Histoire de l’archiviste

Septembre 2025, commencé un récit par fragments que je réunis ici

Articles de Histoire de l’archiviste

Histoire de l’archiviste

#4. inventaire des litiges

Il s’était donné une règle. Dégager la table. Claire, nue. Une chemise, pas deux. Élastiques, trombones. Mot griffonné au feutre. Dupont 94–95. Tas maigre, posé à gauche. Puis carnet : Pile A — 12 pièces. Rien d’autre. Pas de commentaire. Pas de digression. Le soir, les pièces du puzzle attendaient sur le carton gris. Ciel bleu, bord de mer, morceaux reconnaissables. Il avançait lentement. Parfois, la nuit, un éclair : au réveil, il savait comment assembler les chemises du jour. Comme si le sommeil avait continué le travail, déplaçant les pièces invisibles. La salle restait informe. Odeur de papier moisi. Néons bourdonnant. Un souffle froid du plafond. Il avait l’impression que la masse grossissait, qu’elle l’observait. Ses mains noircies d’encre et de poussière. Sa gorge sèche. Qu’attendaient-ils de lui ? Les architectes. Les assureurs. Retrouver à la seconde la pièce exacte : une date, une signature. Une preuve. Mais lui n’avait qu’un puzzle sans modèle, un chaos sans boîte. Il imaginait des fins. L’ordre, enfin. Des dossiers complets, livrés nets. Ou bien le retour au chaos, une avalanche de nouvelles chemises engloutissant ses piles. Ou sa propre disparition : un matin, ne plus revenir. Le tas intact, indifférent. Son carnet, au début sec, commença à déborder. Entre deux lignes sèches, il glissa une note : odeur âcre de moisissure. Un autre jour : poussière grise sous les ongles. Puis, un mot. Un mot technique. Vice caché. Il l’écrivit seul, au centre de la page. Le répéta. Vice caché : fissure invisible sous la peinture, secret dans les murs, aveu retenu. Il nota dessous : les choses tiennent tant qu’on n’y regarde pas trop près. Dès lors les mots l’assaillirent. Mise en demeure : menace chuchotée au creux d’une cuisine. Préjudice moral : sourire amer, une dette intérieure. Réception des travaux : banquet absurde au milieu des gravats. Chaque terme brillait, détaché. Il n’archivait plus : il écrivait. Dans son carnet, les piles de factures côtoyaient des phrases bancales. Les mots de procédure se retournaient comme des cartes. Le dictionnaire du litige devenait un récit discontinu. Une langue neuve, imparfaite, mais vivante. Et le tas, dans la salle, continuait de respirer. Illustration "novembre", Manuscrit de Flaubert|couper{180}

synopsis

Histoire de l’archiviste

#3. Puzzle

Il fut embauché un vendredi. Le salaire dérisoire, la salle aveugle pleine de dossiers : il accepta. Le soir même, en sortant, l'archiviste entra dans un magasin spécialisé et acheta plusieurs boîtes de puzzles. Il se dit qu’il s’entraînerait le week-end, pour être prêt lundi. Le samedi matin, il ouvrit le premier, dix pièces à peine. Un ciel bleu, une vache tachetée : les couleurs suffisaient, l’assemblage venait tout seul. Il pensa un moment que c’était là le secret. Après le café, il attaqua le puzzle de cinquante. Les couleurs s’éparpillaient, les motifs se brouillaient. Il découvrit qu’il fallait d’abord les bords, dresser un cadre. L’après-midi, la table déjà encombrée, il passa aux deux cents. Les couleurs guidaient à peine. Il fallait reconnaître les formes, dents et creux, sentir ce qui accroche, ce qui refuse. Le dimanche, il ouvrit celui de cinq cents. Trop de morceaux semblables, grisaille confuse. Les heures s’étiraient, le café refroidissait, la lumière tournait sur la table jonchée de pièces éparses. Le soir venu, il tenta le puzzle de deux mille. Un champ de carton sans contour. Les bords assemblés semblaient dérisoires face à l’étendue. Chaque pièce était unique, mais toutes se ressemblaient. La lampe de bureau vacillait, la fatigue pesait. En relevant la tête, il revit la salle des archives. Vingt mètres carrés de chemises gondolées, sans bord ni cadre. Un puzzle dont l’image manquait, et dont la boîte n’avait jamais existé.|couper{180}

synopsis

Histoire de l’archiviste

#2. Comment

La question du pourquoi étant à demi réglée, l’archiviste se retourna. Ce qu’il vit n’était pas un tas mais un territoire : vingt mètres carrés de dossiers de sinistres, chemises béantes, documents gondolés, odeur de papier rance. Un fatras sans contour, irrégulier, qui occupait l’angle entier de la salle. Les néons s’y brisaient, comme absorbés par cette masse informe. Il la fixa, s’attendant à une pensée. Rien. Pas un passage. Le fatras bouchait tout. Alors il détourna les yeux. Un mot jaillit. — Comment ? Il dut s’asseoir. Le mot pesait trop lourd. Sur la table, Tacite, fraîchement acquis chez un bouquiniste sur les quais de Seine. Collection Bouquins. Il l'ouvrit, son doigt tomba sur Histoires. Et aussitôt les phrases se mirent à défiler : récit des événements contemporains, premiers temps du principat, comprendre l’état du monde romain, la lente dislocation du système, le despotisme incohérent d’un dernier descendant.. Il entra dans la lecture : « Les Histoires étaient consacrées au récit d’événements contemporains et leur rédaction a prouvé à Tacite l’importance des premières années du principat pour expliquer l’état du monde romain à la fin du Ier siècle de notre ère. Aussi l’historien décide-t-il de se concentrer sur l’évocation des débuts du principat depuis la mort d’Auguste jusqu’à celle de Néron. Il peut ainsi étudier comment le système politique mis en place par le premier empereur s’est peu à peu disloqué pour aboutir au despotisme incohérent de son dernier descendant, Néron. » Le silence de la pièce semblait se superposer à ces phrases. Les vingt mètres carrés de dossiers derrière lui et la Rome décrite par Tacite se répondaient comme deux ruines superposées. L’archiviste ne bougea plus. Puis vint le soir. En rangeant son plan de travail, L'archiviste voulut glisser le volume dans son sac. Alors seulement, il vit la couverture. Ce n’était pas Tacite. C’était Plutarque. Vies des hommes illustres. Il resta un instant immobile, le livre à la main.|couper{180}

synopsis

Histoire de l’archiviste

#1. l’archiviste

L'archiviste n'était pas un véritable archiviste, il n'avait pas de formation particulière, pas de diplome à présenter, mais il accepta le salaire dérisoire que le directeur financier lui proposa et qui, sans doute, avait fait fuir tous les autres. Puis on le conduisit dans ce qu'il avait été coutume de nommer la salle des archives. C'était une pièce aveugle éclairée chichement par des rangées de néons, et si l'on voulait faire un dessin on dessinerait un grand rectangle dans lequel on découperait un carré. Les étagères d'archives commenceraient à s'aligner les unes derrière les autres à partir de l'intersection du carré et du rectangle restant car il en est ainsi depuis l'invention de cette forme géométrique, elle contient toujours un carré, et l'on peut prendre le problème dans tous les sens la solution est inexorablement toujours la même. C'est durant cette période de sa vie que l'archiviste fréquenta des gens plus cultivés que lui, jusqu'alors il n'avait gère fréquenté que des gens simples, des ouvriers pour la plupart ou des employés de bureau fantômatiques. Mais là dans le Cabinet d'Architectes, ce n'était pas la même population. Et puis nous étions à Paris, il y a des musées, des théâtres, des bibliothèques, et même de nombreuses salles de cinéma. En un mot tout est fait ici, à Paris pour que chacun s'imagine que l'accès à la culture est facile et qu'il s'y rue tout son saoul. Ceci afin d'avoir quelque chose à dire durant les repas entre amis ou entre collègues. Ce qui changea aussi passablement l'existence de l'archiviste qui avait coutume de prendre ses repas à la table familiale généralement en silence, si ce n'est le bruit de fond d'une télévision que l'on allumait le matin et qu'on éteignait vers les 22 h le soir. Mais il ne parla pas plus il écouta. Il écouta le vide des propos autour des tables où l'on déjeunait où l'on soupait entre collègues ou entre amis. Le vide qu'il entendait malgré lui creusait en lui quelque chose qu'il n'arrivait pas à nommer. C'était un lent et long malaise qui s'installait progressivement et qui lui fit prendre cette décision étrange : dès lors et pour un temps je m'abstiendrai de participer à des repas quelqu'ils soient. Je déjeunerai seul, souperai seul. Puis il eut envie d'avoir un chat et presque aussitôt l'occasion se présenta à lui. C'était la plus grincheuse de la portée, elle ne minaudait pas contrairement à ses frères et soeurs. Il l'emporta dans une boite à chaussure et en revenant chez lui acheta des sachets de paté de la marque Felix, morceaux en gelée.|couper{180}

synopsis
[

Aucun article publié dans cette section.

]