L’histoire officielle, celle que l’on découvre dans les manuels scolaires et qu’on est bien obligé d’accepter puisque c’est pour l’essentiel une relation à l’autorité. Si on ne l’accepte pas, c’est tant pis pour soi. "Tant pis", vieille expression lourde de menaces et de regrets. Tant pis pour toi. Tu ne seras donc pas des nôtres.
C’est à partir de ces "tant pis" que l’on finit par s’éloigner peu à peu dans une solitude aussi glaciale que celle de l’eau d’une baignoire. Une baignoire remplie d’eau glacée dans laquelle on se plonge pour voir combien de temps on est capable de résister ainsi. Et de s’étonner que ce soit, après la douleur de l’imagination surtout, encaissée, la découverte d’une pratique vraiment roborative.
C’est durant la guerre que les trois frères de ma mère et elle-même durent s’éloigner de Paris. On les confia à des fermiers, dans la Creuse, en attendant que les choses se tassent. Cette partie de l’histoire, tu l’avais presque totalement oubliée tellement elle fut recouverte de rancœurs, d’amertume, de ressentiments, de la longue liste des trahisons dont tu tins scrupuleusement le compte. Liste perdue désormais, et probable que ceci expliquant encore cela, ce souvenir qui remonte comme un bouchon et file entre deux eaux.
Ses frères gardèrent les vaches, elle en plaisantait, alors qu’elle eut plus de chance, confiée à des agriculteurs plutôt riches et qui possédaient des employés. Ce qui ne l’empêcha pas d’être conspuée par les gamins des écoles qu’elle fréquentait. "Sale étrangère", le mot lui était resté. Et je ne comprenais pas cette méchanceté qu’elle me relatait parfois, la gorge serrée.
L’Estonie, tu ignoras longtemps que ce pût être même un pays, une terre. Et quand tu le découvres enfin à l’adolescence, tu comprends encore moins la véhémence des gosses de jadis envers ta mère. Les Estoniens ne sont ni noirs, ni arabes, ni portugais, pas même italiens ; ils sont pour la plupart blancs comme tout un chacun ici, quand tu regardes autour de toi. Pourquoi une telle discrimination alors... c’est étonnant.
Et même le peu de gamins croisés en chemin durant ton propre parcours scolaire - des Roumains, des Russes, des Belges, des Slovaques - tu ne te souviens pas qu’ils eurent à souffrir trop de l’invective ni des moqueries. Ensuite, que tu apprennes en pension, en revoyant chaque année toujours le même film, l’histoire du père Kolbe, un catholique qui se sacrifie pour des juifs... tu feras peu à peu le lien, apprendras un peu plus de choses sur l’époque de l’Occupation, ça te mettra comme on dit la puce à l’oreille.
Le martyre des juifs te toucha jusqu’aux os. Le désespoir que tu en éprouvas alors et cette magistrale colère restent étrangement toujours aussi vifs. Pourquoi certaines choses semblent dévoiler des parties intimes de nous-mêmes alors que d’autres nous laissent de marbre, indifférents ?
Il faudra encore patienter longtemps, toute une vie, pour que tous ces petits fragments s’agglutinent ensemble par nature, par catégorie, comme les déchets qui te fascinaient quand tu les examinais durant des heures, assis face au bassin du jardin du Luxembourg. Pour que l’histoire s’avance comme tu as toujours eu l’intuition qu’elle devait avancer, par une suite d’eurêka toujours plus douloureux les uns que les autres et non à travers les gloires, les victoires dont on sature les manuels d’histoire.