté : « Je ne dois pas manger en classe. »

La bibliothèque de l’école communale.

Quelques rayonnages dans un coin de la grande salle de classe, près du poêle. Peu de livres : Les facéties du sapeur Camembert, les contes d’Andersen, de Perrault. Quelques exemplaires du Clan des Sept ou du Club des Cinq. Un grand Michel Strogoff, avec des planches illustrées. Quelques dictionnaires, mais si lourds qu’on ne les ouvre quasiment jamais. Évidemment Le Grand Meaulnes, puisque Alain-Fournier est une des célébrités du coin. Tendre le bras et attraper un livre engage beaucoup de choses. Le regard des autres sur soi, notamment. Celui des filles, en particulier. Une nette préférence pour Le Sapeur Camembert. C’est celui-là sur lequel je jette mon dévolu régulièrement. Et aussi sur Le Général Dourakine de la Comtesse de Ségur. Deux personnages ridicules dans lesquels je me reconnais certainement. Ensuite tenir le livre, l’ouvrir et s’absorber dans la lecture. Relire les mêmes pages, oublier tout ce qui se tient autour. Entrer complètement dans le livre. Puis imiter le langage, ce grand plaisir : « Serai-je-t-y assez heureux si vous me feriez celui de me demander un service que je serais rudement satisfaisant d’vous obtempérer ? » Faire rire les camarades, les filles. Puis être encore une fois puni parce qu’on a fait le pitre. Copier cent fois : « Je ne dois pas faire le pitre en classe. »

Le buffet Henri II

Un gros meuble ouvragé comme une cathédrale gothique trône dans la salle à manger parisienne, puis dans la salle à manger de la ferme. C’est le même meuble, de couleur marron, encombrant, mystérieux. Deux gros tiroirs pleins de secrets et de mystères au-dessus des placards contenant la vaisselle du dimanche. Les tirer demande un effort considérable. Et lancer la main à l’intérieur ensuite, alors qu’on n’y voit goutte, demande une certaine dose d’imagination. Toucher du bout du doigt les objets relégués là. On ne sait jamais sur quoi on va tomber : jeux de cartes, dés à coudre, bobines de fil, pince à sucre, vieilles pièces trouées. Rubans attachant des paquets de vieilles lettres, boîte à jetons de bésigue. Plus que les trésors que la main y rencontre, l’empreinte d’ouvrir en cachette de tels tiroirs excite. Dans la partie supérieure, il faut monter sur une chaise pour atteindre les poignées des placards. C’est plus périlleux. Mais c’est aussi là que sont réservés, dans des bocaux ouvragés, les biscuits, les pâtes de fruits. Ces contenants ne semblent s’épuiser jamais, ils sont toujours pleins. On parvient à ouvrir enfin la porte du placard, on les aperçoit briller lentement dans la pénombre des étagères. Le cœur bat dans les tempes. Puis soudain on entend un pas qui se rapproche : dommage, on n’a pas le temps, il faut déjà sauter de la chaise, la remiser sous la table à quelques mètres, prendre l’air le plus abruti qu’on peut, avoir l’air de rien.

Le tiroir sous le lit

Jusque-là, je n’avais connu que des lits doubles, massifs, des lits dans lesquels de nombreuses personnes étaient certainement mortes bien avant ma naissance. Et puis, un jour, on m’offrit un nouveau lit plus moderne. Un lit, une seule place, avec un grand tiroir dessous. Libre à moi d’y ranger tout ce que je désirais. J’avais trouvé du carton pour confectionner des compartiments. Dans l’un, je rangeais mes billes ; dans un autre, mes poésies ; dans un autre encore, mes collections d’insectes. Dans un autre encore, mes expériences — notamment, j’étais fasciné par la transformation des asticots en mouches. C’est donc en laissant là quelques denrées, de vieux morceaux de fromage, que je découvris ces étonnantes métamorphoses. Bientôt, la chambre fut entièrement peuplée de mouches qui toutes obscurcissaient la fenêtre, cherchant désespérément à rejoindre le jardin, la nature environnante. Un grand moment. Puis on m’ôta le grand tiroir, prétextant que je n’en avais plus besoin pour commettre de telles bévues.

La boîte de couleurs

C’est une grande boîte de couleur acajou, et qui fit grande impression quand mon père, revenant de voyage, la plaça sur la table de la cuisine. Puis il l’ouvrit et nous vîmes alignés de jolis tubes de couleurs à l’huile. Une palette de bois, des flacons vides, et quelques pinceaux. Ma mère crut que c’était pour elle, moi je crus à un cadeau pour moi, mais à la vérité rien n’était juste. Mon père revint avec une immense toile vierge et le week-end qui suivit, il s’installa dans une pièce de la maison pour peindre un gros bouquet de glaïeuls qu’il n’acheva du reste jamais. Puis il repartit en voyage, ma mère rangea la boîte, puis on n’en parla plus durant quelques années. Jusqu’à ce qu’elle se mette elle aussi à la peinture. Les tubes étaient au même endroit que nous les avions vus la première fois, j’assistais à la seconde ouverture de la boîte, puis à de nombreuses séances de peinture par la suite. Toujours la même boîte, toujours les mêmes tubes, le contenu paraissait littéralement inépuisable. Et pendant ce temps-là, les murs du salon se couvraient de petites reproductions de petits maîtres flamands. Mon père ne retoucha jamais un pinceau. Et ma mère décida un jour qu’elle n’avait pas assez de talent ou de créativité, et on remisa à nouveau la boîte de couleurs au grenier. Ce fut des années plus tard, lorsque je dus vider la maison familiale, que le souvenir de cette boîte de couleurs me revint. Où était-elle passée ? Je fouillai la baraque de fond en comble, en vain, sans jamais la retrouver. Ce fut une petite douleur véritable, car parmi tous les objets attachés au souvenir de ma mère, cette boîte de couleurs me manqua soudain cruellement. Puis, au hasard de la vie, j’en découvris une en tous points similaire dans un vide-greniers des années encore plus tard. En l’ouvrant, je revécus à peu de choses près la même émotion que la toute première fois, enfant. Je possède toujours cette boîte remplie de tubes de couleurs neufs. Jamais je ne les utilise. De temps en temps, je la place sur ma table de travail dans l’atelier, je l’ouvre, j’admire les tubes, la palette, les flacons, les pinceaux. Puis je la referme comme on referme un vieil album photographique, avec la sensation d’avoir rendu hommage à mes fantômes.

#enfances #01 | Portraits à hauteur d’enfance

Publié le 20 décembre 2025

Les Gassion

En semaine, l’enfant est déposé chez les concierges. Tout le monde entre, il n’y a pas beaucoup de place dans l’ascenseur. Il y a une odeur de graisse et d’encaustique. La porte se referme doucement, lentement : il faut attendre, être patient. Puis il y a un clic, signe que tout est paré à la descente, et la machinerie s’ébranle ; on descend en s’étonnant que le tapis rouge ne commence qu’à partir du troisième. Des tiges dorées le maintiennent au creux de chaque marche. La cabine d’ascenseur en bois — est-il précieux ? on ne le sait pas — évoque la cabine de Némo dans Vingt mille lieues sous les mers, d’après une gravure vue dans un livre. Sur une applique en bois, des boutons ronds, peut-être en porcelaine : il y en a sept, plus un menant aux caves de l’immeuble. Les chiffres sont noirs et romains. Les Gassion habitent à l’entresol, derrière une porte vitrée avec des rideaux de dentelle et, accrochées aux rideaux, de grosses cigales lisses et brillantes, en plastique. L’odeur de soupe vous arrive directement dans le nez dès qu’on sort de l’ascenseur. Il y a une petite plaque à droite de la porte : « Gassion, concierges ». Au sol, un linoléum qui brûle les genoux. Sur la table, une toile cirée jaune, avec encore des cigales en décoration. On baisse la poignée de la porte des Gassion et, en entrant, on prend tout d’un coup le chant des cigales, celui des inséparables, l’odeur de soupe, et d’autres encore, moins faciles à identifier. Le mari de madame Gassion a fait la guerre de 14-18. Et ils ne sont pas pingres : il y a toujours des bonbons dans un pot en verre posé sur la table. Des bonbons qu’on doit sucer plutôt que croquer, dit madame Gassion, qui est une femme gentille. Le soir, c’est la libération : on sort de la loge et on remonte dans l’ascenseur. Les grands-parents ne disent pas grand-chose. On s’arrête au septième. L’enfant voudrait avoir un chien, mais moins vieux et malade que celui des Gassion.

Odette

Odette vient parfois le dimanche. Elle a l’accent du Bourbonnais et des chaussures à talons aiguilles. Avec la grand-mère, elles s’assoient dans la cuisine sur des chaises en formica blanc. Sur la table, on pose des mazagrans pour boire le café. Elle doit venir après les repas, pendant que le grand-père s’enferme dans la chambre pour faire la sieste. Odette apporte avec elle un nuage odorant inédit, mais qu’on finit par reconnaître presque quand elle arrive derrière la porte d’entrée de l’appartement. Parfois, l’enfant a droit à un canard : on coupe un sucre en deux et on le plonge dans le café. Des pigeons viennent se poser sur la margelle de la fenêtre : c’est un moment paisible. Odette est en froufrous, en froissement ; elle a les ongles rouges carmin et elle met longtemps à ôter son manteau. Parfois, elle ne le retire même pas : elle met son sac à main sur ses genoux et elle boit son café à toutes petites gorgées, en parlant de choses et d’autres que l’enfant ne comprend pas.

Marcel

Marcel est un vieux type, ami du grand-père. Parfois, l’enfant accompagne le grand-père, qui conduit sa camionnette-tube Citroën avec une seule main. De l’autre, il tient souvent une cigarette. Des Gitanes blanches. Chez Marcel, c’est quelque part dans le 15e, on y arrive à n’importe quelle heure : c’est un bazar merveilleux. Il y a de tout. Des jouets, des chevaux de bois, des piles de journaux, de magazines, des vêtements sur des cintres accrochés à des tubulures, des bandes dessinées. Marcel ne dit pas grand-chose, et le grand-père non plus. Ils se connaissent bien. Prisonniers ensemble chez les Allemands, au service du travail obligatoire. Du coup, depuis, ils n’ont plus jamais travaillé pour un patron. Ils sont à leur compte. Marcel veut parfois tailler les oreilles de l’enfant en pointe. Il sort un couteau et le brandit. C’est effrayant, ça compense presque le merveilleux du bazar, ici.

Totor

Totor aussi veut couper les oreilles du gamin en pointe. C’est sans doute une mode. On a peur au début, puis on comprend que c’est juste pour dire quelque chose. Des montagnes de pommes de terre, de carottes, de choux, et la voix de stentor de Totor couvrant le brouhaha du marché, boulevard Brune. Puis celle des autres marchands, dont le grand-père, les poules et les lapins du Gâtinais. Et puis l’enfant sera initié ainsi, Totor lui dit : faut gueuler pour attirer le chaland, mon petit vieux. C’est quoi ton cri de guerre, allez. Treize à la douzaine, les œufs, mes beaux œufs, tout frais pondus, approchez, mesdames, approchez, messieurs. C’est bien, et il met sa grosse paluche sur le crâne du gosse. Si les petits cochons ne te mangent pas, qu’il ajoute. Totor est mort d’un coup en tendant à une jeune femme une botte de persil. La vie tient à peu de chose. Puis, après le marché, les ouvriers de la voirie s’amènent et nettoient tout ; quelques passants récupèrent des légumes, des fruits talés dans les piles de cageots. La voix de Totor résonne encore un peu, et puis l’enfant passe à autre chose.

# Enfance #00 | Des pertes comme prologue

Publié le 20 décembre 2025

Les saisons arrivent, s’en vont, reviennent ; elles reviennent presque pareilles, d’une année à l’autre, avec leurs signes répétés qu’on finit par reconnaître avant même de les comprendre. Ce rythme-là, l’enfant ne l’apprend pas dans les livres : il l’apprend par le corps, par le cœur, par les odeurs et les changements de lumière, par la terre qui colle aux semelles, par l’air qui pique ou qui se charge d’une douceur suspecte. Il sait, sans savoir le dire, quand l’automne approche ; il sait quand l’hiver se prépare ; il sait quand l’été s’achève, rien qu’à la façon dont le soir tombe et dont les fenêtres se remettent à briller plus tôt. Et pourtant, malgré la ville d’où il vient — si peu de temps passé en elle — il ne se sent ni des villes ni des campagnes : il se sent comme quelqu’un de passage, traversé par les saisons comme on est traversé par une musique qu’on n’a pas choisie. Quand il fait beau, il se laisse prendre ; quand il fait gris, il s’étonne ; quand il pleut, il tend les paumes ouvertes pour sentir l’eau froide s’y poser ; quand il neige, comme tous les enfants, il fabrique des boules de neige et il regarde la vapeur sortir de sa bouche comme une preuve qu’il est vivant. Il aurait voulu se laisser vivre ainsi, porté par le temps, comme autrefois porté dans un ventre. Mais l’histoire n’est pas d’accord avec ce projet ; elle lui propose une entrée brutale. Il perd le confort du ventre un mois trop tôt : prématuré. Il arrive au monde avec un manque d’informations qu’il ne saura jamais nommer, mais qu’il sentira longtemps comme une lacune dans l’usage du réel. Très vite, l’accueil devient urgence : la lumière trop blanche, les bips réguliers, le plastique, l’odeur d’alcool, le coton qui gratte, les scotchs sur la peau, les tuyaux qui montent vers le visage. Une prison de verre. On l’entube, on l’appareille, on le retourne avec des mains qui vont vite, et le voici seul, minuscule, dans un vaste monde qui ne le reconnaît pas. Il a peur, mais il n’a pas les mots ; il n’a que cette sensation de vide à combler, comme une page blanche au milieu d’une nuit sans bord. Au-delà du plexiglas, des silhouettes passent, des voix s’approchent puis s’éloignent, des odeurs étrangères s’accrochent un instant ; parfois, il y a une éclaircie, quelque chose de plus doux : elle est là, il la sent, il la devine dans une chaleur, dans un souffle, dans une voix qui se pose ; puis il la perd à nouveau, et la joie, coupée net, laisse place à une peine qui n’a encore ni nom ni histoire — seulement une béance, et toute une vie de nouveau-né contenue dans cette alternance : présence / absence. Plus tard, il partira aussi du primaire comme il est parti du ventre : trop tôt, ou trop de côté. Il n’aura pas la suite des histoires tissées depuis la maternelle, les liens déjà installés, les mêmes comptines, les mêmes habitudes ; il arrive dans un récit commencé sans lui. Il perdra la maison, le jardin, les champs, les collines, la forêt, et, presque aussitôt, son accent. Il le sent sur sa langue comme on sent un caillou : il gêne, il trahit. Alors il tente de le lisser, de parler « pointu », et cette correction-là devient une autre perte, plus sourde : une façon de se fondre, de ne pas se faire remarquer, de ne pas donner prise. Il retrouve pourtant, certains matins d’hiver, une évidence qui n’a pas besoin de phrases : la neige, ce grand tapis blanc, et les merles posés dessus comme des points noirs. Il suit l’empreinte de leurs pattes, ces minuscules traces en V, jusqu’à l’endroit où tout s’arrête d’un coup ; il reste là, à regarder, à chercher la logique de la disparition. Parfois, on gratte à mains nues le froid pour voir plus clair : on casse la croûte gelée, on atteint le noir en dessous, la terre humide, lourde ; pas de merle, pas de grive. On n’a pas vu l’envol. C’est peut-être ça, se perdre : disparaître sans que personne n’ait vu le moment précis où l’on a quitté le sol. L’envol n’appartient pas au présent ; il se produit hors champ, comme les saisons qui changent sans qu’on surprenne jamais l’instant exact du basculement. Tant de choses nous traversent, et on n’en retient qu’une poignée, et encore, mal. Quelle heure est-il ? Il ne sait pas le dire en regardant les chiffres romains de l’horloge ; il ne sait pas lire ce temps-là, ce temps dessiné. Il aimerait pouvoir dire, comme un grand, « il est douze heures », « il est vingt heures », avec l’assurance d’une phrase qui ferme la discussion. Mais apprendre a un prix : du temps à perdre pour apprendre le temps. Dehors, on se débrouille sans précision ; le soleil donne l’heure, même quand il est caché, à la façon dont la lumière tombe sur le mur, à la longueur des ombres, au froid qui remonte du sol. Dans la cuisine, les paroles des adultes passent comme des consignes : mettre la table, faire le ménage, ranger le bois sous l’appentis, travailler bien à l’école, dire bonjour, dire au revoir, ne pas pleurer, ne pas faire d’histoires. Il entend ces phrases et il voit les visages qui les prononcent : la fatigue dans les yeux, la bouche serrée, l’habitude qui remplace la douceur. Un jour, il faut couper l’arbre : son ombre gêne le voisin et son potager. Il revient de l’école et il n’y a plus que du vide au milieu de la cour ; un tronc net, des copeaux au sol, une odeur de sève, et cette impression qu’on a retiré quelque chose du monde sans prévenir. La stupeur ressemble à un bruit sec : comme un coup de fusil dans la neige, quand un homme vise les merles ; après, on peut suivre les gouttes de sang sur le blanc, on peut suivre une trace jusqu’au bout, et au bout il n’y a pas une leçon, il y a un oiseau mort, et une tristesse qui s’installe sans qu’on sache quoi en faire. Plus tard encore, c’est quand il perd goût aux choses usuelles — quand l’usage général se décolle — que remontent l’ennui et les odeurs d’enfance : l’humus des bois, le roux des feuilles, le silence des arbres, leurs têtes lentes qui bougent dans le vent. Il essaie parfois de prononcer leurs noms ; la gorge se serre, ça ne vient pas. Il est presque au bord de quelque chose, comme au bord d’un mot qu’on a sur la langue et qui refuse de se donner. Et il comprend, sans l’expliquer, que ces pertes-là ne sont pas des épisodes : elles sont un prologue qui n’en finit pas, une manière d’entrer dans le monde en laissant derrière soi, à intervalles réguliers, des morceaux de soi, tandis que dehors les saisons continuent, indifférentes, à faire leur travail.

# été2023 #15 | Lyrisme

Publié le 18 décembre 2025

La #15 (Julien Gracq, poétique du récit) te demande de tester, à des endroits précis d’un récit, un passage en “pur lyrique” : non pas pour faire joli, mais pour voir comment la langue peut chanter sans être portée par l’intrigue. L’idée vient de Gracq : une page-fragment sur Nantes (dans Lettrines II, 1974) devient plus tard un livre entier (La forme d’une ville, 1985). On observe donc une genèse : un noyau d’impressions et de trajets se met à enfler jusqu’à produire une ville “recréée” par la prose, très atmosphérique, peu narrative au sens classique. Consigne pratique : prendre un inducteur gracquien et écrire à partir de lui, en privilégiant l’atmosphère (perception, flux, mémoire, sensations, mouvements du regard) plutôt que l’action. Deux inducteurs proposés :

“Les ponts” : partir d’un pont (réel ou imaginaire) et laisser la prose s’installer dans un lyrisme de lieu, de circulation, de seuils.

“Une ville semi interdite” / l’interdit : partir d’une zone, d’un accès, d’un lieu ou d’une situation à demi interdite, et laisser cette contrainte devenir un moteur poétique (comment l’interdit fabrique désir, liberté, intensité).

En arrière-plan, une question bonus : quel auteur/autrice incarne pour toi cet usage lyrique (tes propres appuis), et comment réinjecter ce “chant” dans tes textes déjà écrits (les reprendre, leur donner extension et corps).


De ces régions du souvenir qui vous soufflent de rester sur leur seuil, une lecture revient, prise dans la même lumière d’automne que celle d’aujourd’hui : Herman Broch, sans doute La Mort de Virgile. Les bruits de la rue étaient étouffés, le dimanche matin avait cette lenteur presque paisible, et le rideau de tulle bon marché — à la fenêtre entrouverte — faisait juste ce tremblement sec qui fixe un décor mieux qu’une phrase. C’est là, sur ce seuil-là (je m’y tiens encore en y songeant), que l’idée m’était venue d’écrire, lyriquement, à propos de ma mère. Il y avait plus de dix ans, à cette époque, que nous ne nous étions pas vus ; et vingt ans ont passé depuis sa disparition au moment où j’écris ces lignes. Entre les deux, nous nous sommes revus quelques semaines : le temps d’apprendre qu’elle était malade, qu’une convalescence n’était plus à espérer. Quelques semaines avant de renouer, j’avais acheté un gros cahier d’écolier et j’avais noirci les pages d’un seul jet, emporté par un élan qui traversait le papier comme l’encre traverse un buvard épais. Mais je n’étais pas satisfait. Évidemment que non. Le lyrisme débordait, et sa fausseté me sautait aux yeux à peine le geste terminé. J’étais jeune, ignorant, et donc prétentieux. Cent cinquante pages de doléances, de rage, d’amour maladroit, avec pour seul fil ce regard gris-bleu qui m’échappait obstinément. Une mère comme une ville à demi interdite : on croit y entrer, on reste au bord. L’air frais de ce début d’automne ne tempéra pas mon entêtement. Je crois avoir passé trois jours à ne presque rien manger ni boire ni dormir, par peur de perdre en route cette énergie bizarre, cette vitesse d’écriture qui n’est pas du courage mais une panique tenue. Je me sentais pris par le rythme, par le souffle surtout de la syntaxe de Broch, par ses sonorités que je plagiais sans finesse, dans l’emportement : l’envoûtement, pour moi, a souvent été ça, un abandon à l’autre, et ce cahier en garde la trace matérielle, l’encre serrée, l’absence d’air, les lignes qui ne respirent pas. Cela a duré des années, presque toute une vie, cette façon de croire qu’on tient quelque chose quand on ne tient que l’élan. La mort de ma mère m’a libéré un temps de ce pli-là. L’incinération, en revanche, eut une brutalité nette : un fait, une procédure, un geste. Il paraît, d’après mon père, que c’était son souhait. Nous avons tout de même fait graver une petite plaque de marbre de quarante centimètres sur quarante, avec son prénom, son nom, sa date de naissance et de fin, en lettres dorées — en était-ce vraiment ? le doute me revient, parce que déjà mon épouse et moi comptions. Cette plaque est devenue un point fixe, un lieu de pèlerinage presque rassurant pour la famille, même disloquée. Mon père s’y rendait chaque jour après avoir promené le chien et fait ses courses chez Lidl ; il déposait des fleurs, semaine après semaine, pendant des mois, puis les visites se sont espacées, puis tout s’est tassé : la vie fait ça, elle retire sa main. C’était l’automne. C’est presque toujours en ce début d’automne que je repense à ma mère. Elle est née au début d’octobre ; la disparition, elle, c’était février. Je crois que la mémoire s’accroche davantage à la naissance qu’à la fin, ou peut-être que l’automne — par sa lumière, par son air — vous remet au seuil de ce que vous n’avez jamais su dire sans tricher. J’ai retrouvé, il n’y a pas si longtemps, ce gros cahier écrit à la main, sans espace, sans respiration, sans pause, sans chapitre, sans prologue ni fin : un seul bloc d’encre qui dort dans un carton depuis presque vingt-cinq ans. Si j’approche le nez des pages, je sens quelque chose — papier, poussière, vieux stylo — et je n’ai aucune envie de baptiser cette odeur. Le cahier ressemble au souvenir que je garde de ma mère : un demi-mystère, un seuil qu’on tourne autour en faisant semblant d’avancer. Et l’ouvrir vraiment, ce serait recevoir en plein visage, non pas “la réalité” comme on dit pour se donner une contenance, mais l’effet très simple du temps sur les phrases qu’on croyait nécessaires : l’encre qui a tenu, et ce qu’elle ne tient pas.

# été2023 #14 | Depuis la cuisine traversante

Publié le 18 décembre 2025

Immersion visuelle (Joy Sorman reste en gare) Tu prends un point précis de ton récit (scène / bifurcation / moment dense, déjà écrit ou à écrire). Mais au lieu de le raconter “de l’intérieur” (pensées, dialogue, action), tu le traites de l’extérieur, par un dispositif optique.

La chatte entre dans la cuisine au moment où j’appuie sur le bouton du volet électrique. La grande pièce s’ouvre d’un coup : cuisine et salle à manger abattues, même volume, même lumière, une traversée nette de fenêtres à fenêtres. Le sol est neuf, le plafond aussi, et ça se voit dans l’aplomb des angles, dans le blanc qui accroche. Dans un panier sous l’escalier : des courgettes intactes, des carottes déjà rabougries, des poivrons ridés, peau verte devenue molle. La chatte fait deux allers-retours, s’arrête devant le panier, repart. Je reste planté entre le riz et les pâtes, immobile assez longtemps pour que la chatte me dépasse encore. Je prends la tablette, l’écran s’allume, une influenceuse mexicaine remplit la cuisine avec ses ongles violets et un oignon qu’elle tranche en boucle. Sur le plan de travail, une casserole reçoit du riz, puis de l’eau froide. Le frigo s’ouvre, cinq hauts de cuisse de poulet apparaissent, alignés dans leur barquette. Le plat passe au four : 180°, quarante-cinq minutes. La télévision s’allume, Stargate SG-1 apparaît, et la pendule ronde, au mur, tourne dans le champ depuis le canapé. Quarante-cinq minutes plus tard, la sonnerie du four coupe l’épisode. Dans la casserole, il n’y a presque plus d’eau. Je la remplis à nouveau, sans cérémonie. Le poulet sort, les pâtes suivent, le plan de travail se couvre d’assiettes et de couverts, et je reste debout à regarder tout ça sans attaquer. La lumière glisse dans le salon, elle ravive la patine des meubles, elle dessine des rectangles clairs sur le sol. À 18 h, le canapé me garde, la télé aussi. À 20 h, la même position, le même écran, les mêmes épisodes qui se suivent ou pas. À 20 h 30, le téléphone : quelques phrases, puis plus rien que le bruit de la maison et le ronronnement électrique des appareils en veille. Une page de carnet s’ouvre, un stylo gratte deux lignes, et le carnet se referme. À 21 h, passage aux toilettes : au retour, j’appuie sur le volet côté rue et sur l’interrupteur du plafonnier. La cuisine s’éclaire trop fort, brutalement, et je plisse les yeux. La télécommande tente l’avance rapide ; elle saute trop loin, puis pas assez, puis bloque ; l’objet insiste, l’image résiste, les piles faiblissent. À 21 h 45, la tablette revient, Jean-Philippe Toussaint s’ouvre sur “La salle de bain”, et l’iPad impose sa mise à jour iOS : barre de chargement, roue qui tourne, élan coupé net. La chatte sort par la porte sur la cour, queue haute, sans se retourner. La faim finit par me tirer du canapé. Dans la cuisine, je découpe un morceau de poulet, je le pose dans la gamelle de fer-blanc ; la chatte ronronne, renifle, attaque. Je mange debout, près du micro-ondes, un haut de cuisse et quelques pâtes réchauffées trop vite. Stargate repart. La saison 8 commence. Le dimanche s’assoit en moi comme une poussière fine, et la maison reste là, éclairée, traversante, avec la chatte qui circule et les épisodes qui défilent.

# été 2023 #13 | Points cardinaux de l’imaginaire

Publié le 18 décembre 2025

rendre l’espace visible en même temps que tu racontes, en t’appuyant sur un dispositif très simple emprunté à Cendrars. Tu prends un point sensible de ton récit (un lieu, une situation, un nœud narratif : “c’est où, exactement ?”), puis tu écris quatre blocs distincts : Nord / Sud / Est / Ouest. Dans chaque bloc, tu pars du même point et tu explores ce que tu trouves en allant dans cette direction : atmosphère, lignes, obstacles, bruits, usages, types de gens, rythme, heure, lumière, relief, architecture… L’idée n’est pas la description décorative : c’est de faire que le texte fabrique sa scénographie, que le lecteur sente où il est et comment ça s’organise autour.

À l’Est, depuis le quai de Stari Grad, ce qui saute d’abord aux yeux ce n’est pas « l’Orient » en grand, c’est le petit Orient pratique : les panneaux en alphabet latin qui disent des choses qu’on ne comprend pas, les horaires collés derrière une vitre, les stickers de compagnies maritimes, et cette façon qu’ont les voix de se heurter aux coques comme des balles molles. L’Est, ici, c’est la direction des terres, du maquis sec, des murs de pierres empilées à la main, des oliviers qui ont l’air de n’avoir jamais demandé l’avis de personne. C’est aussi, à certaines heures, le vent qui descend des collines et vous ramène dans le nez une odeur de poussière chaude, de figuier, de gasoil léger (celui des petits bateaux), et de café trop tôt. À l’Est, on voit la route qui s’éloigne du port, la promenade qui devient rue, puis la rue qui devient une suite de tournants ; on imagine la Dacia quittant le quai, montant doucement, et tout de suite les maisons avalent le décor : il ne reste plus que des balcons, des linges, des paraboles, des chats. Et l’Est, au fond, c’est ça : la sortie du cadre. Ce qui, en deux minutes, se retire du regard. On pourrait s’y tromper : on croirait que l’Est promet des horizons, mais l’Est commence par la disparition.

Au Sud, il y a l’eau, et il y a le travail de l’eau sur les choses. Le quai de Stari Grad, au Sud, est une ligne très simple : bord franc, pierres claires, anneaux d’amarrage, pneus usés accrochés à la paroi pour que ça ne casse pas trop quand ça tape. Tout le monde fait semblant de ne pas regarder, mais tout le monde regarde : l’angle du ferry quand il arrive, la manœuvre lente, le moment où la rampe va tomber, le moment où l’air change (un souffle de cale, de métal humide, de cuisine industrielle). Le Sud, c’est le large, mais ce n’est pas romantique : c’est une mécanique. Ça fume un peu, ça claque, ça grince, ça fait vibrer le quai sous les semelles. Et au-dessus de cette mécanique, il y a l’autre chose : la couleur de l’eau, qui n’a pas d’intention, qui varie selon l’heure et selon l’humeur du ciel, et qui, malgré tout, vous donne l’impression qu’on pourrait repartir à zéro, comme si le simple fait d’embarquer effaçait ce qui précède. Mensonge utile. Le Sud, ici, c’est aussi le petit piège des vacances : on se met à croire que parce que l’eau est belle, la vie est belle. Alors on pense aux tomates, au goût des choses « qui ont un vrai goût », à cette phrase qu’on lâche et qu’on regrette aussitôt parce qu’elle sonne comme une réclame. Et pendant qu’on pense, une famille passe avec des sacs de plage, un gamin traîne une serviette, une vieille dame porte un sachet de boulangerie, et la vérité revient : le Sud n’est pas un décor, c’est juste un quai où des gens vont et viennent, avec leurs corps, leurs courses, leurs histoires non dites.

Au Nord, depuis Stari Grad, on tombe sur ce que les ports ont tous en commun : l’attente, donc le froid possible. Pas le froid de carte postale (neige, grand blanc), non : le froid très concret de l’aube qui vous attrape parce que vous êtes debout trop tôt, parce que vous avez dormi dans une voiture ou pas dormi du tout, parce que votre corps, lui, n’a pas signé pour ces horaires. Le Nord, c’est le moment où les cafés ouvrent en traînant les pieds : chaises qu’on déplie, métal qui couine, serveur qui ne parle pas encore, tasses qui s’entrechoquent, première machine qui souffle. C’est aussi la file des voitures qui se met en place, au cordeau, sans qu’on se parle : plaques de partout, conducteurs dans leur bulle, visages gris d’insomnie, et cette façon étrange d’être nombreux et seuls en même temps. Le Nord, c’est la logistique : billets, contrôles, gestes répétitifs, et la tentation de compter pour se rassurer (combien de kilomètres, combien d’heures, combien de pauses, combien d’essence). Et c’est précisément là que les pensées se mettent à déraper, parce que compter n’a jamais empêché le réel d’arriver : panne, retard, embrouille, erreur de sortie, ou, pire, le souvenir qui vous tombe dessus sans prévenir, comme un courant d’air dans une pièce fermée. Le Nord du quai, ce n’est pas une direction sur une carte : c’est l’axe du retour, l’axe des « il faut », l’axe des listes, l’axe de la fatigue qui dit son nom sans le dire. Et pourtant, au même moment, un chat traverse entre deux pare-chocs, très calme, comme s’il connaissait la combine depuis toujours : ne jamais se presser, laisser les humains s’agiter, et passer quand ils regardent ailleurs.

À l’Ouest, on ne va pas chercher l’Amérique ni des grands mythes, on reste sur le quai : l’Ouest, c’est le soleil qui tombe derrière la masse des bateaux et qui rase tout, révélant les détails que la pleine lumière écrase. Les bosses sur la tôle, les traces de sel séché, la peinture refaite par endroits, les cordages rêches, les mains qui se posent sur les rambardes et laissent un film de sueur. L’Ouest, c’est aussi la sortie de journée : les gens qui ont l’air de flotter, la bière qui commence à compter comme un argument, les enfants qui n’en peuvent plus et deviennent soit mous soit agressifs, les couples qui s’énervent à voix basse en portant des sacs trop lourds (et c’est là qu’on voit que l’amour est aussi une manutention). L’Ouest, c’est le moment où le port devient presque une scène : les voitures avancent au pas, la rampe remonte, le ferry se détache, et pendant deux minutes on regarde tous la même chose sans se parler, comme si on avait besoin d’une image commune pour tenir. Puis chacun reprend son fil : il faut garer la Dacia, il faut trouver de l’eau, il faut uriner, il faut réveiller quelqu’un, il faut penser à demain. Et à l’Ouest, exactement à cet endroit-là, je reviens toujours au même point : le quai n’est pas un symbole, c’est un pivot. On y passe, on s’y accroche, on y projette, puis on disparaît. Le quai de Stari Grad reste. Nous, on file.

#été2023 #12bis | Pourquoi des séparateurs

Publié le 18 décembre 2025

idée : prendre un geste de tri/séparation dans le quotidien et en faire la matrice d’un texte où la pensée se segmente, se contredit, se reprend, sans chercher la narration, mais en restant accroché au concret.

Ce n’est pas ce que l’on aurait à dire, mais plutôt comment le dire. Voilà l’idée, le truc : alors arrête, arrête de ruminer, de te plaindre, do it. Personne ne te demande rien. Exercice tantrique : ne pas écrire ce que l’on aurait tout de suite, là, envie d’écrire. Se retenir. Non, personne ne te demande rien, que tu penses que l’on exige, besace, en aller ou en retour : personne ne te demande rien. Personne. Polyphème. Se détacher comme une affiche se décolle doucement d’un mur : faire un peu moins partie du mur, un peu moins d’heure en heure. Le boucher, celui qui, il y a dix ans, m’avait commandé une peinture de bœuf, a fermé. Des mois qu’il a baissé son rideau de fer. Et moi je ne m’en aperçois qu’hier. Et dire que, tout à coup, une furieuse envie d’acheter des merguez me saisit, associée à l’idée du moindre effort. Il faut que je marche jusqu’au rond-point, à présent. Que j’entre dans l’antre du supermarché. Pourquoi des séparateurs, et cette lubie de séparer ? Cette femme essaie d’avoir l’air gentille, mais c’est tellement dur de maintenir cette position : chez elle, ça commence par la commissure des lèvres qui s’affaisse, on voit qu’elle fait de gros efforts pour tenter de la redresser. Deux images se superposent de plus en plus vite : méchante, gentille ; méchante, gentille. À la fin, tout ça doit l’épuiser : le trait central entre ses lèvres devient la copie conforme d’une ligne d’horizon. Écrire des méchancetés serait-il plus fort que tout ? Et quel tout, et qu’appelles-tu des méchancetés ? Des difficultés avec l’impératif et la seconde personne du singulier dans l’emploi de la forme interrogative : appelle ton chien ! qu’appelles-tu ? Je remarque que c’est comme une sorte d’érosion : un chemin, sans doute trop vite et mal goudronné, qui, peu à peu, laisse apparaître des trous, des nids-de-poule, au singulier ou au pluriel — poule ? Perdre la mémoire des règles de grammaire, d’orthographe : cela participe-t-il d’une révolte ou d’une maladie ? Une bonne question pour l’émission Question pour un champion. François, en retour de mail, écrit qu’une lettre d’info hebdomadaire serait bien — mieux ? — que de recevoir chaque jour plusieurs mails avertissant les abonnés de ce blog. Combien ai-je de façons de comprendre ça, m’enquerrai-je soudain. Puis une autre idée surgit, la vitesse folle avec laquelle les idées surgissent : je m’enquis d’autre chose, ou je me mis à m’enquérir ; toute la question se pose, comme une remise en cause. Mais quand ai-je été mis en cause la première fois ? De la conjugaison des temps. L’idée qu’il ne s’agit que d’un mince décollement, à peine perceptible au premier coup d’œil. Soudain on se fige comme un cocker en arrêt, une patte en l’air, la truffe au vent. La fiction surgirait ainsi, décelée par tous les sens en éveil, sans savoir pourquoi, par une sorte d’instinct. J’ai bien aimé les petits poèmes de la revue Catastrophe, sans que ça ait rien à voir, au premier coup d’œil, avec le reste (traductions de Céline Leroy ; lire les autres épisodes : textes traduits de Mary Ruefle, Dunce, Wave Books, 2019). Personnellement, pas encore cliqué sur les liens : tellement j’ai relu leurs traductions, encore et encore, comme une appréhension de découvrir l’origine, comme on essaie de comprendre quelque chose à un moteur de tracteur quand on n’est pas mécanicien. Peur et désir, vieux couple cosmogonique. Mon préféré : « La mort d’Atahualpa aux mains des hommes de Pizarro. Il ne savait pas lire, de sorte que, quand ils lui ont donné le Livre, il l’a jeté par terre comme une chose lourde et inutile ; alors ils l’ont tué séance tenante, en s’assurant qu’il était bien mort. Peut-être que toutes les morts sont aussi simples que ça. Une simple et malheureuse erreur sous les cieux azurs, où des oiseaux aux sentiments d’or observent ce qui se passe plus bas et volent en cercle. Peut-être nos têtes sont-elles remplies de plumes de toutes ces choses qu’on ignore… » Voici le lien de l’article : j’y reviendrai sûrement pour relire encore et encore, car quelque chose se trouve là, et je n’arrive pas à poser le doigt dessus. Quelque chose qui entretient un rapport avec qui, avec quoi — mystère et boule de gomme. Sinon, au-delà de la fenêtre, le même mur de pisé, toujours. Mais à force de le voir, on ne le voit même plus, jusqu’à ce qu’il nous surprenne, qu’on se dise : tiens, il est bizarre ce mur, aujourd’hui.

# été 2023 #11bis | s’enfuir dans la lecture

Publié le 18 décembre 2025

Prendre une scène-tension à venir (la vraie conversation, “il faut que je te parle”) et la repousser en montrant comment un personnage s’y dérobe en se réfugiant dans la lecture. La lecture devient une technique de fuite (disparition progressive), et le texte se construit depuis l’extérieur : quelqu’un observe cette fuite, en mesure les effets concrets (jours qui passent, repas, enfants, sorties), et laisse remonter ce que la fuite charrie vraiment (classe, ressentiment, vieux rôles, contradictions du couple). On avance vers la scène, mais par l’évitement : la bibliothèque/chambre d’enfant comme sas, le fauteuil, les dents serrées, les titres/auteurs comme symptôme, puis seulement, à la fin, l’amorce de la confrontation.

Doris perdit Jo quelques jours à peine avant septembre ; elle n’aurait pas été capable d’être vraiment précise sur la date exacte, car la perte s’effectuait de façon bisannuelle, et ce depuis deux décennies : elle avait fini, peu à peu, par en prendre son parti. En tout cas, il lui semblait que la disparition était plus précoce cette fois ; peut-être remontait-elle au moment même où Jo avait garé la Dacia sur le parking. Elle l’avait observé attraper la valise dans le coffre, tirer la poignée pour la faire rouler, puis sortir le trousseau de clés de sa poche et chercher, parmi toutes celles-ci, la clé qui conviendrait pour ouvrir la porte ; elle l’avait vu la tenir comme on tient enfin quelque chose, entre deux doigts, pour que ça ne se mélange plus avec le reste, et ainsi se tenir prêt à faire jouer la serrure, à pénétrer dans la maison. Puis il s’était rendu dans la pièce qu’ils appelaient, tour à tour, la chambre d’enfant ou la bibliothèque, selon que c’était elle, Doris, ou lui, Jo, qui en parlait. Il avait attrapé un livre sur l’une des étagères, s’était assis dans le fauteuil Ikea si confortable — un vestige de son ancien cabinet d’analyste — et Jo s’était plongé dans la lecture sans desserrer les dents. Depuis lors, cela devait bien faire huit jours que Jo lisait dans la même pièce toute la sainte journée, et parfois aussi la nuit. Les petits-enfants étaient venus et il ne leur avait qu’à peine parlé. Bien sûr, il avait été présent aux repas. Il avait même accepté de conduire toute la troupe à Walibi pour passer un mercredi entier. Mais même dans cette belle journée, Doris se rappelait qu’elle n’avait pu lire sur son visage le moindre sourire qui ne soit affligé de cette tristesse, de cette mélancolie qu’elle lui connaissait si bien désormais. Doris savait que Jo était un lecteur farouche. Mais, à y penser, ce qu’elle savait de lui en tant que lecteur représentait une énigme. À vrai dire, Jo l’impressionnait toujours lorsque, soudain, à l’occasion de conversations entre amis, il déballait les titres d’un auteur dont on parlait, auteur qu’elle, Doris, ne connaissait pas, le plus souvent. Parfois elle en éprouvait comme une sorte de blessure. Cela lui rappelait l’écart qu’elle-même entretenait avec une certaine idée de la lecture, et qui se confondait pour elle avec la culture en général ; cette blessure qu’elle avait tout fait pour refermer grâce aux études, à son statut d’analyste, à cette sphère de personnes qu’études et statut convoquent soudain dans une existence de transfuge social. Jo n’était pas fils d’ouvrier et, s’il refusait de se déclarer fils de bourgeois, s’il avait tout fait pour se déclasser, chaque titre, chaque auteur évoqué durant ces dîners entre amis rappelait à Doris leur impossibilité mutuelle de s’éloigner d’une case où la destinée, le hasard, les opportunités comme les contingences familiales les avaient mis, les tenaient toujours aussi captifs qu’éloignés. Doris admirait Jo tout en éprouvant du ressentiment vis-à-vis de ce sentiment. Même si, en bonne analyste, elle n’était pas dupe : le personnage que montrait ainsi Jo lors de ces dîners n’était pas le Jo avec lequel elle vivait depuis vingt ans. L’évocation de ce personnage cultivé, délicat, entrait même en contradiction avec ce Jo en train de se renfermer, en ce moment même, dans ses bouquins. Cette violence avec laquelle il pouvait tout écarter pour se donner le prétexte de lire restait, malgré tout, une sorte d’évolution dans leurs rapports : vingt ans plus tôt, Jo ne savait pas faire autre chose que s’enfuir en claquant la porte. Elle prépara une tasse de thé et se rendit dans la cour. Les plantes avaient moins souffert de la canicule qu’elle l’avait craint, sauf l’ampélopsis du mur nord : le tuyau d’arrosage n’allait pas jusque-là. Son fils, à qui ils confiaient chaque année, à la même période, la maison, n’avait pas arrosé la plante. Toutes les feuilles s’étaient racornies, avaient séché, et cela la mit en colère, comme à chaque fois qu’elle se trouvait confrontée à la négligence. Puis elle vit que les rosiers donnaient de nouvelles fleurs ; elle but une gorgée de thé et se calma. Quel était donc ce rapport qu’entretenait Jo avec les livres ? Elle voulait prendre le temps de revenir là-dessus. Puis une pie énorme se posa sur une branche haute de l’olivier en pot ; la chatte se mit à claquer des dents, et Jo apparut soudain face à elle. « Il faut que je te parle », lui dit-il, et il avait vraiment l’air du Jo qu’elle connaissait depuis toujours à cet instant : ce mélange d’enfant triste qui tente d’imiter John Wayne ou Robert Mitchum. Elle ne put s’empêcher de sourire à cette pensée, ce qui, aussitôt, jeta une ombre supplémentaire sur les traits de Jo.

#été 2023 #11 | Avant de parler de Jo

Publié le 18 décembre 2025

retarder volontairement une scène importante (déjà écrite/ébauchée, ou seulement pressentie) en écrivant en marche arrière façon Gertrude Stein : au lieu d’entrer dans la scène, tu en recul es l’accès à coups de chevilles du type « Avant que je vous parle de… » / « Mais revenons à… », et tu accumules 3 ou 4 “charrois amont” (blocs de matière) indépendants les uns des autres : souvenirs, détails concrets, personnages, objets, occurrences, mini-flashbacks… Tout converge vers la scène, mais sans jamais la raconter. Résultat : quand tu finiras par l’aborder, elle sera déjà chargée, épaissie, tendue, parce que le lecteur aura été “préparé” par cet empilement disjoint.

Avant que je vous parle de la mallette remplie de pognon, avant que je vous dise même comment elle s’est retrouvée là, entre Jo et Doris, et pourquoi, il faut que je dise un truc tout bête : on a toujours envie de finir proprement, de rentrer à l’heure, de faire comme si on maîtrisait la narration comme on maîtrise une bretelle d’autoroute. On arrive pile poil, on reçoit les petits-enfants, on offre un café, on sourit, on a l’air normal. C’est tentant, et c’est une vraie tentation morale : effacer ce qui dépasse, ce qui colle aux doigts, ce qui vous fait honte. Avant que je vous parle de cette aire d’autoroute un peu avant Turin, celle où tout aurait pu basculer ou, pire, ne pas basculer du tout, je veux revenir sur cette obsession idiote du temps, du quand, du verbe qui vous serre comme un collier. Je pense au grec ancien, à cette manière de regarder l’action sans l’empaler sur une date, et je sens monter un regret ridicule : parler le français sans avoir l’histoire des outils, comme si je conduisais sans savoir à quoi sert la pédale. On appelle “naturel” ce qu’on a cessé de questionner, et on appelle “profondeur” ce qui n’est parfois qu’un emballement, une couche puis une autre, parce qu’on a peur du silence. Avant que je vous parle de l’aire elle-même, de ce qu’elle a de spécifique, de ce qu’elle a d’anonyme, de ce qu’elle fait à votre corps quand vous y posez le pied, je dois dire aussi que la précision est un piège : je l’aime parce qu’elle donne l’illusion du contrôle, je la déteste pour la même raison. À force de vouloir être exact, on écrit des gestes au lieu d’écrire des choses, on se met à rédiger un mode d’emploi de soi-même, et on s’épuise. Avant que je vous parle de Jo, parce que tout retombe toujours sur lui, même quand je n’ai pas l’intention, je revois Beaubourg, je revois le Luxembourg, ces chaises vert d’eau au bord du bassin, et moi qui reste là des heures à regarder passer les gens comme si ça allait m’apprendre quelque chose d’essentiel. Jo appelait ça des expériences saugrenues. Jo, c’est à peu près le seul que je peux appeler un ami, et déjà rien que ça, “ami”, c’est un mot qui tremble. Je raconte ça parce qu’on croit toujours qu’on s’égare, alors qu’en réalité on fait des tours autour du même noyau, et le noyau, ici, c’est l’échange, le déséquilibre, celui qui se fait niquer et celui qui fait semblant de ne pas voir. Avant que je vous parle de la route du retour, de Turin, de l’autoroute qui avale tout et recrache des gens propres sur eux, je dois dire l’autre idée qui rôde derrière tout ça : la mémoire qui lâche, Alzheimer, la peur bleue d’y passer, et, collée dessus, la pensée plus trouble qui vient comme une tentation : oublier, n’être plus tenu par sa propre histoire, vivre dans un présent sans archives. Tout n’est pas tragique dans l’oubli si l’on retire la fierté, si l’on retire le roman qu’on se raconte, mais enfin, ça reste une peur, et les peurs, elles fabriquent des détours. Enfant, j’avais un aïeul qui me remplissait la tête : Charles Brunet, instituteur, gazé en 14, dictionnaire “par cœur”, ce qui ne veut rien dire et veut tout dire : l’homme avait les mots comme des outils, et à plus de quatre-vingt-cinq ans il faisait des mots croisés comme on taille une haie, sans états d’âme. Je me dis que le grec, le latin, ces langues-là, ça aide peut-être à vieillir, pas parce que c’est noble, mais parce que ça désamorce l’obsession du quand. Le français, lui, vous colle du temps partout, du temps précis, du temps qui vous serre, et plus il vous serre, plus vous cherchez à tricher, à accélérer, à sauter des étapes, à dire “on n’en parle plus”. Avant que je vous parle de la mallette, donc, je voudrais revenir au comment : comment on arrive à l’os sans planter des panneaux de signalisation dans la phrase, comment on raconte sans se donner le beau rôle, comment on admet qu’on ne sait pas ce qu’on veut, ou pire, qu’on sait trop bien ce qu’on veut et qu’on n’ose pas le dire. Et maintenant seulement je peux revenir à l’aire d’autoroute, un peu avant Turin : Jo gare la voiture comme on se met à l’abri, Doris ne dit rien, elle regarde droit devant, et il y a ce moment, très simple, où la vie ordinaire hésite, où elle pourrait vous reprendre tout de suite — “allez, on rentre, on sera à l’heure, on verra les petits-enfants” — ou bien vous laisser, une seconde de trop, avec ce qui dépasse. Jo ouvre le coffre. Il ne fait pas de commentaire. Il prend la mallette, ou plutôt il pose la main dessus, comme pour vérifier qu’elle existe vraiment, et moi, à cet instant précis, je me dis que si je vous raconte ce qui se passe ensuite, je vais forcément mentir un peu, arranger, moraliser, ou au contraire faire le malin, alors je reste là, sur le bord, à regarder sa main, la poignée, le cuir, et à me demander, sans le dire, combien pour l’ensemble.

#été 2023 #10bis | dénégation

Publié le 18 décembre 2025

Écris une scène dialoguée où ton “éditeur intérieur” apparaît comme un personnage (nom au choix), et attaque deux personnages déjà présents dans ton cycle. Il doit leur reprocher leurs faux-semblants et exiger une réécriture (“virer”, “reprendre”, “couper”). Les deux personnages doivent résister (humour, mauvaise foi, fatigue, tendresse), et le dialogue doit faire entendre clairement : qui parle, qui tient le récit, qui manipule. Un objet de contrôle doit ponctuer la scène (ici le sifflet). Conclure sur un renversement ou un détail physique qui rend l’instance troublante (ici : sourire + bouche vide).

On m’appelle le dibbouk mais ce n’est pas exact. C’est une facilité. Une paresse. En vérité j’ai reçu un nom. On l’ignore. On ignore tellement de choses. Ce qui n’empêche pas de supposer. Moins on en sait plus on suppose. Comme le dit Gédéon « on est un con ». On a bien le droit de dire ce que l’on pense dans la limite où penser ne blesse pas mortellement. Je ne suis pas blessé moi, un brin blasé seulement. C’est très répétitif tout ça, on le sait, et cette faiblesse de parler de quelqu’un, de quelque chose, sans savoir que savoir demande un effort. On ne fait pas beaucoup d’effort. On suppose, on pense, on blesse, et voilà l’travail. Ce qui n’est pas mon fait. De l’intérieur on ne peut me mentir, me raconter des bobards, pas d’histoire. On peut essayer bien sûr. On essaie toujours mais à un moment ça s’effondre ou ça s’arrête net. On tombe sur un os. Y a malaise. Le couac s’intensifie. On déguste. On sait qu’on devra tout reprendre encore une fois depuis le début. Virer les détails mensongers, superflus. Parvenir à l’os. Puis le rompre. Faut du courage, de la fatigue qu’on ne trouve pas sous le sabot d’un ch’val. Et toi Jo tu ne dis rien, Doris non plus. Z’êtes bon public. On vous manipule et vous restez cois. Vous êtes des putains de faibles on dirait bien.

-- Ta gueule Fernand, nous on te connaît. Si nous ne disons rien c’est qu’il y a une raison.

-- Une raison… ? n’utilise pas des mots magiques que tu ne comprends pas, p’tite bite, je te le déconseille.

-- Ah ouais Fernand, on te voit venir de loin, on a l’habitude, tu vas encore nous faire un cours de fac chiant comme la pluie sur Descartes ?

-- Tu n’es même pas maître de tes répliques minables mon pauvre vieux Jo. T’es encore en train de te faire manipuler au moment même où je te parle.

-- Et par qui me ferais-je manipuler ? Par toi peut-être ? T’entends ça Doris, on est manipulés par un ectoplasme (rire un peu forcé).

-- Tout ce que je suis en train de voir c’est un concours de zizis, dit Doris, excusez-moi d’avance de m’abstenir d’y participer…

Le thalémonide Fernand sortit de sa poche un sifflet et le porta à ses lèvres. Il siffla, ce qui les fit tous sursauter.

-- Reprenons, voulez-vous. J’espère que vous êtes conscients que nous sommes tous embarqués dans la même galère…

-- Pour l’instant on est dans un ferry sur l’Adriatique, dit Doris avec un sourire malicieux.

-- On rentre de vacances Fernand, tu nous emmerdes là, surtout, j’crois, dit Jo.

-- Mais vous n’existez pas, nom d’une pipe en bois, réveillez-vous, hurla le dibbouk, en sifflant entre chaque mot.

-- Mais alors, si on n’existe pas, pourquoi que tu perds tout ce temps à nous parler, dit Doris en papillonnant des yeux.

Le dibbouk dénoua sa lavallière lentement, l’air soulagé. Ah ben quand même, il dit, j’ai bien cru que vous étiez bouchés à l’émeri, puis il leur sourit, bouche vide.

# été 2023 #10| personnage en vacance

Publié le 18 décembre 2025

Écris un “personnage en vacances” non pas dans l’illustration touristique, mais dans un sas (port, parking, tunnel, file, embarquement, retour). Ancre la scène dans une heure précise et un lieu réel. Fais exister le personnage par les gestes, les objets et la logistique (ce qu’il nettoie, compte, range, économise, anticipe), sans analyse psychologique. Laisse affleurer une menace diffuse (fatigue, peur, silhouettes, monstre mécanique, mer, nuit) sans basculer dans l’explication. Autorise une courte nappe réflexive sur l’écriture si elle vient, mais reviens toujours au concret. Termine sur un geste simple ou une phrase de dialogue qui relance le mouvement (réveil, café, “il est l’heure”).

Tout est lié, certainement. Parfois, on voit les coutures, le fil blanc. Parfois non. De plus en plus non : ce serait ça l’objectif, ne plus intervenir dans la façon d’ajuster les pièces du patchwork. Juste être là à les regarder s’ajuster, sans rien y vouloir comprendre, sans les contrôler, les ordonner. Se dire aussi qu’on n’est pas en train de prendre des notes, d’écrire un texte, une chronique, une œuvre qui sera lue. Se désensabler des catégories. Si écrire et vivre sont si étroitement liés, pas même une faute de conjugaison : ce serait une seule chose. Et si sérieux ou léger, lisible, illisible, beau, moche, n’avaient plus vraiment de sens, si on s’absentait de tout ça, alors peu importe, et le seul impératif serait l’abandon : écrire à partir d’une impulsion, de l’instant, de l’espace de ce qui vient, comme ça vient. De toute façon, pour obtenir ce que l’on veut, il faut savoir ce que l’on veut ; et quand tu ne veux pas savoir ce que tu veux, parce que ce que tu veux n’a aucune espèce d’importance quand c’est la fin d’un monde, tu écris ce qui se présente. C’est comme épouser quoi que ce soit, qui que ce soit, sans nécessité de préambule : se débarrasser de sa propre idée d’importance, apprendre l’autre, l’être, la matière au fil des jours, tels qu’ils sont, et non comme tu voulais qu’ils soient. Peut-être que ça nécessite juste de la foi, de la naïveté (le courage, ou la chance, de faire plus d’un tour dans la naïveté) — si ridicules ces mots sont-ils devenus. Bref, ce texte a été rédigé avant de prendre connaissance de la proposition, et comme par anticipation, comme si écrire était aussi, pour moi, l’étude du magnétisme, dont on ne se rend compte qu’après coup, quand les choses sont collées (par le hasard ? à moins que ce ne soit justement un mot-valise pour ne pas dire foi et naïveté, avoir encore peur du ridicule). À 4 h 45, Jo ouvrit la boîte à gants de la Dacia, attrapa le chiffon microfibre, nettoya ses lunettes, et prit tout son temps : le ferry pour Split était déjà au port, il ne partirait pas avant trois quarts d’heure. Ils avaient mis le plus de chances de leur côté, Doris et lui, pour être à bord quand le monstre reculerait doucement, comme un Léviathan repu qui referme sa gueule avec des crissements de crécelle, d’engrenages et de poutrelles, emportant sur l’Adriatique son tribut de touristes, de ferraille, de véhicules, de souvenirs de vacances inoubliables. Doris roupillait dans la malle. Ils avaient pris soin d’y installer un matelas : au cas où on ne pourrait pas trouver de chambre, avait-elle ajouté. Il lui avait fallu une paire de semaines pour convaincre Jo, qui, au début, n’avait pas été enthousiaste à l’idée de devoir faire des acrobaties dans un break pour s’allonger. À leur âge, avait-il commencé, en levant les sourcils — et aussitôt elle lui avait répondu : « Qui sait… » avec un sourire désarmant qui l’avait désarmé. « Si on peut économiser quelques nuits d’hôtel », avait-elle simplement dit. Maintenant Doris dormait : un Dodormyl, une gorgée d’eau, « comme on est bien », puis elle avait ôté ses Crocs, posées d’une façon émouvante sur le goudron sous le haillon, replié ses jambes, basculé en position latérale, et s’était endormie très vite. Ils avaient passé une bonne partie de la nuit ainsi, garés dans un recoin d’ombre du quai, à leur arrivée au port de Stari Grad. Et maintenant Doris dormait et Jo veillait au grain — du moins c’est ce qu’il se donnait comme excuse, comme prétexte, pour éviter de penser aux raisons éventuelles de ses insomnies chroniques. Face à lui, alors qu’il était encore assis au volant, il devinait un rideau d’herbes folles au-delà du pare-brise. Une envie d’uriner le fit sortir de l’habitacle. L’air était d’une douceur suave, et au-delà des herbes il aperçut une petite plage de rochers. Il se dépêcha de terminer sa petite affaire : une ombre plus dense venait de se découper sur l’obscurité, et une lampe de poche balayait les alentours. Un type en combinaison de plongée revenait de la pêche, palmes et récipient dans une main, torche dans l’autre. Il marcha quelques instants sur le rivage, puis la torche s’éteignit, et il disparut. Jo resta à regarder la mer : beaucoup plus calme que quelques heures auparavant, lorsqu’ils avaient chargé la Dacia plus au sud, à Sveta Nedjelja, le village de leur villégiature croate souvent balayé par les vents. Là, plus un brin : surface lisse, à peine striée par les lueurs des réverbères qu’il apercevait sur la rive opposée, au pied des montagnes. Soudain il vit réapparaître la silhouette qu’il associa au plongeur, puis une autre. Quelques éclats de torche glissèrent sur des rochers, des herbes, de l’eau — et à nouveau plus rien. Jo consulta l’heure sur son smartphone, puis se reprocha de n’avoir pas fermé l’œil depuis la veille. Ils avaient passé leur dernière soirée dans la ville voisine, la même, et Jo avait appris en consultant Wikipédia qu’elle avait été fondée par les Grecs en 384 avant J.-C., l’année de naissance d’Aristote : ces coïncidences qu’on avale comme si elles donnaient du poids à ce qu’on traverse. Des véhicules commençaient à arriver et à s’aligner par files sur le quai ; les cafés ouvraient ; des silhouettes vacillantes passaient ; des hommes en uniforme blanc, des hommes d’équipage, les premiers passagers. Jo se dit qu’il laisserait Doris dormir encore un peu. Il irait chercher du café, la réveillerait doucement, puis conduirait la Dacia à l’embarcadère, et ils attendraient d’être ingurgités eux aussi par le monstre des mers, le ferry de la Jadrolinija nimbé de lumières électriques bleu lavande. Dans quelques heures ils seraient à Split ; puis de là ils seraient enfournés dans un autre bâtiment, encore plus monstrueux, et régurgités vers 20 h à Ancône, en Italie. Ensuite l’autoroute, sans flâner. Doris avait calculé : Bologne, Turin, le tunnel du Fréjus, puis la France, et leurs pénates — avec de la chance à l’heure, dimanche, pour réceptionner les petits-enfants. Les enfants, eux, ne resteraient pas : même pas le temps d’un café ; ils remonteraient de Tarragone, d’une traite, vers Paris pour reprendre le travail le lendemain. Jo chercha dans ses poches une pastille de Nicopass 2,5 mg, mais il avait épuisé ses réserves depuis la veille. Il compensa avec une Ricola Original sans sucre. Il s’interrogea deux secondes sur ce besoin de se rassurer par la bouche, de sucer des pastilles sans relâche — puis il laissa tomber. Il ouvrit doucement la portière, prit le temps de regarder Doris dormir encore, d’écouter sa respiration régulière, puis posa la main sur sa joue et dit : « J’ai trouvé du café. Il est bientôt l’heure. »

# été 2023 # 09bis | tunnel et trou

Publié le 18 décembre 2025

une bascule très précise par rapport à la #09 : prendre “l’élément secret” (archétype d’enfance / géométrie rémanente) et le faire passer de motif discret à dispositif central, exactement comme King fait avec parking + usine + roulotte + voie ferrée : ce qui était un fond, presque un tic intime, devient la charnière du récit, la “fissure” par où tout s’organise (voire par où le temps se détraque).

Hier nous avons dû emprunter le tunnel à nouveau pour nous rendre à Jelsa, faire le plein de la Dacia. « Fais des photos, je dis à mon épouse, parce que personne ne nous croira… » En fait le boyau ne fait qu’1,4 km, je l’ai vérifié pendant qu’on patientait au feu à l’entrée : panneaux, chiffres, preuve. J’avais grossi la bête la première fois, on grossit toujours ce qui nous serre. Le soir, mon épouse me parlant de son appréhension de sauter à l’eau depuis le petit quai où nous allons nous baigner — « j’ai la trouille de sauter, des fois qu’il y ait des bêtes » — je réplique : « mauvais souvenir utérin. » Elle rigole. On rigole. Et juste après, ce petit blanc qui arrive tout seul. « Il y a longtemps que je n’ai pas mangé des tomates pareilles », dit-elle enfin, ce goût de tomate qui a le culot d’être un vrai goût. « Peut-être parce que c’est les vacances : même l’ail a un vrai goût d’ail, tu ne trouves pas ? » On rit encore, puis on se tait encore, comme si on venait de dire quelque chose qu’on ne devait pas dire. À Jelsa on marche le long du petit port, puis les ruelles nous avalent, et on tombe sur une petite place sans touristes, terrasse d’un café, calme ; le serveur pose un grand verre d’eau glacée près de mon expresso, geste simple, et je repense à Miller, à Durrell, à cette façon qu’ont certains pays de vous donner l’eau sans que vous la mendiez. Est-ce de la peur, ce tunnel ? À peine deux mètres de large, aucun éclairage, rien que les feux arrière du véhicule devant, et je retrouve d’un coup la sensation d’apprendre à conduire l’Ami 8 de mon grand-père, presque l’odeur des banquettes moisies au tabac froid. 1976 ? 77 ? Mon épouse essaie de prendre des photos : sur son écran il n’y a que les vignettes claires collées sur le pare-brise, du blanc sur du noir. « Désactive le flash ? » Le résultat n’est pas meilleur. « On nous croira sur parole », j’ajoute en clignant d’un œil. Et puis la sortie : la lumière crue, presque insultante, cette impression d’être recrachés par les deux bouts d’un même tube, comme si l’on changeait de monde plus que de paysage. Sur le port, en grignotant, je voyais des hommes crâne rasé, gros bras, cinquantaine, rire en descendant des bocks de bière ; je calculais malgré moi l’âge qu’ils avaient pendant la guerre, il y a presque trente ans, et l’image se met à dérailler toute seule : se battre, tuer, violer, puis aujourd’hui plaisanter à deux mètres de vous, et moi, à la même époque, à Paris, à vouloir écrire, à tourner déjà dans mes petites chroniques. Au supermarché, même cirque : emballages, noms rigolos, on ne sait pas ce qu’on achète, on tâtonne ; on reconnaît à l’œil la charcuterie, le beurre, le café, et il faut juste trouver les bonnes capsules pour la machine “gracieusement” fournie, détail d’époque. On repart avec des sacs et la sensation d’avoir joué au loto des denrées. Le tunnel revient par intermittence : pendant le plein je m’imagine la panne dedans, jauge dans le rouge — enfin, en orange — et je vois, comme dans un mauvais film, ces mêmes types ivres au volant, ce même tunnel, la file bloquée, et la scène qui bascule, mitraillage, panique, moi dedans, bien sûr. La troisième fois ça va mieux : on s’habitue à presque tout, ou bien on apprend juste à ne pas trop regarder ; les mesures deviennent rassurantes — 1,4 km, deux mètres, 30 km/h — mais l’aveuglement à la sortie, lui, ne cède pas. En fin de journée on va se baigner à la pointe de l’île (ça va devenir notre coin favori, je le sens). C’est là qu’on voit le trou dans la dalle du quai : un bruit de respiration difficile, rauque. Mon épouse s’éloigne en disant qu’elle ne peut pas supporter ça. Moi je m’assois sur les marches, tout près, et je repense à ma mère sous respirateur à Créteil : même cadence, même râpe, même obstination mécanique. Je reste, je laisse le bruit me traverser, effroyable au début puis presque… apaisant, comme si l’horreur, à force d’être entendue, devenait un simple rythme. Je sors la tablette et je reprends Stephen King, Insomnies, ce passage où Ralph parle avec un pharmacien hindou : l’insomnie, l’illusion des somnifères, et l’art minable, mais tenace, de se réjouir du peu de sommeil qu’on arrive encore à grappiller.

# été 2023 # 09 | l’île.

Publié le 18 décembre 2025

repérer (ou inventer) dans ton matériau un élément rémanent venu de l’enfance ou d’un noyau biographique ancien — pas un souvenir raconté, mais un motif-archétype (lieu-géométrie, objet, couleur, micro-scène, sensation) qui peut rester discret, presque secret, et le faire passer du statut de détail récurrent (glissé partout) au statut de dispositif central d’un nouveau texte, comme King avec parking/usine/roulotte/voie ferrée ; si tu ne le vois pas encore, utiliser cette idée pour ouvrir une extension de tes lieux/personnages/thèmes actuels.

Une île au bout d’un tunnel : c’est ça le truc, le secret bête et tenace, la petite géométrie qui revient, même quand on croit parler d’autre chose. On l’a lue quelque part, ou on l’a vue, ou on l’a rêvée, peu importe : un patelin au nom imprononçable, posé comme une vieille dent au bord du monde, et pour y entrer il faut avaler un tunnel sous la montagne, étroit, sans éclairage, une seule voie par endroits, la roche qui suinte, la paroi si proche qu’on a l’impression de la frôler avec l’épaule, et cette question qui vous serre déjà les doigts sur le volant : comment font les camions, les bus, pour se croiser là-dedans ? On ne sait pas, ou plutôt on sait très bien : ils ne le font pas, ils attendent, ils klaxonnent, ils se calent au millimètre, ils avancent au pas, et vous, au milieu, vous devenez un organisme de réflexes — phares, frein, souffle court, regard fixe sur la ligne de fuite noire, les oreilles à l’affût du moindre grondement en face. Ce n’est pas une image de vacances : c’est un passage. Ça explique tout le reste, même les détails idiots et féroces comme le prix des tomates, le steak-frites hors de prix, pas parce que “c’est une île” au sens carte postale, mais parce que tout arrive par ce goulot, par cette gorge, par cette trachée minérale qui décide de ce qui passe et de ce qui reste coincé. L’île, ici, ce n’est pas l’eau : c’est l’isolement fabriqué. C’est la sensation d’être entouré — non pas par la mer, mais par l’impossibilité de sortir vite, l’impossibilité de faire demi-tour sans y laisser quelque chose de soi. Et c’est là que ça rejoint ce que j’écris sans le vouloir : les portails rouillés, les barrières, les seuils, les couloirs, les penderies derrière un rideau trop épais, toutes ces entrées qui vous recomposent au moment où vous les franchissez. Le tunnel fait pareil, mais plus nu : il vous enlève le décor, il vous enlève les excuses, il vous réduit à un corps qui avance dans le noir en espérant que rien ne vient en face. Alors oui, la vieillesse aussi ressemble à ça : un couloir qu’on traverse avec les mêmes gestes précis (ralentir, se ranger, attendre), et autour, la mort n’a pas besoin d’être spectaculaire, elle est juste la limite, la paroi, le mur qui ne bouge pas. “Isola”, on pourrait dire, mais ce mot-là m’intéresse surtout parce qu’il colle à la bouche comme un bruit court, pas parce qu’il fait joli ; et si je m’amuse une seconde avec “il” et “île”, c’est seulement pour noter ceci : à la fin, on se réfugie souvent dans un pronom, dans une façon de parler de soi à distance, comme on se met à l’abri dans un recoin du tunnel quand on entend le moteur d’en face. Le secret, pour moi, n’est pas l’île : c’est le passage étroit qui y mène, la contrainte, la compression, le noir sans lumière, et cette obstination à y entrer quand même, parce qu’on croit qu’après, de l’autre côté, ça va enfin s’ouvrir — alors que le vrai mécanisme, c’est que le passage vous a déjà fait, vous a déjà plié à sa forme, et que l’île n’est plus qu’un nom pour ce pli.

# été 2023 #08 bis | Laboratoire photographique

Publié le 18 décembre 2025

Variante : Fais sentir la préparation, la répétition, les corrections. Ne livre pas ‘l’image finale’ : laisse-la se construire/échouer, et fais surgir seulement un fragment vivant — le ‘pied nu’ — qui vaut plus que tout le reste.”

Dans l’obscurité feutrée du labo, il se tient là, mains nerveuses, yeux encore brûlés. Pas besoin d’en rajouter : ici, tout passe par les gestes. L’agrandisseur jette le négatif sur le papier baryté ; un rectangle de lumière, une image en attente, et déjà cette sensation d’être au bord de quelque chose. Il plonge la feuille dans le révélateur : d’abord les noirs, les masses d’ombre, puis les gris qui montent, puis les blancs qui se décident à apparaître. L’œil sait attendre, grappiller encore un peu de matière dans les zones trop claires, ne pas céder trop vite à l’illusion que « c’est bon ». Il compte les secondes mentalement, retranche, ajoute, recommence. Chaque variation fabrique une épreuve différente : alchimie modeste, cruelle, têtue, qui vous rend à la fois artisan et joueur compulsif. La lampe rouge donne aux cuvettes des reflets de sang. Et sous cette lumière-là, les images viennent, et ce ne sont pas des images confortables : ici cinquante corps allongés sur le sol de la gare routière de Quetta après que l’armée a tiré depuis les toits ; là un soldat brûlé de la tête aux pieds par du napalm soviétique, regard rivé à l’objectif, plus de cils, plus de sourcils. Par la fenêtre, la ville continue : klaxons de rickshaws, rires d’enfants dans une cour d’école. Le soir, les lueurs pisseuses du restaurant de l’hôtel Osmani, sur Jina Road, glissent sur l’arrondi des brocs d’étain ; une odeur de cardamome flotte. Plus tard encore, à Karachi, au crépuscule, les martinets strient le bleu sombre, ballets rapides et bruyants, comme s’ils se moquaient de votre besoin de fixer quoi que ce soit. Il enchaîne. Il déchire les emballages Agfa, les jette à même le sol pour ne garder que le carton. D’un coup d’ongle il tranche le scotch, libère le couvercle, déplie le plastique noir ; la pulpe de ses doigts, toujours sèche quand il touche papier et film, sent tout de suite la couche argentique. Feuille après feuille sous l’agrandisseur. Mise au point. Compte-fil. Vérifier le premier plan, s’assurer que ça tient, et pourtant savoir que ça ne tiendra peut-être pas. Les images se superposent dans sa tête plus qu’elles ne se succèdent : réel, imaginaire, témoignage, fantasme, il ne tranche pas, il n’en parle à personne, il sait que personne ne le croirait, et au fond peu importe. Les souvenirs se mêlent aux rêves. Il se revoit, des mois plus tôt, prendre le bus à la porte de la Villette ; belle journée ; elle l’avait accompagné jusqu’à la gare ; son visage, dernier visage avant le grand départ. Aujourd’hui, ce visage est devenu flou. Il n’arrive plus à retrouver la netteté d’autrefois, cette netteté dont il croyait qu’elle prouvait quelque chose — alors qu’elle ne prouvait que ses illusions, ses sentiments convenus, sa docilité à l’époque. Sur les tirages, des visages apparaissent et disparaissent. Des inconnus deviennent familiers, mais il connaît la ruse : cette familiarité vient surtout du fait qu’il a développé cent fois les mêmes images, à s’en brûler les doigts, sans jamais obtenir l’épreuve tant espérée. Il fixe, il rince, il attend. L’odeur chimique se colle aux souvenirs, et le temps se met à flotter, comme si la chambre noire avait le pouvoir de faire de la vie un présent interminable. Les photos sèchent. Certaines zones se révèlent avec une clarté presque agressive ; d’autres restent dans un flou qui ne cède pas, comme pour rappeler que tout ne se donne pas, que certaines histoires restent inachevées par nature. Peut-être que le vrai travail n’est pas une image, mais ce qui entraîne vers elle sans jamais la trouver : accumuler des essais, des ratages, tourner autour d’une réussite imaginaire, et finir par comprendre que ces fragments-là — les notes, les épreuves, les reprises — sont plus authentiques que la prétendue image définitive. Ce qui l’intéresse, désormais, il ne le sait même plus ; il voudrait simplement tirer honnêtement, comme un bon artisan, et s’en contenter. Et puis revient la morsure : l’impression que l’histoire qu’il raconte n’est pas tout à fait la sienne ; que l’époque, la mode, ont volé les seules images qui comptaient réellement. Il chasse ces idées. Il écrit ça à des années-lumière de distance. Il éprouve de la tendresse pour ce petit jeune homme de vingt-six ans, parti seul à la rencontre de sa propre réalité imaginaire. Il sait maintenant que ce qui compte n’est pas une image unique, mais un faisceau, un kaléidoscope toujours en mouvement, qu’on n’arrête que de façon arbitraire — pour raconter une histoire. Et une histoire, justement, n’a pas grand-chose à voir avec la vraie vie, avec la réalité.

# été 2023 #08 | et voilà le tableau

Publié le 18 décembre 2025

idée:consigne d’“expansion” à partir d’un fragment minuscule, en prenant pour boussole deux gestes : le pied nu du Chef-d’œuvre inconnu (un morceau vivant qui surgit d’un chaos) et l’acharnement exhaustif de Claude Simon dans Leçon de choses (partir d’un détail banal et le faire avaler tout le décor). Donc : tu choisis un détail minime (objet, image, morceau de matière, angle, surface, jointure, trace), tu l’empoignes physiquement par l’écriture (pas “décrire joli”, mais serrer, inventorier, faire apparaître), et une fois le mouvement lancé, tu le tiens : le détail devient moteur, puis il mange le lieu, la situation, puis les personnages, puis le temps, jusqu’à épuisement. L’objectif n’est pas dix lignes “effet”, mais une poussée longue, obstinée, qui peut prendre des pages et des jours : rester dans la rage d’exhaustivité, laisser le réel se recomposer par strates, comme si le fragment finissait par devenir la preuve vivante au milieu du brouillard.

Un portail couleur rouille se découpe sur fond sombre ; le contraste vient des deux morceaux de mur clairs, de part et d’autre, qui bordent côté route la propriété. Des tubulures, des tiges métalliques, une peinture verte pelée par endroits ; sur les tiges, agrafé, un grillage à losanges. Les anges et les losanges, peut-être. Les écailles de peinture explosent au ralenti, éclatent, se relèvent, mus par l’ennui ou le désir de s’essayer à la figure, virgules, vagues, une flore et une faune de l’usure qui se rebiffent, rebiquent, convulsent, et l’ensemble tient par cette harmonie subtile née de deux couleurs censées s’opposer : le rouge sombre des rouilles et le gris-vert du relief, de l’abrasion. Portail battant à deux vantaux, ajourés malgré le maillage ; jadis fixé à des montants épais, verticaux, carrés, désormais faussés en quelques points par des chocs dont les raisons restent inconnues ; montants encore solidement repris dans des piliers de parpaings, dont l’un n’a jamais été enduit, détail qui laisse sur l’ensemble une impression d’inachevé, comme si on s’était arrêté en cours de phrase. Sur le portail fermé, un cadre et ses traverses ; la battue n’est plus rectiligne : un jeu apparaît, au-dessus de la serrure, et ça baille davantage en montant. Quatre gros gonds, lourds comme des gonds de grange, rouillés eux aussi, tiennent encore tout ça, comme ils peuvent, et c’est presque attendrissant qu’ils tiennent. Au-delà du portail, la vue se floute : l’angle d’une bâtisse, et surtout le lierre, masse vert sombre un peu luisante, qui mange la façade ; si l’on tend l’oreille, on devine un monde invisible d’insectes dans cette épaisseur végétale, et plus haut, sous les gouttières, les nids d’hirondelles, constructions de paille, de terre et de bave ; sur les fils téléphoniques et électriques, jadis, la partition des hirondelles que les petits écoliers chantonnaient en déboulant du hameau. Au pied du lierre, des fleurs ; une allée sableuse qui s’assombrit sous l’ombre de grands arbres ; un seau vert pâle, une petite pelle, jouets abandonnés comme après un départ pressé ; plus loin, une brouette renversée, ombre bouchée sous son ventre de métal ; à l’est, un muret de pierres sèches, une cloison grillagée qui trace la limite jusqu’au champ, et, alignés le long de cette frontière, un poulailler, un hangar, un potager au cordeau, les gestes du jardin rendus visibles par l’ordre même qu’ils imposent ; au centre, un bassin circulaire, autrefois plein d’eau, maintenant plein de terre et de pensées, bordure de pierre tachée, déjà comme un cimetière miniature ; et au-delà, des clapiers, des restes de murs, puis le champ sombre qui recule vers le gris bleuté des collines, comme pour aller se blottir dans une ombre douce, histoire de se reposer de la violence du ciel. De la première ébauche, la structure est classique : trois plans, et un point de vue de cyclope qui ne bouge pas, planté là, comme on apprend à voir sur les bancs de l’école, comme on apprend à se raconter des histoires : un sujet, un point de vue, et la réalité qui s’organise autour. En 1964, il les voit débarquer de la ville ; il a quatre-vingts ans, il vit là depuis cinquante ans, c’est lui qui a fait poser le portail, creuser le bassin, fabriquer le poulailler, et c’est lui qui, des années durant, s’enfonçait la nuit au fond du jardin pour aller faire ses besoins, avant le confort et ses promesses ; il a concédé, tardivement, qu’on mette une porte dans la cloison, pour que la voisine ne fasse plus le tour entier quand elle venait lui servir la soupe et faire un brin de ménage. Ils arrivent au crépuscule, fin d’été : son petit-fils, sa bru, et le petit ; il écarte le rideau de la salle à manger, regarde la route au-delà du mur ; quelques hirondelles sont déjà posées sur les fils, il a fait plus froid ces derniers jours, et la maison du père Bory, en face, a les volets fermés depuis juillet, depuis qu’il est devenu veuf ; on ne le voit plus, mais ça ne veut pas dire qu’il n’est pas là, il le sait, lui qui avait fermé ses propres volets à la disparition de son épouse et s’était tenu reclus à lire le dictionnaire ; dans la guerre comme dans la paix, dans la douleur comme dans la solitude, l’homme n’a jamais d’autre recours valable que celui de revisiter les mots, et plus il lit le gros livre, plus il s’aperçoit qu’il ne sait rien. Une portière claque ; il voit une grande femme admirable sortir de la voiture, vêtue à la mode du jour, presque américaine, magazine ; son petit-fils a grossi, il a perdu ses cheveux, lui qui avait, sur la photo accrochée au mur, une toison bouclée ; le petit marche à peine, blondinet joufflu, timide et gauche ; qu’est-ce que tout ça va donner, pense-t-il, puis il referme le rideau, enfile ses sabots, et descend dans l’allée à leur rencontre. Quelques mois plus tard, ils vivent à l’étage ; ils se querellent à propos d’une douche, ils veulent une colonne sanitaire sur la façade sud, un plan, une salle de bains pour lui au rez-de-chaussée, une pour eux à l’étage, et des toilettes séparées, tout ce progrès soigneusement dessiné ; ça l’agace, ce changement, mais il ne dit rien, il laisse faire, il a déjà vu ce que ça donnait, et il sait qu’on ne gagne pas contre le progrès, pas sur la durée. Elle veut que le gamin prenne une douche matin et soir ; ils se chamaillent sur le perron ; il lâche : « Vous allez en faire une fillette si vous le lavez tout le temps », et aussitôt il regrette, pas digne de lui ; ce jour-là, il décide de se taire vraiment, non par hostilité, mais par pratique : une façon d’extraire de l’expérience quelque chose de tenable, et rien ne vaut l’expérience. La maison est animée ; le gamin court, explore, et lui, instituteur, soldat, secrétaire de mairie, observe à la lumière de ce qu’il sait des hommes ; il détecte la sournoiserie, puis le mensonge, presque comme on sent la pluie ; le gamin, pense-t-il, a déjà la lèpre du commerce, des affaires, et il chante, parce qu’il n’a trouvé que ça : « Menteur, voleur, picoteur, les grenouilles te trouveront ; menteur, voleur, picoteur, les crapauds te mangeront. » Des cinq années que l’enfant passe dans la maison, il amassera une provision de nostalgie pour toute une vie ; et pourtant, des années plus tard, en examinant calmement ce qui s’est vraiment passé là, il aura du mal à y trouver autre chose que du malheur, des humiliations, des coups, une violence brute, qu’il confondra longtemps avec la rudesse paysanne, alors même que les collines ont des courbes douces, que les sous-bois apaisent, et que le Cher s’écoule avec une indolence presque insolente ; paradoxe, voilà, et peut-être la nostalgie n’est-elle que la nostalgie de cette joie unique : découvrir la nature des paradoxes. Ils reviennent en pèlerinage, en sachant le résultat d’avance ; il rétrograde en arrivant d’Hérisson, roule au pas pour s’enfoncer dans la sensation, pour comprendre les rouages de cette nostalgie, et la maison apparaît comme un spectre, un squelette, quelque chose de dévitalisé ; une femme passe le portail, et il voudrait ne pas s’arrêter, enclencher la seconde, filer, mais son épouse dit : « Arrête-toi, on va demander à la dame. » C’est elle qui parle, lui n’y parvient pas, redevenu le gamin timide ; « Mon mari habitait là, on se demandait si on pouvait faire quelques photos. » La femme les regarde comme des ennemis ; ce regard, il le reconnaît, le même qu’on portait sur lui à l’école quand il entrait dans la cour ; elle le toise et lâche : « Votre père n’était pas un homme gentil, il nous en a bien fait voir chez le notaire, à l’achat de la maison. » Un homme arrive à vélo, encore plus mauvais, comme s’il avait su tout de suite qui ils étaient ; la visite est morte avant d’avoir commencé ; il imagine la scène chez le notaire, son vieux face à ces deux-là, le plaisir sec que ça a dû lui faire, et il se surprend à être d’accord avec lui, pour une fois : des sales cons, oui, et rien que pour ça, ce pèlerinage n’est pas tout à fait vain. En roulant, il se demande comment rendre compte de tout ça encore, comme si ce n’était pas épuisé, comme si le tableau manquait de tenue, de nerf, et même d’intérêt ; avant de tourner vers Épineuil, vers le cimetière, il dit : « Et voilà le tableau. Je t’avais bien dit que c’était inutile d’y aller. » « Évidemment, soupire-t-elle, tout est de ma faute comme d’habitude. » Ils se regardent, prêts à dire quelque chose, et c’est là qu’un fou rire les surprend, juste avant de se garer devant le mur du cimetière.

#été 2023 #07bis | l’odeur prend à la gorge

Publié le 18 décembre 2025

idée : écrire l’entrée dans un lieu par le biais d’un seul sens dominant (idéalement l’olfactif), au présent, en s’interdisant le récit “psychologique”. Montrer comment cette sensation attrape le corps, remonte dans la gorge, impose des réflexes, réactive des automatismes, et produit un autre toi (un toi conditionné) qui agit à ta place. Puis, au lieu de “raconter”, adopter une posture quasi technique : observer ce double, chercher un point de vue/une contrainte pour ne pas s’y dissoudre, et décomposer l’envoûtement en éléments matériels (inventaire, combinatoire : surfaces, mains, objets, aliments, textiles, animaux, produits d’hygiène, etc.). Finir non pas par une scène, mais par une saturation lexicale (une liste) jusqu’à ce que les mots deviennent équivalents, comme si l’écriture elle-même tentait de neutraliser l’emprise (désenvoûtement par épuisement).

L’odeur vous prend à la gorge sitôt qu’on entre : agréable, désagréable, ce n’est pas le problème. C’est une odeur reconnaissable entre toutes — l’odeur de la maison familiale — qui s’accroche illico à vos souvenirs, à votre mémoire, et vous recompose immédiatement en tant qu’élément de cette maison, de cette famille. Tout se métamorphose dès le seuil franchi : l’envoûtement entre par les narines, remplit instantanément le corps entier. On dit “ça vous prend à la gorge” parce que oui : c’est une étreinte, un toucher qui arrive par le nez, remonte au ciboulot, et vous fabrique une empoigne qui vous serre le kiki ; alors aucun mot ne jaillit que des vieux mots usés, désespérants de les sentir ressortir sous cette contrainte olfactive. Décrire cette odeur ? On sait tout de suite que c’est vain : on décrit pour être lu, entendu, compris, or ici il n’y a rien à comprendre — tout à sentir, à ressentir, à ressasser. L’envoûtement, c’est le ressassement : boucle de sensations, de sentiments, de réflexes pavloviens. Et voilà l’irruption olfactive d’un double de soi-même sur quoi on n’a aucun contrôle : il faut le savoir, chercher un siège, et observer, le plus calmement possible, les agissements de ce double dans les lieux, au contact des autres personnages du lieu. Après l’effroi, l’angoisse traversés, on peut tenter des stratégies, mais elles demandent de revenir — physiquement, en pensée, par imagination, peu importe : ce qui compte, c’est l’angle, le point de vue, la contrainte qu’on s’imposera pour pénétrer dans le même envoûtement sans s’y dissoudre, en gardant en tête que le but est d’en sortir, de se désenvoûter. On peut suivre chacun à la trace, non pas pour “raconter”, mais pour discerner ce qui compose l’odeur : les doigts qui viennent d’éplucher l’ail, l’oignon, de fumer, de caresser le chien, de se torcher le cul, de se curer le nez ou l’oreille ; les odeurs passent ainsi du plan familial au plan plus individuel, plus intime, au plan de l’être sans le rôle — et cette bascule, au bout du compte, imprègne l’observateur, l’envahit, le colonise, surtout si le penchant à la nostalgie est fort, si le caractère est faible, si la solitude essentielle n’a pas été explorée de fond en comble, si la maison où l’on entre est encore, par abus de langage, SA MAISON. Alors non : il ne faut pas prendre l’olfactif un par un, il ne faut pas en faire une histoire, un récit, des personnages. Plus pertinent : créer des assemblages, des combinatoires, amasser du matériel de mots en amont pour l’épuiser copieusement — suffisamment pour s’abstenir ensuite de vouloir s’en servir. Parvenir à une indifférence vis-à-vis de ce matériel-mot, où le mot merde devienne l’équivalent parfait des mots ail, oignons, chien, cigare, pipe, pet, tapisseries, poussière, moquette, tapis, livres anciens, brûle-parfum, dentifrice, après-rasage, déodorant pour chiottes, suppositoire, médicament, fleurs coupées, pieds, aisselles, entrejambe, haleine.

#été 2023 # 07 | Ça doit venir du ventre

Publié le 18 décembre 2025

idée : faire exister le corps d’un personnage non pas “à la Balzac” (portrait, vêtements, traits recomposés), mais en mouvement, au présent, comme une surface active : gestes, tensions, réglages, postures, souffle, micro-rituels, façon de “se préparer” avant d’entrer en scène. Le modèle (via Schefer lisant Woodman) : il y a une préparation (mise en place, réglage, tenue, dispositif), puis ça échappe au moment où l’image advient — et toi, tu dois écrire juste avant ce basculement, en restant collé au concret, sans commentaire psychologique ni discours sur l’art. L’idée de caméra collée au corps (assistant qui guide pendant que la caméra recule) sert d’image opératoire : écrire au plus près, accompagner, cadrer, suivre.

Ça doit venir du ventre, qu’il dit, mais il ne le dit pas comme un conseil : il le dit comme un ordre, comme si mon tympan lui appartenait déjà. Il marche dans la pièce en cherchant l’endroit où la lumière tombe juste, pas trop, pas trop peu, et il s’arrête net, la tête légèrement de biais, comme s’il écoutait si son corps fait assez de bruit pour mériter d’exister. Il pose une main sur son bide, l’autre sur sa gorge, il presse, il relâche, il teste la tuyauterie, il avale de l’air et le garde, il le remue, il le fait passer plus bas, plus bas encore, et ses yeux se plissent d’un contentement mauvais : voilà, ça y est, ça circule. Il me regarde comme on regarde un outil qui n’a pas servi depuis longtemps. « Parle plus bas, tu marmonnes. Tout ce qui marmonne me rend sourd. » Et il n’attend pas ma réponse : il approche sa bouche, très près, il me souffle dessus comme pour vérifier si je suis vivant, puis il recule d’un pas et commence la préparation, la vraie, celle qui précède toujours ses crises d’éloquence. Il roule ses épaules, il secoue ses mains, il fend l’air avec les bras comme un nageur lourd, il fait craquer sa nuque, il tapote ses joues, il tire sa langue, il frotte ses incisives avec le pouce, il met deux doigts dans son oreille et gratte, sans pudeur, comme si la propreté n’était qu’un obstacle à la phrase. « Tu vois, ça, c’est ton problème : t’as le corps timide. T’as le corps en papier. » Il dit papier et il rit, gorge ouverte, gorge sale, et je vois la salive qui brille un instant au coin de sa bouche avant de disparaître. Il remonte sa ceinture, la redescend, la remonte encore, cherche l’endroit exact où ça serre, où ça tient, où ça fait autorité ; il s’appuie contre la table, puis s’en décolle comme s’il s’était brûlé, et il recommence à respirer, à gonfler, à faire travailler l’intérieur. Je comprends que tout est là : l’attaque ne sortira pas de sa tête, elle sortira de ses tripes. Il se rapproche encore, à portée de poing, et il parle enfin “ventre”, comme il dit, plus grave, plus bas, avec cette menace ridicule et réelle à la fois : « Écoute ma bouche reliée à mon anus, écoute comme ça s’aligne, comme ça se branche, comme ça devient une seule pièce. » Il se palpe le cou, les clavicules, il pince la peau, il la tâte comme une viande, puis il fait un pas de côté pour se remettre dans l’axe de la lumière. Et alors, sans prévenir, il commence à se déshabiller, mais là encore ce n’est pas un strip-tease, c’est un démontage méthodique : d’abord la cravate, qu’il dénoue lentement, très lentement, comme une corde qu’on retire d’un cou ; ensuite la chemise, bouton par bouton, avec une application presque scolaire ; puis le marcel à rayures, qu’il roule en boule et jette sur une chaise ; puis le pantalon, qu’il fait glisser en le tenant à deux mains comme une peau trop lourde ; puis le slip kangourou, qu’il baisse d’un geste bref, sec, définitif, et il reste là, nu, au milieu de la pièce, pas beau, pas héroïque, mais sûr de sa masse, sûr de sa présence, sûr de sa gravité. Il joint les jambes, il étend les bras, il se met en croix, oui, en croix, comme s’il fallait une posture ancienne pour rendre acceptable sa vulgarité neuve, et il baisse les yeux par une pudeur de théâtre, par une pudeur fabriquée, exactement au moment où je manque de rire : il a oublié d’ôter ses chaussettes. Il ne bouge pas. Il tient. Il respire. Il attend que je le regarde comme il veut être regardé. Je le sens, là, juste avant que quelque chose échappe — juste avant l’instant où il va chercher le geste de trop, la parole de trop, le signe qui fera basculer la scène dans l’image, et je n’ai pas envie de l’aider, je n’ai pas envie de le retenir non plus.

#été 2023 #06bis | Combien pour l’ensemble ?

Publié le 18 décembre 2025

un genre de refrain, par exemple combien pour l’ensemble

Il dit : « Il n’y a pas d’échange totalement satisfaisant. Il y a toujours un déséquilibre : un qui est niqué, l’autre pas. Même à l’époque du potlatch, c’était déjà comme ça, pas de rustine à y mettre. » Et moi, à côté, je me tortille les doigts. Je me dis : merde, le niqué de l’affaire, si c’était toujours le même. Parce qu’on s’imagine un 50/50 : un coup toi, un coup moi. Mais c’est comme la température : c’est surtout une affaire de ressenti. Et le ressenti, chez certains, c’est d’être le niqué perpétuel. « Bon, il faut dire que tu te niques assez bien tout seul », ajoute-t-il. « À la rigueur, tu n’as besoin des autres que comme figurants pour ton happening, ton installation pseudo-artistique d’autodestruction spectaculaire. » Je l’écoute, je bois ses paroles, et du fond de ma gorge monte un gargouillis qui arrive à peine aux lèvres. « Tout ça pour ça », j’allais dire, et je m’abstins. Un reste de respect pour l’intelligence d’autrui, si ce n’est pour la mienne.

Là-dessus je me mets à regarder les choses sous un autre angle.

« Combien pour l’ensemble ? » chantonne une voix, rue des Marchands, en faisant des volutes dans l’air bleuté du matin.

Et ça m’atteint l’oreille cruellement : tant de beauté d’un coup.

De quoi parle-t-on ? D’un vêtement, d’une vie, d’une amitié, d’un amour ?

« Combien pour l’ensemble ? » et ma cervelle se met à compter, comme une machine. Compter ce qu’on a avalé, ce qu’on a reçu, ce qu’on a usé. Le lait, les soupes, les patates, les bols alignés comme des jours. Et puis les pas : lit, plaque, lit, plaque, dans une chambre avec gaz, dix ans, deux mètres, retour, quinze kilomètres, ridicule. Alors je multiplie. Je corrige. Je triche un peu pour que ça ressemble à quelque chose.

Dès que je mets un doigt dans les chiffres, je me perds : j’ai cette maladie depuis tout petit, passé mes dix doigts je ne sais plus.

J’ai connu une fille, elle, qui savait compter. Elle comptait sur moi. Je me tenais à quatre pattes et elle faisait ses calculs sur mes reins, mais ça n’allait jamais : je bougeais trop. « RESTE TRANQUILLE, tu me flanques le tournis, j’arrive plus à compter », disait-elle. Ou bien, implicitement, elle me demandait de me plier en quatre pour que tout gaze.

Alors je me découvre nu et pas beau : laid, horrible… calculateur. Ce qui n’est pas un mince paradoxe pour un type qui prétend ne pas savoir compter.

« COMBIEN POUR UNE NOUVELLE PAIRE ? »

Je suis doté d’une mentalité de pauvre depuis l’origine. J’entre dans un magasin de chaussures et je ne vois que les étiquettes. Les chaussures, c’est secondaire : ce qu’on regarde, c’est le prix.

59 francs.

Voilà, une paire à mes pieds. Un effort de 9 francs : pas la mer à boire. Une petite largesse de pauvre.

Et puis, comme si ce simple achat me donnait le droit de faire des additions plus vastes, je pense au patrimoine sur trois générations : ce qu’ont amassé mes grands-parents, mes parents, moi — ce que ça a coûté en heures, en dos cassés, en renoncements — et ce qu’il en reste.

Rien. Zéro. Nada.

Avec un peu de chance, si je ne crève pas avant, une retraite qui ressemble à une Bérézina.

Je me vois déjà à ressortir les cartons : actes, talons, baux, avenants, livres de comptes. J’ai tout conservé depuis que j’ai une cave et un grenier. Tout est là, il suffirait de s’y mettre. Et puis je me dis : à quoi bon, quand une paire coûte maintenant six fois plus, quand tu te demandes déjà comment tu vas oser racheter ce qui te permet simplement de marcher sans te faire mal aux pieds.

Et derrière, ça continue : un pneu, un cercueil, une concession, tout ça se paye. Même la salubrité publique a son tarif.

Dans les échanges, il y a toujours un niqué, je veux bien le croire. Dans l’histoire aussi : toute cette force de travail des générations d’avant, ajoutée à la nôtre, dissipée, et au bout du compte si peu de chose pour soi. Et une planète en liquidation, en dépôt de bilan, en faillite totale.

Ouais : combien pour l’ensemble ? On peut se demander, et tourner les talons.

#été 2023 #06 | l’argent que je n’ai pas

Publié le 18 décembre 2025

idée : prendre un personnage (ou une famille, une maison, une rue) déjà là dans le cycle, et mettre l’argent au premier plan comme force invisible — pas “thème social” plaqué, mais champ abstrait qui traverse les corps, les relations, la honte, le pouvoir, la violence, la peur, le futur. Écrire un portrait au vocabulaire de l’argent : salaires, fins de mois, retraits, carte, chèque, crédits, dépenses, dons, vols, épargne, petites transactions, rituels, obsession, tout ce qui se dit et surtout ce qui ne se dit pas. Balzac en filigrane (argent comme moteur souterrain partout), et un appui Pireyre/Tarkos pour assumer que le lexique financier peut devenir matière romanesque. Bref : “parlons argent”, au ras des objets (porte-monnaie, distributeur, carnet de comptes), mais en laissant remonter ce que ça fait aux gens.

L’oncle Henri ne prononçait pas publiquement le mot argent : il disait fric ou pognon, avec l’air de le mépriser. Mais une fois ou deux, à ma mère, à voix basse, il demanda si elle ne pouvait pas lui en donner un peu. Alors elle se levait, prenait son sac, cherchait son porte-monnaie, et lui tendait quelques billets, comme on fait l’aumône. Je voyais sur lui une émotion compliquée, un mélange de gratitude et de vexation. Et si, par hasard, je me trouvais sur le chemin à la fin de leurs petites transactions, il redoublait de propos acerbes à mon égard, comme si j’étais, d’une certaine manière, comptable du manque, comme si ce qui passait par ma bouche et par mes fringues lui était soustrait, volé. Mon père, lui, se chargeait du reste : il me prédisait régulièrement que je finirais comme Henri, raté comme Henri. Je ne parvenais pas à le prendre vraiment en grippe : je le comprenais sans l’excuser, et cette compréhension me calmait, un peu. L’argent, chez nous, avait surtout la forme de l’invisible. Mon père allait le samedi matin au distributeur du Crédit Agricole : il retirait le nécessaire pour la semaine et en remettait une partie à ma mère pour les achats courants. Le reste restait sur le compte, avalé par les prélèvements. Il voyageait avec le solde de ses retraits et n’utilisait la carte bleue qu’en cas d’urgence. Le chéquier, lui, ne sortait jamais du tiroir fermé à clé de son bureau Napoléon. Faire un chèque relevait du rituel : réfléchir, peser, hésiter. Puis, d’une écriture scolaire, très lisible, très appliquée, il remplissait. Et pour conclure, avec une sorte de rage, il apposait sa signature : un large paraphe bourré d’arabesques. C’est durant l’été 1976 que je gagnai mon premier argent, au Grisot de L’Isle-Adam. Je savais d’avance pourquoi j’en avais besoin : une guitare d’occasion pour jouer du Marcel Dadi, une Epiphone Les Paul. Elle me coûta une grande partie de mon salaire, avec la méthode, un jeu de cordes en acier, deux ou trois médiators, un capodastre. Premier achat sérieux de ma vie. Quand mon père vit comment j’avais employé cet argent, il entra dans une colère froide qui ne s’est plus vraiment calmée. Très vite je laissai tomber Marcel Dadi, trop raide, et je passai à Brassens, Dylan, Le Forestier : des chansons qui tenaient mieux dans mes doigts et dans ma tête. On avait déménagé dans une banlieue moins cossue, mon père avait perdu son boulot et traînait une rancune qui cherchait un point d’accroche. Quand il m’entendit m’acharner dans ma chambre, la patience lui manqua. Et comme l’épi que j’arborais au sommet du crâne l’indisposait, il saisit les ciseaux de couture de ma mère et me le coupa en plein repas. Ça déclencha une bagarre au terme de laquelle je me retrouvai expulsé de la maison familiale, avec mes vêtements — et sans argent. Comme j’étais du genre fier, je revins aussitôt, je fis mon sac, j’emportai ma guitare, et je retraversai le seuil en jurant à tout ce beau monde qu’il ne me reverrait pas de sitôt. Puis je pris la route qui descendait des hauteurs de Limeil vers le RER de Boissy-Saint-Léger. J’irai à Paris, je jouerai dans les rues : j’élaborais, au rythme de mes pas, des stratégies pour survivre. J’étais à la fois peiné et, étrangement, soulagé, remonté à bloc comme un coucou mécanique. C’est en arrivant sur le quai que je me rendis compte qu’il pleuvait et que mes Clarks avaient pris l’eau. Dans la rame flottait une odeur de fleurs des champs. J’avais la sensation qu’elle venait de moi, qu’elle remplissait tout le wagon : une odeur de sainteté retrouvée, un parfum de myroblyte, ni plus ni moins.

#été 2023 #05bis | mythologie

Publié le 18 décembre 2025

idée : Partir d’un point d’intensité (une scène de bascule, de violence latente, de foule, de panique, de désir de “passage à l’acte”), et le raconter comme une mythologie : non pas “ce qui s’est passé”, mais ce que l’espèce raconte pour rendre l’événement supportable et transmissible. Le texte peut prendre la voix d’un chœur (corbeaux, meute, anciens, “on”), une voix de légende qui grossit, accuse, prophétise, et compresse le temps : siècles, saisons, comètes, retours, “never more” qui ne tient pas. On vise l’incantation, la poussée, la répétition, la tentation (“tue, tue, tue”), et le mécanisme : comment un “bon gars” se découvre entraînable, comment la naïveté se fissure, comment le vernis moral sert juste à tenir jusqu’au prochain déchaînement.

« Avant, avant, avant », ils gueulent, et d’autres hurlent « meilhor » (la main droite sur le cœur), et ça dévale, ça s’épaule, ça s’encourage : « Tue, tue, tue ! » Le pennon bien en avant, comme dans Feuilles d’herbe de Whitman. Mon Dieu, il n’y a que ça : se sentir en guerre contre tout et n’importe quoi, pourvu qu’on soit en guerre, et c’est pour eux, pour vous, une joie intense de lâcher votre infecte tranquillité pour vous ruer ainsi, baïonnette au fusil, bave au menton, pour en tuer d’autres — ennemis, adversaires — eux aussi gueulant « tayau » dans le sens inverse, à traverser fleuves, frontières, pics et monts, pour assouvir leur colère artificielle, pour retrouver cette sauvagerie d’orgie grégaire. Lui regarde ça passer avec son air ahuri : « le bon gars » qu’il pense être, singulier, avec de neufs andouillers vigoureux ; vous n’y êtes vraiment pas, l’ami : la guerre est là, sautez, dansez, battez des mains, youpi, du plus vieux au plus jeune, merveille qu’ils en raffolent, tout ça d’un coup dans sa rue, pendant qu’il les regarde comme un cerf qui croit que la meute n’est pas pour lui. À un moment, c’est sûr, l’absence de hasard fera qu’il sera tenté d’entrer dans l’orgie ; il en fait déjà des cauchemars, signes nets d’un désir, et dans sa tête « tue, tue, tue » résonne comme une invitation à se mêler, à mordre, à tuer le père, la mère, le Saint-Esprit, à tout tuer et retuer encore, jusqu’à ce qu’il ne reste rien que de la boue, à refabriquer du golem vert, toute une tranquillité à recréer : une fable neuve, un vernis, un joli trompe-couillon qui trompera d’autres ahuris comme lui. Voilà l’histoire, la très triste histoire que se racontent les corbeaux autour des ruines : tu crois que ces hommes-là étaient des hommes, mais ce n’étaient que des bêtes, bien moins malignes que nous autres corbeaux, et tous les « never more » n’y changent rien : on attend le délai légal de prescription et d’oubli, et ça revient comme reviennent les comètes, les saisons, la taille, la gabelle, jusqu’à la Saint-Glin-Glin, à Pâques et à la Trinité. Une pauvre histoire de glandes, vous dis-je. Et vous qui êtes si délicat, teint pâle, lèvres rouges, mains fines, vous voulez encore qu’on vous croie doux : gardez vos sourires, donnez-nous vos mots d’amour, vite, qu’on ait juste de quoi tenir avant de courir vers l’infâme, avant le point de non-retour, avant notre propre néant. Il avait écrit ça d’une traite, sans respirer ; il ne savait pas pourquoi ; les narines dilatées, trempé d’humeurs, et si un chien s’était pointé il aurait rêvé de l’éventrer, et la meute l’aurait suivi ; il remua la tête : deux arbres sur son front projetaient leur ombre immense sur la plaine ; le soleil dans son dos, et il fallait bien s’y résoudre : sa naïveté aussi.

#été 2023 #05 | La mort de Vania

Publié le 18 décembre 2025

La proposition #05, telle que je la comprends, ajoute deux choses à tout ce qu’on a déjà ouvert avant : 1) un point d’intensité très court dans le temps (un instant qui bascule), 2) la démultiplication du récit par témoins (plusieurs voix, plusieurs métiers, plusieurs angles), de façon à faire sentir que “la réalité” n’est pas un bloc mais une somme de perceptions incompatibles. La compression, c’est ça : un événement qui dure peu, mais qui “prend” énormément de place parce qu’on le refracte, on y revient, on le reconstitue, on le contredit.

TÉMOIN 1 — MOI De Vania, je ne sais presque rien, et pourtant je le sais par cœur : c’est le paradoxe. On nous a appris à parler bas de lui, comme d’une anomalie qu’on tolère tant qu’elle ne fait pas de bruit. Un Russe chez des Estoniens, un homme qui vivait là “depuis toujours”, donc personne ne se souvenait vraiment du début. Un dimanche, ou un jour de semaine, je rentre du lycée, je vois la mob bleue d’Henri devant la maison, la vieille pourrie avec ses protège-mains dégueux. Dans la cuisine, deux verres à moitié vides sur la table. Je m’apprête à monter, je fais comme si la saloperie d’Henri n’était pas entrée dans mon oreille, et c’est ma mère qui dit, d’une voix neutre : “Faut qu’on te dise : Vania est mort.” Je ne sens rien sur le moment, ou je le cache, parce qu’eux guettent un signe sur mon visage. Mais derrière la phrase, ce qui remonte d’un coup, c’est la pêche comme prétexte, les bords de Marne, l’embarcadère face à une île, le grand saule, et ce silence à deux qui ne gêne pas. Et l’emblème au-dessus de son lit, dans la salle à manger : deux poignards encadrant une tête de mort, une plaque patinée, et trois livres en russe sur une étagère. Je me dis : j’aurais aimé garder ça. Et c’est là que le monde montre sa grimace.

TÉMOIN 2 — LA MÈRE Je l’ai dit comme on dit une chose qu’on ne peut pas rattraper. “Faut qu’on te dise : Vania est mort.” J’ai choisi la phrase la plus plate, la plus courte, parce que si j’en faisais une autre, je partais. Et je ne voulais pas partir devant mon fils et devant Henri. Henri était là depuis je ne sais combien de temps, depuis son accident, depuis sa moitié qui avait lâché, depuis ses blagues sales qui ne sont pas des blagues. Il avait posé ses verres comme il pose tout : en occupant la place. Je savais qu’il allait parler, je savais qu’il allait salir le moment, parce que c’est ce qu’il fait dès qu’un endroit menace de devenir humain. Vania, moi, je ne sais pas comment le dire : je l’ai connu adulte, je l’ai connu déjà installé, déjà là, pas comme un père, pas comme un mari, comme une présence qu’on contourne. Il avait ses silences. Il sentait parfois le tabac froid et un savon bon marché. Il ne demandait rien. Alors sa mort est arrivée comme arrivent les morts dans cette famille : sans récit, sans cérémonie intérieure, juste une information. Je l’ai dite vite, et j’ai eu peur, pas de la mort, mais de ce que ça allait déclencher : la cruauté d’Henri, le mutisme du père, et chez mon fils ce truc qui se ferme et qui ensuite te revient la nuit sous forme de rage.

TÉMOIN 3 — HENRI Vous voulez que je vous raconte ? Je vais vous raconter : on me fait passer pour le salaud, mais c’est pratique, ça arrange tout le monde. Vania était un meuble. Voilà. Un meuble qu’on a toujours vu dans la pièce, et puis un jour il n’est plus là, ça fait bizarre, on regarde deux secondes, et on passe à autre chose. Moi, j’ai vécu là, moi, j’ai vu qui faisait quoi, moi j’ai pris sur moi. Et quand il est mort, vous croyez qu’il fallait faire quoi ? Mettre des bougies, écrire des poèmes, se prendre pour Tolstoï ? J’ai fait ce qu’il faut faire : débarrasser. J’ai vidé. J’ai trié. J’ai chargé. La déchetterie, c’est fait pour ça : les restes, les merdes, les trucs qui encombrent. Et j’ai tout balancé, oui, toutes ses affaires. Et quand le gamin a eu ce regard, je l’ai vu tout de suite : il voulait des souvenirs, il voulait son petit fétiche, sa tête de mort, ses poignards, ses conneries de Russes. Alors je l’ai prévenu, cash, parce que sinon il fait la morale, il pleure, il joue les sensibles. Je lui ai dit : “Je reviens de la déchetterie, j’ai balancé toutes ses affaires, tu pourras pas te masturber avec ses souvenirs.” C’est vulgaire ? Peut-être. Mais au moins c’est clair. Et derrière, qu’est-ce qu’il y a ? Rien. Un enterrement minable à Valenton, trois pelés, parce que les autres bossaient. Moi aussi j’aurais préféré bosser.

TÉMOIN 4 — LE PÈRE On ne rate pas l’école pour ça. C’est aussi simple. On ne se fabrique pas des exceptions en cascade, sinon après c’est la foire. Vania n’était pas de la famille. Vania était là, voilà tout. Il a vécu sous le même toit, oui, mais ça ne donne pas des droits. Les droits, c’est l’effort. Les droits, c’est ce qu’on tient. Je n’ai pas pleuré à la mort de Vania, et je n’ai pas demandé qu’on pleure. On enterre, on continue. J’ai dit qu’il allait au lycée et qu’il n’irait pas au cimetière. Si chaque fois qu’un adulte meurt on suspend tout, on ne fait plus rien. J’ai connu des morts plus proches. J’ai connu des morts qui coûtent. Vania, c’était le type qui traînait avec sa pêche, ses silences, ses histoires de guerre qu’on ne vérifie pas. C’est triste, oui. Tout est triste. Mais la tristesse ne donne pas des diplômes. Et quand je vois ce garçon monter dans sa chambre, fermer la porte, mettre sa musique à fond pour se faire exploser la tête, je me dis : voilà, c’est ça le problème. Il cherche une raison. Il cherche une scène. La vie ne te donne pas des scènes, elle te donne des journées, et tu te lèves.

TÉMOIN 5 — LE TYPE DE LA DÉCHETTERIE Je me souviens du tas. Les gens disent toujours “j’ai balancé”, comme si les objets disparaissaient par magie. Non. Ça arrive ici, ça pèse, ça cogne, ça traîne, ça prend la place. Il est venu avec une bagnole chargée n’importe comment, un type grand, pas bien fini, le visage fermé, l’air de quelqu’un qui veut en finir. Il a jeté des sacs sans regarder, comme si regarder allait lui faire du mal. Il y avait des vieux papiers, des fringues, des livres en langue étrangère — ça, je l’ai vu, parce que ça saute aux yeux : alphabet qui n’est pas le nôtre. Il y avait aussi un truc métallique, une plaque, un truc avec une tête de mort ou un dessin sombre, je ne sais pas, je n’ai pas pris dans les mains. Lui, il a ri, un rire mauvais, et il a demandé où ça allait, “ferraille ou encombrants”, comme si c’était la question de sa vie. Je lui ai dit : ferraille là, le reste là. Et il a tout balancé. Après il est reparti vite, sans se retourner, comme ceux qui viennent jeter une maison, pas seulement des objets. Nous, on voit ça tous les jours : les gens croient qu’ils jettent des choses, mais ils jettent des morceaux d’eux-mêmes, et ça ne marche pas, ça ne marche jamais, ça revient autrement.

TÉMOIN 6 — “LA BLONDE” Ils disent “sa blonde” comme on dit “son problème”. Ils ne veulent pas dire mon nom, parce qu’un nom rend les choses réelles, et ils préfèrent que Vania reste flou, que tout reste flou. Oui, je l’ai revu avant sa mort. Oui, il était encore vert, comme vous dites, et c’est ça qui a fâché tout le monde : qu’il ait gardé une part à lui, qu’il n’ait pas entièrement obéi au décor familial. Il ne racontait pas sa vie, il n’expliquait rien, il avait cette pudeur-là, ou cette ruse. Il parlait peu, mais quand il parlait, on sentait que ce n’était pas pour remplir. Il m’a dit une phrase, je m’en souviens : “Ici, on me tolère.” Il ne se plaignait pas. Il constatait. Je lui ai demandé ce qu’il voulait qu’on fasse pour après, pour ses affaires. Il a haussé les épaules. Il n’attendait rien. Il avait déjà compris que personne ne garderait rien, que tout finirait dans un trajet, un coffre, une benne. Ça ne lui faisait pas peur, je crois. Ce qui lui faisait peur, c’était d’être absorbé vivant, d’être réduit à une anecdote. Alors oui, quand j’apprends qu’ils ont tout jeté, je ne suis pas surprise. Et quand j’apprends qu’il n’y avait presque personne à Valenton, je ne suis pas surprise non plus. La surprise, c’est seulement qu’un gamin, lui, pleure. Parce que pleurer, dans cette famille, c’est déjà désobéir.

#été 2023 #04 bis | Nuits de samedi à dimanche

Publié le 18 décembre 2025

variante : faire un montage de temps disjoints à partir d’un même marqueur temporel (ici “la nuit de samedi à dimanche”), en enchaînant plusieurs vignettes au présent narratif ou au passé proche, sans transitions explicatives, juste par la répétition de la cheville. Autrement dit : une variante de “superposer les temps”, mais au lieu de deux nappes qui s’entrelacent, tu fais un chapelet de surimpressions (presque un “Bourlinguer” intime : un même port, mais plusieurs arrivées).

Dans la nuit de samedi à dimanche, le téléphone sonne tout à coup. Pépé — mon grand-père, le père de mon père — est mort. « Robert est mort dans son sommeil », a dit ma grand-mère à ma mère. C’est toujours elle qui décrochait : un combiné noir posé sur une petite nappe en dentelle blanche, le tout sur un guéridon en faux acajou, près de la télé. Ça a l’air d’être une chance, mourir dans son sommeil. On nous fait nous habiller, mon frangin et moi, et nous asseoir dans la voiture. Une Ami 8. Sur la route, ma mère le répète à mon père : « Quelle chance de mourir dans son sommeil. » De temps en temps, mon père me regarde dans le rétroviseur. Il a le regard inquiet, ce qui est rare. D’habitude il est plus suspicieux qu’inquiet. Ce regard entre nous deux, dans le rétroviseur, c’est une affaire. Mais cette nuit-là… Peut-être qu’il pense qu’un jour, lui aussi, aura cette chance. Peut-être qu’il pense qu’un jour ce sera moi qui conduirai, et que je regarderai mon fils comme il me regarde. Mais non. Mon père s’est éteint un lundi matin, à 7 h 10, à l’hôpital de Créteil.

Dans la nuit de samedi à dimanche, je ne dors pas : j’attends le retour de mon père, qui revient de Dijon. Mon carnet de notes, ce trimestre-là, est désastreux. Je pense à la rouste. Ça le met hors de lui que je n’obtienne pas de bonnes notes. Nous habitons encore à La Grave, dans la maison de l’aïeul mort l’année passée. Quatre-vingt-cinq ans, dans son lit, dans sa maison : tout le monde appelle ça une chance. Moi, cette nuit-là, j’attends mon père. La chambre est en semi-pénombre, la lune passe entre les volets de fer. Quand je repense à ces insomnies, je me demande si j’avais peur de la rouste ou si je me sentais déjà coupable de le décevoir. Notre aïeul était instituteur, un homme discret, gazé en 14. Mon père, lui, n’aura qu’un diplôme de soudeur. J’imagine qu’il veut que je fasse ce qu’il n’a pas fait : monter.

Dans la nuit de samedi à dimanche, nous sommes trois. J’ai douze ans, je crois. On passe l’été à Villevendret, chez mes grands-parents paternels. Et on a cette idée : casser la porte de la cave du père Dumas, à l’hôpital de Montluçon. On sait qu’il est veuf, qu’il n’y a personne. La porte résiste, serrure à l’ancienne, et puis CRAC : elle cède. Lampe de poche rectangulaire, piles MAZDA. Pas d’électricité dans la cave, comme dans toutes les caves du hameau. Ça sent la terre battue, les pommes, les oignons. Les bouteilles sont sur des étagères en fer, le cul en avant, avec un film de poussière. On en prend une dizaine, ce qu’on peut. On ressort, on éteint la lampe. Dehors, il fait doux, les grillons. Et je me souviens surtout de ça : la nuit noire qui vous reprend d’un coup, avec le triomphe et la culpabilité en même temps. Le père Dumas nous traitait de morveux, crachait quand on passait sous ses fenêtres. Il est mort quelques jours après. Forcément on s’est crus responsables. Et puis son vin était mauvais, une piquette : on a ouvert une ou deux bouteilles et jeté le reste dans les taillis. Nuit du samedi au dimanche. Villevendret. 1972.

Dans la nuit du samedi au dimanche, mon corps entier prend une décharge et je flanque un coup de poing dans le matelas pour rassembler mes esprits, pour ne pas crever. Je m’entraîne à méditer pour ne pas devenir cinglé. Beaubourg, un bouquin sur le yoga, je crois. Ma méthode : allongé, respiration. Dès qu’une pensée arrive, je la renvoie doucement : laisse-moi tranquille, je respire. Jusque-là je m’endormais. Mais cette nuit-là, coup de poing : néant total. J’ai cru que j’allais crever.

Dans la nuit de samedi à dimanche, je pose mes cuvettes sur le chauffage à inertie, celui qu’on a monté au septième avec mon oncle Kalio. Je suis seul, P. est absente le week-end. Je développe des négatifs. La semaine, je photographie autour du boulot, rue Vieille-du-Temple : surtout des paysages, parce que je n’ose pas aller près des gens. Noir et blanc, et je viens de découvrir Ansel Adams, le Zone System. Il y a quelques jours, Mitterrand a été élu, la foule à la Bastille : j’y étais, appareil en bandoulière, plans larges, incapable de m’approcher. Cette nuit-là, je me dis que je devrais tout revendre, les Nikon, et m’acheter plus discret : un 35 mm. J’ai vu un Leica d’occasion à La Motte-Picquet–Grenelle. Même en vendant tout, il faudrait encore un crédit.

Dans la nuit de samedi à dimanche, je recompte mes billets sur le lit. Peu d’argent. Je ne sais pas comment je vais tenir six mois. Demain, à l’aube, je descendrai chercher une agence pour Téhéran. On m’a dit : surtout pas l’avion. Sur le lit il y a mon Leica, des bobines au mètre, une petite cuve noire, et ces billets. Le plus dur, c’était de faire le saut, de partir. Sinon je serais encore là-bas : Bull à Pantin le jour, IBM place Vendôme la nuit, à dormir en grappillant. J’ouvre la fenêtre. Odeur de viande grillée, enseignes en turc, sons entêtants. Château-Rouge, mais ailleurs.

Dans la nuit de samedi à dimanche, je pousse le portail de la maison du consul. Des loups m’accueillent en montrant leurs dents. La femme du consul leur crie de s’éloigner ; je l’ai déjà vue à l’antenne de Médecins du Monde. Je photographie les loups qui repartent la queue basse. « Alors, comme ça, vous partez demain ? » — « À l’aube. » — « Et ça ne vous effraie pas ? » — « Je veux faire des photographies, on n’a rien sans rien. » Dans une vaste pièce, des médecins avec leurs épouses ; l’alcool a déjà fait son travail. Une femme ivre me parle du Caire : « Si vous saviez comme c’est dégoûtant… » Je bois un verre, je prends quelques photos, plans larges, manque de lumière. Je n’ai qu’une envie : partir. Je pense aux loups dehors. Je pense aussi à ces expats, permanganate, boys, opulence. Je me dis : je suis un loup moi aussi. « Bonsoir, merci pour l’accueil, tcho. » En marchant dans les rues de Quetta, je pense à À la ligne de Joseph Ponthus. Je me sens plus proche des gars en usine que de ces gens-là

#été 2023 #04 | superposition des temps

Publié le 18 décembre 2025

idée : écrire un même lieu et une situation parallèle à deux moments disjoints, avec les mêmes personnages (idéalement), en superposant les deux temps dans un seul bloc : les deux au présent, et l’italique sert uniquement de balise pour savoir “dans quel temps on est”.

Il n’aime pas L’Isle-Adam : pour lui, c’est le village, toujours le même — Vallon-en-Sully, Montfort-l’Amaury, Le Péage-de-Roussillon, l’entité village. Le lieu où l’anonymat, la clandestinité, sont impossibles. Il arrive à pied et, de loin, il voit cette présence menaçante du bourg. Après la voie ferrée, deux ponts à franchir avant d’entrer dans la grand-rue. Presque à l’entrée, sur la gauche, la grande bâtisse bourgeoise : la maison du médecin. Une maison et une charge de notable qu’on se transmet de père en fils. Il va au lycée et il n’aime pas ce fils de médecin dont l’avenir est tracé. D’ailleurs, quand il repense à sa scolarité, il se rend compte qu’il n’aime personne ici : tous ces fils de notables à qui tout semble dû l’écœurent, il les méprise.

Pourtant Ferrera n’est pas un nom local. Les Ferrera sont là depuis longtemps, assez longtemps pour que le village ait oublié l’origine douteuse, assez longtemps pour qu’un médecin ne soit plus un métèque. Ferrera le fils n’y pense même pas : il a la suffisance des gens nés quelque part. Non, il ne l’aime pas, pas plus qu’il n’aime le village. D’ailleurs il n’habite pas encore L’Isle-Adam : il habite à Parmain. Pour y aller, il descend du train à Parmain, marche neuf minutes, franchit les deux ponts au-dessus de l’Oise, dépasse la demeure des Ferrera, entre dans L’Isle-Adam — et chaque fois il a l’impression d’entrer dans une bouche.

Ce sont des bribes du journal de l’époque. Il vient de s’enfuir à Paris, à quelques mois du bac. Refuge chez Anita, à Montmartre, petite chambre sous les toits. « Il faut que tu passes ton bac », elle dit, et elle le réveille tôt pour qu’il file gare du Nord, direction Persan-Beaumont. Il ne rechigne pas : s’être émancipé, vivre avec une femme, lui donne une puissance neuve. Il ne parle pas. Il serre les dents. Il prend le train, fait ses devoirs ; le train s’arrête à toutes les gares. Il descend à Parmain, franchit les deux ponts, dépasse la maison des Ferrera, entre dans L’Isle-Adam comme Bonaparte à Arcole. Pendant six mois il se prend pour un Corse taciturne et revanchard. Il passe son bac. Sa violence, Anita s’en charge en partie : elle tente de l’épuiser chaque nuit, en vain.

Il a seize ans. Le supermarché de L’Isle-Adam le prend pour l’été. Premier jour : personne ne lui dit rien, le patron est en réserve avec la responsable du rayon liquide — sa mère. Il poireaute une demi-heure, puis ils sortent, un peu rouges, ils ont chaud. Le patron, petit homme sec et nerveux : « Bonjour. Pour commencer tu vas aux légumes. Tu sais peser ? » Il sait peser. Choux-fleurs, poireaux, melons, poivrons. Tous les gens du coin viennent ici, même les Ferrera. Tous savent que le patron baise sa mère sur des cartons, dans la réserve. Tous savent qu’il a eu ce job par faveur.

Avec Anita, c’est terminé. Juste avant les examens, il rencontre une fille d’origine sicilienne. Ils vont à Auvers-sur-Oise ; il pleut ; ils voient les tombes de Vincent et de Théo, et le lierre qui les réunit. Elle porte une robe de coton blanc. Ses formes ondulent sous l’étoffe, elle marche avec ce qu’il imagine être une fierté sicilienne. Elle lui demande s’il connaît Elio Vittorini. Non. Un silence. Il cherche un truc et lâche : « J’ai la clef du septième ciel », en la regardant dans le blanc de l’œil. Elle éclate de rire. Leur histoire commence.

Histoire de train : Paris et L’Isle-Adam. Parents qui ne veulent pas que leur fille épouse n’importe qui, ça se comprend. Il s’inscrit en philo, elle en médecine. Ses parents à lui ont déménagé près de Créteil, autre banlieue, autre décor. Lui prend le RER, elle le train ; ils se retrouvent à Paris, ils marchent, ils se disent parfois qu’une chambre, ce serait bien.

Des années plus tard, ils vivent ensemble au-dessus du poissonnier de L’Isle-Adam, celui qui a voulu porter plainte après que le chien l’a mordu dans l’escalier. Elle est au Brésil quand il emmène le chien chez le vétérinaire. Pourquoi il fait ça, bordel, il ne le sait même plus. Le père — son père à elle — n’avait « pas le cœur », ou pas l’estomac ; il a dit ça avec son accent : « Je n’ai vraiment pas le cœur. » Alors la tâche lui revient. Sinon ce seront les flics, tôt ou tard, avec des amendes en plus.

À son retour de Rio, elle ouvre la porte et demande : « Où est le chien ? » Elle sent que quelque chose ne tourne pas rond. Puis elle ajoute : « Ici, on vit vraiment trop comme des cons. » Et là, il sait presque aussitôt que c’est terminé, qu’il partira, et qu’il ne reviendra pas.

#été 2023 #03bis | de sept d’un coup à quatre

Publié le 18 décembre 2025

variante : partir de Gertrude Stein et de ses “portraits” pour écrire non pas un personnage isolé, mais un petit système de personnages — ici une contrainte nette : en faire surgir et tenir quatre d’un seul mouvement. L’enjeu n’est pas l’intrigue mais la densité : faire tenir “beaucoup dans peu” par juxtaposition, reprises, variations, énumération, retour de motifs, avec une voix qui accepte les digressions (associations, analogies, objets, souvenirs) tant qu’elles servent de ponts entre les quatre figures. Méthode implicite : nommer les quatre, puis donner à chacun un noyau concret (place dans la fratrie, métier, gestes, ton, destin, mort) et laisser la phrase circuler de l’un à l’autre, en revenant, en recoupant, en resserrant — comme un montage de fiches qui finit par produire une matière commune. Le texte peut partir d’un obstacle (“comment tenir quatre ?”), et transformer cet obstacle en moteur (valeurs/couleurs, comptage, formule 1+3, etc.), mais le point d’arrivée doit être simple : quatre prénoms qu’on peut dire d’un trait, et derrière chaque prénom une charge de vie, une façon de tenir/une façon de lâcher.

Une nouvelle proposition d’écriture à partir de Gertrude Stein, de ses portraits : dresser le portrait de plusieurs personnages en même temps, pas un seul, ni deux, ni trois, mais quatre. Quatre, ça me fait penser au Vaillant petit tailleur : agacé par des mouches autour de sa mangeaille, il en tue sept d’un coup. Et je me dis que ce genre d’histoire se promène, que ça existait déjà, que ça existe toujours, qu’on change juste l’étoffe et le nombre, mais que le geste est le même : faire tenir beaucoup dans peu.

Comment je vais faire cet exercice, je me le demande, et je ne devrais pas me le demander : à chaque fois que je me demande quelque chose, je réponds à côté. Et plus je me le demande, plus l’à-côté surgit. Il ne m’en faut que quatre, pourtant. Quatre, ce n’est pas la mer à boire. La mer à boire me vient toujours à l’esprit quand je pense à plusieurs éléments à tenir ensemble. Et les couleurs, c’est pareil : plus on ajoute de couleurs, plus ça devient la mer à boire. Je parle en tant que peintre. J’ai souvent résolu le problème des couleurs en peignant d’abord en noir et blanc. Parce qu’une couleur seule ne veut rien dire : ce qui compte, ce sont les valeurs. On ne peut peindre en couleur que si on a d’abord compris les valeurs. Et voilà que l’expression revient, et qu’elle s’ouvre : la mer à boire. Ma mère buvait, je m’en souviens. Ma mère avait trois frères. Et donc 1 + 3 font quatre.

Je n’ai jamais prononcé leurs prénoms à ces quatre-là en même temps, en les énumérant. Et pourtant c’est simple de les dire. Astrid, d’abord : ma mère. Puis Kallio, Arnold, Henri. Ce sont les vrais prénoms, je ne les ai pas inventés. Je n’ai aucun mérite à m’en souvenir. C’est si simple de prononcer un prénom, et c’est si difficile d’entendre ce qui vient avec.

Kallio était l’aîné. Fils d’un homme inconnu. Plus petit, plus nerveux, plus solitaire, plus taciturne, mais toujours affable, toujours souriant. Plombier. Grand fumeur. Mort d’un cancer du poumon. Je me souviens : un jour il était là, souriant, et un autre jour il n’était plus là. Enterré au cimetière de Clamart, dans les Hauts-de-Seine.

Henri était un autre aîné, fils du peintre estonien qu’avait épousé Valentine, ma grand-mère maternelle. Très grand, très fort, une montagne, mais avec ce regard triste de ceux qui ne sont jamais satisfaits, qui se gâchent la vie à souhaiter obtenir autre chose que ce qu’ils ont. Il a eu une première partie de vie dans le bon sens : travail, famille, costumes, voiture, maison. Puis il a fait volte-face, comme si ce qu’il avait voulu, il ne le voulait plus. Il a voulu autre chose, mais c’était trop tard. La contrariété l’a rendu malade. Paralysie d’un côté, comme si une moitié de lui-même avait lâché. Il a vivoté. Il a vivoté. Puis il est mort et ses cendres ont été dispersées dans le jardin du souvenir du cimetière de Valenton.

Arnold était un cadet. Un géant bon et tendre, yeux gris-bleu, et ce regard nordique triste que seuls les nordiques savent porter sans le commenter. Il vendait des photocopieuses. Pas d’études, mais des cours du soir. Avoir eu un enfant jeune l’avait entraîné à une ténacité, une continuité dans l’effort. À l’époque ça payait encore : il a gravi des échelons, est devenu responsable régional. Et puis il s’est laissé mourir après la mort de son fils, mon cousin Boris.

Et puis il y a Astrid, ma mère. Elle buvait, elle cousait, elle peignait. Elle n’était pas heureuse, elle le disait parfois — pas souvent, il fallait tendre l’oreille. Mon père ne comprenait pas : il disait qu’elle avait tout, il ne comprenait pas qu’on ne puisse pas être heureux en ayant tout. Elle, Astrid, était envahie par ce qu’on appelait le vague à l’âme. Ça la rendait folle, et pour que personne ne le voie, mon père et les enfants, elle buvait. Du blanc. Un petit blanc acheté en douce pendant les commissions et bu en douce quand mon père n’était pas là, c’est-à-dire souvent. Elle a été malade : elle avait fumé, elle avait bu, et elle se répétait qu’elle n’était pas heureuse. Une configuration d’éléments qui rend malade. Elle est morte à l’hôpital de Créteil Soleil — qui est une station de RER — puis ses cendres ont été dispersées aussi dans le jardin du souvenir de Valenton, mais un peu plus loin que celles d’Henri.

Ils étaient quatre. Astrid, Kallio, Arnold, Henri. Quatre prénoms qu’on peut dire d’un trait, et derrière chaque prénom une matière, une voix, une façon de tenir, une façon de lâcher. Paix à leurs âmes et à leurs cendres.

#été 2023 #03 | comme je vous le disais

Publié le 18 décembre 2025

idée de départ : un exercice de contagion (un personnage en contamine un autre) et de continuité (la cheville « comme je l’ai dit » sert de colle), avec comme résultat attendu une sensation très romanesque : l’impression que le texte pourrait continuer longtemps, parce qu’il suffit d’un bord, d’un lien, d’un nom pour relancer la machine.

Comme je vous le disais, un rien le fait sursauter. Un rien le fait fuir. Pire qu’un Sicilien, je dis ça comme on dit, je sais bien que ça ne veut rien dire. Il n’est pas Sicilien, je vous l’ai déjà dit, je crois. Enfin je ne crois pas qu’il l’ait jamais été. Je me souviens vaguement que sa petite amie, elle, devait l’être, ou du moins qu’elle se le disait. Lui c’était P. et elle aussi, son prénom commençait par un P., mais peut-être que je vous l’ai déjà dit. Elle était belle, ça je m’en souviens, belle comme on s’en souvient quand on ne sait plus de quoi on se souvient exactement. Elle se disait Sicilienne parce que ses parents l’étaient, et puis en fait on remonte, on remonte, les parents étaient nés ailleurs, et les parents des parents, et à vingt ans comment voulez-vous qu’on y comprenne quelque chose. De toute façon là n’est pas le propos, Argenteuil ou Pontoise ou n’importe quoi, ça ne change rien, je vous le dis, ça ne change rien, sauf que ça change tout quand on s’accroche à ces détails pour ne pas regarder le reste.

Car le reste, comme je vous le disais, c’était lui. Un buvard. Tout ce qui passait à sa périphérie, il l’absorbait. Les mots, les intonations, les manières, les désirs des autres : tout. Il aurait bien voulu être Sicilien, voilà, ça me revient, non pas Sicilien au sens d’un passeport, mais Sicilien comme on veut être quelqu’un d’autre, comme on veut avoir un masque solide, un masque qui tienne, un masque qui ne tremble pas. À la place il tremblait. Pas timide, non, timoré. Cinglé, oui, cinglé, je vous ai dit. Et elle avec ses cheveux — ses anglaises, vous voyez, qui lui arrivaient jusqu’aux fesses — ne l’était-elle pas aussi. Bien sûr qu’elle l’était. Tout le monde était cinglé à cette époque-là, comme je vous l’ai dit : 1980, 81, et puis après, on a fait semblant d’être raisonnables, mais on n’a jamais été raisonnables.

Ils se sont mis à la colle, et on sentait bien que ça n’allait pas durer. Tout le monde le sentait. Tout le monde le disait. On se le disait tous naturellement, comme on se dit qu’un verre va tomber quand il tremble au bord de la table. Il n’y a que vous qui faites mine d’être étonné, mais je plaisante, comme je vous le disais, vous êtes jeune, vous ne pouvez pas savoir, même si vous croyez savoir.

Elle avait quelque chose de hautain, mais c’était peut-être seulement de la timidité, cette timidité qui ressemble à du mépris quand on ne sait pas la lire. Elle avait un frère, je vous l’ai peut-être dit, un frère qui tapait sur des tambours, enfin qui appelait ça de la musique, on appelait tout ça de la musique à cette époque-là. Tout remonte à quarante ans, vous vous rendez compte, et pourtant je revois la scène : eux trois, et ce petit appartement que l’oncle de P. leur avait prêté. Un homme très bien, l’oncle, je vous l’ai dit ? Je ne sais plus si je vous l’ai dit. Il est mort si jeune, le pauvre, un cancer foudroyant, deux mois, et deux enfants en bas âge. Et moi je vous parle de Sicile, vous voyez le genre. On s’attarde sur des détails, on en oublie ce qu’on voulait dire. Qu’est-ce que je voulais vous dire, déjà. Je le perds, je le perds de plus en plus souvent, je vous l’ai dit.

Mais comme je vous le disais, ou comme je voulais vous le dire, ils étaient si jeunes, si inexpérimentés, avec tant de désir, tant d’espoir, tant de naïveté : forcément que ça ne pouvait pas tenir. Elle a trouvé un autre type, c’est ça, elle a trouvé un autre type, et P. est devenu fou. Fou pour de bon, pas la folie de mode, pas le cinglé qu’on dit en riant ; la folie qui vous fait courir dans la rue comme si on vous poursuivait, la folie qui vous fait absorber tout ce qui vous traverse et vous brûle, parce qu’un buvard ça absorbe, mais ça ne garde rien, et quand c’est trop, ça se déchire. L’autre, je ne sais plus s’il était équatorien ou péruvien, ou autre chose encore, un grand brun du sud, et elle l’a suivi, et c’est là que P. s’est effondré, comme je vous le disais, comme un Sicilien justement, puisque c’est lui qui voulait l’être : une caricature qu’il avait dans la tête, un rôle qu’il croyait devoir jouer, et qu’il n’a pas su jouer.

Et voilà, maintenant ça me revient en vrac, et je vous en parle, et je ne sais même plus pourquoi, si ce n’est que le moindre rien le faisait sursauter, et le moindre rien le faisait fuir, et que peut-être je vous raconte ça pour autre chose, pour dire qu’il y a des gens qui vivent comme des buvards, et que ça finit toujours par craquer, et que moi aussi, sans doute, à l’époque, j’étais cinglé, comme je vous l’ai dit.

#été 2023 #02bis | Retour de flamme

Publié le 18 décembre 2025

Variante reprendre la traversée mais en mode panique (accélération), sortir du lieu, laisser le lieu se dissoudre dans la route, et montrer comment le réel extérieur devient un paysage intérieur. Autrement dit : le personnage n’apparaît plus “au bout du lieu”, il apparaît dans la sortie, dans la manière dont le monde se recolle au corps après l’effroi.

Si on ne sait pas que ce reflet qui traverse la glace de l’armoire, c’est soi, on sursaute. On a peur. On prend ses jambes à son cou, on s’enfuit de la chambre parentale, on retraverse la petite salle d’eau, le salon, sans jeter même un coup d’œil à la cuisine. On saisit la poignée de la porte d’entrée, on l’ouvre, on franchit le seuil dans l’urgence, on ne referme pas, on dévale l’escalier, on court dans l’allée devant la façade sans plus tenter de se la remémorer, on pousse le portail sans le refermer, on s’assoit au volant, on tourne la clef de contact, on passe la première, on se tire.

Puis, en roulant, le calme revient peu à peu. On regarde à nouveau le décor. Les souvenirs et le présent s’emboîtent pour fabriquer un paysage qu’on traverse.

Si la trouille n’était pas si aiguë, on pourrait se dire tranquillement : ce paysage connu et inconnu, c’est moi, ce n’est rien que ça, toujours moi. Mais on ne se le dit pas. On se fixe un but, aller quelque part, et ça suffit parfois pour imaginer s’y rendre.

Puis on regarde dans le rétro : impression d’avoir la gueule brûlée, comme un mineur ou un pompier, une gueule noire, une histoire de retour de flamme.

#été 2023 #02 | Déambulations de lieu en lieu, d’idée en idée, de phrase en phrase.

Publié le 18 décembre 2025

Idée de départ : traverser un lieu intérieur en retardant au maximum l’apparition d’un personnage ; faire du lieu un mouvement (regard, pas, seuils, objets, odeurs), puis laisser surgir au terme de la traversée une présence — même immobile, même suspendue — qui déclenche le récit.

Béance. On part avec l’idée d’un roman et, en cours de route, on s’aperçoit qu’on en écrit un autre : celui qu’on ne voulait pas, surtout pas, mais qu’on écrit quand même, l’habitude terrible du malgré soi. Alors je reviens à cette barrière, à la tombée de la nuit, parce que c’est là que je comprends la fabrication : l’attente d’abord, puis l’espérance qui l’encombre et la dépasse. Ici la nuit tombe toujours un peu de la même façon : le soleil disparaît lentement derrière la colline de Chazemais, le ciel rougit puis bleuit, des oiseaux en bandes traversent pour rejoindre leurs nids, la température fraîchit, et dans la mare derrière la bicoque en bordure de la départementale les grenouilles sortent la tête de l’eau verdâtre, leurs croassements s’ajoutent à tout le reste. Je ne me souviens pas d’avoir peur : seulement l’inquiétude qu’elle ne vienne pas, que l’espérance se change en déception puis en amertume. Et puis sa silhouette surgit, imprécise, la clarté de sa robe, son mouvement pendulaire, le son de la pièce métallique qu’elle relève pour libérer la barrière, et enfin l’odeur de sa peau arrive à mes narines, mélange de savon, de lait entier et de foin. On ne dit rien, on se prend la main, il fait presque noir, c’est la faible lueur qui monte du sol qui indique le chemin déjà emprunté mille fois ; de chaque côté les haies épaisses masquent l’étendue des champs, parfois un bruit étrange nous surprend, elle murmure : ce n’est pas rassurant, et moi j’ai envie d’être rassurant, je serre sa main, pour un peu je la prendrais dans les bras, je plongerais mes yeux dans ses yeux qui sont deux trous noirs et je l’embrasserais. Et au moment même où le geste devient possible, c’est là que l’ordre se détraque : je ne pense pas au danger, je pense à la langue, à cette confiance étrange qu’il faudrait pour livrer sa propre langue à une bouche étrangère, comme si le vrai risque n’était pas dehors mais dedans, dans ce minuscule abandon. Des années plus tard, c’est encore ce même abandon qui revient, mais tordu, déplacé, retourné contre moi, quand je me tiens sur le seuil de la maison : je recule jusqu’à la rue pour la voir mieux, c’est la même maison et ce n’est pas la même, autrefois je la voyais plus clairement, les choses étaient plus simples, la voiture devant le portail suffisait à serrer la gorge, je savais que j’allais dérouiller. Le portail rouillé, la tonnelle-planque, l’ombre des prunus qui lèche le mur, le lierre têtu qui grimpe jusqu’au faîte, la façade de briques couleur sang, les volets verts, et la baie vitrée derrière laquelle les mannequins en robes de mariée étaient là, fantomatiques. Je remonte l’allée, l’escalier arythmique où pas une marche ne se ressemble, le souffle qui se coupe, le perron, la marquise de verre dépoli, la cuisine, le vestibule, l’escalier droit vers le grenier et son effroi — le même effroi, je le note encore —, et cette penderie au fond, masquée par un rideau de velours rouge épais, un rideau qui dissimule forcément des monstres, parce que ce rideau a toujours dissimulé quelque chose. Je passe au salon, ou à la salle à manger, je ne sais plus, une double fonction comme les choses qui veulent rester floues ; l’atmosphère me saisit à la gorge : fumée de cigare, cigarettes blondes, épaisseur des tapis, un pan de mur en moquette, des voiles blancs qui bougent doucement, quelqu’un a dû ouvrir une fenêtre. L’espoir revient avec l’angoisse : je ne suis pas seul. Je traverse dans la pénombre, je touche le rideau de douche pour retrouver la sensation de peau sur plastique, mais il est sec, alors je vais à la chambre comme on va à l’ennemi. Lit double, édredon de nylon, grande armoire à glace ; et là je sursaute, net : j’ai vu une ombre. Ce n’est personne, c’est moi dans la glace. Pendant une microseconde tout est limpide, et puis tout devient flou, et je pleure à chaudes larmes, comme si ce patient labyrinthe de gestes et de pièces, de portes et de rideaux, de bruits et d’odeurs, traçait enfin l’image d’un visage que je refuse de reconnaître, et que pourtant j’écris depuis le début.

# été 2023 #1bis| Ravissement et emportement

Publié le 18 décembre 2025

Version bis : Texte construit sur une tension simple et tenace : l’impuissance (se laisser faire) face à la toute-puissance (se sentir traversé). Un cahier d’écolier rose, acheté pour son épaisseur plus que pour sa couleur, devient l’outil d’un déversement : dans une chambre d’hôtel, une fenêtre ouverte, “Zeus” entre sous forme de brise et la main écrit seule, page après page, jusqu’au doute final — ravissement ou emportement. Le mythe sert de mât : Ulysse ligoté, sirènes muettes, sécurité inventée, et la question qui revient : veut-on vraiment comprendre ce qui écrit, ou seulement continuer à tenir.

Ravissement et emportement : attirer les foudres. Ravissement et emportement. S’en remettre à Zeus et à sa possibilité de transformation, de métamorphose, à défaut. L’idée d’un renoncement à une volonté propre, insistante idée qui devient obsession. En parallèle, l’acceptation d’une impuissance. Une double construction de l’imaginaire, simplissime : impuissance et toute-puissance. Mais le doute tenaille : ne pas parvenir à conserver, à maintenir l’équilibre, et le recours au mât, à l’image d’Ulysse qui vogue vers les Sirènes dans l’invention, la ruse d’une sécurité qui ne serait pas, comme tout le reste, illusoire.

Ce gros cahier d’écolier possède une couverture rose. Sans doute parce que c’est la seule couleur disponible au moment où il est acheté. Ce qui est prioritaire à cet instant, c’est l’épaisseur, le nombre de pages, l’impression que l’on pourra s’y étendre presque à l’infini.

Combien d’années d’absence, sans la moindre nouvelle, le moindre signe échangé de part et d’autre ? Cinq, six ? À quelle période cette nécessité devient-elle impérieuse, au cours des dix années en tout que durera l’absence ? On ne pensait pas que ça pouvait arriver, on était animé par des buts à l’opposé, et puis un matin, dans une chambre d’hôtel, à Château Rouge, Zeus est entré en ouvrant en grand la fenêtre, prenant la forme d’une petite brise très agréable dans la chaleur torride de ce mois d’août 1988. La main qui tient le crayon de papier se met à écrire de façon indépendante de toute volonté et noircit les pages quadrillées du cahier : une, deux, cent, deux cents pages sans s’arrêter. Un véritable flot, une inondation, et les deux mots qui l’accompagnent, je m’en souviens encore, et le doute qui naît à cet instant très précis où le cahier se referme : ravissement ou emportement ?

Puis recommencer, à cause de ce doute, des milliers de pages dans l’espoir, peut-être, de ne plus s’en remettre aux dieux, de ne pas rester pétrifié par le doute entre deux mots. La mer est toujours vineuse, les sirènes se taisent, craquements de l’embarcation déserte, les liens tiennent toujours au mât, on ne sait pas pourquoi. Désire-t-on encore le savoir ?

# été 2023 #01 | L’invention d’un auteur

Publié le 18 décembre 2025

Idée de départ : avant même de “raconter”, le roman peut commencer par fabriquer sa propre caméra, c’est-à-dire la figure de celui ou celle qui écrit. L’atelier te demande donc de produire un “portrait arrêté” d’auteur·e au travail : pas un portrait psychologique, pas un CV déguisé, mais une présence en situation, absorbée dans une tâche d’écriture dont on ne saura rien du contenu. Le geste est volontairement paradoxal : on invente l’auteur avant d’avoir le livre, on installe un micro-monde d’écriture alors qu’on n’a pas encore la matière du récit ; et c’est précisément cette antériorité qui doit créer la tension, l’élan, l’attente. Filigrane : Balzac et ses écrivains en train d’écrire, Proust et la boucle auteur/livre, Henry James, Duras — toute une bibliothèque où l’auteur devient un dispositif narratif. Ici, ce dispositif devient le point de départ du cycle. Contrainte et méthode : tu t’appuies librement sur une matrice très concrète (le chapitre 2 d’En vivant, en écrivant d’Annie Dillard, si tu l’as) : lieu, lumière, fenêtre ou non, siège, table, outils, rituels, horaires, trajets pour aller écrire, micro-événements, bruits, températures, ce qui distrait, ce qui tient, ce qui résiste. Tout doit rester au présent d’un travail en cours, vu de près. Tu choisis le cadre (je/il/elle), tu peux faire “comme si” c’était autobiographique ou complètement fictif, mais tu ne dois pas basculer dans l’explication : on regarde l’auteur écrire, on ne commente pas “ce que ça dit de lui”. Le défi est là : faire tenir une forme fragile (un petit théâtre d’écriture) sans savoir ce qui viendra après, et pourtant donner assez de densité sensorielle et de précision pour que ce monde devienne crédible — un point d’appui pour la suite du cycle.

« Nous ne pouvons choisir entre écrire et ne pas écrire. Il pèse sur nous une obligation… Il y a une question de vie et de mort dans l’exercice de notre métier » : ces lignes de la postface d’Œillet rouge (1947) pourraient servir de profession de foi à Elio Vittorini, l’auteur de Conversation en Sicile, qu’Italo Calvino appelait une « œuvre-manifeste incomparable ». Voilà la consigne, et la réponse comme elle vient : une interrogation à propos de l’auteur, mais aussi à propos du lecteur, de la lectrice, qui lit avec ses propres yeux un texte écrit par l’autre dont il ne sait pas grand-chose. Mais de quel auteur parle-t-on, de quel lecteur ? Ceux d’hier, ceux d’aujourd’hui, quelque quarante ans plus tard ? Comment le filtre des années déforme-t-il la voix, le visage, la phrase ? Et si je laissais tomber les questions : une table, des feuillets, une pièce sombre, une ouverture sur le dehors — la mer, bien sûr. La fenêtre est-elle ouverte ou fermée ? Entend-on le ressac, un volet qui claque ? Y a-t-il cette pression au-dehors qui rend parfois si difficile de s’accrocher à la table, à la chaise, au stylo ? Qu’est-ce qui pousse à rester assis là, dans l’ombre, à écrire Dieu sait quoi, parfois, comme si l’obligation venait vraiment de tous les hommes et qu’on n’avait pas le droit de se lever. À force de circonscrire l’échec à venir, on finit par vivre avec lui, à l’attendre, à le reconnaître de loin. Il faudrait un peu d’ordre, un peu de méthode, et surtout ne pas se laisser prendre par la distraction, ce mot trop doux pour ce qu’il fait, surtout le soir quand le soleil tombe et qu’on se retrouve au même endroit, devant la même page, depuis l’aube. J’écris ces lignes dans le bureau à l’étage, fenêtre close, un dimanche de fin d’après-midi. Les murs sont peints en vert parce que c’était censé être reposant — et parce que le pot était en promotion. Je revois tout : retirer la tapisserie, gratter, reboucher, enduire, poncer, puis ouvrir enfin le vert anglais, et croire qu’on est chez soi, qu’on peut se dire : je suis chez moi désormais. Et je me revois aussi à la fin : moins appliqué qu’au début, pressé d’en finir, une maison entière à faire, et ce dernier mur bâclé ; on mettra une bibliothèque, les livres boucheront les traces du forfait. C’est là que la perfection se loge : vouloir bien faire, ne pas y parvenir, puis dissimuler, puis se juger, puis se distraire, puis inventer des justifications, jusqu’à se fabriquer une morale inverse, le lâcher-prise, pour ne plus prononcer le mot. On peut se leurrer ainsi. Mais la nuit, quand dans le crépuscule les lumières des usines se découpent sur le bleu, quelque chose revient : pas un parfum, plutôt une odeur de décomposition, une débâcle qui remonte de soi. On pourrait se lever, faire un geste trop grand, et puis non : on reste assis, on écrit ce qui vient, comme ça vient, sans s’attacher à l’idée d’une perfection, parce que c’est peut-être la seule manière de ne pas s’en servir comme arme contre soi. Alors la scène se déplace, sans prévenir : un train, un costume de ville, ce costume de comptable qui rend invisible ; par la vitre le paysage défile et l’on commence cette gymnastique facile — faire le point — puis on s’arrête, on relève la tête, pas trop, pour ne pas paraître méprisant, et on regarde les voyageurs. On plante son regard dans celui de l’autre, dans une attente vide de toute attente, et quelque chose, sans bruit, dit : je te connais. Le lecteur pourrait avoir un rôle important, pourquoi pas le rôle principal, pour dire à l’auteur : « Bon Dieu, parle droit ; cesse tes simagrées ; va au but ; dis les choses simplement. » L’auteur se retourne, exactement ; les autres voyageurs le regardent ; et l’auteur comprend soudain qu’il n’est pas seul dans sa lumière, qu’il y a toujours une foule autour, même silencieuse, même invisible. Le lecteur passe alors et dit : « Va en paix, nous n’attendons rien de toi, absolument rien. » Phrase cruelle et pourtant libératrice, comme si l’obligation se desserrait d’un cran. Te voilà dans le train au moment précis où ça freine ; la pancarte Syracuse apparaît sur le quai ; tu as une minute pour attraper la valise, sourire un peu bêtement, et quelqu’un lance : « Et le chapeau, tu oublies le chapeau », que tu remercies presque au bord des larmes. Et sur le quai, contre toute attente, une main sur ton épaule : le lecteur est descendu en même temps que toi. Et ce lecteur, bien sûr, est une lectrice. Elle sourit : « Et ta bibliothèque, dans ton bureau vert, tu sais que je sais. » Tu ris, malgré toi, et elle se tient les côtes aussi. Syracuse revient autrement : la gare en plein après-midi, la chaleur, l’odeur de goudron, les ombres épaisses, la soif, l’épicerie qui a fermé son rideau de fer ; le prix des effusions trop fortes, l’imaginaire. Aujourd’hui je pourrais descendre au rez-de-chaussée, ouvrir le réfrigérateur, boire un verre d’eau glacée ; mais ce ne serait pas la même chose : la soif se calme comme le mur s’est terminé, dans une urgence fausse, à la va-vite, en comptant sur la bibliothèque pour cacher la fatigue. Et c’est là que Borges s’impose, comme un os qu’on ne peut pas contourner : « Un homme se fixe la tâche de dessiner le monde… Peu avant de mourir, il découvre que ce patient labyrinthe de lignes trace l’image de son visage. » Désormais les caméras, nous dit-on, reconnaissent les visages ; on parle de reconnaissance faciale ; on additionne des données, on croit tenir l’identité. Mais un visage est-il cela : une accumulation ? Et qu’est-ce qu’on reconnaît, au juste, dans un visage familier, jusqu’au moment où les conditions se défont et où surgit l’inconnu au milieu de ce qu’on croyait connaître par cœur. Ce sont des enfantillages, et c’est terrifiant : l’enfant sans visage, dans l’attente de trouver le sien, l’adulte qui regarde et doute, l’auteur qui écrit et refuse de dire : je te connais, je sais qui tu es. Écrire ressemble à un venin qu’on absorbe à petites doses : on paie d’abord, on se purge longtemps, avant de sentir un début de mieux-être, si tant est que ce mot ait un sens. Se fixer la tâche d’écrire le visage, de le peindre, de le disséquer, puis de s’abstraire de cette fixité ; comprendre qu’il faut aimer plus loin : aimer l’ombre, aimer ce qui n’a pas de visage, ce qui n’en aura jamais, un livre invisible, illisible, sans début ni fin. Sortir aussi de la binarité, bon/mauvais, réussite/échec : si l’on cesse de dire double face, il reste une pièce, un visage, une médaille. Et peut-être que la ténacité est là, et pas ailleurs : revenir mille fois à la bouche, à l’œil, au sourcil, sans jamais s’autoriser la phrase qui clôt trop vite, je te connais, et finir par partir à rebours, quitter le visage pour parvenir au paysage, à l’espace.

# été 2023 #00 | L’embarras du choix

Publié le 18 décembre 2025

Idée de départ : cette entrée d’atelier part d’un paradoxe volontaire : il n’existe pas de définition stable du roman, seulement une constellation d’œuvres singulières qui se contredisent entre elles, et pourtant le mot “roman” tient debout comme pacte de lecture. L’exercice vise à regarder ce qui, dans un roman, fabrique l’attente — ce qui te fait continuer, tourner les pages — et à comprendre comment cette attente est à la fois extorquée de toi (tu la subis) et produite par une mécanique d’écriture (tu la reconnais après coup). La contrainte centrale est radicale : choisir un seul roman parmi tous ceux qui comptent, et ne pas donner ni le titre ni l’auteur. Ce n’est pas un jeu de devinette : c’est une manière de retirer l’“écorce” (signature, prestige, repères) pour atteindre ce qui reste quand il n’y a plus que l’effet intime du livre. À partir de ce choix exclusif, tu creuses une série d’axes très concrets : pourquoi celui-là plus qu’un autre, quel passage incarne l’idée principale, comment le livre t’est arrivé (cadeau/achat/hasard), quelles perceptions de la première lecture (lieu, saison, heures, corps), relecture ou non et ce que ça a déplacé, ce qui a émergé en toi que tu ne te connaissais pas. En périphérie, tu peux ajouter le circuit social et biographique du livre : à qui tu en as parlé, offert, quels moments de vie t’y ont réimmergé, si tu as voyagé vers un lieu lié au texte, quelles voix ou médias ont accompagné la lecture. Et le moteur caché de tout ça, c’est la frustration : tous les autres romans écartés continuent de résonner autour du seul choisi, et c’est cette tension qui devient génératrice. L’horizon collectif de l’atelier est clair : une fois les “timbres-poste” individuels recombinés, peut apparaître une idée du roman non pas théorique, mais perceptible comme désir, comme invention possible du livre.


Lequel sera condamné à l’aube, lequel extraire de l’oubli de sa cellule, lequel aveugler de lumière crue, lequel empruntera le corridor menant à l’arène, lequel choisir pour agiter la cape, lequel pour se pomponner, se costumer, petit collant moule-bite, petit haut à strass, chapeau biscornu ?

Ce matin, l’aube est grise et l’embarras du choix pèse. En choisir un serait le tuer à coup sûr, s’en débarrasser à jamais, l’enfouir encore plus profond en l’exhumant, en finir avec le vivace qu’il procure secrètement et qui ne tient presque à rien, comme une vieille molaire à un fil de chair pourrie.

Choisir un tel sacrifice, mais il faudrait être Inca, et détester le soleil, se souvenir qu’on vient du fin fond de l’ombre, de tout l’effroi traversé mille fois avant d’être correctement aveuglé. Aveuglé une bonne fois pour toutes.

Peut-on s’aveugler deux fois, peut-on s’aveugler mille fois ? Est-ce que la répétition de l’aveuglement n’est pas déjà un aveu d’échec ? Est-ce que la répétition de ce phénomène, celui de ne vouloir rien y voir jamais assez, peut se rapprocher de vouloir tout voir toujours ? Est-ce que le kif-kif bourricot a bien sa place ici ?

Chaque taureau se bat pour sa vie, comme chaque roman, une vie autonome. Qu’on pense l’achever pour le spectacle crée des liens mystérieux entre l’assassin et sa victime supposée. Car ils sont seuls en pleine lumière, la foule grimace autour et bat des mains ; on jurerait entendre de vieux maîtres incitant au meurtre du haut de leurs estrades. « À poil le matador ! » crie un gosse au premier rang des gradins. Et c’est là que c’est drôle : le type habillé en danseuse s’exécute. Regardez donc, ouvrez grands les yeux : ce gros taureau tout noir, ébaubi, et ce mec à poil qui saute lestement par-dessus son col, comme dans une fresque du palais de Cnossos.

Le danger et la merveille de lire, c’est que nous sommes tentés de devenir les héros plus ou moins heureux de ces histoires qu’un inconnu nous raconte. À la surface du miroir que fait surgir toute lecture, tant de reflets de nous-mêmes naissent et meurent de livre en livre. Danger de rester le front collé à la surface de ce miroir, merveille d’obtenir le laisser-passer pour le traverser. Lire est comme vivre, d’après l’expérience vécue des deux. Au tout début, une naïveté, une inconscience quasi totale, puis un éclair bref qui jaillit presque toujours sur le tard et qui éclaire nos propres ombres recroquevillées dans l’obscurité. Alors on voudrait rattraper un temps qu’on estime perdu, le temps de vivre ou le temps de lire, et on se rend compte qu’il est trop tard. Cette prise de conscience, bien que tragique en apparence, ne l’est que si l’on croit à de vieilles superstitions, que si la vieillesse est le reflet entr’aperçu sur le visage de nos aïeux, de nos parents et grands-parents, une image de la vieillesse telle un vieux cliché en noir et blanc. Mais la vieillesse, comme la jeunesse, n’est que différents états de la même chose, c’est-à-dire de l’être, nécessaires l’un comme l’autre à sa complétude. Et je crois aussi qu’on peut réinventer ce que nous plaçons dans ces mots, que chacun d’entre nous est bien libre de le faire. Par exemple, qu’un jeune est souvent vieux avant de l’être, et qu’un vieux peut avoir un regard pur de nouveau-né, parfois. Il suffit seulement d’ouvrir les yeux et de voir au-delà de ce que nous pensons voir, comme on nous aura appris à penser voir et non à voir. De tous les livres que j’ai lus, il m’est si difficile d’en isoler un seul puis de dire : je vais seulement parler de celui-là. C’est comme demander à un père de choisir un seul de ses enfants ; c’est le sacrifice demandé à Abraham, et auquel seuls les plus vaillants ou les plus fous, les plus pieux, obtempéreront. C’est demander un amour surhumain envers une chose surhumaine, qui flatte à mon goût bien trop le risque de l’orgueil. Avec le temps, je me suis mis à aimer tous les tableaux, tous les livres, comme tous les êtres qui surgissent sur ma route. Ça ne veut pas dire qu’à chaque fois je tombe dans l’effusion, la sensiblerie, non, sûrement pas. Je sais seulement ce qu’il en coûte d’écrire comme de vivre ; du moins, je suis parvenu à l’âge où les idées ne changent plus guère, ou changent moins vite, sur les choses. Les idées qui valent la peine d’être nommées ainsi, surtout. Les héros comme les anti-héros ne sont plus aujourd’hui matière à admiration comme autrefois. Je ne le regrette pas plus que ça ne m’enchante. C’est un fait. Seulement un fait. Derrière chaque protagoniste, il n’y a jamais un homme seul, mais toute une époque avec ses façons de penser voir, sa permissivité et sa censure, une société. C’est ce que l’on ignore quand on commence dans la vie, dans le costume de singleton, facile à endosser au début, lourd à conserver au fur et à mesure que l’on progresse, que ce n’est qu’un costume. Que la comédie humaine se joue sur le théâtre sociétal et que ses coulisses sont bourrées d’accessoires, a priori divers et variés en apparence, mais qu’au bout du compte tout pourrait se résumer à bien peu. Tout pourrait se résumer en un seul mot : « l’amour » et son grand mystère, dont j’ai espoir qu’à la fin, nu totalement, chacun puisse se réjouir d’aborder ses rivages puis partager la nouvelle sans la moindre ambiguïté.

Elle vient d’une famille qui n’a rien à voir avec ma famille. Je veux dire que sa famille a du goût pour les belles choses, l’art, alors que nous, vu comme ça, sous cet aspect-là, nous serions plutôt du genre décati, néandertalien. Je crois que le désir de lire l’auteur dont elle me parle vient surtout de ce complexe familial. D’ailleurs, elle dit « les ignorants » quand elle détecte qu’on ne s’intéresse ni à l’art ni à la littérature, à rien d’autre que de tenter de joindre les deux bouts, en fait. La façon dont elle m’avait parlé de ce petit livre d’une centaine de pages m’avait donné l’envie, de même que la façon qu’elle a de pincer les lèvres d’une certaine manière m’avait donné envie de l’embrasser. Dans le fond, je me demande si ce pincement de lèvre très particulier, elle ne l’avait pas chipé à un bouquin d’Elsa Morante. Cette histoire de sourire codifié dans « Oublier Palerme ». Mais le livre en question n’était pas d’Elsa Morante, pas plus que de Doris Lessing. Elle m’avait aussi pas mal tarabusté avec son Carnet d’or, mais vu le volume de la chose j’avais reculé en arrière de dix mètres aussitôt. Que les choses soient bien claires. Il vaut mieux supprimer les fausses pistes tout de suite. Il y avait ça, je crois, en tout premier : une sorte de complexe d’infériorité culturel énorme, et en même temps une histoire d’immigration parallèle. Elle, sa famille venait du Sud, le berceau de la civilisation, encore que la Sicile fût, durant une grande période, une terre envahie par à peu près tout le monde ; et la mienne de famille, provenant du Nord, de chez les barbares, vêtus de peaux de bêtes, encore que l’Estonie ait beaucoup de points communs avec la Sicile, question envahisseurs. D’une certaine façon, elle m’accultura exactement comme ces pays envahis, parfois, peuvent le faire. Par petites touches, elle m’aida à m’extirper de ma nuit arctique. Après la lecture de ce livre, je ne fus plus tout à fait le même. J’avais compris l’essence du désir, la présence d’un tiers nécessaire, surtout pour l’aiguiser au paroxysme, ainsi que la jalousie qui soudain en découle, et une belle envie de meurtre. Mais je ne saurais pas expliquer mon engouement pour les îles qui, en douce, sans tapage, mais tellement profondément, s’installe en moi à partir de la lecture de ces cent pages où il ne se passe presque rien, au demeurant. À croire que le vide apparent du bouquin m’aura servi à le remplir de quelque chose m’appartenant, sans même que je n’en prenne conscience à cette époque.

Boost 02 #12 | Construire un autel

Publié le 9 décembre 2025

La fenêtre de la chambre d’hôtel a longtemps été ce que je cherchais en premier. J’allais vers elle comme si c’était pour ça que j’étais venu, voir la ville à travers ce cadre-là plutôt qu’un autre. Je ne sais plus ce que je regardais exactement : les façades d’en face, un bout de ciel, une enseigne, peu importe, c’était la ville vue depuis cette vitre qui comptait. Je ne me souviens plus vraiment quand j’ai arrêté de regarder par la fenêtre. À un moment, cela s’est inversé. Lorsque j’avais la possibilité de l’occulter, je le faisais. Je repérais le rideau et je le tirais sans même vérifier ce qu’il y avait dehors. Je me souviens de rideaux surtout, de leurs plis, de leur épaisseur, pas des vues qu’ils masquaient. Je ne me rappelle pas avoir jamais fermé les volets d’une chambre d’hôtel. La fenêtre restait là, quelque part derrière, disponible, mais déjà écartée. La perception du bruit dans une chambre d’hôtel, qu’il vienne des chambres d’à côté, de plus loin dans l’immeuble ou de l’extérieur, a longtemps tout recouvert. Je me souviens d’un été brûlant où j’ai ouvert la fenêtre en grand. Le bruit et la lumière sont entrés d’un seul bloc. Je suis resté là, sans la refermer. Première fois que je pense avec un peu plus d’acuité que d’habitude au mot première et au mot fois posés côte à côte. Le mot côte — aussi saugrenu soit le rapprochement — me ramène à agneau et à autel et débouche sur une ruelle grise dans le quartier du Marais. Quelques marches raides à grimper, une rambarde de fer mouillée, et puis la porte sombre de cet hôtel. Première fois que je me retrouve seul dans un hôtel. Et c’est maintenant que ça me revient : l’étreinte exagérée, la toute dernière fois que nous fîmes l’amour, P. et moi. Mais c’était près de quinze ans plus tard. La ville était devenue une étrangère, et nous faisions semblant de l’être aussi. Nous vivions séparés déjà, en périphérie. Ce qui aurait dû être arraché d’un coup, comme une écharde, nous avons traîné à le faire. La nuit est tombée. On ne savait pas où aller et c’est par hasard que nous nous retrouvâmes à l’angle de la ruelle, à gravir les marches, à passer par la même porte sombre. Entre les deux, d’autres nuits s’accrochent, moins nettes. D’autres rues de la ville, d’autres jeux de clés, et au bout une porte sombre qui se dresse. À chaque fois, je me retrouve à redessiner la même figure : un sac, quelques affaires, un numéro de chambre, l’habitude de passer par un hôtel. Pour moi, une chambre d’hôtel au mois n’a rien d’une chambre de passage. On y reste, on y revient tous les soirs, on s’y réveille plusieurs fois de suite au même endroit. Le confort affiché, avec gaz à tous les étages, veut dire qu’on peut cuisiner, se laver, faire ses besoins sans quitter la chambre. C’est un logement posé dans un couloir, derrière une porte identique à toutes les autres. Dans une chambre d’hôtel au mois, personne ne vient faire le ménage. Le locataire fait le nécessaire lui-même. Derrière la cloison de la chambre dont je me souviens vivait une vieille femme. Elle chantonnait toute la journée, et c’est ainsi que j’ai su que quelqu’un habitait là. Une fois ou deux, j’ai vu sa chambre : des montagnes de sacs-poubelles, de linge, d’emballages vides, un amoncellement où on ne voyait plus le sol. À l’étage au-dessus vivait un maçon qui écoutait du reggae. Il m’invitait souvent à partager un repas. Chez lui, tout était organisé, chaque chose avait sa place, et une sorte de confort tranquille régnait dans la pièce. L’hôtel est l’autel et l’établi où, sans le savoir, j’ai commencé d’apprendre à mourir.

Illustration La chambre que Vincent van Gogh a occupée pendant deux mois à l’auberge Ravoux , Auvers-sur-Oise.

4 décembre 2025

Publié le 4 décembre 2025

Rêve étrange dans lequel je suis avec G., ancien comptable et élève, sur la terrasse d’une maison de toute évidence située dans le sud de la France. Il y a une histoire de clefs. Je vois deux clefs sur le sol mais aucune d’elles ne correspond à la clef de chez moi. Et donc G. m’accompagne devant chez moi (qui se trouve dans le 18ᵉ à Simplon), je lui rends ses clefs à lui, et je jette toutes les clefs que j’ai dans les poches sur le sol pour trouver la mienne, mais je ne la trouve pas. Je ne peux plus entrer chez moi, nous retournons chez G. et montons sur la terrasse, il écarte des feuilles de ce que j’ai d’abord pris pour une glycine et là j’aperçois du raisin noir, des grains énormes et juteux. Mais je ne me souviens pas d’en avoir mangé. La surprise vient non pas d’une salivation soudaine mais de m’être trompé de mot, glycine contre vigne. Puis je me réveille, 4 h 35 du matin, je me souviens que G. est mort depuis trois ans.

Je pensais en avoir fini avec le chamanisme et donc probablement avec la peinture, sans faire le lien aussi nettement que maintenant que je l’écris. Probablement en raison d’un doute persistant qui se sera effacé à force de ne plus y songer. La naissance de ce doute je peux la situer à peu près au même moment où j’ai arrêté de publier des vidéos sur YouTube, il y a trois ans.

Je me rends compte que je termine les deux paragraphes au-dessus avec ce constat d’une double mort, une réelle et une autre symbolique, bien sûr. Mais peut-être que l’intérêt ne porte pas sur la mort mais sur trois ans.

Le Covid, ajouté aux difficultés administratives, à l’impossibilité de prendre ma retraite, à une prise de conscience soudaine probablement de la vieillesse, d’une vulnérabilité que je n’avais que peu envisagée, à la certitude que je n’avais jamais été au bout du compte qu’un imposteur dans de multiples domaines. Une imposture qui commence et probablement s’achèvera avec moi-même plus qu’avec les autres. Car les autres ne sont jamais dupes.

Donc s’il faut dater le tout début de ce qui ressemble à un effondrement, 2022 paraît correct. Non seulement je prends conscience de celui-ci mais je continue de faire comme avant, de ne pas trop m’arrêter sur le sujet. Encore que, pour être tout à fait honnête avec l’homme que j’étais encore en 2022, l’idée d’imposture soit un grand mot. Il vaudrait mieux écrire que ces étiquettes étaient usées tout simplement, que je les trouvais soudain démodées face à la totale incompréhension du monde et donc de moi-même au cœur de l’épisode surnaturel que nous traversions.

Il y a deux façons de changer son fusil d’épaule comme il y a deux façons de faire bien des choses. De bonne ou de mauvaise grâce, ce qui pourrait se traduire par d’accord ou pas d’accord avec le changement. J’ai toujours été d’accord avec tout changement, ou je croyais l’être, ma propre survie en dépendant (et c’est de là que naît ce sentiment d’imposture) avec l’idée d’être d’une souplesse à toute épreuve qui n’avait été conservée que pour me dissimuler les premiers ravages de la vieillesse : douleurs articulaires et ruminations.

Peut-être que 2022 marque simplement le constat de n’être plus aussi « jeune » que je voulais encore le croire, mais vainement. C’est comme se réveiller d’un rêve, ouvrir les yeux dans la pénombre, ignorer un instant jusqu’à l’existence du corps, puis s’en souvenir vaguement — est-on certain d’avoir un corps ? on se tâte pour s’en assurer et les premières douleurs se réveillent, et avec elles la réalité devient tangible.

Parallèlement à ce constat, comment faire ? Les engagements pris pour les expositions, la régularité de métronome des ateliers dans divers lieux géographiques, les contrats... il fallait continuer à payer les factures, impossible de se ressaisir totalement. À la prise de conscience d’être prisonnier d’un mauvais rêve dont on peut s’éjecter en se réveillant, ce furent trois années au cours desquelles je devins un cétacé, ne remontant à la surface pour respirer qu’en écrivant sur un blog commencé mollement en 2018.

De ce réveil depuis l’apnée en rebondissements multiples, de cette réalité de plus en plus douloureuse, comment faire face. Il est plus plausible que la lâcheté habituelle (autrement dit mon exigence démesurée) m’ait conduit à chercher une issue de secours.

J’ai retrouvé l’un de mes premiers textes lorsqu’en 2022 je m’étais inscrit à l’atelier d’écriture de Tierslivre.

-la ville, la rue, encore elle… et cette sensation — pas un souvenir, — un frisson … quelque chose glisse, s’échappe… mais c’est là, .. ça devrait… ça pourrait… non, pas le marchand, il n’est plus là — la fille peut-être, ou son ombre… « Sophie », vraiment ?… non, Magali… pourquoi ça revient comme ça, brutalement, sans filtre… le reflet… c’était qui ? une version … quelqu’un regarde… de l’autre côté… le sandwich… les cornets… ce serait simple, si… non… pas maintenant… pas cette fois… quatre euros cinquante, c’est cher pour un retour en enfance… revenir, ou pas…

D’ailleurs ce texte n’est pas l’original, il a été réécrit en février 2025 mais le fond reste le même. Ce texte n’est qu’un tout petit morceau d’un immense iceberg. En ce mois de juin 2022, date de mon inscription, je constate une profusion suspecte de textes écrits lors d’une seule journée (le 13/06). C’était là vraiment se ruer vers une issue de secours. Une représentation de la panique. Le travail de réécriture commence donc en février 2025, avec peut-être le moteur identifié de vouloir sortir de ce que je considère être un égarement plutôt qu’une imposture véritable.

Hier, atelier sur le visage, M. C. me rappelle que j’ai dû conserver la clef du local de C. En effet, depuis tout ce temps, elle est restée accrochée à mon trousseau. La lui rendre est comme une délivrance.

Boost 02 #11 | Tranches de vie par les mains

Publié le 2 décembre 2025

Ce texte est né d’une proposition d’atelier de François Bon, à partir d’un fragment de Gertrude Stein sur les mains et la façon de les lire. La consigne, telle que je l’ai comprise, consistait à ne pas prendre la main comme simple détail anatomique mais comme lieu de passage entre le corps, l’histoire et la langue.

La main tremble. Elle tremble parce qu’elle a tenu d’autres choses avant le crayon. Des choses dont on ne parle pas dans les lettres. La boue sèche encore dans les plis, les entailles ne se sont pas refermées. La main descend vers la feuille, hésite. Ce n’est pas la peur d’écrire. C’est que la main se souvient. Elle se souvient de ce qu’elle a poussé dans un trou il y a quelques heures. Elle trace un prénom. Les doigts tremblent. Puis l’encre recouvre le blanc et quelque chose se calme. Ou fait semblant de se calmer. Les pleins et les déliés reviennent, le geste s’applique, la ligne se fait ferme. Comme si rien. Comme si on pouvait faire comme si.

L’autre main ne sait pas où se mettre. Elle bat un rythme sur le bois, à plat, du bout des phalanges. Pour vérifier. Que le sol tient. Qu’on est encore là. Elle lisse la feuille, suit les lignes, accompagne. Les mêmes doigts qui fouillaient tracent maintenant « ma chérie » avec une lenteur appliquée. Et au-dessus, invisible, il y a cette autre main qui ne tremble jamais, celle qui rayera les noms, qui comptera les corps qui ne répondront plus.

À l’hôpital, les mains disparaissent sous les bandages. On ne voit qu’un bout de doigt, un ongle cassé. Parfois une main tient une cigarette. Elle la tient longtemps avant de la porter aux lèvres. Le poignet se plie, les lèvres aspirent, la braise rougit. La main retombe aussitôt. Trop lourde. Paume ouverte. Les mains des infirmières ne tremblent pas. Elles saisissent, soulèvent, retournent, frottent jusqu’à faire blanchir les jointures. Ce ne sont pas des caresses. Ce sont des gestes qui laissent la peau rouge et propre. Des doigts frais se posent au front, restent quelques secondes. Non, vous n’avez plus de fièvre, vous sortirez bientôt. La main retombe, se range le long du corps. Mais le tremblement continue, discret, au bout des doigts. Les mots sont moins sûrs que le tremblement.

Quand la main descend du train, elle porte ce qui reste d’une valise. Un cube de toile, de carton fatigué. Les doigts se crispent sur la poignée, les phalanges blanchissent. L’autre main s’agrippe à la barre de métal. Paume collée au froid. Le corps ne tient que par là. Une main qui retient, une main qui emporte. Le train freine, la secousse remonte jusqu’à l’épaule. La main sur la barre serre plus fort. Sur le quai, d’autres mains se tendent. Mais la sienne ne les cherche pas. Elle doit lâcher seule, elle le sait. Elle hésite, quitte la barre froide, se retrouve ouverte dans le vide. Alors elle se replie, se referme, disparaît dans une poche. Comme si le plus sûr était de ne toucher à rien. La valise reste dehors, suspendue, tirant sur l’autre main qui ne peut pas se cacher. La main de l’homme revenu qu’il va falloir faire passer pour un homme ordinaire.

La main de l’instituteur farfouille dans la boîte, choisit la craie blanche, se tourne vers le tableau noir. Elle hésite. Le poignet suspendu. Comme si écrire quelques mots demandait plus d’effort que de tirer une gâchette. Elle trace : 15 septembre 1919. La craie crisse, blanchit la pulpe des doigts. Chaque lettre se pose avec une application trop appliquée. Les enfants sentent qu’il se passe autre chose.

Au même moment, loin, dans la province d’Alexandrie, au Piémont, une toute petite main se ferme et se rouvre pour la première fois sur rien. La main d’un nouveau-né qu’on appellera Fausto Coppi. Cette main ne porte encore aucune trace. L’autre main de l’instituteur ne sait pas quoi faire. Elle s’ouvre, se ferme, finit par se glisser dans la poche de la veste, paume serrée. C’est là qu’il faut tenir en réserve ce que la main qui écrit ne dira pas.

Il ne le sait pas encore.

Boost 02 # 10 | non, voilà comme elle est

Publié le 25 novembre 2025

Ce texte est né d’un exercice d’atelier autour d’Henri Michaux, Face aux verrous, et de la formule : « Non, voilà comme elle est / voilà ce qu’elle n’est pas ». La première version (que j’appelle ici “09”) déroule le récit de façon linéaire : Suresnes, la chambre, la cité-jardin, le travail, le bistrot. Dans le cadre de la proposition #10, il s’agissait de repartir de ce texte déjà écrit et de lui opposer une série de “Non” : non pas pour l’illustrer ni l’expliquer, mais pour refuser ses facilités, ses arrangements, ses angles morts. La “version atelier” reprend ce geste sous forme de liste : un “Voilà ce qu’elle est” suivi de “Non, voilà ce qu’elle n’est pas”, à partir des trois premiers paragraphes, dans l’esprit de l’exercice. La seconde version pousse plus loin le dispositif : entre chaque paragraphe du récit, un bloc de phrases au présent vient dire “Non” à ce qui vient d’être raconté, comme si une autre voix, plus sèche, plus rétive, refusait de laisser le texte se contenter de sa propre narration. Il ne s’agit pas d’un commentaire ni d’une correction, mais d’un contre-chant : une façon de laisser coexister la version racontable et la version qui résiste.

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Voilà ce qu’elle est : arrivant à trente-cinq ans dans une petite chambre de Suresnes, habitant sans le savoir un fragment de cité-jardin, traversant chaque jour la cour, levant les yeux vers les immeubles, laissant le regard chercher Rueil-Malmaison sans la trouver, passant devant le cerisier japonais planté là pour offrir un peu de beauté, un peu d’air, admirant deux fois déjà sa floraison, ses pétales au sol, sentant parfois monter aux yeux une émotion qu’on ne sait pas nommer.

Non, voilà ce qu’elle n’est pas : un simple “quelques années auparavant” qui amortit le choc, un rappel vague de trentaine comme on feuillette un album, une petite chambre sans confort interchangeable avec toutes les autres, un décor neutre pour illustrer la galère. Non, voilà ce qu’elle n’est pas : se contentant d’un “il a beau scruter” de narrateur posé à la fenêtre, regardant gentiment l’horizon, attendant de voir surgir un château au loin comme dans un livre pour enfants. Non, voilà ce qu’elle n’est pas : accueillant, logeant proprement, organisant rationnellement la vie des gens comme lui, réalisant la promesse d’urbanistes bien intentionnés ; adoucissant les angles, distribuant la communauté, offrant un sens lisible aux plaques de rues et aux pavillons au cordeau. Non, voilà ce qu’elle n’est pas : réduite à un tableau noir, à un cercueil tout trouvé, à un cliché de misère confortable pour lecteur compatissant, exhibant complaisamment la “nullité”, la “grande misère”, le “rien” comme motif décoratif. Non, voilà ce qu’elle n’est pas : simple jolie touche de couleur qu’on “aurait tort d’oublier d’évoquer”, cerisier ajouté pour faire cadre, arbre japonais de catalogue adoucissant la scène, consolant proprement les ouvriers de retour de l’usine. Non, voilà ce qu’elle n’est pas : expliquant clairement pourquoi les larmes montent, justifiant l’émotion par de beaux mots, fournissant une raison nette au serrement de gorge devant les pétales roses au sol. Non, voilà ce qu’elle n’est pas : laissant intacte la possibilité de croire encore à un horizon disponible, à un ailleurs de château ou de ville voisine, à un futur qu’on pourrait rejoindre en plissant un peu les yeux. Tu la vois et tu ne la connais pas.

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On aurait pu rester là longtemps. Des années peut-être. Mais on ne reste jamais vraiment nulle part. Un matin, on a quitté Suresnes, la chambre, le cerisier, le bistro et ses silhouettes. On a repris un autre travail, un autre lieu. Puis encore un autre. Le temps a passé comme il passe : sans prévenir, par paquets.

Non, on n’aurait pas pu rester là longtemps, on ne tenait déjà pas debout. Non, on n’a pas « quitté » Suresnes, on a été expulsé par le salaire, par la lassitude, par le bail, par la honte, par tout ce qui pousse dehors sans qu’on décide. Non, ce n’est pas « un autre travail, un autre lieu » comme une série de cartes postales, c’est la même fatigue déplacée, la même angoisse empaquetée, juste changée de décor. Non, le temps ne « passe » pas, il ronge, il ponce, il enlève des options une par une.

Quelques années auparavant, mettons trente. Il a désormais trente-cinq ans, il est à Suresnes dans une petite chambre sans confort. Il ne sait pas qu’il habite là un fragment de cité-jardin construite dans les années 1920 pour loger proprement des ouvriers et des employés comme lui, censés former une communauté. L’unique fenêtre donne sur une cour et, au-delà, des immeubles. Peut-être un avant-goût de Courbevoie ou de Nanterre, on ne sait pas, on n’est pas curieux.

Non, ce n’est pas « quelques années auparavant », c’est maintenant, encore maintenant, ça ne s’est jamais vraiment refermé. Non, ce n’est pas « une petite chambre sans confort », c’est la preuve qu’on accepte n’importe quoi tant qu’il y a une serrure et un matelas. Non, il ne « sait pas » pour la cité-jardin parce qu’il n’a pas le droit de savoir : toute l’architecture sociale est faite pour qu’il traverse sans lire, sans relier, sans comprendre qu’on l’a rangé là avec d’autres. Non, ce n’est pas qu’on n’est « pas curieux », c’est qu’on est trop épuisé pour se permettre la curiosité, qu’on a appris à ne plus lever la tête vers Courbevoie ou Nanterre de peur de voir ce qu’on n’aura jamais.

Ce serait dommage de ne pas évoquer le cerisier japonais juste là, devant la porte. On l’a déjà vu perdre ses feuilles deux fois depuis qu’on est arrivé là. On ignore que ces arbres faisaient partie du projet d’origine : offrir un peu de beauté, un peu d’air, à ceux qui rentraient de l’usine au pied du Mont-Valérien. On l’a admiré, on a eu les larmes au bord des yeux tellement c’était beau. On ne peut pas vraiment dire en quoi voir tous ces pétales roses au sol déclenche ce type d’émotion. On ne cherche pas trop non plus à le savoir, on n’a pas vraiment le temps.

Non, ce ne serait pas dommage de ne pas l’évoquer, le cerisier ; c’est même lui qui sert d’alibi, de petit sucre poétique posé sur la langue du récit pour le faire passer. Non, il ne « se contente pas » de perdre ses feuilles deux fois depuis qu’on est arrivé, il rappelle chaque année qu’on est resté, coincé, planté là comme lui, sans projet d’origine. Non, ce n’est pas « offrir un peu de beauté, un peu d’air » qui tient : la beauté ici est prévue, programmée, distribuée comme un calmant, et c’est précisément ce qui donne la nausée. Non, les larmes ne viennent pas « tellement c’est beau », elles montent parce que c’est trop beau pour l’endroit, parce que ça ne colle pas, parce que ce rose au sol met en lumière tout le reste qui ne l’est pas. Non, ce n’est pas qu’on « ne peut pas vraiment dire en quoi » : on pourrait le dire, mais il faudrait pour ça soulever la chape entière, ce qu’on ne se permet pas. Non, ce n’est pas qu’on « n’a pas vraiment le temps », c’est qu’on n’a pas le droit de s’y attarder sans que tout le reste s’effondre avec.

Pour payer cette turne, il s’est inscrit dans une boîte d’intérim et a dégoté un emploi de chauffeur-livreur à deux rues de là. Chaque matin, il traverse sans y penser les rues portant les noms de maires et de réformateurs sociaux qui avaient juré de sortir les ouvriers des taudis : des destins effacés derrière de simples plaques bleues. Cela ne demande pas beaucoup de jugeote, ça tombe bien, il n’en possède pas trop. À part prendre un plan papier dans le bon sens pour lire un plan, car le GPS n’existe pas encore. On n’imagine même pas que ça puisse exister un jour.

Non, ce n’est pas « pour payer cette turne » comme si tout se résumait à une combine provisoire, c’est pour continuer d’accepter qu’il n’y ait pas mieux qu’une turne à payer. Non, ce n’est pas « sans y penser » qu’il traverse ces rues : c’est en pensant à autre chose pour ne pas devenir fou devant ces noms de bienfaiteurs cloués sur les façades, en détournant le regard pour ne pas voir ce qu’on a fait de leurs promesses. Non, ce n’est pas qu’« il ne possède pas trop de jugeote », c’est qu’on lui a appris à la retourner contre lui : à se croire un peu idiot plutôt que de voir l’intelligence qu’il faudrait pour démonter la machine où il sert. Non, ce n’est pas un détail attendrissant d’époque que ce plan papier sans GPS : c’est la preuve qu’on lui confie la ville uniquement comme labyrinthe à livrer, pas comme espace à habiter.

Nulle nécessité de se déguiser en clown : un pantalon jean et un chandail, voire un blouson éventuellement, suffisent. Parfois, certains matins de novembre, on prendra la précaution d’une écharpe. Le vent remonte de la Seine, s’engouffre entre les barres récentes et les vieux immeubles de la cité-jardin, mélangeant les générations sans que cela raconte grand-chose pour lui. On ne voudrait pas attraper froid bêtement.

Non, ce n’est pas « nul besoin de se déguiser en clown », ce n’est pas une liberté vestimentaire, c’est simplement qu’on ne possède rien d’autre à mettre sur le dos. Non, ce n’est pas une « précaution » de prendre une écharpe, c’est la peur de perdre un jour de salaire pour une bronchite, la peur de glisser encore un peu plus loin dans la pente. Non, ce vent de Seine ne « mélange » pas les générations comme une jolie métaphore, il les use pareil, il passe à travers toutes les couches de peinture sociale, et lui n’a juste pas les mots pour le dire. Non, ce n’est pas qu’il « ne voudrait pas attraper froid bêtement », c’est qu’il sait très bien que le moindre rhume, ici, n’est jamais bête : il coûte.

Encore que, si l’on tombe malade, ça n’est pas un drame. L’arrêt de travail nous permet de traîner au lit, de rester bien au chaud, probablement rideaux tirés toute la journée. Dehors, la ville poursuit sa petite histoire de réhabilitations, de plans sociaux, de mutations de logements ; dedans, il s’obstine sur un livre ardu qui le relie plus volontiers à des morts célèbres qu’aux voisins de palier. Un bon livre, de préférence, un bien difficile qu’on prendra la peine d’annoter à chaque page.

Non, ce n’est pas « pas un drame » de tomber malade, c’est juste l’unique manière d’obtenir une trêve sans avoir à la demander. Non, ce n’est pas « traîner au lit », c’est s’effondrer enfin, les rideaux tirés pour ne pas voir la lumière insistante de ce dehors qui continue sans lui. Non, la « petite histoire de réhabilitations et de plans sociaux » n’est pas une toile de fond : c’est la manière officielle de renommer la violence qui le traverse, pendant que lui s’accroche à un livre pour rester vivant dans sa tête. Non, ce n’est pas une anecdote romantique d’ouvrier qui lit un « bon livre difficile », c’est une coupure supplémentaire : choisir les morts célèbres parce que les vivants autour sont trop proches, trop visibles, trop douloureux à regarder en face.

On pourrait, de temps en temps, au début en tout cas, passer toute la journée au bistro. On vient depuis quelques jours de se faire une sorte de camarade, oh, pas encore un copain non. Mais si on le désire, cela nous changera un peu les idées de retrouver ce N., poète brésilien exilé, pour causer philosophie, poésie, littérature. Dans un bled qui a vu passer ouvriers, réfugiés, rapatriés, immigrés, il ne voit en lui qu’un camarade de comptoir de plus, pas le dernier avatar d’une longue chaîne d’exils. Mais surtout boire et reboire à tomber par terre devant le regard inquisiteur du tôlier maghrébin en train de compter sa thune, assis dans un coin. Lui descend d’une autre vague d’ouvriers logés jadis dans ces mêmes HBM, mais cette continuité sociale, on ne la voit pas, on se contente d’encaisser la vue. On a l’habitude. Derrière lui, il n’est pas rare qu’on aperçoive quelques silhouettes. On ne sait pas si ce sont vraiment des femmes, mais ça y ressemble. Toute une population interlope qui vient échouer là, au petit matin, en provenance du bois de Boulogne, pas loin.

Non, ce n’est pas « pour se changer un peu les idées » qu’on peut passer la journée au bistro, c’est pour ne plus en avoir du tout, d’idées, au moins jusqu’à la fermeture. Non, N. n’est pas « une sorte de camarade », c’est un miroir qu’on refuse de regarder trop longtemps : un autre exilé, plus lisible parce qu’il a un accent et un pays clair, alors que lui n’a qu’un RER et une adresse provisoire. Non, ce n’est pas un simple « bled qui a vu passer » des vagues d’ouvriers et de réfugiés, c’est un entonnoir ; on ne voit pas la chaîne d’exils parce qu’on est en train d’en devenir un maillon sans légende. Non, le tôlier ne fait pas que « compter sa thune », il compte aussi les corps qui tombent, les additions qui explosent, les dettes qui se nouent ; son regard n’est pas qu’inquisiteur, il est comptable de la misère. Non, ces silhouettes du fond ne sont pas un décor interlope : ce sont des vies entières rabattues à l’aube sur un coin de bar, qu’on préfère flouter en « on ne sait pas si ce sont vraiment des femmes » pour ne pas affronter ce qu’on voit très bien.

On pourrait aussi se souvenir que le boxeur, un grand costaud nantais, vient aussi se pavaner là avec sa danseuse serbe ou croate — on pourrait presque dessiner une carte : Nantes, Belgrade, le Maghreb, le Brésil, la banlieue ouest, toutes ces trajectoires qui se croisent à portée de tram — Qu’ils l’ont plus ou moins pris en sympathie, à moins que ce ne soit de la compassion. Ou tout simplement l’appât du gain, car évidemment ces deux là, la piaule qu’ils lui céderaient ne serait pas gratuite. Mais tout de même moins chère que celle de l’hôtel.

Non, ce n’est pas un simple « souvenir » parmi d’autres, c’est la scène qu’on se repasse pour se convaincre qu’on a appartenu un peu à ce décor. Non, le boxeur ne « se pavane » pas seulement : il montre ses muscles comme on exhibe un capital de survie, une manière de ne pas finir complètement dans le fossé. Non, ce n’est pas une jolie carte possible à dessiner, Nantes, Belgrade, Maghreb, Brésil, banlieue ouest : c’est un enchevêtrement de déracinements où personne n’est vraiment chez soi, à commencer par lui. Non, ce n’est pas vraiment de la sympathie, ni seulement de la compassion ; c’est du calcul, de chaque côté, pour savoir qui va tirer quoi de qui. Non, cette piaule « moins chère que l’hôtel » n’est pas une bonne affaire : c’est une cage de secours, une marche de plus vers la dépendance, avec juste assez de remise sur le prix pour pouvoir appeler ça une chance.

3

Après l’exercice autour de Michaux, le “je” du premier récit ne tenait plus tout seul. Le travail du « non, voilà comme elle est » l’avait déjà déplacé, comme si le narrateur ne pouvait plus se parler à lui-même sans se soupçonner de mensonge. La version 3 raconte donc la même situation, mais à la troisième personne : ce “il” n’est pas un personnage de fiction, c’est le même homme tenu à distance, regardé comme on regarderait un autre, pour que le texte assume enfin ce qu’il montre sans chercher à se justifier.

Il a trente-cinq ans, il vit à Suresnes dans une petite chambre au bout d’un couloir, une fenêtre sur une cour, des immeubles qui ferment le ciel, un lit, une table, une chaise, ça suffit, et pourtant chaque soir, en refermant la porte, il a la sensation obscure d’entrer un peu plus avant dans une cellule qui n’est pas seulement de briques et de plâtre mais de résignation et de peur. Il traverse la cité-jardin sans lire les noms de rues, il connaît le nombre de marches, le bruit des portes, l’écho dans l’escalier quand quelqu’un rentre trop tard, ces petits signes infimes qui lui disent qu’il y a encore des vies autour de la sienne et qu’il vit pourtant comme un disparu. Devant la porte il y a un cerisier japonais, planté là bien avant lui ; deux printemps déjà, les pétales roses ont recouvert les dalles, il a regardé ça debout, sans bouger, comme si on avait renversé quelque chose que personne ne viendrait ramasser, et il se surprend à penser que ce luxe inutile d’une beauté offerte aux pauvres a quelque chose d’accusateur, comme si cet arbre se souvenait mieux que nous de ce qu’on avait promis aux hommes qui rentraient jadis de l’usine. Le matin il part travailler comme chauffeur-livreur à deux rues de là, intérim, badge, hangar, clés du camion ; il plie le plan, il retient les virages, les sens interdits, les places possibles pour se garer en travers, les codes d’immeubles, et il laisse filer les noms gravés sur les plaques bleues, ces noms d’anciens bienfaiteurs qu’il ne peut pas prendre au sérieux sans sentir monter en lui une colère inutile, une de ces colères muettes qui abîment l’âme parce qu’elles ne trouvent jamais de parole. L’hiver, le vent remonte de la Seine, il siffle entre les barres et les vieux immeubles, il traverse les vêtements, il vous prend aux poignets, à la nuque ; il remonte son col, parfois une écharpe, il ne faut pas tomber malade, il ne faut pas laisser un jour de paye au fond du lit, et il s’entend raisonner comme ces vieux curés de campagne qui sermonnaient les enfants sur le froid et la prudence, sauf que son dieu à lui, c’est la paie de la fin du mois, ce chiffre dérisoire auquel se trouve suspendue toute sa docilité. Quand ça arrive quand même, la maladie, il reste couché, rideaux tirés, la lumière filtrée par le tissu, la ville continue derrière comme un bruit d’appareil qu’on n’éteint jamais ; il ouvre un livre trop difficile, il souligne, il écrit dans les marges, les noms des morts tiennent mieux compagnie que les voisins qu’on croise sans se parler dans l’escalier, et il sent avec une sorte de honte tranquille qu’il préfère encore ces voix lointaines à la main qu’il n’ose pas tendre à celui qui vit derrière la cloison. Parfois il descend au bistrot en bas de la rue. Le patron est assis dans un coin, il compte, il regarde, il dit peu de choses ; au comptoir il finit par parler avec N., Brésilien, poète, exilé, c’est comme ça que l’autre se présente, et dans sa manière de prononcer certains noms de philosophes ou de villes il perçoit tout de suite qu’il s’accroche à ces mots comme lui à ses livres, de peur de disparaître entièrement dans la boue du quotidien ; ils échangent des titres, des fragments, des bouts de mémoire, ils boivent verre après verre, il remonte en zigzag, il sent que le trottoir n’est pas droit, il se dit que ce n’est pas le trottoir, que c’est lui, que c’est sa faiblesse, et cette pensée soudain lui arrache presque un rire, un rire amer qu’il ravale parce qu’il sait trop bien de quoi il se moque. Au fond du bar, à l’aube, il y a des silhouettes qui viennent du bois de Boulogne, manteaux trop courts, sacs plastiques, perruques qui glissent un peu, on fait semblant de ne pas trop regarder, puis on regarde quand même, on détourne la tête trop tard, et chaque fois il se dit que nous avons là, devant nous, la parabole la plus simple de notre temps : des corps usés, vendus, déplacés, que personne n’a le courage de nommer autrement qu’avec ces mots vagues, « interlopes », « femmes peut-être », comme si nommer plus juste nous obligeait à répondre de quelque chose. Un boxeur nantais passe de temps en temps avec une danseuse venue de l’Est, large d’épaules, sûr de lui, il occupe l’espace comme si le bar était à lui ; c’est par lui, par eux, qu’il entend parler d’une piaule à louer, une autre chambre, plus petite, un peu moins chère que l’hôtel où il descendait avant d’arriver ici, il dit oui presque tout de suite, et en disant oui il sent confusément que ce n’est pas seulement à une chambre qu’il acquiesce mais à toute cette logique qui le tient, qui le réduit, et qu’il préfère encore ce consentement obscur à la panique de n’avoir plus de toit. Les jours se ressemblent : livrer, rentrer, lire, redescendre parfois au bar, laisser le temps s’user sur les mêmes trajets ; il passe devant le cerisier sans y penser, puis un soir, un matin, il s’arrête, il voit les branches nues, les bourgeons, les feuilles à venir, il se rappelle les pétales au sol comme si c’était arrivé à quelqu’un d’autre, et il se surprend à chercher, sans y croire vraiment, si dans cette obstination muette de l’arbre il n’y aurait pas, malgré tout, une espèce de promesse pour les hommes que nous sommes devenus, fatigués, lâches, mais pas entièrement perdus. Il sait que ça ne durera pas, il ne sait pas ce qui vient après ; pour l’instant il habite là, dans cette chambre, avec cet arbre devant la porte et ce bistrot au coin, et toute une ville autour qu’il traverse chaque jour sans être sûr d’y avoir vraiment place, mais avec la sensation tenace, presque douloureuse, que quelqu’un, quelque part, continue de compter ses pas comme on compte les fautes d’un enfant qu’on aime trop pour le laisser s’endurcir tout à fait.

Boost 02 #09 | On ne sait pas trop

Publié le 18 novembre 2025

On aurait pu rester là longtemps. Des années peut-être. Mais on ne reste jamais vraiment nulle part. Un matin, on a quitté Suresnes, la chambre, le cerisier, le bistro et ses silhouettes. On a repris un autre travail, un autre lieu. Puis encore un autre. Le temps a passé comme il passe : sans prévenir, par paquets.

Quelques années auparavant, mettons trente. Il a désormais trente-cinq ans, il est à Suresnes dans une petite chambre sans confort. Il ne sait pas qu’il habite là un fragment de cité-jardin construite dans les années 1920 pour loger proprement des ouvriers et des employés comme lui, censés former une communauté. L’unique fenêtre donne sur une cour et, au-delà, des immeubles. Peut-être un avant-goût de Courbevoie ou de Nanterre, on ne sait pas, on n’est pas curieux.

Il a beau scruter, il doute d’apercevoir Rueil-Malmaison. À cette distance, il ne voit ni les anciennes vignes de Suresnes ni les pavillons ouvriers dessinés au cordeau, encore moins les plans d’urbanistes qui, un siècle plus tôt, avaient cru organiser rationnellement la vie des gens comme lui. Il n’y a pas de château. Mais n’allons pas trop vite.

Ce serait dommage de ne pas évoquer le cerisier japonais juste là, devant la porte. On l’a déjà vu perdre ses feuilles deux fois depuis qu’on est arrivé là. On ignore que ces arbres faisaient partie du projet d’origine : offrir un peu de beauté, un peu d’air, à ceux qui rentraient de l’usine au pied du Mont-Valérien. On l’a admiré, on a eu les larmes au bord des yeux tellement c’était beau. On ne peut pas vraiment dire en quoi voir tous ces pétales roses au sol déclenche ce type d’émotion. On ne cherche pas trop non plus à le savoir, on n’a pas vraiment le temps.

Pour payer cette turne, il s’est inscrit dans une boîte d’intérim et a dégoté un emploi de chauffeur-livreur à deux rues de là. Chaque matin, il traverse sans y penser les rues portant les noms de maires et de réformateurs sociaux qui avaient juré de sortir les ouvriers des taudis : des destins effacés derrière de simples plaques bleues. Cela ne demande pas beaucoup de jugeote, ça tombe bien, il n’en possède pas trop. À part prendre un plan papier dans le bon sens pour lire un plan, car le GPS n’existe pas encore. On n’imagine même pas que ça puisse exister un jour.

Nulle nécessité de se déguiser en clown : un pantalon jean et un chandail, voire un blouson éventuellement, suffisent. Parfois, certains matins de novembre, on prendra la précaution d’une écharpe. Le vent remonte de la Seine, s’engouffre entre les barres récentes et les vieux immeubles de la cité-jardin, mélangeant les générations sans que cela raconte grand-chose pour lui. On ne voudrait pas attraper froid bêtement.

Encore que, si l’on tombe malade, ça n’est pas un drame. L’arrêt de travail nous permet de traîner au lit, de rester bien au chaud, probablement rideaux tirés toute la journée. Dehors, la ville poursuit sa petite histoire de réhabilitations, de plans sociaux, de mutations de logements ; dedans, il s’obstine sur un livre ardu qui le relie plus volontiers à des morts célèbres qu’aux voisins de palier. Un bon livre, de préférence, un bien difficile qu’on prendra la peine d’annoter à chaque page.

On pourrait, de temps en temps, au début en tout cas, passer toute la journée au bistro. On vient depuis quelques jours de se faire une sorte de camarade, oh, pas encore un copain non. Mais si on le désire, cela nous changera un peu les idées de retrouver ce N., poète brésilien exilé, pour causer philosophie, poésie, littérature. Dans un bled qui a vu passer ouvriers, réfugiés, rapatriés, immigrés, il ne voit en lui qu’un camarade de comptoir de plus, pas le dernier avatar d’une longue chaîne d’exils. Mais surtout boire et reboire à tomber par terre devant le regard inquisiteur du tôlier maghrébin en train de compter sa thune, assis dans un coin. Lui descend d’une autre vague d’ouvriers logés jadis dans ces mêmes HBM, mais cette continuité sociale, on ne la voit pas, on se contente d’encaisser la vue. On a l’habitude. Derrière lui, il n’est pas rare qu’on aperçoive quelques silhouettes. On ne sait pas si ce sont vraiment des femmes, mais ça y ressemble. Toute une population interlope qui vient échouer là, au petit matin, en provenance du bois de Boulogne, pas loin.

On pourrait aussi se souvenir que le boxeur, un grand costaud nantais, vient aussi se pavaner là avec sa danseuse serbe ou croate — on pourrait presque dessiner une carte : Nantes, Belgrade, le Maghreb, le Brésil, la banlieue ouest, toutes ces trajectoires qui se croisent à portée de tram — Qu’ils l’ont plus ou moins pris en sympathie, à moins que ce ne soit de la compassion. Ou tout simplement l’appât du gain, car évidemment ces deux là, la piaule qu’ils lui céderaient ne serait pas gratuite. Mais tout de même moins chère que celle de l’hôtel.

Boost 02 #08 | Revenir à la langue

Publié le 12 novembre 2025

Revenir à la langue ce n’est pas rebrousser chemin. C’est ( espérons-le ) régler la tension d’une phrase jusqu’à ce qu’elle ne sonne plus faux.

J’étais repris par cette vieille obsession d’apparaître sans me trahir quand les livres soudain du haut de la bibliothèque sont tombés sur mes pieds. La connaissance entre encore par la douleur, soit. Je jette un regard vers la fenêtre : c’est bien l’automne, vieux cliché ; il y a, évidemment, une feuille restée collée à la vitre, immobile. Je me penche, je ramasse : Bloy, Bernanos, Boutang, Rebatet. Que de souvenirs. Un vertige fait de désir et de honte m’a poussé vers la fatigue puis dans le fauteuil. Les pieds endoloris, le corps et l’esprit engourdis je feuillette celui dont la reliure a cédé d’elle-même. Ce qui surgit d’abord, ce sont ces voix singulières qui m’ont jadis tant tenu en respect : moins leur fatras, leurs histoires que leur son, cette façon d’accoler, d’accoupler des mots que je ne me serais, à l’époque, jamais permis. En ce temps il me fallait un dictionnaire sous la main ; parfois je ne cherchais pas ; je ne cherchais plus, toujours cette même fatigue , et alors : je prononçais à voix haute et la compréhension venait par le grain. Leurs certitudes me glissaient dessus ; j’étais mon propre tamis de chercheur d’or. Je m’inventais des Klondike, des tombereaux de neige, des dents en or. À propos de mots, un nom passe : Rabelais, suivi de près par Villon comme une ombre. Des énigmes, un koan pour la cervelle de mes vingt ans. « Que voulaient-ils dire ? » C’était la grande question, il suffisait seulement de la poser. Elle restait sans réponse et, très vite, la question reculait dans l’ombre elle aussi : le langage lui-même m’emportait. J’ai gardé cette habitude de lire la tenue d’une phrase avant le récit qu’elle impose. J’ai voyagé, je me suis dispersé : le sucre d’une orange pelée dans un train vers Karachi m’a collé aux doigts plus longtemps que leurs idées ; un râle de chien crevant dans un fossé lyonnais a expulsé tous les poncifs autrefois anônnés en matière de ponctuation ; j’ai désappris ma langue pour une grammaire de gestes, d’ouies sanglantes et de fumée. J’ai feuilleté. le temps a passé, la culpabilité est revenue. Je cherche Rabelais sur les rayons : rien. Je reviens à la table de travail , à l’éditeur , à la page à peine noircie, au grand ouvert. Dans mon crâne une mécanique de bielles : garder-effacer. Un bruit régulier au loin — pendule ou ventilation, je parie pour la pendule. J’ouvre au hasard une page soulignée : je ne comprends rien du tout. La musicalité seule m’emporte ou me recrache. Je reviens à l’écran, à l’envie de trouver la jointure entre ces instants, de me tailler une peau qui tienne ( sans couture visible ). Ce que je cherche n’est pas un retour en arrière, une remise à zéro, mais un réglage : couper ce qui ne sert à rien dans le rien , tenir dans l’instable même. Ma main avance, hésite. Les livres sont restés par terre, une dorsale au bord du tapis ; la feuille contre la vitre ne bouge toujours pas. Un vide sur le rayon à la taille exacte d’un tome. Si j’efface maintenant, quelle question me tombera dessus de l’autre côté ? Est-ce que je veux vraiment garder mon secret ? En ai-je encore seulement les moyens ? Je n’en sais rien. Puis encore comme on s’enfuit : stop assez d’effort c’est assez : revenir à la langue, et reprendre.

Boost 2 # 07 | Il voit la Champagne, les Dardanelles et s’en revient

Publié le 3 novembre 2025

Ce texte est né dans le sillage d’une proposition d’écriture de François Bon, au sein du cycle «  Histoire, Boost 2  » La consigne s’inspirait de la structure de L’Atlas d’un homme inquiet de Christoph Ransmayr – un livre construit comme une mosaïque de fragments, où chaque chapitre s’ouvre sur une image mémorielle fixe («  Je vis…  ») avant de déployer le paysage mental et géographique qui l’entoure. Je me suis emparé de ce dispositif en le détournant. Là où Ransmayr explore son propre parcours à la première personne, j’ai choisi de construire un personnage fictif à la troisième personne, un instituteur rescapé de la Grande Guerre. Le présent de l’indicatif – «  Il voit  » – est devenu la clé de voûte narrative, remplaçant le «  Je vis  » originel. L’enjeu n’était pas l’autobiographie, mais la construction d’une intériorité par la somme d’images géographiques qui forment la carte mentale d’un homme : la Champagne dévastée, la gare de Châlons, les Dardanelles, l’hôpital, le village de Saint-Bonnet-le-Désert. Cet exercice m’a permis d’explorer une question centrale : comment raconter l’Histoire à hauteur d’homme, par la sensation pure, lorsque le langage se dérobe face à l’horreur ? Le texte qui en résulte est donc à la fois un hommage discret au cadre proposé et le fruit d’un travail d’écriture personnel, ( l’instituteur) une tentative de saisir l’indicible par le prisme d’une conscience fragmentée.


Il est là. Et il voit. Mais les mots, dans sa tête, ce ne sont pas des phrases. C’est un matériau lourd et sourd qui refuse de prendre forme. La terre. Ce n’est plus de la terre. C’est une croûte. Une chose grise, brisée, qui a séché en formes tordues. Comme si un géant avait malaxé de la cendre et de la boue, et l’avait laissée durcir en grimaçant. Fracturée. Le mot vient, mais il est trop propre, trop chirurgical. Ça ne rend pas le craquement sous la semelle, cette impression de marcher sur des os. Le ciel. Il est bas. Il pèse. Ce n’est pas un ciel, c’est un couvercle. Un couvercle de plomb sale, qui ne s’ouvre jamais, qui écrase le regard. Parfois, une déchirure blafarde, une lumière qui ne réchauffe rien, qui souligne seulement l’immense blessure en dessous. Les arbres. Le mot « arbre » est un mensonge. Ce qu’il voit, ce sont des poteaux. Des poteaux noircis, calcinés, qui tendent vers le couvercle des bras suppliants qui n’existent plus. Moignons. Oui. Des moignons. Comme des membres amputés à la hache. La sève, la vie, tout a été brûlé, aspiré. Il reste ça : une forêt de morts debout. Le silence. Ce n’est pas une absence. C’est une présence. Une oreille géante collée contre le paysage. Un son à l’envers, si lourd qu’il en devient étouffant. Ce silence-là, il n’a pas de nom. Il est l’attente. L’attente de la déchirure. L’odeur. Elle entre par le nez, mais elle colle à la gorge. Une odeur douceâtre et putride. De la viande oubliée au fond d’un garde-manger pourri. De la terre qui digère mal les morts. L’« odeur de la mort », les autres disent ça. Mais les mots sont usés. Lui, il la sent. C’est une nausée qui ne descend pas, qui remonte, toujours. Il voudrait dire « paysage », mais le mot est trop beau. Il voudrait dire « champ de bataille », mais c’est un terme de général, ça sent l’encre et la carte. Lui, il est dedans. Il n’a pas de mot pour « être dedans ». Pour cette chose qui est à la fois dehors, partout, et qui est en train de lui emplir le crâne, de lui ronger les poumons. Il voit. Et ce qu’il voit, c’est un monde qui a cessé d’être nommable. C’est ça, l’indicible. Ce n’est pas qu’il n’y a pas de mots. C’est que tous les mots qui existent mentent. Ils appartiennent à l’avant. Ils décrivent un monde qui n’est plus. Ici, il n’y a que la matière brute de l’horreur, et le silence qui la contient.


Il voit la gare de Châlons. Un hall immense, sombre, qui sent la suie et l’huile. La verrière poussiéreuse laisse filtrer une lumière jaunâtre, éclairant des grappes de soldats qui attendent, adossés à leurs sacs. Des officiers hurlent des numéros de régiment, des destinations incompréhensibles. C’est un chaos organisé, un fourmillement d’hommes en gris-bleu qui se font avaler par les trains. Il voit le train. Une locomotive noire, suante, qui crache de la vapeur avec un sifflement rauque. Elle est accouplée à des wagons à bestiaux, les fameux « 40 hommes, 8 chevaux ». Les portes sont grandes ouvertes, révélant un intérieur sombre et nu. On dirait des cercueils sur roues attendant leur cargaison vivante. Il voit la ville, ou ce qu’il en reste, depuis son wagon. Une fois entassé, le regard coincé entre les planches : Des rues trop larges, trop vides. Quelques civils, des visages fermés, qui les regardent passer sans un sourire. Des femmes en noir. La vie a été évacuée d’ici, ne laissant qu’une coquille vide. Des blessés. Sur un quai adjacent, un train sanitaire est arrêté. On fait monter des hommes aux visages pâles, aux membres emmaillotés de bandages sales. Certains sont sur des civières, les yeux vides fixant le ciel de fer. C’est un spectacle qui leur est destiné, un avant-goût. La cathédrale. Au loin, il l’aperçoit. Notre-Dame de Châlons. Ses pierres sont noircies, mais elle est encore debout. Un seul vitrail est resté intact ; il capte la lumière faible et la renvoie comme un dernier signal, un adieu. C’est la dernière image belle qu’il emporte. Le triage. Puis le train s’ébranle, quitte la gare et longe des voies de triage. Un enchevêtrement de rails, de wagons vides, de montagnes de caisses et de sacs de sable. C’est la machine de guerre, la logistique monstrueuse qui broie les hommes avant même qu’ils n’arrivent au front. L’arrière, ce n’est pas le repos. C’est la gueule de l’ogre.


Le train s’engouffre dans la campagne. Il voit une dernière fois des champs, des vaches. Il voit le crépuscule tomber et détourne les yeux. Il voudrait dire, mais tous les mots, il les voit là-bas, loin, très loin, « au nord de l’avenir ». Puis il baisse la tête. Il n’a plus rien à voir avec ce monde-là. La ville n’a été qu’une antichambre, un sas entre deux enfers. Le voyage vers l’inconnu a commencé.


L’étrave fend une eau d’un bleu dur, métallique. La terre qui grandit n’est pas verte. Elle est ocre, brûlée, striée de ravins secs. Une ligne d’arêtes vives qui déchire le ciel. La chaleur déjà, une lourdeur qui tombe du ciel blanc et se relève du rocher comme une haleine de fournaise. Le navire glisse dans un détroit. Des collines basses de chaque côté. Une terre asiatique à bâbord, une européenne à tribord. Les Dardanelles. Le nom est dans sa tête, mais la chose est là, silencieuse et minérale. Il voit les autres bateaux, une forêt de mâts et de cheminées, immobiles dans l’eau calme. Une attente. Puis la côte se précise. Ce n’est pas une plage de sable fin. C’est un chaos. Une langue de galets, de sable gris, surmontée de falaises crayeuses, creusées de ravines. Il voit la tache blanchâtre des tentes, minuscules, accrochées à la pente. Les cicatrices brunes des tranchées zébrant le flanc des collines. Les fils de fer barbelés qui accrochent le soleil, brillant comme des toiles géantes. Le lourd navire s’arrête, vibrant encore de l’arrêt des machines. L’ancre grince dans un bruit déchirant. On est là. On ne va pas plus loin. Il voit les péniches. Ce ne sont pas des barges plates et passives, mais des coques à moteur, basses sur l’eau, sales de fumée et de rouille, leur bois éclaboussé par des milliers de voyages. Elles dansent sur la houle légère, s’approchant du flanc du paquebot comme des insectes voraces. On leur hurle de descendre. Pas d’escalier, pas de passerelle. Il faut se hisser sur le bastingage, saisir les filets de cordage jetés sur la coque, et descendre à reculons, le sac qui vous tire en arrière, les pieds qui cherchent une prise dans les mailles. Le vide, l’eau verte en dessous. L’homme au-dessus de lui glisse, un juron étouffé, le bruit sourd de son corps heurtant la péniche. On le tire vite de côté. Il saute à son tour. Le choc du bois sous ses pieds. La péniche est déjà pleine d’hommes, tassés comme du bétail, silencieux. Le moteur pétarade, crache une fumée âcre, et l’embarcation s’ébranle, lourde, lente, vers la terre. La traversée est courte, interminable. L’eau est d’un vert laiteux, huileuse. Elle charrie des choses : des débris de caisses, des morceaux d’uniformes, des excréments. L’odeur est pire que tout. Elle lui prend à la gorge : la puanteur douceâtre de la gangrène et de la chair qui pourrit au soleil, mêlée à une note âcre de poudre et de poussière brûlée. Il voit la plage qui grandit. Ce n’est pas du sable. C’est un talus de galets gris, une pente raide qui crisse et roule sous les boots. Des tas de caisses, des sacs de sable, des files d’hommes courbés qui montent un sentier tracé dans la falaise crayeuse. Le choc final. L’étrave de la péniche racle les galets. La rampe s’abat. C’est le dernier pas. Il pose le pied sur les cailloux. Le sol de Gallipoli. Un coup de sifflet aigu. Des hommes leur crient de se disperser, de monter. Le ronflement des mouches est assourdissant. Il lève les yeux vers les ravines poussiéreuses, les tranchées qui griffent les pentes. L’enfer n’est plus une boue grasse et froide. C’est une fournaise de poussière, de pierre et de pourriture.


Il voit le blanc. Un blanc qui fait mal aux yeux. Un plafond de chaux, éclatant, cru. Pas le blanc pur des draps de la ferme, mais un blanc qui sent le chlore et la mort propre. Les murs suintent une lumière froide, sans ombre. Il voit les barreaux de fer du lit. Froid, lisse, industriel. Sa main, posée sur la couverture grise, est devenue une chose pâle, étrangère. Les doigts ressemblent à des racines lavées. Ils tremblent, toujours. Un tremblement de machine détraquée. Il voit les fenêtres hautes, barrées. Des rectangles de ciel trop bleu, découpés comme dans un tableau. Des barreaux noirs qui grillagent le monde. Des arbres, là-bas, mais leurs feuilles ne bougent pas. Comme peintes. Il voit les autres lits. Des formes allongées, silencieuses, sous des draps qui épousent des absences. Un bras pend, inerte, couleur de cire. Plus loin, un homme assis, la poitrine entourée de bandes, fixe le mur devant lui. Il ne cligne pas des yeux. Il voit les sœurs. Des cornettes blanches, immaculées, qui glissent sans bruit sur le carrelage. Des visages lisses, sans âge, qui sourient d’un sourire qui ne touche pas les yeux. Des mains froides qui changent les pansements, touchent sa peau brûlée sans la sentir. Il voit son reflet dans le pot de chambre émaillé, posé près du lit. Une face creusée, des yeux trop grands, des lèvres gercées. Ce n’est pas lui. C’est un masque de terre cuite, fragile, qui pourrait se fendre. Il voit, la nuit, la lanterne du gardien qui passe. Un rond de lumière jaune qui balaie les allées, caresse les fronts, vérifie les présences. La lumière touche le crucifix au mur, accroché là-haut. Le corps du Christ est pâle, propre, sans blessures visibles. Une souffrance aseptisée, muette. Il voit tout cela. Les mots comme « hôpital », « lit », « infirmière » sont des coquilles vides, des sons qui ne collent plus à la réalité. Ce qu’il voit, c’est un lieu de silence et de blancheur où l’on range les hommes cassés, où l’on attend que la machine se remette à tourner ou s’arrête définitivement. L’odeur de propre ne parvient pas à couvrir celle, tenace, de la pourriture qui reste au fond de ses poumons. C’est un autre enfer. Un enfer blanc.


Il pousse la grille. Le fer grinçait déjà ainsi avant, un son aigre et familier. Rien n’a changé. Et pourtant, tout est devenu étranger. Il voit le fronton de la mairie-école. Les lettres gravées dans la pierre : LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ. Avant, c’était un credo, une évidence. Maintenant, ce sont des mots qui sonnent creux. Liberté. Celle de pourrir dans la boue ? Égalité. Celle de la mort, offerte à tous, du lieutenant au simple troufion ? Fraternité. Celle qui lui a arraché le cœur à chaque fois qu’un gosse de vingt ans rendait son dernier souffle dans ses bras ? La pierre est froide, propre. Les mots sont intacts. Lui ne l’est plus. Il voit le monument aux morts, tout neuf. La pierre est encore pâle, elle n’a pas pris la patine des siècles. Il s’approche. Ses doigts effleurent les noms. Il les connaissait à peine, ces garçons d’un autre canton, et pourtant, il a vu mourir leurs doubles par milliers. Ce monument, c’est un mensonge de ciment . Une tentative désespérée de mettre de l’ordre dans le chaos, de donner un sens à l’indicible. La République enterre ses morts et grave ses valeurs, mais elle ne peut pas graver l’odeur de la gangrène.

Il voit la cour de l’école. Les marronniers, la marelle effacée sur le sol. Le portemanteau où s’aligneront les blouses. Le tableau noir, vide, attendant les leçons de morale. « Aimez-vous les uns les autres. » Comment peut-il écrire cela, lui qui a vu des hommes s’entretuer pour dix mètres de terre gorgée de sang ? Il voit son reflet dans la vitre de la classe. Un homme en costume sombre, trop grand, trop raide. Le « hussard noir ». Son uniforme d’avant était bleu horizon, taché de sang et de boue. Maintenant, il porte l’uniforme du savoir, de la raison. Un déguisement. Ses mains veulent trembler. Il les tient croisées dans son dos. Il entre dans la classe. L’odeur de la craie et de l’encre. Un sanctuaire. Un mensonge nécessaire. Demain, il devra ouvrir le livre d’Histoire. Parler de la patrie, du droit, des Lumières. Il devra regarder en face les visages innocents des enfants et leur transmettre ce feu sacré qui a brûlé jusqu’à consumer toute une génération. Il voit sa mission, maintenant. Ce n’est plus une foi naïve. C’est un acte de résistance. Un rempart contre la barbarie. Si ces murs ont tenu, si ces mots sur le fronton sont encore debout, c’est peut-être pour cela : pour qu’un homme brisé vienne, chaque matin, témoigner malgré lui que le savoir doit survivre à la folie. Il n’enseignera pas la glorification de la guerre. Il enseignera la grammaire, la logique, la géographie. Il leur apprendra à penser, pour que plus jamais des hommes ne se fassent aussi bêtement massacrer au nom de mots qu’on leur a appris sans leur en donner le sens. Il pose sa sacoche sur l’estrade. Un geste d’une infinie lassitude. Le silence de la classe est plus lourd que celui des champs de bataille. C’est le silence d’avant la tempête, le silence de l’attente. Les enfants arriveront demain. Il leur devra la vérité, mais pas toute la vérité. Juste les armes pour la construire, eux-mêmes. Il monte l’escalier de bois. Les marches gémissent, un bruit de fatigue ancienne. La porte de son logement de fonction claque doucement derrière lui. Le silence. Il pose les mains sur la table de chêne, froide. La pièce sent la cire et le papier, le renfermé des lieux sans présence. Un lit étroit, une armoire. Le mur est nu. Pas de crucifix. Seule une pâle trace rectangulaire dans la chaux, plus claire, où l’ancien occupant avait accroché sa foi. Lui n’y a rien mis. Le crépi brut, la république laïque dans sa nudité.

Il s’approche de la fenêtre. La nuit tombe sur Saint-Bonnet-le-Désert. Une à une, les lumières des maisons s’éteignent. Les toits de tuiles s’effacent, noyés dans l’indigo. Puis il ne reste plus que la ligne des toits, dentelée et pâle, contre l’obscurité plus profonde qui commence au-delà.

La forêt.

Elle est là, massive, silencieuse. Une étendue d’encre qui boit la lumière résiduelle du ciel. Ce n’est pas l’horreur minérale des Dardanelles, ni la boue labourée de Champagne. C’est une obscurité vivante, respirante. Elle ne sent pas la poudre et la mort. Elle exhale une odeur humide de mousse, de terre et de feuilles pourries. Une odeur ancienne, qui était là avant les hommes, avant la République, avant les noms sur le monument. Il voit le mystère. L’épaisseur impénétrable des futaies. L’absence totale de chemin, de repère. La forêt n’a pas de front, pas de tranchée. Elle est un tout, sauvage et entier. Quelque chose en lui, d’instinctif, se tend. L’œil qui cherche un mouvement, une silhouette, le réflexe de la sentinelle. Rien. Seul le vent, un souffle à peine audible qui fait frémir la cime des chênes. C’est une paix qui ressemble à une menace. Un monde qui continue sans lui, sans ses leçons, sans ses mots. Une France bien plus ancienne que celle des hussards noirs. Une France sauvage qui se moque des frontons et des devises, et qui n’a jamais entendu parler de Dieu. Il reste là, longtemps, le front contre la vitre froide. Il ne prie pas. Il n’attend rien. Il écoute ce silence-là, si différent de celui des salles d’hôpital ou des champs de bataille. Un silence qui n’est pas vide, mais plein. Plein de nuit, de racines, de bêtes invisibles et d’une indifférence absolue. Pour la première fois depuis longtemps, face à cette forêt noire et primordiale, il se sent étrangement à sa place. Dans ce monde sans dieu, sans croix, sans promesse, il n’a de compte à rendre à personne. Seulement à lui-même. Et peut-être, dans cette obscurité familière et oubliée, retrouver l’ombre de l’homme qu’il était avant que le monde ne se mette à brûler et à prier des dieux sourds.

# Boost 2 #06 | Histoires autour de l’histoire

Publié le 24 octobre 2025

Après plusieurs essais infructueux, l’idée de lire « Pastiches et Mélanges » aura été le déclencheur. Je laissai le livre ouvert dans Foliate et Lina Lachgar continuer son rêve, à sa façon, — pour commencer d’arpenter le mien. Car ce fut moins la leçon des pages que leur manière de demeurer entrouvertes, comme une porte laissée sur le palier de la mémoire, qui me décida à sortir ; dehors, la ville s’embuait déjà d’un flou propice, et je compris qu’il ne fallait pas tant chercher un sujet qu’accepter le fil des retrouvailles : la chaleur bleutée d’un poêle à gaz dans un atelier où l’huile, presque gelée, consent à se tiédir ; la toile badigeonnée de terre de Sienne, promesse d’une lumière à venir ; la porte revue rue Germain Pilon, devant laquelle on s’arrête sans raison ; un dancing trop sombre, où le parfum et la sueur se disputent la musique ; la Butte-aux-Cailles où l’on perd à nouveau celui qu’on croyait tenir ; un cimetière aux pierres de guingois dont l’obstination nous ressemble ; puis, plus loin, des yourtes battues par le vent, le thé au beurre, le rire doux de celui qui, chaque fois, échappe à la mort. Je n’avais rien à représenter, seulement à suivre — pas à pas — cette réparation discrète par laquelle on rend à la vie ce qu’on lui a pris : non le commerce des images, mais la présence qui s’entête. Alors je laissai le livre ouvert, et je me mis en route. Bien sur ce n’est pas Proust , c’est ma tentative d’entendre ce qui, chez lui, m’ouvre le passage


Porte- Version 1

Parfois, il m’arrive encore de penser à lui et, ce faisant, je n’y peux rien, mon pas ralentit ; à moins que l’injonction mystérieuse de ralentir mon allure ne le fasse soudain ressurgir. Ou encore est-ce un peu de ci, un peu de ça, comme souvent. Enfin, il arrive régulièrement que je veuille me rendre quelque part et qu’au détour d’une rue mon corps soit poussé par je ne sais quel courant invisible, entraîné comme par force à bifurquer contre ma volonté, encore que je n’en aie pas beaucoup lorsque je déambule ainsi dans la ville. Et c’est ainsi que ce soir-là mes pas m’entraînèrent rue Germain Pilon et que je me retrouvai devant sa porte. Comme si revoir cette porte était une sorte de remède à mon errance. Cela ne servirait à rien que je frappe à cette porte, ni que je sonne. Je sais que, désormais, il n’est plus là, plus nulle part dans cette ville ni d’ailleurs sur cette terre. Alors je repars comme si j’avais fait le plein, que les niveaux étaient revenus à la normale, et me dirige franchement vers mon but, cette fois. Je ne sais jamais vraiment ce que je cherche à atteindre ou à esquiver ; sans doute est-ce cette ignorance, conservée comme un avare conserve son trésor, qui me propulse en avant. Et voici que, tout en rêvant, mes pas me ramènent une fois encore devant cette porte alors que j’étais parti à l’opposé : je suis revenu par la rue des Abbesses ; il ne me reste plus qu’à descendre vers le boulevard — rejoindre Clichy ne me prendra qu’une bonne demi-heure. Mais à peine ai-je vu cette pensée surgir que je le vois assis derrière la vitre de ce café qui fait l’angle ; il me voit passer, il me fait un geste de la main ; je ne réponds pas..

Porte- Version 2

Parfois, il m’arrive encore de penser à lui et, ce faisant, je n’y peux rien, mon pas ralentit ; à moins que l’injonction mystérieuse de ralentir mon allure ne le fasse soudain ressurgir. Ou encore est-ce un peu de ci, un peu de ça, comme souvent. Enfin, il arrive régulièrement que je veuille me rendre quelque part et qu’au détour d’une rue mon corps soit poussé par je ne sais quel courant invisible, entraîné comme par force à bifurquer contre ma volonté, encore que je n’en aie pas beaucoup lorsque je déambule ainsi dans la ville. Et c’est ainsi que ce soir-là mes pas m’entraînèrent rue Germain Pilon et que je me retrouvai devant sa porte. Comme si revoir cette porte était une sorte de remède à mon errance. Cela ne servirait à rien que je frappe à cette porte, ni que je sonne. Je sais que, désormais, il n’est plus là, plus nulle part dans cette ville ni d’ailleurs sur cette terre. Alors je repars comme si j’avais fait le plein, que les niveaux étaient revenus à la normale, et me dirige franchement vers mon but, cette fois. Je ne sais jamais vraiment ce que je cherche à atteindre ou à esquiver ; sans doute est-ce cette ignorance, conservée comme un avare conserve son trésor, qui me propulse en avant. Et voici que, tout en rêvant, mes pas me ramènent une fois encore devant cette porte alors que j’étais parti à l’opposé : je suis revenu par la rue des Abbesses ; il ne me reste plus qu’à descendre vers le boulevard — rejoindre Clichy ne me prendra qu’une bonne demi-heure. Mais à peine ai-je vu cette pensée surgir que je le vois assis derrière la vitre de ce café qui fait l’angle ; il me voit passer, il me fait un geste de la main ; je ne réponds pas, je sais que tout cela fait partie intégrante du rêve de ma vie.

Porte- Version 3— mouvement plus que sens

Parfois il m’arrive encore de penser à lui et, ce faisant, je sens — ou crois sentir — que mon pas se ralentit de lui-même, comme si la pensée n’était pas l’effet mais déjà l’obéissance à une injonction plus discrète, antérieure, qui, en commandant au corps de suspendre son allure, faisait remonter la figure absente ; à moins que ce ne soit l’inverse, ou bien un peu des deux, selon cette manière qu’ont nos mouvements dans la rue d’anticiper nos souvenirs et de les feindre, de sorte qu’on ne sait plus si l’on marche parce qu’on se souvient ou si l’on se souvient parce que l’on a, sans savoir pourquoi, ralenti. Il arrive alors, et presque régulièrement quand je prétends me rendre quelque part — prétention bien faible, car je n’ai guère de volonté dans ces déambulations où la ville, avec ses courants invisibles, impose plus qu’elle ne propose —, qu’au détour d’une rue une force légère mais irrésistible me pousse à bifurquer contre mon dessein, et c’est ainsi que, ce soir-là, mes pas me conduisirent rue Germain Pilon où je me retrouvai devant sa porte, laquelle, revue, me semblait tenir lieu de remède à mon errance, comme si la simple présence du battant, de son métal devenu mat à force d’être touché, suffisait à remettre en ordre un mécanisme intérieur déréglé ; et pourtant je savais qu’il ne servirait à rien de frapper ni de sonner, puisqu’il n’était plus là — plus nulle part dans cette ville, ni d’ailleurs sur cette terre —, et que, malgré cette certitude, le seul fait de m’arrêter là, un instant, me laissait repartir avec le sentiment que les niveaux s’étaient rétablis, qu’une réserve cachée avait été comblée et que je pouvais désormais, pour cette fois, aller droit à mon but. Je ne sais jamais bien ce que je prétends atteindre ni ce que je cherche à éviter (peut-être est-ce justement cette ignorance, gardée avec le soin d’un avare, qui me pousse en avant), si bien qu’en rêvant à autre chose — ou à rien — mes pas me ramenèrent une fois encore devant la même porte, alors que j’étais parti dans la direction opposée : j’étais revenu par la rue des Abbesses, et il ne me restait plus qu’à descendre vers le boulevard — rejoindre Clichy ne me prendrait qu’une bonne demi-heure ; mais à peine cette pensée se formait-elle, avec la satisfaction un peu naïve des projets modestes, que je le vis, assis derrière la vitre du café d’angle, tel qu’il se tenait autrefois à l’abri d’une buée où le dehors se reflète, et lui, me voyant passer, leva la main en un signe bref ; je ne répondis pas, non par dureté mais par crainte qu’un geste, en cédant à l’apparition, ne dépense irrévocablement ce reste de présence qui, dans certains lieux, survit aux êtres et nous visite.

Dancing

Il est des visages qui, avant même qu’on ait pu en distinguer la couleur des yeux ou la nuance des cheveux, se déposent en nous avec une analogie si pressante qu’ils ne laissent d’autre recours à notre mémoire que de les rapporter, par une sorte de raccourci fabuleux, à quelque figure apprise jadis dans les lectures d’enfance : ainsi cet homme, dont je n’ignorais nullement qu’il n’était pas roux et dont je savais bien aussi que je ne portais pas, quant à moi, le moindre fromage au coin des lèvres, m’évoqua pourtant, par la seule façon qu’il avait de sourire sans sourire, de hausser la tête comme pour chanter mieux et de caresser le vide d’un geste onctueux, le renard de la fable quand il feint pour le corbeau, dont il envie la proie, un enthousiasme si débordant qu’il en fait choir ce qu’il n’eût pu obtenir par la force ; et je songeai qu’il n’est pas besoin d’être roux pour ruser, ni d’avoir un fromage pour être volé, car il arrive, dans ces soirées où l’on se croit protégé par l’ironie, que nous désirions secrètement être flattés afin d’avoir enfin quelque chose à laisser tomber. Ce soir-là nous entrâmes dans un établissement que je n’eusse su nommer sans un peu de réticence — un dancing — tant ce mot, qui a gardé pour moi l’éclat factice d’une modernité déjà passée, mêle à la promesse d’une joie publique la fatigue d’une lumière trop longtemps entretenue ; à peine avions-nous franchi la porte vitrée, où s’accrochait une buée de parfums, de sueur riante et, me sembla-t-il, de tabac non tout à fait abandonné à son interdiction, que mon compagnon, comme s’il eût répondu à un signal convenu, disparut dans la pénombre au bras de femmes d’un certain âge dont la vivacité apprêtée trahissait moins la décence que le désir, et que l’usage, par moquerie ou tendresse, nous fait nommer « rombières », mot injuste peut-être, car ces dames, que des éclats de poudre rendaient neigeuses aux tempes, portaient avec une sorte d’héroïsme obstiné l’ombre de leur jeunesse, et leurs rires, trop clairs pour la salle trop sombre, semblaient, par un entêtement qui m’émouvait, vouloir rivaliser avec la musique sirupeuse qui coulait des haut-parleurs comme un sirop sur des fruits trop mûrs. Il y faisait sombre en effet, mais d’une obscurité habilement travaillée, où l’œil, après avoir tâtonné, finissait par discerner, derrière la nappe des volutes, la géographie mouvante des tables basses, des miroirs obliques, des banquettes au similicuir trop neuf, et je m’assis à l’une d’elles, moins par décision que parce qu’un serveur, surgissant à l’instant même où mon indécision se formulait, déposa devant moi un verre que je n’avais pas commandé, comme si le monde, à la place de mon désir, s’était chargé de me l’assigner, et que le liquide, par sa froideur limpide, me rappela ces boissons des stations balnéaires que l’on ne boit pas pour étancher une soif réelle mais pour donner une couleur à l’heure. Je regardais alors, dans ce climat d’éclairage humide, les silhouettes qui passaient et se reconstituaient à leur table, les couples aux gestes étudiés, les hommes dont la main trop prête à caresser laissait deviner, sous la jovialité, la colère d’une solitude que personne ne veut nommer, et, surtout, ces nombreuses rombières dont la danse, plus franche que celle des jeunes, avait la sincérité d’une victoire sur la fatigue ; mais il y avait aussi, flottant dans cet air, quelque chose d’âcre et de sucré ensemble — sueur, parfum, et cette queue de comète que laisse le tabac quand il n’est plus tout à fait là —, si bien qu’un haut-le-cœur, d’abord moral puis presque physique, me souleva avec cette brusquerie qui n’est pas tant le signe d’un dégoût que la remontée d’un souvenir jadis mal compris. Or, au moment même où je me disais que tout cela ressemblait davantage à une rêverie ancienne qu’à une scène présente — ce qui est peut-être la définition de certaines soirées : des rêves dont quelqu’un, par mégarde, aurait allumé la lumière —, je sentis, tout près de moi, la présence d’une femme dont je n’avais pas vu venir l’approche, et qui, demeurée dans l’obscurité comme pour mieux faire ressortir la blancheur de ses dents, me demanda du feu, la cigarette déjà posée entre ses lèvres d’un rouge trop parfait pour être naturel ; je cherchai, dans une poche, un briquet qui n’y était pas, puis, dans l’autre, une boîte d’allumettes dont le frottement fit jaillir cette petite flamme jaune, si modeste et si impérieuse, autour de laquelle, le temps d’un souffle que je crus partager, nos visages s’approchèrent à la distance précise où l’on se voit sans se regarder. J’eus alors ce sentiment, qui n’est pas toujours triste mais qui, ce soir-là, me fut douloureux, d’une solitude si complète que l’attention qu’on vous demande — un feu, un mot, un sourire — paraît, loin de l’amoindrir, la souligner d’un trait plus noir encore, car on comprend qu’on n’a été requis que pour un geste, et que notre personne, aussitôt le geste accompli, retombera dans l’ombre d’où elle avait surgi ; et je me dis, pour ne pas céder à une émotion ridicule, que j’allais me réveiller — car il arrive, dans les lieux trop composés, qu’on prenne le parti de croire qu’on rêve afin d’excuser l’excès d’irréalité qu’on y respire —, oui, je me réveillerais, c’était certain, mais où ? question à laquelle la salle ne donnait aucune réponse, sinon cette musique qui, d’être trop insistante, finit par se confondre avec le silence, et ce verre, posé devant moi, dont la surface, à peine tremblée par le passage d’une danseuse, réfléchissait, comme un petit lac inattendu entre deux rochers, la lumière vacillante d’un monde où l’on danse pour ne pas tomber.

Question

Nous marchions, lui et moi, d’un pas sans hâte — ce pas un peu traînant des fins d’après-midi d’automne où la ville semble reprendre son souffle entre deux respirations — et, tandis que la pente discrète des rues nous conduisait vers la Butte-aux-Cailles, je me surprenais à goûter cette conversation volontairement pauvre, presque volontairement pauvre, qui a l’air de ne porter sur rien et qui, précisément pour cela, ménage autour d’elle une zone de clarté où les souvenirs, à l’abri des grandes affirmations, peuvent se recomposer ; au-dessus du boulevard proche, très haut, là où les platanes finissent par ne plus appartenir qu’au ciel, des oiseaux se tenaient comme des griffures mobiles, et leurs cris, stridents mais non sans une musique d’enfance, zébraient l’air en longues déchirures qui semblaient recoudre aussitôt ce qu’elles venaient d’ouvrir. Nous traversions, à mesure que les façades renvoyaient ou retenaient la lumière, de larges nappes d’ombre et des clartés si blanches qu’elles aveuglaient, et je remarquais — sans oser le dire, de peur d’interrompre un équilibre plus fragile que nos paroles — combien le moindre déplacement de soleil redistribue secrètement les fidélités : ici une boulangerie soudain dorée me rappelait un matin très ancien, là un mur lavé de bleu me rendait, par une association trop rapide pour l’intelligence, la douceur d’un prénom ; nous parlions pourtant de choses absolument banales, le prix des cafés, la maladresse de quelqu’un, un livre qu’on remet à plus tard, et je ne sais si c’était ma voix qui, cherchant un appui plus ferme, posa une question, ou si la question, née d’elle-même, prit à la volée quelques mots pour se vêtir, toujours est-il que, l’ayant formulée — je m’en souviens à cause d’une vitre qui, à cet instant, renvoya notre image comme un reflet d’aquarium —, je n’obtins pas de réponse : la place, à mon côté, s’était vidée ; il avait disparu, non pas avec cette brusquerie qui fait sursauter, mais selon ce mode discret qu’ont certaines absences d’emprunter la logique même de la lumière, s’absentant d’autant mieux qu’elles semblent vous laisser intact ce qui, un instant plus tôt, vous entourait. Je demeurai quelques secondes immobile, comme si je pouvais, par une simple suspension du pas, rappeler au présent celui qui venait de s’en écarter, puis je fis quelques pas encore dans la rue où l’ombre s’épaississait déjà au pied des arbres ; et les oiseaux, très haut, poursuivaient leurs zébrures, identiques et pourtant différentes, si bien que je pensai que la ville, à cette heure, organise pour chacun des disparitions sur mesure : on croit perdre quelqu’un, on ne perd que le fil, et cependant ce fil, pour nous, c’est déjà la personne. Alors seulement je compris que ma question, restée sans réponse, avait moins cherché sa solution que son destinataire ; mais celui-ci — comme la Butte qui, sans effort, se retire un peu derrière soi à mesure qu’on croit l’atteindre — s’était glissé dans une nappe d’ombre contiguë à la nôtre, et je n’eus d’autre ressource, pour ne pas confondre l’inquiétude avec le ridicule, que de reprendre notre pas abandonné, de suivre la pente, d’écouter se défaire, au-dessus des platanes, la broderie criarde des oiseaux ; lui avait encore disparu..

Autoroute

Il me sembla, à mesure que je m’éloignais, que le monde se couvrait d’une buée légère, non cette buée grossière des vitres mal essuyées mais une vapeur de regard qui, interposée entre la ville et moi, transformait les façades en plaques hésitantes d’une lanterne où les couleurs, n’étant plus circonscrites par des contours nets, passaient les unes dans les autres comme si un pinceau trop chargé avait décidé de prolonger chaque forme au-delà d’elle-même ; les feux arrière des voitures, traînés par la nuit comme par une main distraite, se filaient en rubans rougeâtres qui, plus qu’ils n’indiquaient une direction, paraissaient tenir lieu du temps même, et je me demandais si ce décalage — était-ce le monde qui retardait sur ma marche, ou ma marche sur l’heure de la ville ? — ne témoignait pas d’une de ces mésententes intimes par lesquelles nous savons que la réalité, pour continuer à nous porter, exige parfois qu’on la laisse filer d’un pas et qu’on se contente, comme on dit, de mettre un pied devant l’autre, humble liturgie dont la vérité, bien que modeste, a la persévérance des choses qui ne trompent pas. Or, tandis que je m’appliquais à cette exactitude enfantine de la marche, la ville, avec une complaisance presque affectueuse, cessa d’être la ville : par cette substitution si propre aux rêves et aux souvenirs qui, sous prétexte de nous reconduire, nous déplacent, j’étais déjà, sans franchir d’autre seuil que celui de mon attention, sur une aire d’autoroute — à moins que ce ne fût devant une barrière de péage, car ces lieux, jumeaux par excès de fonction, ont la politesse de se ressembler pour qu’on n’y demeure jamais — ; l’air y gardait ce froid de vent domestiqué que les grands espaces domptent pour eux, des bandes blanches disposaient au sol un ordre dont personne ne s’enorgueillit, et je percevais au loin la rumeur régulière des moteurs comme une mer docile à laquelle on aurait imposé le mètre et le second. Je tournai la tête vers lui : il était là, impassible selon cette habitude qui n’était pas tant une figure de son caractère qu’un art de sa présence, car il savait demeurer, visage immobile, à la lisière d’un sourire dont les lèvres ne se chargeaient jamais, et l’on eût dit que l’infime haussement d’un sourcil — qui n’avait pas lieu — suffisait à faire osciller tout le décor ; si bien que je me surpris à penser, sans paradoxes, que Buster Keaton avait peut-être emprunté à cet homme son comique sérieux, non parce qu’ils se seraient jamais croisés mais parce que l’un et l’autre, par une économie commune de gestes, faisaient comprendre combien l’immobilité, bien tenue, intensifie le mouvement qu’elle traverse. Il semblait, planté là, présent sur le seuil d’un rêve depuis toujours, tel un veilleur qui, connaissant les caprices du sommeil, s’abstient de le brusquer ; et son regard, que je croyais lire, disait, avec cette indulgence où la gravité se dissout sans perdre sa tenue : « tout cela n’est pas bien grave, allez », phrase qu’il ne prononça pas, ou à peine, mais qui, comme certaines paroles d’anciens amis qu’on sait par cœur, m’atteignit d’autant mieux qu’elle paraissait venir de plus loin que lui, et qu’à l’instant même où je l’entendais, je sentais — la buée, les rubans rouges, l’aire aux bandes blanches — que le monde, sans cesser d’être flou, redevenait habitable.

Voix

Encore une fois — et je me surpris à sourire de cette expression tant elle me semblait faite pour annoncer non la nouveauté mais la reprise fidèle d’une scène —, ce cimetière s’ouvrait devant moi avec ses pierres tombales de guingois, inclinées comme des navires qui, s’étant trop longtemps heurtés l’un à l’autre dans un port trop étroit, ont fini par se pencher pour se faire place ; et je reconnaissais, avec une lucidité dont l’âpreté me gênait presque physiquement, la manie qui me ramenait là, l’obstination avec laquelle, sous prétexte d’honorer une mémoire, je m’ensevelissais dans le décor même de cette mémoire, comme si l’on pouvait, à force de revenir, obtenir de la pierre mouillée ce que les vivants n’avaient pas su dire. Il eût été commode — c’est la tentation des morales rapides — de dater ce lieu et d’épingler son nom, de dire « Prague » pour s’épargner la fatigue du souvenir ; mais mon rêve, plus exact que mes lectures, ne me rendait de ce cimetière que l’étroitesse des allées, la superposition des tombes où les caractères hébraïques, mangés de mousse, demeurent lisibles comme les mots qu’on sait par cœur et qu’on n’a plus besoin de lire, l’odeur de terre humide où le froid a le velours des choses anciennes. Je me disais qu’il fallait, cette fois, m’en extraire (extraire, quel verbe ironique quand le lieu même semble vous tenir par dessous les pieds !) et je m’en faisais la recommandation avec une bienveillance peu convaincue : « Tu n’as qu’à penser à autre chose », me disait la voix familière, non pas d’un dehors secourable mais du plus profond de mon rêve, comme ces conseils qu’on croit recevoir d’autrui et qu’on sait, si l’on y prend garde, n’être que la politesse de nos propres injonctions. Penser à autre chose ! c’était demander à la pensée d’opérer ce que la jambe, parfois, tente dans ces cauchemars où l’on veut courir et où l’on n’avance pas — effort insensé, par lequel on dépense plus de force à demeurer en place qu’on n’en mettrait, à l’état de veille, pour parcourir une avenue entière — ; et je sentais, au moment même où je décidais de « me distraire », combien la distraction, pour être efficace, exige que l’objet à distraire consente à se laisser quitter, ce que mon obsession, avec une courtoisie têtue, se refusait à faire. Alors, au lieu de m’évader, je pris de biais la scène, comme on tourne autour d’une table pour trouver le seul angle d’où l’on voit la tâche qu’on veut ôter : je m’avouai, non sans une sorte de honte qui s’allégeait de se formuler, le ridicule de la situation — ridicule plus rare à reconnaître que la douleur, parce qu’il ne s’impose pas, qu’il faut aller chercher en soi comme un aveu —, et je vis que j’étais l’un de ces promeneurs qui, feignant de regarder les pierres, guettent en réalité le moment où le lieu les regardera. « C’est déjà bien de t’en rendre compte », reprit la voix, d’un ton complice où je crus entendre une sourire — et sans doute était-ce le mien — ; car il arrive qu’entre la compulsion qui nous enchaîne et la sagesse qui nous délivrerait, la seule voie praticable soit ce mince sentier de lucidité qui ne guérit rien mais empêche au moins la folie d’usurper le nom du devoir. Alors je restai là, un instant, dans ce cimetière qui, parce qu’il était de rêve, reprenait plus fidèlement que les lieux réels la pente des souvenirs, et je laissai, sans les combattre, se disposer autour de moi l’ombre verte des lettres, le frisson des herbes, la pesanteur inclinée des pierres ; je compris que s’extraire ne signifiait pas s’arracher mais consentir à ne plus demander au lieu ce que le lieu n’a pas reçu mission de rendre. Et, tandis que la voix — la mienne, la sienne, peu importe — s’éloignait à pas très légers, je sentis la scène, comme une page que l’on referme sans bruit, continuer de vivre à l’intérieur, mais plus bas, à un niveau où elle ne commanderait plus ma marche.

Trou noir

Dieu merci — et j’entends, en écrivant ces mots trop simples, l’écho reconnaissant de toutes les fois où je les ai pensés sans les dire —, j’ai conservé ce carnet de rêves que je tiens depuis des années, dont les pages, froissées aux coins, ont pris cette odeur de papier tiédi par la lampe, mélange de mine de crayon et d’ombre, si bien que le simple geste de l’ouvrir, à l’heure incertaine où la maison dort encore et où l’on hésite entre rendre compte d’un songe et se rendormir dans lui, me restitue déjà quelque chose de ces contrées que je crois quitter au moment même où j’y reviens ; et s’il m’arrive encore d’y écrire, c’est surtout pour y noter ces rêves lucides — ainsi les nomme-t-on, comme si la lucidité, qui nous fait tant défaut le jour, daignait la nuit nous visiter —, car les autres, dont l’amnésie matinale dissout les contours, me touchent moins désormais, sauf lorsque, par des voies détournées (toujours les mêmes et toujours nouvelles), ils me reconduisent à lui. Nous avions en partage ce sang que d’aucuns disent slave — expression commode pour désigner moins une géographie qu’un tempérament de mélancolie lucide, de gaieté douloureuse —, et peut-être est-ce à cause de cette parenté imaginaire que mes songes les plus extravagants, les plus foutraques dirais-je pour trahir à peine leur désordre organisé, me contraignent à pousser, d’un pas à la fois réticent et avide, la porte basse d’une yourte mongole, dont le feutre, imprégné de graisse et de vent, exhale une chaleur animale où la parole hésite à s’élever ; là, des enfants rient d’un rire sans raison, leur langue claque contre le palais comme une petite percussion qui rappelle de très loin le tambour du chamane, et l’on me fait signe, non sans une courtoisie qui a la pudeur du commandement, de boire le thé au beurre de yak, lourd et soyeux, qui laisse sur les lèvres un film de sel et de lait — boisson d’hospitalité dont j’ai l’impression, chaque fois que je la porte à ma bouche, qu’elle n’étanche pas la soif mais l’augmente d’un degré plus haut, comme ces mers froides qui donnent envie d’un autre océan encore ; et, dehors, au pied d’un ciel que le vent peigne en longues mèches, je me surprends, avec les gamins, à donner du bout du pied l’impulsion nécessaire pour faire rouler, sur la terre tassée, des têtes de mouton polies par l’usage, jeu d’une barbarie si candide que la vie, soudain, y paraît moins cruelle que nue, débarrassée du mensonge qui consiste à croire que nous ne dépendons pas d’elle. Il est là ; il est toujours quelque part dans ces scènes dont je suis à la fois le témoin et l’otage, non point au centre comme un héros qui prendrait la lumière, mais à la marge, à l’ombre du montant de la yourte, près du foyer où les pierres gardent la mémoire des flammes, ou au bord d’un plateau où la graisse figée dessine une carte où je feins de lire mon avenir ; il observe, et de cette observation je comprends qu’elle n’est pas surveillance mais veille — nuance par laquelle je reconnais la bonté des morts quand ils consentent à nous accompagner sans nous contraindre. Parfois, je le vois ouvrir la bouche, et je crois — enfant naïf que je demeure auprès de lui — qu’il va parler ; alors la bouche n’est plus une bouche mais un trou noir, qui s’élargit doucement, non pour effrayer mais pour montrer (comme on pousse une porte sur un couloir plus sombre) la possibilité d’une absence plus grande que l’absence, et je me dis : « va-t-il crier ? », avec cette impatience inquiète qui est le vrai nom de l’amour quand il s’obstine à réclamer un signe ; mais non, c’est à respirer qu’il semble avoir peine, il aspire l’air à petits coups discrets, comme s’il s’accoutumait à une hauteur nouvelle où l’oxygène manque, et, tandis que je me penche, prêt à lui prêter mon souffle, la bouche se referme — ce mouvement est d’une douceur presque comique tant il contredit l’alarme qu’il a provoquée —, et j’entends, venu de très près et de très loin, son rire très doux, non pas le rire éclatant qui se montre, mais ce ruissellement de gorge et de poitrine que j’ai tant de fois reconnu dans les cuisines familiales quand il feignait d’avoir perdu la partie pour mieux la gagner ; et ce rire, sans éclat, triomphe pourtant, comme triomphent les choses qui n’ont pas cherché la victoire : il me dit, sans paroles, que la mort, pour qui sait la fréquenter sans la provoquer, se laisse vaincre non par la force mais par une patience d’air et de lumière, comme ces étendues australes dont le seul nom — Antarctique — suffit à faire blêmir l’imagination, et qui pourtant, au premier pas posé, s’offrent, silencieuses, à l’être minuscule qui les traverse. Alors je referme mon carnet (ou je crois le refermer, car il demeure ouvert, là, dans la chambre dont on a tiré les rideaux), et je me promets, pour la prochaine fois, d’être plus exact, de noter la texture du feutre, l’angle de la lumière, la saveur du beurre, comme si le soin méticuleux accordé aux détails devait retenir le monde qui s’éloigne ; mais je sais déjà que, de toutes ces précisions, il ne me restera que son rire, pareil à un fil très fin qu’on sent sous la pulpe du doigt : on ne le voit presque pas, et c’est pourtant lui qui tient ensemble tout le tissu.

Atelier

Il alluma le poêle à gaz de l’atelier — ce petit soleil domestique dont la flamme bleutée, si docile au bouton, se donne des grandeurs de foyer — et, à mesure que la chaleur, hésitante d’abord comme un chat qui n’ose encore occuper le coussin, refoulait le froid logé dans les épaisseurs muettes des toiles appuyées contre le mur, il se frotta les mains, non par impatience mais par ce geste ancien où se confondent, chez ceux qui ont beaucoup attendu, l’ustensile et la prière ; puis il prépara son médium, un mélange d’huile et d’essence qu’il connaissait mieux que ses propres lignes de la main, l’huile presque gelée, lourde et visqueuse comme ces heures d’hiver qu’on pousse devant soi et qui reviennent se coller aux bottes, et je le regardai longtemps, longtemps à la mesure d’une patience qui fut jadis la sienne avec le monde entier et n’est plus, à présent, que celle qu’il exerce sur des matières inertes pour sauver en elles ce que le monde n’a pas voulu reconnaître en lui ; il prit une toile neuve, la tendit un peu plus — la clé du châssis grinça comme un souvenir qu’on force — et l’enduisa d’une mince imprimatura de terre de Sienne, cette couleur de pain rassis et de feuilles mortes, diluée d’une térébenthine dont l’odeur, je le sais, devait monter et s’étendre comme un banc de mémoire, mais à laquelle nous n’avons pas accès, car ni la chaleur ni le froid, ni même ces fumets nobles des ateliers où la peinture a vécu la journée, ne nous parviennent plus : tout ce que nous pouvons saisir désormais, nous le glanons à la surface des vivants, sur leur peau où passent, rapides et infalsifiables, les preuves qu’une chose a eu lieu. Il était vieux, à présent — ce « à présent » qui n’a pas la cruauté de l’arithmétique mais la ponctualité du miroir —, et pas en forme si l’on veut, avec ce ralentissement des articulations que l’hiver réclame en tribut et cette façon, plus nouvelle chez lui, de tenir la palette comme on tient une lettre revenue sans avoir été ouverte ; il n’avait pas connu, non, le succès qu’autrefois, dans l’allégresse d’un premier vernissage où les bouteilles s’ouvrent avant les regards, il s’était promis de forcer, non pas par vanité tant que par une mission mal formulée, presque religieuse, dont il croyait qu’elle réparerait quelque chose — quoi ? un tort originel, la négligence des siens, une parole paternelle tombée à côté, la première toile mal accrochée sous une lumière cruelle, ou plus simplement l’injustice, qui est de ce monde, par laquelle on voit des mains moins attentives recevoir des saluts dont les siennes furent privées — ; et pourtant, à observer sa figure penchée sur la palette, on eût dit qu’il poursuivait, contre ceux-là mêmes auxquels on prête le pouvoir de consacrer, une réparation plus secrète encore, où l’image qui manqua au jour devrait, par la seule discipline des couches superposées, retrouver le droit d’exister, non dans les regards — car ils ont trahi — mais dans sa propre matière. Dans la pénombre tiède de l’atelier, où un rai de lumière venu d’un carreau fêlé s’allongeait au sol comme un ruban de satin oublié sur un parquet d’autrefois, chaque objet avait l’air de l’attendre : le couteau, aux dents imperceptibles, pour lever la pâte où l’ombre s’épaissit ; le chiffon qui garde, dans ses plis, le secret des teintes qu’on n’a jamais osé jeter tout à fait ; le petit pot de siccatif qui promet aux impatients une accélération du destin ; et, au mur, ces essais, ces études aux bords effrangés, dont l’humble obstination témoignait moins d’un échec que d’une fidélité, comme si la peinture, pour lui, n’avait pas été ce par quoi l’on se distingue, mais ce par où, une fois dissipée l’illusion de « représenter » quelque chose pour autrui, on se refuse simplement à être représenté à sa place par la somme de ses renoncements. Il commença par établir, avec une brosse souple, les grandes masses — un ovale de lumière au centre, deux zones latérales où la terre de Sienne, repoussée, acceptait de redevenir air — ; je reconnus dans ce partage initial l’ombre d’un motif ancien, la figure d’un visage peut-être, non celui d’un modèle présent mais celui, plus tenace, d’une première promesse faite à soi, à l’époque où la main va plus vite que la déception et où le monde, en nous refusant, nous prête encore de quoi le méconnaître ; et je compris que la mission qu’il disait avoir ratée — et qui cimentait, couche après couche, l’amertume à la patience — n’avait jamais été de « réussir », mot d’épicerie qui compte les pièces avant de goûter le pain, mais de réparer l’intervalle entre le geste et ce qu’il appelle, faiblement, son dû : non point l’argent, non point même l’estime, mais cette reconnaissance première, muette et brûlante, qui n’appartient qu’au moment où une forme, d’un seul coup, coïncide avec l’attention qu’on lui a donnée. Car il y a des vies — et la sienne en était — pour lesquelles l’œuvre n’a pas été l’occasion d’être salué par d’autres mais la seule méthode inventée pour s’excuser auprès d’un enfant resté là, dans le couloir, qu’on a oublié d’appeler quand la table fut servie, et qu’on espère encore rejoindre par la couleur. L’huile, lentement, consentait à se tiédir ; elle cédait à la brosse comme ces volontés longtemps raides qui, au premier mot juste, se mettent à pleurer ; et lui, sans y penser, humectait du bout de la langue sa lèvre inférieure, de ce tic inoffensif qui servit jadis à donner du courage avant les concours et qui, à présent, revenait seulement pour empêcher sa main d’avancer trop vite ; je le vis poser, d’un geste presque impalpable, une touche plus claire au bord de l’ovale, non pas pour « faire la lumière » — jamais il ne s’y trompa — mais pour tester si le tableau voulait bien, aujourd’hui, accepter d’être traversé, et, comme la pâte se mit à respirer, j’eus l’illusion, un court instant, d’éprouver la tiédeur exacte de la pièce et l’arôme médicinal de la térébenthine ; mais rien ne nous parvint, sinon le frémissement que je découvrais, comme toujours, à la surface de sa peau, sur la tempe où bat une veine fidèle, sur les doigts un peu gonflés dont les phalanges gardent, à force de tenir les pinceaux, un poli d’outil : c’est là seulement — sur la peau des vivants, qui boit et rejette le monde à la seconde — que nous attrapons, à la volée, ce qu’il en reste pour nous ; si bien que, quand il s’assit, las mais sans se plaindre, pour regarder sa toile de la distance courte où l’œil renonce à dominer pour consentir à croire, je sus qu’il n’avait pas, ce jour-là, rapproché la gloire, mais qu’il avait, de quelques millimètres d’huile ambrée, refermé l’entaille invisible par où s’était enfuie sa première promesse, et que cette réparation — nulle part écrite, nulle part vue — valait, pour lui, plus que la soudaine faveur de ceux qui, revenant trop tard, apposent un nom sous une lumière qu’ils n’ont pas réglée.

Sifflement-

Il me semblait d’abord que le son venait de très loin — non pas loin dans l’espace, mais dans cette profondeur particulière où se rangent les choses que l’on n’a pas voulu entendre et qui, persévérantes malgré nous, restent à notre disposition comme les clefs d’un tiroir qu’on ne rouvre jamais —, et pourtant il suffit qu’il se fît un peu plus net pour que je comprisse, bien avant de l’identifier, qu’il avait la forme d’un appel ; car il y a des sifflements qui, par une économie subtile, condensent la supplique et l’ordre, et qui vous requièrent à la fois de venir et de choisir, si bien que je décidai, non sans cette préméditation enfantine qui donne du courage aux réveils nocturnes, qu’il s’agissait d’un signal, et que le moment était venu de m’extraire de ce trop-plein d’images hypnagogiques où, comme dans ces boîtes à bijoux surchargées, on ne retrouve plus la pièce qu’on cherche parce que tout y brille avec excès. Le sifflement m’était familier ; à peine l’entendis-je se répéter, un peu plus près, que mon corps, raidi par la durée trop longue d’un sommeil qui n’en est plus un, se redressa avec cette joie de première heure — joie si modeste qu’on la confond avec un simple soulagement —, et, feignant la surprise afin d’ôter à mon empressement l’aveu qu’il contenait, je me dirigeai sans hâte vers l’origine du son : non pour obéir, me disais-je, mais pour vérifier qu’il s’adressait à moi. C’est alors qu’eut lieu, dans ce rêve où les raccords ne se justifient pas davantage que ceux de la mémoire, l’espèce de substitution dont ma vie a peut-être fait sa méthode : la scène du dancing, déjà connue, revint avec sa pénombre diligente et ses parfums stratifiés, et, au moment même où je mesurais l’absurdité d’un tel retour — car tout ce que je m’étais promis d’éviter s’y trouvait rassemblé, la sueur candide et le fard offensif, le commerce et l’échange dont j’ai gardé, vous le savez, l’odeur et la honte —, une voix, qui semblait n’avoir jamais cessé d’être là, me dit, de l’ombre : — Du feu, jeune homme. Je fouillai dans mes poches, comme on fouille en soi un alibi, et ne trouvai pas de briquet. — Désolé, je ne fume pas, répondis-je, mensonge courtois que je m’accordai pour m’échapper au plus vite, sachant bien, cependant, que les lieux auxquels on tente d’échapper vous retiennent moins par leurs portes que par la part de vous que vous y avez oubliée.

Il était déjà trop tard ; la salle, enflée de monde comme ces rivières d’après l’orage où tout flotte, se refermait sur moi ; je ne le voyais pas — lui, qui d’ordinaire observait en marge —, et cette absence, loin de m’attrister, venait en renfort de mon dépit, car rien n’alimente davantage la colère modeste (celle qu’on ose à peine nommer colère) que l’impossibilité d’assigner un visage à la scène qu’on condamne. Je décidai de sortir. Le boulevard, lavé d’une pluie fine dont l’excès se bornait à faire des miroirs au lieu de flaques, me reçut avec cette neutralité qui, certains soirs, a la bonté d’un acquittement. Partout des reflets ; et les feux arrière des voitures, en s’étirant, laissèrent sur l’asphalte des traînées terre de Sienne : je pensai, sans le vouloir, à la toile badigeonnée du vieil homme — cet apprêt de pain rassis et de feuilles mortes sur lequel il tente, chaque jour, d’inventer la lumière —, et je compris que mes fuites et ses reprises obéissaient au même vœu : ne pas se vautrer dans la fange ni s’acheter, au prix d’une sécheresse qui serait une autre forme de lâcheté, une pureté trop chère ; tenir, autant que possible, le fil au milieu, là où l’on accepte le monde dans ce qu’il a de poisseux, mais sans s’y confondre. J’étais à la fois déçu, ennuyé, un peu en colère — non pas contre lui, qui ne m’avait rien fait, mais contre cette part de moi qui, répondant au sifflement, avait cru à la promesse d’une sortie nette ; car le rêve, diplomate retors, ne nous offre jamais que des issues qui reconduisent. Et pourtant, tandis que je marchais — et la marche, humble liturgie, retrouvait son empire : mettre un pied devant l’autre, rien de plus —, je sentis que l’appel n’avait pas été vain ; il m’avait rappelé à l’endroit même du choix, à ce seuil où l’on entend également la voix qui vous invite à vous allonger dans la boue tiède des facilités et celle, plus maigre, qui vous propose une exigence sans éclat. L’une disait : « Reviens, on t’oubliera, et tu oublieras » ; l’autre, d’un ton presque sec : « Passe ton chemin sans mépriser, mais passe. » Je ne répondis à aucune — ou bien je répondis à la seconde par la simple exactitude de mon pas —, et la ville, en retour, consentit à se désembuer. Alors je me surpris à sourire aux traînées terre de Sienne comme à des lignes de fond tracées par une main amie : elles ne promettaient rien, sinon de ne pas me perdre ; et mon irritation, qui n’avait pas trouvé d’adversaire, se dissipa, laissant cette fatigue reconnaissante par laquelle on sait que la pureté, si elle a lieu, ne brille pas : elle coûte, elle répare, elle n’écrase pas.

Représenter

Il est des heures où, sans rien décider encore et comme si l’âme, laissant s’ouvrir d’elle-même une porte que l’habitude tenait close, revenait vers ce penchant si ancien que je n’ai jamais su lui donner un autre nom que celui, si simple et pourtant si chargé dans ma mémoire, de ne rien représenter ; et ce mot, qui pour d’autres n’est qu’un terme d’atelier, prend chez moi une résonance singulière, parce que mon père, représentant de son état, avait inscrit dans notre langage domestique une ambiguïté dont je me défiais, de sorte qu’à chaque fois que j’entendais « représenter » je ne pouvais m’empêcher d’y entendre à la fois la politesse des apparences et la fatigue d’un métier, comme si, au moment même où je refusais d’orner mes toiles ou mes pages d’une image trop prompte, je refusais aussi, sans l’avouer, la répétition d’un geste filial ; car il m’a semblé bien souvent que nous n’héritons pas tant d’objets ou d’idéaux que d’une manière d’habiter les mots, et que c’est cela, plus encore que les biens, qui pèse, et que j’appellerais volontiers un anti-héritage, non point par esprit de défi mais parce que ce qui nous est transmis, si l’on n’y prend garde, nous représente à notre place. Lorsque vint le moment de vider la maison, je crus d’abord que la décision serait aisée, qu’il suffirait de séparer ce qui devait être gardé de ce qui pouvait être donné, mais chaque chose — l’horloge qui battait un temps que nous n’entendrions plus, les nappes repassées dont l’odeur était celle de dimanches éteints, les livres aux marges où survivait la patience d’un regard — se mit à parler d’une voix douce et têtue, si bien qu’il m’était également impossible de garder et de jeter, et que même la charité, qui eût pourtant délivré ces objets de mon scrupule, me paraissait encore une manière de les désavouer ; mon frère prit ce qu’il jugea nécessaire (et j’en fus soulagé comme on l’est, les jours d’orage, d’un air soudain respirable), mais le reste, quoique vendu, partagé, dispersé, ne cessa pas de demeurer en moi, non comme un remords mais comme cette poussière claire qu’on découvre le lendemain sur un meuble qu’on croyait propre, signe que le temps, plus que la possession, a laissé son manteau sur nous. Et peut-être ce refus de suivre une voie tracée, que j’aurais voulu croire libérateur, n’était-il que la forme la plus obstinée d’une fidélité dissimulée, car il arrive que se détourner de la route des pères soit encore se régler sur elle, avec l’exactitude revêche de ceux qui, pour ne pas faire comme tout le monde, s’astreignent plus durement que lui aux commandements de l’esprit ; on oublie d’ailleurs combien le cadre, le décor, l’air du temps, qui semblent n’être rien, instruisent nos humeurs plus sûrement que notre corps même, et qu’une pensée que nous croyons nôtre n’est bien souvent qu’une alliance de souvenirs et de rencontres, ces coïncidences qu’un regard trop pressé tient pour du hasard alors qu’elles sont, au contraire, les rendez-vous pris par des causes anciennes. De là vient qu’on rejette un jour, sans savoir pourquoi, le plus proche, le semblable, comme si la ressemblance nous exposait à une lumière trop crue, et qu’on cherche, dans l’extérieur, l’étranger, non pas une nouveauté véritable mais le détour grâce auquel on supportera de se retrouver ; si l’on connaissait le secret de ce mouvement qui nous emporte, peut-être en ririons-nous, mais d’un rire qui aurait la pureté d’une évidence enfin reconnue, tandis que celui qui vient après coup, quand tout est déjà joué, n’est qu’un sourire de convenance, tardif et mince, où l’on sent qu’on a voulu être léger pour ne pas avoir à être juste.

— -
Je m’étais jusqu’ici arrêté au seul mot « représenter », comme si, l’ayant éclairé, j’avais pour autant dissipé ce que sa famille de termes — « commerce », « échange » — traînait d’ombres autour de lui ; or ces mots-là, dans notre maison, n’étaient pas des abstractions d’école mais des choses presque matérielles, avec leur odeur (âcre de disputes rentrées, sucrée de réconciliations intéressées), leur grain (rude sur la langue quand il fallait les prononcer), et la honte bue jusqu’à la lie d’avoir vu ce que représenter, commercer, échanger pouvaient produire de violence minuscule et quotidienne, de mesquinerie patiente autant que de brusques injonctions, si bien qu’ils me sont restés à jamais en travers, non que je n’aie dû, plus d’une fois, par simple nécessité de vivre, endosser ces rôles dont je savais d’avance qu’ils me siéraient mal — le col me serrait, la manche me battait, je marchais de travers — au point qu’à la longue la place devenait intenable, parce que je ne savais plus lequel, du représentant, du commerçant ou de moi-même, tenait la parole et lequel ne faisait que prêter sa voix ; et pourtant, si j’essaie de comprendre sans me défausser ce malaise persistant, je reconnais qu’il tient moins à une moralité que je me serais donnée qu’à une manière, propre au temps où j’ai vécu, d’imaginer la « chose vraie » comme une marchandise rare qu’on arracherait d’autant plus jalousement au monde que tant d’autres choses, partout, se révélaient fausses, et que mon refus, qui se croyait désintéressé, n’était peut-être que la forme scrupuleuse d’un même commerce avec l’illusion, de sorte que tout mon effort aura consisté non à condamner ces mots mais à me soustraire à leur circulation — représenter, commercer, échanger — où l’on finit, si l’on n’y prend garde, par être à son tour représenté, marchandé, échangé à la place de soi-même.

24 octobre 2025

Publié le 24 octobre 2025

Il est des heures où, sans rien décider encore et comme si l’âme, laissant s’ouvrir d’elle-même une porte que l’habitude tenait close, revenait vers ce penchant si ancien que je n’ai jamais su lui donner un autre nom que celui, si simple et pourtant si chargé dans ma mémoire, de ne rien représenter ; et ce mot, qui pour d’autres n’est qu’un terme d’atelier, prend chez moi une résonance singulière, parce que mon père, représentant de son état, avait inscrit dans notre langage domestique une ambiguïté dont je me défiais, de sorte qu’à chaque fois que j’entendais « représenter » je ne pouvais m’empêcher d’y entendre à la fois la politesse des apparences et la fatigue d’un métier, comme si, au moment même où je refusais d’orner mes toiles ou mes pages d’une image trop prompte, je refusais aussi, sans l’avouer, la répétition d’un geste filial ; car il m’a semblé bien souvent que nous n’héritons pas tant d’objets ou d’idéaux que d’une manière d’habiter les mots, et que c’est cela, plus encore que les biens, qui pèse, et que j’appellerais volontiers un anti-héritage, non point par esprit de défi mais parce que ce qui nous est transmis, si l’on n’y prend garde, nous représente à notre place. Lorsque vint le moment de vider la maison, je crus d’abord que la décision serait aisée, qu’il suffirait de séparer ce qui devait être gardé de ce qui pouvait être donné, mais chaque chose — l’horloge qui battait un temps que nous n’entendrions plus, les nappes repassées dont l’odeur était celle de dimanches éteints, les livres aux marges où survivait la patience d’un regard — se mit à parler d’une voix douce et têtue, si bien qu’il m’était également impossible de garder et de jeter, et que même la charité, qui eût pourtant délivré ces objets de mon scrupule, me paraissait encore une manière de les désavouer ; mon frère prit ce qu’il jugea nécessaire (et j’en fus soulagé comme on l’est, les jours d’orage, d’un air soudain respirable), mais le reste, quoique vendu, partagé, dispersé, ne cessa pas de demeurer en moi, non comme un remords mais comme cette poussière claire qu’on découvre le lendemain sur un meuble qu’on croyait propre, signe que le temps, plus que la possession, a laissé son manteau sur nous. Et peut-être ce refus de suivre une voie tracée, que j’aurais voulu croire libérateur, n’était-il que la forme la plus obstinée d’une fidélité dissimulée, car il arrive que se détourner de la route des pères soit encore se régler sur elle, avec l’exactitude revêche de ceux qui, pour ne pas faire comme tout le monde, s’astreignent plus durement que lui aux commandements de l’esprit ; on oublie d’ailleurs combien le cadre, le décor, l’air du temps, qui semblent n’être rien, instruisent nos humeurs plus sûrement que notre corps même, et qu’une pensée que nous croyons nôtre n’est bien souvent qu’une alliance de souvenirs et de rencontres, ces coïncidences qu’un regard trop pressé tient pour du hasard alors qu’elles sont, au contraire, les rendez-vous pris par des causes anciennes. De là vient qu’on rejette un jour, sans savoir pourquoi, le plus proche, le semblable, comme si la ressemblance nous exposait à une lumière trop crue, et qu’on cherche, dans l’extérieur, l’étranger, non pas une nouveauté véritable mais le détour grâce auquel on supportera de se retrouver ; si l’on connaissait le secret de ce mouvement qui nous emporte, peut-être en ririons-nous, mais d’un rire qui aurait la pureté d’une évidence enfin reconnue, tandis que celui qui vient après coup, quand tout est déjà joué, n’est qu’un sourire de convenance, tardif et mince, où l’on sent qu’on a voulu être léger pour ne pas avoir à être juste.


Je m’étais jusqu’ici arrêté au seul mot « représenter », comme si, l’ayant éclairé, j’avais pour autant dissipé ce que sa famille de termes — « commerce », « échange » — traînait d’ombres autour de lui ; or ces mots-là, dans notre maison, n’étaient pas des abstractions d’école mais des choses presque matérielles, avec leur odeur (âcre de disputes rentrées, sucrée de réconciliations intéressées), leur grain (rude sur la langue quand il fallait les prononcer), et la honte bue jusqu’à la lie d’avoir vu ce que représenter, commercer, échanger pouvaient produire de violence minuscule et quotidienne, de mesquinerie patiente autant que de brusques injonctions, si bien qu’ils me sont restés à jamais en travers, non que je n’aie dû, plus d’une fois, par simple nécessité de vivre, endosser ces rôles dont je savais d’avance qu’ils me siéraient mal — le col me serrait, la manche me battait, je marchais de travers — au point qu’à la longue la place devenait intenable, parce que je ne savais plus lequel, du représentant, du commerçant ou de moi-même, tenait la parole et lequel ne faisait que prêter sa voix ; et pourtant, si j’essaie de comprendre sans me défausser ce malaise persistant, je reconnais qu’il tient moins à une moralité que je me serais donnée qu’à une manière, propre au temps où j’ai vécu, d’imaginer la « chose vraie » comme une marchandise rare qu’on arracherait d’autant plus jalousement au monde que tant d’autres choses, partout, se révélaient fausses, et que mon refus, qui se croyait désintéressé, n’était peut-être que la forme scrupuleuse d’un même commerce avec l’illusion, de sorte que tout mon effort aura consisté non à condamner ces mots mais à me soustraire à leur circulation — représenter, commercer, échanger — où l’on finit, si l’on n’y prend garde, par être à son tour représenté, marchandé, échangé à la place de soi-même.

Comment écrire une histoire avec un peu de méthode

Publié le 22 octobre 2025

Protocole léger — pour ne pas s’égarer

Pour le moment, seules la première et la sixième propositions de l’atelier d’écriture en cours me proposent des pistes que je pourrais relier à un travail personnel. Disons qu’elles « matchent » dans les circonstances actuelles, par l’expansion que je constate à vouloir les développer. Mais pour ne pas m’égarer, il me faut un fil d’Ariane : une méthode — même légère suffirait. D’où l’envie de rédiger un modeste protocole.

1. Partir d’un embryon (format fixe)

Fiche minuscule à chaque graine — 6 lignes, pas plus.

  • Signe (trace perçue) : sifflement / buée / vitre / odeur de térébenthine / feux rougeâtres.
  • Geste du corps (déclencheur) : ralentir / bifurquer / s’asseoir / lever la main / détourner le regard.
  • Seuil (lieu précis) : porte / vitre / entrée de dancing / butte / péage / atelier.
  • Distance (échelle) : hors-champ / voix seule / silhouette / face-à-face muet.
  • Objet-totem (détail récurrent) : terre de sienne / yak / Abbesses / Keaton / autoroute.
  • Sortie (chute) : question / rire étouffé / non-réponse / retour marche.

Garder la fiche en tête de texte (ou en commentaire). C’est l’« ADN » de la série.

2. Écrire en échelles (x3)

À partir d’une même graine, produire trois tailles — on ne réécrit pas, on déplie.

  • Nano (50–80 mots) : une image + une action.
  • Court (150–220 mots) : ajouter un seuil et une résonance sensorielle.
  • Plein (300–450 mots) : même scène, avec bascule (ex. : vitre → café → geste non rendu).

Résultat : 3 versions compatibles, pas 3 textes concurrents.

3. Invariants / variables (cohérence douce)

  • Choisir 4 invariants pour toute la série (ex. : il ne parle pas directement ; jamais de prénom ; un seuil par scène ; une seule sensation dominante par texte).
  • Tout le reste = variables (lieux, météo, vitesse, foule/solitude).
  • Chaque nouveau texte repiquera 2 éléments du dictionnaire (ex. : « vitre » + « sifflement ») et ajoutera 1 élément neuf.

4. Matrice des axes (pour générer vite)

Quand ça sèche, combiner 4 axes (au dé, ou au hasard).

  • Lieu : rue / intérieur sombre / hauteur / périphérie / transit.
  • Signe : son / lumière / odeur / chaleur-froid / objet déplacé.
  • Distance : trace / voix / silhouette / présence derrière vitre.
  • Sortie : question sans réponse / rire / coupure / marche.

Tirer 1–1–1–1 → embryon prêt en 10 secondes.

5. Numérotation claire (versioning sans peine)

  • Nom : 2025-10-22_Porte_A1.0.md (A = parcours canonique ; B = alternance ; C = enquête).
  • Patch : A1.1 (même scène, échelle différente), A1.2 (chute modifiée), etc.
  • En tête de fichier : une ligne Changelog (≤ 12 mots) : « + vitre embuée ; – ponctuation coupée ».

6. Couture entre versions (le lien cohérent)

Passe « couture » hebdo : on n’écrit pas, on ajoute des échos croisés.

  • Le sifflement réapparaît au dancing (à la sortie des toilettes).
  • La terre de sienne existe en reflet rouge sur un feu arrière.
  • Les Abbesses laissent une buée qui reviendra sur la vitre du café.

Relier par capillarité, pas par explication.

7. Arches de lecture (A/B/C…)

Garder les 3 ordres (A/B/C). À chaque nouvel épisode (ex. : Autoroute), décider tout de suite :

  • A = pont entre deux nœuds (entre Question et Voix).
  • B = coda hors séquence (ne pas toucher à l’alternance dedans/dehors).
  • C = indice supplémentaire (C4, C5, etc.).

Chaque texte rejoint au moins une arche — parfois deux.

8. Rituel (30 minutes chrono)

  1. 10 min : écrire Nano à partir d’une graine.
  2. 10 min : passer en Court (ajouter seuil + sensation).
  3. 5 min : Couture (ajouter l’écho croisé vers un ancien texte).
  4. 5 min : Classer (A/B/C), nommer (…_A1.1), noter le changelog.

9. « Bible » d’une page (pour ne pas dévier)

Un seul document, vivant :

  • Règles d’or : tes 4 invariants.
  • Dico de détails : 10 totems max.
  • Topologie : 5 lieux maîtres (porte, vitre, dancing, butte, autoroute/atelier).
  • Timeline fantôme : ordre canonique + derniers ajouts (à cocher après chaque session).

Annexe — Fiche-embryon (copier/coller)

22 octobre 2025

Publié le 22 octobre 2025

Vu la vidéo de F. B. hier soir et j’ai écrit sept petits textes d’affilée que j’ai rangés pour l’instant dans la rubrique Ateliers. Encore une fois, il faut que je parle de l’intention. Quelle intention était à cet instant la plus forte ? Me débarrasser une première fois de l’exercice, puis, comme je le fais souvent, y revenir, comme on dit que l’assassin revient toujours sur les lieux de son crime. Ensuite, lever la main pour dire « je sais » alors qu’il y a probablement de grandes chances que ce soit tout le contraire. Dans ce cas, l’intention, encore une fois, d’apparaître parfaitement ridicule. Il se peut aussi que cela ait un rapport avec le mot sept comme avec le mot rêves. Étant donné que j’ai vraiment cette sensation pénible d’être dans une suite incessante de rêves s’emboîtant les uns dans les autres comme des poupées russes. À chaque fois, l’illusion d’entrer dans un nouveau rêve me procure une sorte de joie très vite contrariée par l’étroitesse que propose la lucidité quant à l’étroitesse des parois de ce nouveau décor onirique. C’est-à-dire que, plus le rêve avance, plus il faut se courber, se mettre à quatre pattes dans les passages intermédiaires, sortes de boyaux nauséabonds, qui souvent inspirent l’effroi, parce qu’on imagine facilement qu’il ne s’agit de rien d’autre que d’impasses. Et qu’on peut y rester bloqué durant des années. Cela, pour l’avoir déjà vu ou vécu, peut-être dix, cent, mille fois. La solution est alors d’obéir à l’injonction inconsciente en premier lieu : écrire ce qui vient, dicté par cette urgence loufoque. Ensuite, il se peut que le publier soit pour s’en débarrasser, comme on retourne un tableau contre un mur pour ne plus le voir, se laver les yeux. À ce stade, je ne pense pas que l’envie de lever un doigt, d’être bon élève, soit le propos. J’ai toujours eu une sorte de haine viscérale pour les « bons élèves ». Ensuite, je me suis demandé : une fois qu’on a cette matière plein les mains, qu’en fait-on ? Et là, j’ai interverti l’ordre des textes, pour commencer. Je ne sais pas du tout où ça mène. Sans doute à une impression de mouvement qui se dissipera devant une autre, comme d’habitude.


Pour en revenir au code il suffisait d’aller regarder les statistiques et logs sur le site de l’hébergeur. Pas difficile de comprendre qu’un robot référenceur s’était baladé dans tout le site et avait touché 4100 articles en une journée. La solution était donc de le tempérer en ajoutant deux lignes de code sur le robot.txt :User-agent : AhrefsBot Crawl-delay : 5 à suivre...

# Boost 2 #06 | sept ouvertures de fiction à partir de rêves -version 2

Publié le 22 octobre 2025

Sept rêves avec un inconnu. Parcours alternatif : alternance dehors/dedans. Même matière, autre rythme.


Porte

Parfois, il m’arrive encore de penser à lui et, ce faisant, je n’y peux rien, mon pas ralentit ; à moins que l’injonction mystérieuse de ralentir mon allure ne le fasse soudain ressurgir. Ou encore est-ce un peu de ci, un peu de ça, comme souvent. Enfin, il arrive régulièrement que je veuille me rendre quelque part et qu’au détour d’une rue mon corps soit poussé par je ne sais quel courant invisible, entraîné comme par force à bifurquer contre ma volonté, encore que je n’en aie pas beaucoup lorsque je déambule ainsi dans la ville. Et c’est ainsi que ce soir-là mes pas m’entraînèrent rue Germain Pilon et que je me retrouvai devant sa porte. Comme si revoir cette porte était une sorte de remède à mon errance. Cela ne servirait à rien que je frappe à cette porte, ni que je sonne. Je sais que, désormais, il n’est plus là, plus nulle part dans cette ville ni d’ailleurs sur cette terre. Alors je repars comme si j’avais fait le plein, que les niveaux étaient revenus à la normale, et me dirige franchement vers mon but, cette fois.

Dancing

Ce type me fait penser au renard de la fable chantonnant devant son corbeau. Il n’est de toute évidence pas roux et moi je n’ai pas de fromage dans le bec. Mais, néanmoins, ce soir-là nous entrons dans cet établissement étrange, un dancing. Presque aussitôt, il disparaît dans la pénombre au bras de rombières qui lui sont familières. La salle est vraiment sombre, la musique sirupeuse, ça sent la sueur, le parfum et, je crois bien, encore un peu le tabac. C’est une rêverie qui doit remonter de loin. Je m’assois à une table avec un verre qui arrive comme par enchantement et j’observe les silhouettes, les gens attablés, beaucoup de rombières. Du genre dévergondées, si vous voulez tout savoir. Je ne suis pas loin du haut-le-cœur quand, soudain, juste à côté de moi, une femme est là dans l’obscurité et me demande du feu, une cigarette entre les lèvres. Je me sens vraiment seul et, si je me dis que je vais me réveiller, c’est certain, je me réveillerai, mais où ?

Question

Nous marchons, lui et moi, dans une rue ; nous parvenons à la Butte-aux-Cailles et nous bavardons. C’est une fin d’après-midi d’automne ; des oiseaux volent très haut au-dessus des platanes du boulevard proche, et leurs cris stridents zèbrent l’air. Nous traversons des nappes d’ombre et des clartés aveuglantes tout en conversant de choses absolument banales, et soudain ma question reste sans réponse : il a encore disparu.

Voix

Encore une fois, ce cimetière avec ses pierres tombales de guingois, et, tout à fait lucidement, je me rendais compte de ma manie, de mon obstination, et je me demandais comment parvenir à m’en extraire. « Tu n’as qu’à penser à autre chose », me dit la voix familière du plus profond de mon rêve. C’était difficile de penser à autre chose à cet instant précisément ; cela demandait une sorte d’effort insensé, comme celui nécessaire pour courir en faisant du surplace ; et surtout, on pouvait, à cet instant, prendre conscience de tout le ridicule de cette situation, comme rarement on en avait pris conscience. — C’est déjà bien de t’en rendre compte, continua-t-il d’un ton complice.

Trou noir

Dieu merci, j’ai conservé mon carnet de rêves, que j’entretiens depuis des années. Il m’arrive encore d’y écrire, mais seulement les rêves lucides ; les autres ne m’intéressent plus vraiment. Sauf, évidemment, s’ils font référence à lui, quelles que soient, souvent, les voies détournées que le rêve peut prendre pour le faire ressurgir. Nous avions en commun du sang slave. Il n’est alors pas rare que, dans mes rêves les plus foutraques, j’aie à pénétrer dans des yourtes mongoles, à me gaver de beurre de yak, à faire rouler du pied des têtes de mouton avec les gamins du coin. Et il est là, il est toujours quelque part, à observer la scène. Des fois je le vois ouvrir la bouche, je crois qu’il va se mettre à parler, mais je vois un trou noir qui s’élargit de plus en plus ; va-t-il crier ? Non : il semble avoir des difficultés à respirer, il essaie d’aspirer de l’air, puis la bouche se referme et j’entends son rire, très doux, comme celui de quelqu’un qui, encore une fois, a vaincu la mort.

Atelier

Il a allumé le poêle à gaz dans l’atelier et la chaleur a progressivement repoussé le froid. Il s’est frotté les mains puis il a préparé son médium à peindre ; l’huile était presque gelée, lourde et visqueuse. Je l’ai regardé faire un long moment ; il était vieux, désormais, pas très en forme si vous voulez mon avis. Il a pris une nouvelle toile et l’a badigeonnée de terre de sienne, diluée avec de l’essence de térébenthine ; je ne sais pas ce que j’aurais donné à ce moment-là pour respirer cette odeur, mais nous en sommes privés, pas plus que nous n’avons chaud ou froid, à vrai dire. Tout ce que nous pouvons capter, nous l’attrapons à la volée sur la peau des vivants.

Sifflement

Le son était encore lointain, mais suffisant pour me réveiller dans le rêve que je faisais ; c’était comme un appel — il fallait que ce soit un appel, un appel ou un signal. Il était temps de s’extraire d’un trop-plein de visions hypnagogiques assommantes. Quelqu’un avait émis un sifflement, et pas besoin de chercher longtemps, car ce sifflement m’était familier. Je me relevais comme après une nuit trop longue, le corps un peu ankylosé mais joyeux d’avoir été réveillé ainsi ; feignant la surprise, je me dirigeais sans hâte vers l’origine du son.

# Boost 2 # 06 | sept ouvertures de fiction à partir de rêves

Publié le 22 octobre 2025

Sept rêves avec un inconnu. Même matière, trois parcours possibles. Ci-dessous, l’ordre « canonique ». Les deux autres sont proposés en option.

Parcours canonique

  1. Sifflement
  2. Porte
  3. Dancing
  4. Question
  5. Voix
  6. Trou noir
  7. Atelier



Parcours alternatifs (ouvrir)


Sifflement

Le son était encore lointain, mais suffisant pour me réveiller dans le rêve que je faisais ; c’était comme un appel — il fallait que ce soit un appel, un appel ou un signal. Il était temps de s’extraire d’un trop-plein de visions hypnagogiques assommantes. Quelqu’un avait émis un sifflement, et pas besoin de chercher longtemps, car ce sifflement m’était familier. Je me relevais comme après une nuit trop longue, le corps un peu ankylosé mais joyeux d’avoir été réveillé ainsi ; feignant la surprise, je me dirigeais sans hâte vers l’origine du son.

Porte

Parfois, il m’arrive encore de penser à lui et, ce faisant, je n’y peux rien, mon pas ralentit ; à moins que l’injonction mystérieuse de ralentir mon allure ne le fasse soudain ressurgir. Ou encore est-ce un peu de ci, un peu de ça, comme souvent. Enfin, il arrive régulièrement que je veuille me rendre quelque part et qu’au détour d’une rue mon corps soit poussé par je ne sais quel courant invisible, entraîné comme par force à bifurquer contre ma volonté, encore que je n’en aie pas beaucoup lorsque je déambule ainsi dans la ville. Et c’est ainsi que ce soir-là mes pas m’entraînèrent rue Germain Pilon et que je me retrouvai devant sa porte. Comme si revoir cette porte était une sorte de remède à mon errance. Cela ne servirait à rien que je frappe à cette porte, ni que je sonne. Je sais que, désormais, il n’est plus là, plus nulle part dans cette ville ni d’ailleurs sur cette terre. Alors je repars comme si j’avais fait le plein, que les niveaux étaient revenus à la normale, et me dirige franchement vers mon but, cette fois.

Dancing

Ce type me fait penser au renard de la fable chantonnant devant son corbeau. Il n’est de toute évidence pas roux et moi je n’ai pas de fromage dans le bec. Mais, néanmoins, ce soir-là nous entrons dans cet établissement étrange, un dancing. Presque aussitôt, il disparaît dans la pénombre au bras de rombières qui lui sont familières. La salle est vraiment sombre, la musique sirupeuse, ça sent la sueur, le parfum et, je crois bien, encore un peu le tabac. C’est une rêverie qui doit remonter de loin. Je m’assois à une table avec un verre qui arrive comme par enchantement et j’observe les silhouettes, les gens attablés, beaucoup de rombières. Du genre dévergondées, si vous voulez tout savoir. Je ne suis pas loin du haut-le-cœur quand, soudain, juste à côté de moi, une est là dans l’obscurité et me demande du feu, une cigarette entre les lèvres. Je me sens vraiment seul et, si je me dis que je vais me réveiller, c’est certain, je me réveillerai, mais où ?

Question

Nous marchons, lui et moi, dans une rue ; nous parvenons à la Butte-aux-Cailles et nous bavardons. C’est une fin d’après-midi d’automne ; des oiseaux volent très haut au-dessus des platanes du boulevard proche, et leurs cris stridents zèbrent l’air. Nous traversons des nappes d’ombre et des clartés aveuglantes tout en conversant de choses absolument banales, et soudain ma question reste sans réponse : il a encore disparu.

Voix

Encore une fois, ce cimetière avec ses pierres tombales de guingois, et, tout à fait lucidement, je me rendais compte de ma manie, de mon obstination, et je me demandais comment parvenir à m’en extraire. « Tu n’as qu’à penser à autre chose », me dit la voix familière du plus profond de mon rêve. C’était difficile de penser à autre chose à cet instant précisément ; cela demandait une sorte d’effort insensé, comme celui nécessaire pour courir en faisant du surplace ; et surtout, on pouvait, à cet instant, prendre conscience de tout le ridicule de cette situation, comme rarement on en avait pris conscience. — C’est déjà bien de t’en rendre compte, continua-t-il d’un ton complice.

Trou noir

Dieu merci, j’ai conservé mon carnet de rêves, que j’entretiens depuis des années. Il m’arrive encore d’y écrire, mais seulement les rêves lucides ; les autres ne m’intéressent plus vraiment. Sauf, évidemment, s’ils font référence à lui, quelles que soient, souvent, les voies détournées que le rêve peut prendre pour le faire ressurgir. Nous avions en commun du sang slave. Il n’est alors pas rare que, dans mes rêves les plus foutraques, j’aie à pénétrer dans des yourtes mongoles, à me gaver de beurre de yak, à faire rouler du pied des têtes de mouton avec les gamins du coin. Et il est là, il est toujours quelque part, à observer la scène. Des fois je le vois ouvrir la bouche, je crois qu’il va se mettre à parler, mais je vois un trou noir qui s’élargit de plus en plus ; va-t-il crier ? Non : il semble avoir des difficultés à respirer, il essaie d’aspirer de l’air, puis la bouche se referme et j’entends son rire, très doux, comme celui de quelqu’un qui, encore une fois, a vaincu la mort.

Atelier

Il a allumé le poêle à gaz dans l’atelier et la chaleur a progressivement repoussé le froid. Il s’est frotté les mains puis il a préparé son médium à peindre ; l’huile était presque gelée, lourde et visqueuse. Je l’ai regardé faire un long moment ; il était vieux, désormais, pas très en forme si vous voulez mon avis. Il a pris une nouvelle toile et l’a badigeonnée de terre de sienne, diluée avec de l’essence de térébenthine ; je ne sais pas ce que j’aurais donné à ce moment-là pour respirer cette odeur, mais nous en sommes privés, pas plus que nous n’avons chaud ou froid, à vrai dire. Tout ce que nous pouvons capter, nous l’attrapons à la volée sur la peau des vivants.

# Boost 2 # 05 | food truck

Publié le 13 octobre 2025

VUE 01 — LE RÉVERBÈRE Point 17-B. Allumage 16 h 07. Cône clair stable. Flux jaune constant sur la cellule blanche. Les braseros respirent dans mon halo, la graisse luit sur la tôle. Micro-buée sur capot, retombée lente. Personne ne me regarde. Je tiens la place.

VUE 02 — IRINA AU COMPTOIR Pain. Beurre. Œuf. Pince. Oignon. Persil. Huile qui claque. Le TPE bipe, parfois fige neuf secondes, repart. Ticket. Halogène aux joues, doigts froids. Je reconnais manteau rouge, banc, casque. Le gras passe la vitre, revient. « Suivant. » Rythme gardé.

VUE 03 — LE COMPAGNON Il caille. Halo jaune. Silhouettes découpées. Le grand à la tôle, la petite à côté. Pas faim. À deux on se serait avancés. Évaluer les épaules, la bière, les voix. Là non. Je reste. Les braseros soufflent. La graisse flotte. Je ne bouge pas.

VUE 04 — LE BLUETOOTH Terrasse, fin décembre. « Oui. Parfait. J’arrive. » Casque blanc. J. gesticule au camion. Vapeur, bip, file. Halogène qui colle aux paupières. « Deux. Moutarde. » 21 h 58 s’allume sur l’horloge. « C’est fait. » Je garde les mains en poche.

VUE 05 — LA FEMME À L’ENFANT ROUGE Poids tiède sur la hanche. Je regarde la guérite comme un pré. Aplats d’ocre, blanc de vapeur, silhouettes noires. Verre qui condense, goutte qui file. Les braseros soufflent sous l’halogène. Une autre image remonte puis se retire. Je garde les yeux posés.

VUE 06 — LE POLICIER Position. Axe tablée. Surveillance continue. Halogène OK, braseros stables. Recherche d’anomalie. Déplacements latéraux, visibilité réduite côté tabac. La cellule sert, la file avance. Je couvre la zone chaude. Attente active. Rien à signaler, pour l’instant.

VUE 07 — L’HABITUÉ DU BANC Je viens tôt pour le rideau qui monte, je reste parfois pour la fermeture. Je mange un chlebíček, plutôt tartine que sandwich. Les braseros respirent, l’odeur de graisse revient même sans manger. Je compte les chiens, les couples, pas les heures. Le halo tient tout ensemble.

VUE 08 — LA CHAISE Poids plein dos, jointure qui racle. Pavé bombé sous un pied. On me tire, on me repousse. Le tissu est rêche, humide au travers. Les braseros me sèchent d’un côté, l’autre reste froid. 22 h 02 claque à l’horloge. Je tiens, mais je grince.

VUE 09 — LA BOUTEILLE DE GAZ Pression 6,2 bar. Robinet quart de tour. Flamme stable, micro-chute à l’ouverture de la porte. Odeur additivée correcte. Film gras en retombée. Secousse inutile, reprise. Je tiens le feu. Je tiendrai la nuit.

VUE 10 — LE BALAYEUR Papiers gras. Carton humide. Serviettes dures. Rigole prend tout. Friture à gauche. Horloge au-dessus. Pavés luisants. Je pousse vers la bouche d’égout. Barquette coince. Coup de semelle. Ça repart. Halogène sur flaques. Place qui boit.

VUE 11 — L’OISEAU Quadrillages, flux, ronds d’ombre. La chaleur monte en nappes, se tord. Les voix piquent des pointillés. Je fais un tour. Le halo dessine une tache régulière. Je reviens. Odeur forte de viande. Je crie deux fois. Personne ne lève la tête.

VUE 12 — L’AFFAMÉ Faim, j’ai la dalle jusqu’aux yeux. L’odeur me traverse. Le froid resserre tout. Lumières chaudes, saucisses qui noircissent, patates qui crépitent. Pas un kopek. Je prendrais n’importe quoi. 22 h 06 en bleu sur l’horloge. On dit que Piotr et Irina sont les meilleurs. J’en salive.

VUE 13 — LE TABAC, EN FACE Rideau presque clos. Odeur de papier froid. La place comme un aquarium. Braseros en méduses, halo en plafond. Je connais les têtes par cœur. Je guette le collègue. Les vapeurs traversent la rue, la graisse laisse un film sur la vitre.

VUE 14 — LE LIVREUR Main gauche manette, droite caisse. Marche arrière, bip. J’aligne contre trottoir. Deux bacs, six pains, trois mayo. Halogène blanc, lunettes embuées. Signature, pas le temps. « Bonne soirée. » Coup d’œil aux braseros. Chrono relancé.

VUE 15 — LA SAUCISSE Chhhh. Chik. Chhhh. Peau tend, bulle claque. Odeur passe la vitre, revient. Pince me retourne. Chhhh. Un trou d’air, flamme baisse, frisson. Chhhh. Sel prêt. Moutarde attend. Pain tiède. On partira chaude. On ne durera pas.

VUE 16 — LE CHIEN Nez plein : viande, oignon, farine, sel. Pneus chauds. Main grasse au banc. File sans file. Pavé froid sous coussinets. Je respire dedans. Je n’aboie pas. Une miette tombe. 22 h 10. J’attends encore.

VUE 17 — LE TYPE AU TÉLÉPHONE (AUTRE) Je parle vite. J’avance. « Oui. » File, braseros, halogène qui colle. « C’est signé. » Bip du TPE me coupe. « Deux, sans cornichon. » J’avance encore. Je raccroche sans dire au revoir.

VUE 18 — LA FOULE (CHŒUR) On se tasse, on flotte, on se réchauffe aux braseros. On lit les prix dans le halo. Ça parle bas, ça rit, ça soupire. La graisse brille, la vapeur brouille. On avance d’un pas, on recule d’un demi. On attend ensemble.

VUE 19 — JE Je lis par morceaux. Halogène, braseros, graisse. Tout se répète et se déplace. Deux micro-accidents ont suffi : TPE gelé, flamme tombée. La cellule reste, la place cadre. Les voix font le reste. Je me tais.

VUE 20 — L’HORLOGE 22 h 12. Tic. Pavés mouillés, halo stable, braseros réguliers. 22 h 22. Tic. La vapeur monte droit, se tord. 22 h 30. Tic. La file s’amenuise. Le camion est encore là. Fin provisoire.

Joy Sorman, Eric Lapierre : L’inhabitable

Publié le 12 octobre 2025

📓 Fiche Obsidian — Joy Sorman, Eric Lapierre L’inhabitable

Objectif : extraire des procédés narratifs et de style réutilisables en exercice d’écriture.

1) En deux lignes

Cartographie narrative de l’insalubrité urbaine. Montage alterné entre définitions, chiffres, adresses précises, et micro-scènes au présent, pour faire sentir sans pathos.

2) Geste d’écriture

Observer, décrire, inventorier. Coller au concret. Laisser les faits produire l’éthique. Aucun plaidoyer frontal : la critique passe par la précision matérielle, la toponymie, et le cadrage des corps dans les lieux.

3) Architecture

  • Découpage par lieux : chapitres titrés par adresses réelles (ex. 31 rue Ramponneau, 10 rue Mathis, 23 rue Pajol, 72 rue Philippe-de-Girard, 73 rue Riquet, 46 rue Championnet).

  • Alternance :

    1. Fiches (définitions juridiques, historiques, statistiques)
    2. Scènes (pièces, couloirs, cages d’escaliers, hôtels sociaux, cuisines, murs, odeurs).
  • Progression : du général au minuscule. Retour régulier au lexique administratif pour relancer.

4) Procédés narratifs clés

  • Toponymie comme ancrage : un lieu ouvre et gouverne la séquence.
  • Présent descriptif dominant, passé bref pour l’arrière-plan.
  • Inventaires concrets : objets, surfaces, fluides, nuisibles, températures, bruits.
  • Chiffres et seuils : pourcentages, loyers, normes, dates, arrêtés.
  • Discours rapporté minimal : guillemets rares, préférer l’indirect libre discret.
  • Focalisation témoin : un “je” parcimonieux, fonction d’interface.
  • Transitions sèches : par liste, par deux-points, par reprise d’un mot pivot.
  • Effet dossier : alternance “document”/“terrain” sans commentaire évaluatif.
  • Ethos : empathie froide, précision clinique, refus du pathos.

5) Syntaxe, rythme, ponctuation

  • Phrases courtes à moyennes (≈ 20–25 mots).
  • Deux-points pour définir, exemplifier, inventorier.
  • Parenthèses et chiffres pour cadrer sans digresser.
  • Anaphores discrètes sur un nom concret (mur, porte, odeur) pour la cohésion locale.
  • Verbes d’état et de perception + lexique technique → stabilité, netteté.

6) Lexique récurrent

insalubrité, relogement, arrêté, plomb, saturnisme, cafards, humidité, murs, couloir, pièce, hôtel meublé, loyer, euros, foyer, cage d’escalier, odeur, fuite, moisi, peinture écaillée, Paris, arrondissement, immeuble, appartement, chambre, fenêtre, matelas, chaudière.

7) Cadrages et motifs

  • Cadre : seuils et passages (portes, cages, paliers).
  • Motifs matériels : murs qui suintent, peintures qui cloquent, bruit de tuyauterie, odeur de gaz ou de café, ampoules nues.
  • Figures sobres : métonymie et synecdoque (la “pièce” pour la vie entière), métaphore minimale.

8) Scènes-types (réutilisables)

  1. Ouverture-adresse : annonce d’une rue + impression de densité + premier objet saillant.
  2. Couloir-diagnostic : inventaire des défauts + norme rappelée + chiffre.
  3. Pièce-corps : un geste banal (faire du café, ouvrir une fenêtre) révèle l’habitat.
  4. Entrailles-immeuble : sous-sol, colonnes, compteurs, conduites → matérialité du risque.
  5. Sortie-constat : retour au trottoir, replacer l’adresse dans la ville.

9) Gabarits syntaxiques (copier-adapter)

  • Définition + seuil : « [Terme] : est dit [terme] tout lieu où [critère 1, 2, 3]. »
  • Adresse + densité : « [N° rue Lieu]. [Nom du lieu] est [qualificatif mesuré] : [éléments]. »
  • Inventaire : « [Objet 1], [surface 2], [bruit 3], [odeur 4]. »
  • Chiffre + visage : « [x % / x €], et pourtant [geste précis d’une personne]. »
  • Constat sans morale : « [Détail concret], rien d’autre. »

10) Contraintes d’écriture (checklist)

  • [ ] Une adresse réelle en titre.
  • [ ] Présent pour les faits, passé bref pour l’avant.
  • [ ] 1 chiffre minimum (%, €, année, surface, seuil).
  • [ ] 1 norme citée ou paraphrasée (définition/arrêté/seuil).
  • [ ] 8–12 éléments d’inventaire matériel.
  • [ ] Zéro pathos, zéro jugement explicite.
  • [ ] Clôture par un détail concret, sans commentaire.

11) Micro-atelier “à la manière de”

Durée : 20–30 min. Longueur : 180–300 mots.

  1. Choisis une adresse (vraie).
  2. Écris 3 phrases de définition paraphrasée d’un problème (humidité, plomb, nuisibles).
  3. Ajoute 1 chiffre et 1 seuil.
  4. Décris une pièce par inventaire.
  5. Conclus par un détail neutre.

Modèle

# [N° RUE NOM-DE-RUE, QUARTIER]

[Phrase 1]: [définition paraphrasée + seuil].
[Phrase 2]: [densité, matériaux, lumière].
Inventaire: [objet], [surface], [odeur], [bruit], [trace], [eau].
Chiffre: [x % / x € / année] + [effet local].
Geste: [action minuscule d’une personne].
Clôture: [détail concret], rien d’autre.

12) Variations possibles

  • Bascule de focale : plan d’ensemble → gros plan sur une main ou une tache.
  • Chrono-variation : matin vs nuit, même adresse, deux inventaires.
  • Dossier : encadré chiffres intercalé entre deux scènes.

13) À éviter

  • Métaphores appuyées, hyperboles, indignation verbale.
  • Dialogues longs.
  • Psychologisation.
  • Conclusion morale.

14) Indices quantitatifs utiles (sur l’ouvrage analysé)

  • Temps dominant : présent.
  • Longueur moyenne des phrases : 23 mots.
  • Marqueurs : nombreux deux-points, chiffres, toponymes.
  • “Je” discret : narrateur témoin, non héroïsé.

15) Fiche “copier-coller” Obsidian

---
type: "Fiche style"
auteur: "Joy Sorman"
oeuvre: "L’inhabitable"
focus: "Procédés réutilisables"
tags: [style, documentaire, urbain, inventaire, toponymie]
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## Geste
[Résumé en 2–3 phrases]

## Procédés
- Toponymie:
- Alternance doc/terrain:
- Présent descriptif:
- Inventaires:
- Chiffres/Seuils:
- Focalisation:
- Transitions:

## Lexique utile
[20–30 mots concrets]

## Gabarits
1) Définition + seuil:
2) Adresse + densité:
3) Inventaire:
4) Chiffre + visage:
5) Clôture:

## Atelier (20 min)
[Adresse] — [Inventaire] — [Chiffre] — [Geste] — [Clôture]

Remarque : l’autrice est Joy Sorman. La fiche cible son dispositif dans L’inhabitable et le rend opératoire pour d’autres textes.

# Boost 2 # 04 | un tracteur nommé "pourquoi"

Publié le 6 octobre 2025

codicille

On garde l’outillage court. La carte avec trois points — Attendre, Rater, Revenir. L’Archiviste pour faire le boulot propre : il cote, il retire, il aligne. Trois preuves seulement sur la table : un ticket blanchi, une vis, un bout d’ongle. Le « pourquoi » sert de tracteur : s’il ne tire rien, on le coupe. On avance d’un centimètre à chaque fois, pas plus.

Prague, on n’en fait pas des caisses : une seule touche qui reste dans le corps — rugosité de pierre, poussière sous l’ongle — et c’est tout. Kafka, on le laisse hors du nom. Osiris n’est pas un personnage, juste la façon de montrer la fracture. La nuit, on la garde comme liant : elle tient sans demander d’explications. Le jour, c’est pour nommer, pas pour relier.

À chaque passage, enlever plutôt qu’ajouter. Pas de décors de secours (tasse, cuisine) sauf une fois, nette. Verbe + objet, pas de glose. Ne pas confondre finir et en finir : la hâte brille, ne tient pas. On tracte l’épave, on l’arrache du fossé, on ne promet pas qu’elle roulera demain.


La fin, simple : un geste humain qui déplace un peu — la main sur le seuil — et on coupe là. Demain, on revient, on enlève une épingle, on laisse le trait dépasser d’un rien. Ça suffit. La table. Sa rayure en biais. Un fil mal tiré. Un peu de graphite sur les doigts. Trois feuillets scotchés bord à bord. À côté, la carte. Elle respire quand je tourne la molette. Je reste là. Je pose une question qui ne cherche pas de réponse. Elle doit seulement tirer. Pourquoi relier ce qui se refuse. Pour empêcher la panique de se refermer. Pour gagner quelques mètres. Pourquoi confondre finir et en finir. Parce que la hâte ressemble à une issue. Elle brille. Elle ne tient pas. Pourquoi rester ici et pas ailleurs. Parce qu’ici je peux peser. Les preuves pauvres font leur poids. J’ai besoin de ce poids, pas d’arguments.

Feuillet n°2. Écriture nerveuse. Les notes mordent la fibre. Pelures de crayon sur la peau. Il fallait des personnages. J’ai levé la tête. J’ai vu la carte et ses épingles. J’ai pensé au lecteur. Il cliquerait. Il voudrait comprendre. Il n’y comprendrait rien. Alors un verbe est venu. Archiver. De ce verbe j’ai fait quelqu’un. L’Archiviste entre sans bruit. Gants fins. Règle froide. Il compte. Il coupe. Pourquoi lui maintenant. Parce qu’il faut une main étrangère. Pour toucher ce que je n’ose pas nommer. Il pose des étiquettes blanches. Il cote la pièce. Il inscrit au dos des chiffres simples. Latitude. Longitude. Clavicule près de la rivière. Rotule près du silo. Œil au pied du pont. Langue sur le zinc. Le vieux mythe remonte. Osiris. L’homme en morceaux. Je n’ai que ce corps sous la main. Pourquoi accepter ce dispositif. Pour travailler la fracture à ciel ouvert. Renoncer au collage propre.

Je ne garde que trois points sur la carte. Attendre. Rater. Revenir. « Revenir » clignote. Vide. Pourquoi ce vide attire. Parce que là se prend le crochet. Pas la promesse du trajet. Revenir ne recolle rien. Revenir tracte. Sans garantie. Je pose sur la table trois choses exactes. Un ticket blanchi. 3,60 €. Date mangée. Une vis à bois. Un bout d’ongle pris dans la poussière. L’Archiviste les aligne. Il ne dit rien. Je photographie. Je nomme. Pourquoi ces trois-là. Parce qu’ils restent à l’intérieur du cadre. Parce qu’ils pèsent au millimètre.

Je pars avec le troisième exercice. Prague. Staroměstská. L’air humide accroche les joues. Le sucre brûlé reste dans la gorge. Un collier claque. Les pavés renvoient un froid gras. Je suis venu pour un cimetière. Je marche vers la place. Pourquoi cet écart. Les tombes persistent sous la paupière. Pierre fendue. Lichen sombre. Lettres râpées. Je regarde l’horloge. Les figures sortent. Rentrent. Sortent encore. Je fige le dehors. Un homme en manteau s’immobilise. Gants. Visage tourné vers rien. Je dis : statue. Pourquoi cette ruse. Pour que dedans cela cesse de bouger. Pour poser à plat. Kafka passe sans nom. Un col raide. Un couloir qui s’enroule. Si je le dis, je marche dessus. Je coupe par Pařížská. Vitrines propres. Odeur de neuf. Je glisse vers Josefov. Je n’entre pas. Les grilles découpent des cases. Emplacements prêts pour mes épingles. L’Archiviste compte en silence. Ici la clavicule. Là la rotule. Plus loin l’œil. L’ordre ment. Il le sait. Moi aussi. Pourquoi ne pas poser la main sur la pierre. Parce qu’elle tremblerait. Je la poserai ailleurs.

Je m’accorde une seule touche directe. Au coin d’un mur. Je frôle un relief de pierre. Rugosité fine. Un peu de poussière sous l’ongle. C’est suffisant. L’odeur qui monte n’appelle rien. Un pas de côté. Pourquoi si peu. Pour donner un corps à l’ombre. Sans faire tableau.

Je reviens. La table. Le poêle ronfle bas. La règle de l’Archiviste renvoie le froid à la paume. Je rouvre le feuillet n°1. Lieu : murs blancs. Porte qui ferme mal. Ampoule nue. Odeur d’eau stagnante. Rien d’élégant. Tout d’utile. Je prends un feutre fin. Je trace un trait qui traverse les trois feuillets. Il ne s’arrête pas aux numéros. Le feutre accroche la fibre. Le trait vibre. Pourquoi ce geste apaise. Parce qu’il relie en creusant. Pas en coiffant. Le trait croise Osiris. Effleure « démembre ». Déborde sur « Prague ». La continuité vient du tremblé.

Je rouvre la carte. Les trois points tiennent. « Attendre » : dix lignes nettes. Une scène tenue. Pas de morale. « Rater » : une seule phrase. Sèche. « Revenir » : encore vide. Pourquoi attendre. Pour consolider la place du mot. On ne lance pas la dépanneuse sur terrain gras sans cale. Dehors, un scooter monte. Redescend. Le son décroît. Remonte. Je tape une ligne dans « Revenir ». Revenir : accepter la nuit comme liant. L’icône verte s’allume. C’est peu. C’est juste. Pourquoi la technique touche. Parce qu’elle ne juge pas. Elle accorde un « c’est bon » modeste. Suffisant.

Je ferme l’ordinateur. La pièce gagne un ton. Les trois preuves suffisent à tenir un paragraphe. L’Archiviste écarte la vis. Il la pointe vers moi. Ce n’est pas un ordre. C’est un angle. Pourquoi la nuit plutôt que le jour. La nuit n’exige pas de forme. Elle tolère le joint apparent. Elle tient sans forcer. Le jour réclame l’exactitude. Utile pour nommer. Pas pour relier.

Je reviens aux pourquoi. Je les repèse un à un. Ils doivent tirer. Pas meubler. Pourquoi garder l’angle mort. Pour ne pas trahir en éclairant trop. L’ombre préserve ce qui tient mal. Pourquoi taire le nom du père quand il se poste au seuil. Pour que le corps fasse barrage. Sans devenir récit. La lumière reste derrière. Le passage demeure passage. Pourquoi la carte. Pour tracter l’épave d’un fossé à l’autre. Pas pour une vitrine. Chaque pourquoi tire un peu. Deux centimètres. Puis relâche. Puis reprend. Pas d’emphase. Verbe. Objet.

Je tends la main vers le feuillet n°2. Sous Osiris, j’ajoute : recoller en laissant visible la fracture. L’Archiviste note la cote. Tourne la cartelette. Souffle la poussière. Le geste a lieu. Ici. Maintenant. L’ancienne confusion perd du terrain. Pourquoi la précipitation, hier. Peur du morceau manquant. Panique devant le vide. Aujourd’hui, j’accepte. Le vide fait moteur. Il prend le crochet.

Je pourrais finir sur l’euphorie brève du « point enregistré ». Je garde un contrepoids. Je passe dans le couloir. Froid doux. La porte ferme mal. Une main repose sur le seuil. Paume vers le bas. Elle vérifie. Elle ne commande pas. Elle n’empêche pas. Pourquoi ce geste suffit. Parce qu’il ne raconte pas plus qu’il ne faut. Il déplace juste assez. Je reviens. Je glisse la vis, le ticket, l’ongle dans une enveloppe brune. Je cote. Je souffle la poussière de la tranche. La nuit entre sans demander. Le trait dépasse un peu le bord. Cela suffit pour que demain ait un appui.

# Boost 2 # 03 | Arbitraire, narrateur principal

Publié le 30 septembre 2025

20 personnages sur la place Staroměstská

Devant l’horloge astronomique de Prague, l’homme attend l’instant où les automates annonceront une date impossible. La foule est immobile. Voici vingt silhouettes figées.

L’homme à l’horloge
Debout face au cadran, mains croisées dans le dos.
Cheveux fins rabattus, mèches grises brillantes.
Montre-bracelet à l’écran noir.
Expression : fixe.

La touriste au chapeau
Appareil photo levé, genoux fléchis.
Chapeau de paille au ruban bleu trop serré.
Collier de perles de verre.
Expression : impatiente.

Le vieil homme assis
Sur le rebord de pierre, canne contre la cuisse.
Calvitie bordée d’un duvet blanc éparpillé.
Néant.
Expression : résigné.

L’enfant en manteau rouge
Bras tendus vers le cadran, doigt pointé.
Cheveux bouclés échappés de la capuche.
Bracelet plastique vert fluo.
Expression : émerveillé.

La femme au téléphone
Main sur l’écran, l’autre couvrant l’oreille.
Queue-de-cheval serrée, mèches échappées.
Bague argentée trop grande au pouce.
Expression : distraite.

Le couple enlacé
Bras noués à la taille, regards levés ensemble.
Cheveux noirs tombant droit ; crâne rasé brillant.
Chaîne dorée sous le col.
Expression : fusionnés.

Le policier en faction
Droit comme un piquet, mains sur la ceinture.
Casquette trop large qui glisse.
Néant.
Expression : rigide.

La vendeuse de cartes postales
Accroupie devant sa valise, doigts triant les piles.
Chignon rapide, mèches rebelles.
Boucles d’oreilles en plastique rose bonbon.
Expression : affairée.

L’homme au parapluie
Parapluie fermé comme une canne, pointé au sol.
Cheveux poivre et sel plaqués.
Néant.
Expression : las.

La jeune fille aux écouteurs
Penchée en avant, fil blanc courant aux oreilles.
Carré brun impeccable, raie au milieu.
Piercing discret, légèrement de travers.
Expression : ailleurs.

Le peintre de rue
Main suspendue, pinceau encore trempé.
Béret taché de couleur, affaissé.
Néant.
Expression : concentré.

L’adolescente aux baskets
Assise sur le trottoir, bras croisés sur les genoux.
Cheveux auburn en tresse déjà défaites.
Bracelet de cuir élimé.
Expression : boudeuse.

Le joueur d’accordéon
Assis sur un tabouret, soufflet entrouvert.
Calotte noire, cheveux collés aux tempes.
Néant.
Expression : grave.

La touriste japonaise
Sur la pointe des pieds, smartphone au-dessus de la foule.
Carré impeccable, brillant.
Montre fine au poignet gauche.
Expression : concentrée.

Le mendiant
Accroupi, main tendue, gobelet bleu fendu.
Cheveux gris emmêlés, barbe hirsute.
Néant.
Expression : implorant.

La guide au micro
Bras levé vers la tour, micro collé à la bouche.
Coupe courte, mèches blondes hérissées.
Pendentif en forme de clé, inutile.
Expression : appliquée.

Le cycliste arrêté
Un pied au sol, l’autre sur la pédale.
Casque blanc strié.
Néant.
Expression : pressé.

La mère et le landau
Dos courbé, mains crispées sur la poignée.
Chignon tiré, mèches collées.
Boucles rondes en argent terni.
Expression : épuisée.

Le serveur en pause
Tablier roulé, cigarette au coin des lèvres.
Cheveux noirs gominés.
Montre trop large qui claque au poignet.
Expression : blasé.

Le photographe à trépied
Plié en deux sur son appareil.
Calvitie nette, nuque rougie.
Néant.
Expression : absorbé.

Cloche, automates. L’heure surgit, fausse, introuvable. La foule reste figée, inventoriée comme statues d’un instant qui ne s’achève pas.

# Boost 2 # 02 | Le moment du trop

Publié le 22 septembre 2025

(À l’heure où l’auteur, saturé de titres, demeure muet. Les témoins parlent pour eux-mêmes, chacun dans sa solitude. La somme fait la scène.)

[La Carte]

Je suis une carte. On me consulte pour trouver un chemin. J’indique des distances, des pentes, des courbes. J’ai été conçue pour ça. Mais on m’utilise pour autre chose : on me surcharge d’histoires, de titres. Je ne reconnais plus mes lignes. Je reste fidèle à ma fonction, orienter, mesurer. Pourtant je deviens illisible.

[L’Inventaire]

Un. Deux. Trois. Dix. Vingt. Ça ne s’arrête pas. J’ai été ouvert pour compter, pour ranger. Mais je gonfle, je m’étire, je n’ai plus de bornes. Chaque nouveau titre est un poids. Je ne sais plus si je contiens ou si je me vide. J’étais censé aider, je me perds moi-même.

[Le Lecteur}

Je tombe sur cette liste. Trop longue, trop pleine. J’essaie de suivre, mais je ne sais pas si ces histoires existent. Sont-elles inventées pour moi ? Sont-elles réelles ? Je doute. Peut-être qu’on se moque. Peut-être qu’il n’y a rien derrière les titres. Je ferme le carnet, je reste inquiet.

[L’Archiviste]

J’aligne. Je numérote. Je classe par rubriques, par années, par lieux. Mon rôle est clair : tenir l’ordre. Mais l’ordre se défait dès que j’écris. La liste enfle, se dédouble. Je rature, je recopie. Je voudrais contenir, mais je ne fais que rappeler qu’il y a trop. Je ne suis pas sûr d’être utile.

[Le Silence]

Je n’ai rien à dire. Je suis là autour. Je gonfle dans les blancs. On m’a laissé la place du principal, le mutique. On croit que je soutiens, mais je ne soutiens rien. Je suis le vide au centre. J’attends que quelqu’un me traverse. J’attends, et rien ne vient.

# Boost 2 # 01 | Histoire

Publié le 16 septembre 2025

Atlas narratif — Cycle Histoire

Un atlas pour tenir les lieux, un index pour tenir les histoires. Pas de plan ; des amarres : villes, rues, objets, gestes. Dix amorces par point, brèves, situées. On complètera en avançant. Possible que du jour au lendemain tout change,se modifie... Cette première mouture sert à résoudre quelques difficultés techniques de présentation, à expérimenter la carte interactive notamment, à créer des menus déroulants en Markdown. Il y a donc parfois du vrai dans le sens où Guy Debord l’évoque : " Le vrai est un moment du faux dans ce monde inversé"

Mode d’emploi (ouvrir)

  • Gabarit d’entrée : Nom · Type · Coordonnées / repères10 incipits commençant par « Histoire de… ».

  • Contrainte : 1 détail situé (rue, monument, enseigne, date, odeur) + 1 geste par incipit.

  • Cadence : 1 lieu / jour, 10 incipits ≤ 26 mots.

  • Triptyque (facultatif) : 4 neutres / 4 fissures / 2 ouverts.

  • Factuel : préciser légende vs étymologie dominante quand c’est le cas.

  • Écho : le 10ᵉ incipit rejoue le 1ᵉʳ avec un léger déplacement.

Carte interactive (ouvrir)