POV : Archéologie d’un flux

Il y a des siècles, l’imaginaire se nourrissait de mythes, de récits fondateurs, de figures héroïques. Aujourd’hui, une bonne part de ce qui circule dans la mémoire commune se fabrique ailleurs : dans le flux des réseaux. On y trouve un bestiaire étrange : chiens à lunettes, chats qui chutent sans fin, brunchs à Barcelone, sauces exotiques mal épelées, cive fantôme qu’aucun supermarché ne fournit. Une mythologie culinaire improvisée, qui dit à sa manière la faim d’exotisme, la mise en scène du quotidien, le faux raffinement d’un monde saturé d’images.

À côté de ces nourritures, un autre panthéon : les jambes anonymes, toujours réapparues, promesses vides, sabotées par des phrases pleines de fautes. « cc bb vien me voire ojd 100% real cliK ICI ». Ce n’est plus un langage, c’est un glossaire réduit en miettes : ojd, bb, tkt, rdv, mdrr. Une langue qui ne dit rien mais qui tourne en boucle, comme un mantra absurde.

Et puis la bannière POV, Point Of View, censée donner au spectateur un rôle. Mais ce rôle est toujours le même : regarder, scroller, répéter. POV : tu scroll. POV : tu clic. POV : tu respire. Comme si notre place dans l’imaginaire contemporain se réduisait à cette posture passive.

Ce qui frappe, c’est le paradoxe : on croit trouver une évasion, une distraction, une ouverture. On ouvre l’écran comme on ouvrirait une fenêtre. Mais ce qui entre, ce n’est pas l’air libre, c’est la répétition. La cage se referme aussitôt : sauces teriyaki, cive, worcester, jambes, fautes, glossaire, POV. Tout revient, tout insiste, jusqu’à produire un imaginaire cyclique, hypnotique, une mythologie de l’absurde contemporain.

Peut-être faudra-t-il, dans l’avenir, relire ce vocabulaire et ces images comme on lit aujourd’hui les mythes anciens. Non pour leur beauté, mais pour ce qu’ils révèlent de notre temps : une société qui s’invente des rites de substitution, des mantras orthographiques, des dieux alimentaires introuvables (la cive, le chou chinois, le sésame), des icônes tronquées (les jambes), et qui transforme la répétition en drogue collective.