Tallinn 1922

L’archiviste, appelons-le Martin, avait fini par se faire à l’idée que sa vie se déroulerait dans un rectangle de vingt mètres carrés, entre des murs couleur de temps arrêté. Il avançait dans le classement du fonds H11, un dossier épais qui sentait le béton sec et les conflits juridiques, lorsqu’il tomba sur une chemise beige, différente des autres.

À l’intérieur, pas de plans, pas de factures. Juste une liasse de correspondances entre le cabinet d’architectes et le Musée de l’Homme, datant des années 70. On y parlait de vitrines, d’éclairage, de normes de sécurité pour des silex. Une note manuscrite, signée d’un certain Commissaire Roche, attira son regard :

« Pour le hall d’entrée, vérifier l’accord de la Direction avec la famille Rosen concernant le dépôt du galet gravé. Pièce jointe : acte notarié. »

Le galet gravé. Martin se souvint de la boîte Glozel, de cette pierre lisse où courait un renne stylisé. Il avait toujours trouvé curieux qu’un cabinet d’architectes conserve de tels documents. Comme si les murs qu’on dessine devaient aussi abriter les fantômes des cavernes.

Il suivit la piste, machinalement. Le dossier Rosen le mena à l’état civil, microfilmé sur des bobines qui sentaient le vinaigre. Les Rosen, donateurs discrets, étaient nés Rosenthal. Changement de nom en 1950. « Pour raison d’assimilation », précisait une note administrative, d’une écriture ronde et sans histoire.

Martin s’arrêta sur le prénom de la mère : Sarah. Et sur le lieu de naissance : Tallinn, 1922. Tallinn. Le nom fit un drôle d’écho, comme une pièce tombée d’un vieux meuble. Rien de personnel, non. Juste une capitale balte, un port sur la mer glaciale, une de ces villes dont on voit les photos en noir et blanc et qui semblent habitées par un silence particulier.

Il fit défiler les images, le souffle un peu court. Les noms dansaient, les dates se chevauchaient. Et puis, soudain, ce fut là. Un acte de mariage, 1946. Sarah Rosenthal, née à Tallinn, épousait un certain Robert Le Gall. Le Gall, le nom de jeune fille de sa mère. Et là, en témoin, signature illisible mais adresse claire : le 14 rue des Écouffes, à Paris.

Il recula son fauteuil roulant, qui grinça dans le silence. Tallinn, les Rosenthal, la rue des Écouffes. Autour de lui, les archives du cabinet, celles du musée, celles de l’état civil, formaient soudain un seul et même puzzle. Un puzzle dont il était, sans l’avoir demandé, la pièce centrale.

Il regarda ses mains, posées à plat sur le bureau. Des mains d’archiviste, habituées à toucher le papier des autres. Tallinn. Il y avait eu des troubles là-bas, dans les années 20, il le savait vaguement. Des histoires de cosaques, de maisons brûlées. Des choses qu’on ne disait pas.

Puis il se leva, alla se faire un café. La machine grogna longtemps avant de rendre son jus noir. Dehors, un camion de livraison bloquait la rue. Martin but une gorgée, trop chaude. Il faudrait bien, un jour, ranger la chemise beige. Mais pour l’instant, il la laissa ouverte sur le bureau, comme une porte entrouverte sur un paysage inattendu, un peu froid, un peu lointain, comme les brumes du golfe de Finlande.


illustration : Cette photo capture un moment très précis de l’histoire estonienne. En 1920, l’Estonie était en pleine Guerre d’Indépendance (1918-1920) contre la Russie soviétique. Les Britanniques ont fourni un soutien militaire important aux États baltes, incluant des chars comme celui-ci.