18 janvier 2023-6

L’histoire officielle, celle que l’on découvre dans les manuels scolaires et qu’on est bien obligé d’accepter puisque c’est pour l’essentiel une relation à l’autorité. Si on ne l’accepte pas, c’est tant pis pour soi. "Tant pis", vieille expression lourde de menaces et de regrets. Tant pis pour toi. Tu ne seras donc pas des nôtres.
C’est à partir de ces "tant pis" que l’on finit par s’éloigner peu à peu dans une solitude aussi glaciale que celle de l’eau d’une baignoire. Une baignoire remplie d’eau glacée dans laquelle on se plonge pour voir combien de temps on est capable de résister ainsi. Et de s’étonner que ce soit, après la douleur de l’imagination surtout, encaissée, la découverte d’une pratique vraiment roborative.
C’est durant la guerre que les trois frères de ma mère et elle-même durent s’éloigner de Paris. On les confia à des fermiers, dans la Creuse, en attendant que les choses se tassent. Cette partie de l’histoire, tu l’avais presque totalement oubliée tellement elle fut recouverte de rancœurs, d’amertume, de ressentiments, de la longue liste des trahisons dont tu tins scrupuleusement le compte. Liste perdue désormais, et probable que ceci expliquant encore cela, ce souvenir qui remonte comme un bouchon et file entre deux eaux.
Ses frères gardèrent les vaches, elle en plaisantait, alors qu’elle eut plus de chance, confiée à des agriculteurs plutôt riches et qui possédaient des employés. Ce qui ne l’empêcha pas d’être conspuée par les gamins des écoles qu’elle fréquentait. "Sale étrangère", le mot lui était resté. Et je ne comprenais pas cette méchanceté qu’elle me relatait parfois, la gorge serrée.
L’Estonie, tu ignoras longtemps que ce pût être même un pays, une terre. Et quand tu le découvres enfin à l’adolescence, tu comprends encore moins la véhémence des gosses de jadis envers ta mère. Les Estoniens ne sont ni noirs, ni arabes, ni portugais, pas même italiens ; ils sont pour la plupart blancs comme tout un chacun ici, quand tu regardes autour de toi. Pourquoi une telle discrimination alors... c’est étonnant.
Et même le peu de gamins croisés en chemin durant ton propre parcours scolaire - des Roumains, des Russes, des Belges, des Slovaques - tu ne te souviens pas qu’ils eurent à souffrir trop de l’invective ni des moqueries. Ensuite, que tu apprennes en pension, en revoyant chaque année toujours le même film, l’histoire du père Kolbe, un catholique qui se sacrifie pour des juifs... tu feras peu à peu le lien, apprendras un peu plus de choses sur l’époque de l’Occupation, ça te mettra comme on dit la puce à l’oreille.
Le martyre des juifs te toucha jusqu’aux os. Le désespoir que tu en éprouvas alors et cette magistrale colère restent étrangement toujours aussi vifs. Pourquoi certaines choses semblent dévoiler des parties intimes de nous-mêmes alors que d’autres nous laissent de marbre, indifférents ?
Il faudra encore patienter longtemps, toute une vie, pour que tous ces petits fragments s’agglutinent ensemble par nature, par catégorie, comme les déchets qui te fascinaient quand tu les examinais durant des heures, assis face au bassin du jardin du Luxembourg. Pour que l’histoire s’avance comme tu as toujours eu l’intuition qu’elle devait avancer, par une suite d’eurêka toujours plus douloureux les uns que les autres et non à travers les gloires, les victoires dont on sature les manuels d’histoire.

Pour continuer

Carnets | janvier 2023

18 janvier 2023-4

Un homme qui monte doit descendre à un moment ou à un autre. Et ce, quel que soit le moyen qu'il choisira d'emprunter : ascenseur, escalier, ballon de Montgolfier, fusée. La loi de la pesanteur oblige. Il ne convient pas d'en être à chaque fois surpris ou étonné, ni de s'en plaindre, pas plus que de s'en réjouir. Ensuite, quand on le sait, ce que l'on en fait... Tu l'as toujours su puisque tu as vécu à la campagne. Tu as vu des hommes monter sur des charrettes de foin et d'autres tomber de haut quand ils s'apercevaient qu'ils étaient cocus ou bourrés comme des coings. Dès l'enfance, tu t'es trouvé confronté à la loi. Tous ces rêves de vol que tu effectuais de nuit alternent encore dans ta mémoire avec les raclées magistrales qui te jetaient à terre. Une longue répétition servant d'apprentissage comme de vérification de tes premières intuitions. Parfois quand tu y penses, tu pleures, d'autres fois tu ris. Les souvenirs, comme les émotions, subissent aussi la loi de la pesanteur, il ne faut pas croire.|couper{180}

Carnets | janvier 2023

17 janvier 2023-3

À l'église quand tu y allais, tu ne parlais pas. Tu chantais quand il fallait chanter. Mais en pension à Saint-Stanislas, et bien que tu chantasses la plupart du temps assez correctement, tu te mis alors à chanter faux. Tu voulais déranger quelque chose. Et cela, tu t'en souviens, n'était pas pour te faire remarquer, c'était plus profond que ça. Viscéral. À la cérémonie funèbre de ta mère, quelques minutes avant l'incinération, on t'a proposé de parler, de dire quelques mots, mais il n'y avait que ton épouse, ton père et ton frère, plus les employés des pompes funèbres. Tu as décidé que c'était grotesque juste à l'instant d'essayer d'ouvrir la bouche quand tu fus monté sur la petite estrade face au microphone. Tu as regardé l'assemblée puis tu as baissé la tête, tu as capitulé, vaincu par le ridicule. Une des seules fois dans ta vie où tu n'auras pas osé y plonger tout entier. Sur ta chaîne YouTube, tu as beaucoup parlé mais avec le recul tu n'as jamais pris le temps de réécouter ce que tu as dit. Sans doute parce que toute parole est liée à un instant et qu'une fois l'instant passé, cette parole devient morte, qu'il n'y a plus de raison valable de s'y intéresser. Comme si cette parole dans le fond n'avait fait que te traverser, qu'elle ne t'appartenait pas. Par contre, tu aimes écouter les vidéos de François Bon, tu les réécoutes avec plaisir. Et surtout tu y découvres au fur et à mesure des informations que tu n'avais, semble-t-il, pas entendues à la première écoute. Il y a ainsi des émissions que tu écoutes en boucle et d'autres, réalisées par d'autres créateurs de contenu, dont les bras t'en tombent dès les premières minutes. Est-ce que commenter, c'est parler ? Peut-être. Tu ne parviens plus à commenter dans certains lieux et dans d'autres oui. L'interruption des commentaires a commencé quand tu as fait une recherche sur ton nom sur ce moteur de recherche. Le nombre de commentaires qui te sont apparus idiots, inutiles t'a aussitôt sauté aux yeux. Rédiger un commentaire t'oblige presque aussitôt à affronter le ridicule puis à le vaincre ou à te laisser à l'à-quoi-bon. Quand tu te dis "ça ne changera pas la face du monde, qui es-tu donc pour t'autoriser ainsi à commenter, à apparaître ?" Le fait que ça puisse encourager l'autre, tu t'en dispenses désormais car d'une certaine façon c'était aussi une image trouble, cette pensée d'encourager l'autre dans une réflexivité ; d'ailleurs les réseaux sociaux fonctionnent sur cette réflexivité la plupart du temps. Le fait qu'elle te gêne jusqu'à l'insupportable est corrélé à tes états de fatigue, d'humeur, ou de lucidité. De la chimie. Tu préfères alors te taire devant cette réalité chimique quand tu ne peux faire autrement que de la voir comme un nez au milieu d'une figure. Parler, c'est faire signe avant tout. Mais pourquoi faire signe ? On en revient toujours à la question. Faire signe, désigner, dessiner non pour obtenir quelque chose ni pour dire "tu as vu, je te fais signe, je te signifie quelque chose." La fatigue de tout ça, due au poids de l'âge imagines-tu parfois, mais surtout au sentiment de ta propre insignifiance. Il y a des jours où l'insignifiance est ce refuge préférable à tout autre. Tu es capable de rester silencieux envers certaines personnes durant un laps de temps considérable. Tu n'as pas vu tes parents pendant 10 ans autrefois. Aucune parole échangée en 10 ans avec M. et aussi avec D. Cependant, la conversation reprend exactement là où elle s'est arrêtée dans le temps comme si pour toi il n'y avait pas de temps. L'expression "être de parole", tenir sa promesse, tu peux la comprendre bien sûr. Mais de quelle parole s'agit-il dans ce cas ? La question reste en suspens. Se fier à sa propre parole, d'expérience, te semble toujours suspect, tout comme se fier à n'importe quelle parole. La parole c'est du vent la plupart du temps et donc c'est l'esprit. Qui serait assez cinglé pour confondre l'esprit et soi-même ? L'indomptable esprit comme disent les bouddhistes. Non, il faut s'asseoir, l'observer agir, parler, ne pas vouloir l'enfermer dans une clôture, c'est ainsi que l'on s'en libère au mieux. Ce qui reste ensuite, on l'ignore. Un silence éloquent.|couper{180}

Auteurs littéraires

Carnets | janvier 2023

17 janvier 2023-2

Ainsi, pour que l'illusion soit complète, qu'elle se referme sur elle-même comme un cercle, il serait nécessaire de désigner deux points distincts mentalement, disons A et B, deux points choisis parmi une infinité. Tu le fais chaque jour, plusieurs fois par jour, la plupart du temps en prenant un crayon. Tu traces une ligne pour dessiner, mais depuis quel point de départ, quelle origine ? Tu peux dire n'importe quel point de départ fera bien l'affaire. Mais c'est botter en touche. Ce n'est pas cette origine-là qui importe mais celle qui t'a conduit, au travers de milliers et de milliers de possibles, à cet instant présent, à t'asseoir, à prendre ce crayon et à tracer cette ligne. Que matérialise pour toi véritablement une telle ligne qui s'élance d'un point à un autre, qui avec toi se déplace dans l'espace et le temps sur le lieu de la feuille ? Et si tu te mettais à y songer vraiment, si tu imaginais que cette ligne contient tout ce que tu as vécu depuis ta propre origine jusqu'à présent, est-ce que ça changerait quelque chose à l'action de dessiner ? Probable, voire certain, que c'est justement à ce genre de connerie qu'il ne faut pas penser pour dessiner. Donc quand tu te déplaces, tu sais peut-être d'où tu pars mais la plupart du temps tu te fiches de l'arrivée. Ou tu ne veux pas y penser pour pouvoir ainsi continuer à dessiner. Tu te déplaces sur la feuille de papier comme dans ta vie. Tu sais qu'il n'y a en fin de compte qu'une seule arrivée réelle et qu'il ne sert à rien de t'y intéresser de trop près, de peur d'être tétanisé par la peur ou par l'espoir - la joie ? La confiance ? - et au final de te retrouver dans une impossibilité de faire quoi que ce soit. D'une certaine façon, tu pourrais te ranger dans le mouvement de l'art pauvre, celui qui s'intéresse plus spécifiquement à l'origine des matériaux, à une origine tout court pour lutter contre l'obsession des buts qui ne sont que des ersatz. Sauf que toi, tu veux peindre des tableaux, tu es anachronique et tu te bouches les oreilles quand on te parle de Marcel Duchamp. Il faut aussi se foutre de Marcel Duchamp comme de Dieu.|couper{180}

réflexions sur l’art