Carnets |
août 2022
Rafina
Par les hublots du petit avion de Transavia, la nuit arrive d’un seul coup vers 21 h. Mais peut-être sommes-nous encore à l’heure de chez nous, celle de nos montres-bracelets et de nos smartphones encore en mode « avion ». Il doit y avoir une heure de décalage, une de plus ici en Grèce. Étrange nuit qui arrive à l’improviste. Étrange heure acquise ou perdue, dont on ne saura rien, heure virtuelle, arbitraire du temps. Puis vient le survol d’Athènes, grande flaque lumineuse, avec le surgissement de l’Acropole que nous distinguons très nettement. Dominante orange-jaune. Rien à voir avec ces lumières froides dues aux éclairages à LED, que l’on doit désormais repérer, j’imagine, en survolant d’autres capitales européennes, fatalement plus riches, plus motrices en matière d’écologie. Nouvelle industrie, source neuve de profit. Impression chaleureuse, humaine, malgré tout, due à ce type d’éclairage « antique ». Antique par association d’idées. Nous devrons ensuite trouver un moyen de rejoindre Rafina, à l’est, tout à l’opposé d’Athènes, sur la péninsule de l’Attique. Répète le mot : Attique, péninsule, golfe d’Eubée, répète plusieurs fois. Environ une quarantaine de kilomètres. Il fait chaud, bien sûr, mais il y a du vent, peut-être le fameux meltémi, le vent des Cyclades, qui vient saluer les nouveaux arrivants. À l’aéroport, réflexion sur le coût du transport. En taxi, pas moins de 40 euros. Les Uber sont invisibles. Cohorte de grosses limousines noires. S. pense que ce sont des Uber. En costard-cravate, non. Enfin, on ne va tout de même pas prendre une limousine. Si. Non. Ce sera finalement un petit car, déniché in extremis de l’autre côté des voies des taxis : 7 € pour deux, valises comprises. Super. Oui, mais on vous amène au port. Il y a aussi des taxis là-bas pour terminer le voyage et rejoindre l’hôtel. Maiami Hôtel. Traversée tranquille par de petites routes bordées de nombreux restaurants, cafés, tavernes. Il y a encore de la vie ici à 23 h un jour de semaine. Efcharistó au chauffeur. « Les taxis, vous les trouverez de l’autre côté du gros bateau. » Retour aux taxis jaunes. Combien ? Vingt euros. S. soupire. Quinze, propose un chauffeur. Vendu. On grimpe. Le chauffeur roulera au pas pour bien montrer à S. ce qu’il pense des négociations de bougnats. Il y aurait à dire, à écrire, sur l’art des négociations et le marchandage. C’est déjà fait. Me reviennent tout à coup les titres de gros ouvrages que mon père lisait quand il suivait des cours aux Arts et Métiers : L’art de négocier. Pas du tout mon fort. Si quelqu’un me propose un prix, je ne négocie pratiquement jamais. J’estime qu’il a calculé sa peine, comme je calcule la mienne, souvent assez mal, il faut l’admettre. S. en déduit tout autre chose. Elle dit : grand seigneur, tu ne négocies jamais. Ce qui est faux : une ou deux fois, cela m’est arrivé, parce que l’entourloupe était vraiment trop grossière, cousue de fil blanc. Le lendemain, nous décidons de marcher jusqu’au port pour nous dégourdir les jambes. Aller-retour, deux bonnes heures de marche si l’on suit l’indication GPS, si l’on ne s’égare pas trop de l’avenue Poséidon. Mais nous n’avons pas grand-chose d’autre à faire, le ferry pour Andros étant prévu le lendemain matin. Balade très agréable malgré la chaleur. Le quartier d’où nous partons, où se situe l’hôtel, est à Mati. Plutôt résidentiel. Maisons cossues, grands jardins bien arrosés, pelouses vertes. Les trottoirs sont constitués de dalles parfois posées légèrement de guingois. Le motif décoratif est un ensemble de petits croisillons que j’avais déjà repéré la veille dans le centre-ville. Par endroits, des terrains vagues clôturés, des panneaux « Danger » interdisent de s’aventurer jusqu’aux falaises d’un rouge sombre. De nombreuses voies permettent de rejoindre la mer, plus ou moins étroites ou larges. Des bougainvilliers, du jasmin. L’ambiance nous ramène presque aussitôt des années en arrière, lorsque nous étions allés à Kalymnos. Ici, les mâles cigales ne produisent pas leur musique tout du long ; ils sont très à cheval sur l’élégance ou la politesse. Leur cymbalisation possède une sorte d’élégance qu’on ne rencontre pas chez nous. Les cigales ici, comme les Grecs, savent visiblement prendre leur temps. J’imagine que le fantasme de chaque Grec est de construire lui-même sa maison. Tout au long du chemin, toute une série d’indices confortent cette idée. Certains l’envisagent avec plus ou moins de bonheur, de moyens, de réussite, mais il semble, plus que partout ailleurs, que ce soit une sorte de sport national. C’est en 1922, à la fin de la guerre gréco-turque, que toute une population vivant en Anatolie, des chrétiens orthodoxes, a migré ici notamment. C’est ce qu’on appelle en Grèce la « Grande Catastrophe ». Tout cela me ramène encore à la péninsule de Gallipoli, aux Dardanelles, et à cet arrière-grand-père qui était allé défendre la patrie là-bas, puis qui revint fort mal en point puisqu’il avait été gazé. Rafina, jusqu’à cette Grande Catastrophe, n’était qu’un simple hameau. Sent-on ici une influence turque pour autant ? D’ailleurs, n’est-ce pas devenu difficile d’identifier ce qui est grec, turc, en général ? Je m’étais déjà posé la question à Istanbul en 1985. On pourrait même étendre l’interrogation à l’ensemble des Balkans. Longue descente vers le port, enfin. Heureusement, le vent atténue la chaleur. S. veut vérifier que tout est en ordre en allant montrer nos billets commandés sur internet. Les agences de Fast Ferries, l’enseigne inscrite en en-tête de nos documents, pullulent. Étonnement amusé de l’employée qui lit rapidement les papiers que lui tend S. « Bien sûr que tout va bien, ne vous inquiétez pas. » Le mot juste : l’inquiétude. Il en faut toujours un peu, sinon l’ennui menace, n’est-ce pas. « Oh, mais toi, tu te laisses porter par les événements. Tu t’en fous. » Et pourquoi protesterais-je ? C’est exact. Comment aborder le voyage, l’aventure, autrement ? Métaphore de nos vies, de nos différences et divergences. Aller d’un point A vers un point B. Non merci. Encore qu’aujourd’hui, pourquoi pas. La courbe et la ligne droite ne m’offrent, pas plus l’une que l’autre, de distraction, de divertissement. Il n’y a guère qu’écrire, écrire en marchant, en observant tout ce qui se déroule au fur et à mesure de la progression, qui m’intéresse vraiment, je crois. Je suis là et en même temps pas vraiment. La salade grecque est probablement, en ce moment, l’une des inventions humaines que j’apprécie le plus. La simplicité de la recette, la joie lorsqu’on découvre soudain à quel point le plat est copieux, son prix entrant comme un pied dans la bonne chaussure du budget journalier, tout cela crée un contentement proche de la sérénité. Se remplir l’estomac de tomates qui ont du goût, de concombres qui ont du goût, de poivrons qui ont du goût, d’oignons, d’olives noires, d’huile d’olive au goût délicieux, rejette au loin toute velléité de se remplir la panse autrement. Parvenir à la satiété grâce à des crudités, n’est-ce pas une petite victoire sur l’avidité naturelle, sur la faim perpétuelle ? Il faut tout de même attendre un peu, faire un tour, longer la mer, parvenir à ces antiques et magnifiques tamaris dont les troncs noueux semblent aussi proches du bavardage que les autochtones, passer un pont au-dessus d’un cours d’eau asséché, visiter une galerie — belles aquarelles d’une sobriété remarquable —, longer un cimetière, « tu ne veux pas qu’on aille le visiter ? » Non. Tant pis. Admirer d’énormes agaves à moitié flinguées par la sécheresse, revenir à notre point de départ et, ouf, enfin s’installer à une table. Parce qu’ici on ne mange pas à midi. On prend le temps. Il n’est ni rare ni déplacé de déjeuner à 16 heures. Et donc, une salade grecque. Efcharistó !|couper{180}