La place
"Enfant, quand je m’efforçais de m’exprimer dans un langage châtié, j’avais l’impression de me jeter dans le vide. Une de mes frayeurs imaginaires, avoir un père instituteur qui m’aurait obligée à bien parler sans arrêt en détachant les mots. On parlait avec toute la bouche. Puisque la maîtresse me "reprenait", plus tard j’ai voulu reprendre mon père, lui annoncer que "se parterrer" ou "quart moins d’onze heures" n’existaient pas. Il est entré dans une violente colère. Une autre fois : "Comment voulez-vous que je ne me fasse pas reprendre, si vous parlez mal tout le temps ! " Je pleurais. Il était malheureux. Tout ce qui touche au langage est dans mon souvenir motif de rancoeur et de chicanes douloureuses, bien plus que l’argent". Extrait du site Babelio à propos du livre "la Place" de Annie Ernaux.

La place occupée, le fait de rester à sa place, de tenir la place, et bien sûr son contraire qui serait de ne pas pouvoir rester en place. En retrouvant une vieille photographie des entrepôts de CII HONEYWELL BULL à Bobigny, j’essaie de me souvenir ce que j’y faisais. Quelle était ma place. J’étais arrivé là dans les années 80, le père d’un camarade m’avait reçu à l’embauche. C’était un travail de magasinier. On était trois ou quatre à travailler ici, on recevait des commandes de pièces, des paquets de commandes, et il fallait aller les trouver dans les racks, puis les emballer pour les expédier. Un travail qui ne demandait pas un effort intellectuel important. A cette époque ce job était considéré comme alimentaire, je ne pensais pas y rester, tout au plus quelques mois, le temps d’avoir assez d’argent pour partir en voyage. j’ai toujours eu un projet de voyage qui me permettait de m’échapper de la réalité. De ce que j’appelais la réalité à l’époque. Est-ce que je m’intéressais à ce travail, juste ce qu’il faut pour ne pas commettre d’erreur je crois. La preuve est que j’ai tout oublié. Le nom des personnes avec qui je travaillais, le nom des pièces détachées servant à réparer ces machines informatiques dont j’ai aussi oublié très vite le nom, le modèle. Cette place, je considérais à l’époque qu’elle n’était pas la mienne. Pourquoi dans ce cas faire cet effort de mémoire, retenir les noms des pièces, des machines, des personnes. Un jour je suis parti pour réaliser ce fameux voyage. Eux sont restés là-bas à Bobigny. Ai-je souvent repensé à cette période, à ces gens, à ce travail, je ne le crois pas. J’étais déjà attiré par autre chose, incapable de rester en place suffisamment longtemps pour retenir quoique ce soit. En revanche j’ai toujours admiré ces gens qui savent eux rester à leur place. souvent dans des positions modestes. ainsi , il ne fut pas rare que je sois ébloui lorsqu’un de mes collègues de travail connaissait par cœur le nom de certaines pièces, dans d’autres boulots du même type. Dans le genre de boulot qui pour moi ne fut jamais qu’alimentaire. Ces gens s’intéressaient vraiment à ce qu’ils faisaient là, ils savaient retenir les noms, les modèles, les versions parce qu’ils prenaient le temps de s’y intéresser, parce qu’ils savaient aussi plus ou moins qu’ils seraient en contact avec cet environnement toute leur vie. Ils n’avaient de désir de voyage que pour des périodes de vacances. Des désirs raisonnables, à contrario des miens. J’aurais même pu sans doute être jaloux j’imagine, de ces gens qui savent rester à leur place, alors que moi ce m’était impossible. Ca n’a jamais été jusque là, Par contre je m’en suis bien voulu et très souvent de ne pas savoir ce qu’ils avaient compris. Peut-être a t’on de la chance quand on comprend vite cette affaire de place. Peut-être que tout le malheur vient de là, de ce déplacement continuel, comme de ces pensées déplacées, de ces propos parfois déplacés que je peux tenir. Sans doute parce qu’au fond de moi, le déplacement est plus important que la place en elle-même. Que toutes les places se valent.
Post-scriptum
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Comme
Comme la mer qui cavale vers le mont Saint-Michel comme si elle allait lui faire sa fête, l'engloutir tout entier en deux coups les gros. L'air du temps me rattrape et je me mettrais bien à courir comme un dératé dans l'espoir de trouver une hauteur. En vain. C'est comme Waterloo morne plaine dans le coin. Encore pire depuis qu'il fait beau. Le soleil ne rend pas le monde plus beau il nous aveugle c'est tout. Pire je courre mais je fais du sur-place. La poisse comme le sable, la poisse comme les sables mouvants. Et la mer monte bon sang comme elle monte vite et je m'enfonce lentement. Comme un ange passe en tutu qui joue de la trompette mais mal. La fausse note m'excite me fait dresser les poils. Ta gueule l'ange je dis et ça m'extrait d'un coup des sables. Me v'la qui lévite. Comme par enchantement. L'ange se marre. Genre t'inquiète j'ai toujours raison, le con. Que t'aies la foi ou pas n'a aucune espèce d'importance. Comment on en est arrivé là ? Aucune idée j'ai juste dit comme au début et puis ensuite j'ai laissé filé pour arriver à la fin.|couper{180}
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technique mixte 70x70 cm
mai 2023 technique mixte 70x70 cm mai 2023|couper{180}
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La ramener
Il la ramenait sans arrêt. Pour un oui, un non. Sans qu’on ne lui demande quoi que ce soit. Pour passer le temps je l’imaginais aux toilettes pendant qu’il la ramenait. Son gros cul posé sur la lunette. Ou encore accroupi la tête rouge en train de pousser dans des turques. Il pouvait la ramener tant qu’il voulait. Je pouvais même le regarder dans le blanc des yeux sans ciller cependant . Il y avait même en chœur tout un raffut de sons foireux qui appuyait les images mentales. Quand il avait terminé, il disait — alors t’en pense quoi ? C’est un sale con n’est-ce pas, ou encore une belle salope tu trouve tu pas ? J’en pensais rien bien sûr, je le laissais avec sa question en suspens. Puis je me dépêchais de prétexter une course urgente avant que ça ne lui reprenne, qu’il la ramène encore sur un autre sujet. En gros toujours le même. Lui aux prises avec les dangers infinis du monde extérieur peuplé d’idiots, d’idiotes écervelées. Je me tirais au même moment où il commençait à entrouvrir la bouche de nouveau le laissant là planté comme un poisson en train d'étouffer C'était un miroir qui devait au moins faire sept mètre de long et qui faisait face au bar. Un jour qu'il la ramenait j'ai chopé un tabouret et je l'ai envoyé valdinguer dans le miroir. Il ne l'a plus ramené, c'était fini.|couper{180}
"Enfant, quand je m’efforçais de m’exprimer dans un langage châtié, j’avais l’impression de me jeter dans le vide. Une de mes frayeurs imaginaires, avoir un père instituteur qui m’aurait obligée à bien parler sans arrêt en détachant les mots. On parlait avec toute la bouche. Puisque la maîtresse me "reprenait", plus tard j’ai voulu reprendre mon père, lui annoncer que "se parterrer" ou "quart moins d’onze heures" n’existaient pas. Il est entré dans une violente colère. Une autre fois : "Comment voulez-vous que je ne me fasse pas reprendre, si vous parlez mal tout le temps ! " Je pleurais. Il était malheureux. Tout ce qui touche au langage est dans mon souvenir motif de rancoeur et de chicanes douloureuses, bien plus que l’argent". Extrait du site Babelio à propos du livre "la Place" de Annie Ernaux.