La publicité

Encore un voyage vers Lyon et j’allume le poste de radio pour tomber sur une émission de France Culture. Une interview de Mercedes Erra. Présidente exécutive de Havas Worldwide, spécialisée dans la gestion des grands comptes. Elle fonde en 1995, avec Rémi Babinet et Éric Tong Cuong, l’agence BETC Euro RSCG, spécialisée dans la communication et la publicité. Elle est aussi notamment : membre actif du Comité français de Human Rights Watch ; l’une des membres fondatrices du Women’s Forum for the Economy and Society ; membre permanent de la Commission sur l’image des femmes dans les médias ; présidente du conseil d’administration du musée national de l’Histoire de l’immigration. Bon, ça va parler de publicité, ce qui n’est d’emblée pas ma tasse de thé, et je m’apprête à changer de station lorsque, après quelques phrases prononcées par la dame, je ne trouve pas bête ce qu’elle dit. Je n’aime pas le mot marketing, je préfère parler de communication. Une entreprise qui ne communique pas ne va pas bien. On peut faire de quelque chose de petit, a priori, quelque chose de bien plus grand. Les anglo-saxons étaient partout, je me suis battue pour imposer une autre vision... Du coup, tiens, où en suis-je avec mes difficultés personnelles en matière de communication ? Suivent quelques anecdotes, notamment sur la promotion de la Peugeot 106 qui, a priori, était considérée par les hommes comme une voiture de femme d’une façon péjorative, ce qui, du coup, donne une piste de campagne surprenante et qui fonctionnera au-delà des attentes. Montrer tout à coup que même les hommes sont prêts à tout pour utiliser cette voiture — placer des sentiments comme l’envie, la jalousie, attribués généralement aux femmes, comme motivation masculine — c’était évidemment très fort. Voilà bien la fonction de la créativité. Celle de résoudre un problème avant toute autre chose. Sur quelques signaux faibles, imaginer un autre monde qui pourrait advenir, comme un changement de mentalité, par exemple. On évoquera également la campagne pour Air France : « FAIRE DU CIEL LE PLUS BEL ENDROIT DE LA TERRE ». Et la dame ajoute : imaginez une hôtesse de l’air qui tend une assiette à un passager, avec un tel slogan, avec les valeurs que ce slogan induit, c’est autre chose que d’être seulement dans un avion à servir la soupe. Bon. Je ne sais pas si les hôtesses ont apprécié tant que ça, si cela a véritablement changé leurs vies. Ce qui est certain, c’est que la direction d’Air France a été séduite et c’est évidemment tout ce qui compte puisque un client satisfait, c’est un client qui revient. Par contre, sur la méritocratie que madame Erra prône, je suis mi-figue mi-raisin. Sans doute parce que je n’ai jamais marché dans cette combine-là depuis l’école. Sans doute parce que mériter quelque chose par la production d’efforts a surtout entraîné l’effet inverse chez moi : des trempes quand j’avais de mauvaises notes. Et sans doute que tout mon masochisme aura pris sa source dans ce constat que j’étais plus doué pour rater les choses que pour les réussir, d’après les dires de mes parents, très à cheval sur cette notion d’effort et de réussite, à s’en gangréner la santé d’une façon exagérée. Sans doute aussi parce que, plus tard, j’ai voulu rattraper le temps perdu et que j’ai mis les bouchées quadruples en travaillant comme un dératé, ce qui n’amène rien de bon justement, à part la jalousie, la méfiance chez les collègues comme chez les supérieurs. Pourtant, gamin, j’avais senti rapidement que faire des efforts pour réussir appartenait à une époque révolue, que ma génération allait devoir payer les pots cassés de cette facilité avec laquelle la génération de mes grands-parents, de mes parents, s’en allaient à la guerre avec des étoiles dans les yeux. Cet arsenal d’outils afin de cultiver en soi le belliqueux, le rageur — on dirait aujourd’hui le mindset du winner — était gardé par des lieutenants inflexibles : la discipline et la volonté. Tout ce qui me faisait cruellement défaut, même en ayant essayé de m’y employer de tout mon cœur, de toute ma ferveur enfantine, pour faire « plaisir » à papa et maman. Ça ne me faisait pas plaisir du tout, voilà la vérité. Ça m’emmerdait même absolument de faire des efforts. Je n’en faisais donc que le moins possible afin de conserver mon intégrité. À côté de ça, je développais autre chose, sûrement, sans que je n’en prenne véritablement conscience. Hasard et nécessité, j’ai depuis longtemps fait la paix avec tous ces troubles. C’est grâce à cette résistance à l’effort, finalement, que je me suis tant intéressé à ce qu’il était vraiment, ses motivations profondes, et aussi la notion de résultat — cette fameuse réussite — que l’on se passe comme un témoin sans jamais remettre en question la forme. Des générations de somnambules qui, pour réussir, seront passées à côté de leurs vies. Il y a quelque chose d’ingrat, tout de même, à écrire ces choses. J’ai bénéficié, dans ce mouvement vers l’Eldorado, d’avoir été logé, nourri, blanchi, privilèges que d’autres n’ont pas eus. Ce qui, en outre, aura provoqué ce sentiment de culpabilité, de trahison d’un membre qui rejette son groupe, sa caste, qui ne fait rien pour continuer à porter le flambeau. Quelle publicité pourrais-je faire sur moi-même qui ne me ferait pas vomir dans la foulée ? Quel slogan inventer pour reconstruire toute une histoire mal lue, sans doute ? Je n’ai plus l’âge, voilà ce que je me dis, il est trop tard, c’est fichu. Voilà ce que dit une voix probablement paternelle. Tandis qu’une autre, féminine, lui répond : tu te trompes, tu y as mis le temps mais te voilà enfin prêt. La conviction : voilà également un mot clé important pour réaliser une campagne publicitaire. Il faut un alignement authentique, incontestable, être convaincu que l’histoire à vendre tient debout. Et le miracle, c’est qu’une fois que l’on s’en convainc, elle devient la seule histoire, celle qui balaie toutes les autres. J’ai éteint le poste de radio sans écouter la suite ; je me suis dit qu’il y avait là déjà suffisamment de matière à réflexion pour la journée.

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Carnets | octobre 2021

La plaie de vouloir plaire

Ce type était littéralement sanguinolent. Un écorché vif tout à fait conforme à ces moulages de la chapelle de Sansevero réalisés par Giuseppe Salerno, qui soulèvent les tripes. Et tout cela provenait, une fois l’embrouillamini des prétextes, des raisons et des fausses pistes dépassé, de son obsession de vouloir plaire. Même lorsqu’il se trouvait seul, il ne parvenait pas à échapper à cette malédiction logée au plus profond de lui-même. C’était encore pire qu’un sacerdoce. Un truc congénital, une maladie immune sur laquelle la science n’avait dédaigné se pencher, vu l’immense préjudice économique que sa résolution ne manquerait pas d’apporter. Car, dans le fond, cette affection, ainsi que la nomme le corps médical, peut se développer en tout un chacun sans prévenir et prendre des formes bénignes, généralement sans véritable gravité. Mais chez ce type elle était parvenue au dernier stade d’un cancer, par pure négligence, ou plutôt par cette étrange volonté qui oblige les autruches, en cas de peur soudaine, à se plonger la tête dans le sable. C’est donc ainsi qu’il se présenta devant moi, un jeudi, lorsque je donnais encore des cours ce jour-là, lorsque mon affaire était encore florissante et que l’on venait de tous les environs et même d’un peu plus loin pour profiter de mon enseignement du dessin et de la peinture. La crise ayant déjà fait des ravages, j’avais remisé mes prétentions, baissé les prix et ouvert mes portes au tout-venant. C’en était terminé des patientes sélections que j’effectuais afin de choisir parmi la cohorte des quidams de tout acabit qui affluait qui, parmi eux, mériteraient de s’asseoir dans mon atelier avec pour seul objectif qu’ils puissent en tirer du profit. J’éliminais les touristes, les prétentieux, les vaniteux, les fâcheux, parmi lesquels un grand nombre de ménagères entre 50 et 65 ans qui espéraient venir ici trouver non point un véritable enseignement artistique, mais un moment de détente, quelque chose d’amusant susceptible de tromper leur ennui, tentant de masquer plus ou moins convenablement leur vide qu’elles ne cherchaient qu’à combler d’un tas d’objets hétéroclites. Il y avait aussi quelques bonshommes perdus, cherchant vaguement à s’exprimer tout en étant poussés par le dégoût de s’inscrire sur des sites de rencontres en ligne, fatigués de la masturbation, la cervelle embrumée par leur mémoire adolescente à laquelle, vainement, dans la débine généralisée du monde, ils tentaient encore de s’accrocher. Je prenais un plaisir non dissimulé à foutre tout ce petit monde dehors, à leur dire : non, ce ne sera pas pour vous, désolé, ici c’est uniquement pour apprendre le dessin et la peinture, vous savez, vous risqueriez de vous ennuyer, c’est pour votre bien que je vous dis non, bonne journée ! Et le pire c’est que plus je refusais de monde, plus il se pressait à ma porte. Bref, les temps avaient donc changé et j’avais dû mettre de l’eau dans mon vin, et comme ce blasphème ne suffisait encore pas, j’avais réduit le montant de mes émoluments, j’étais au bord de proposer des cartes-cadeaux d’abonnement. C’est pour dire le marasme où nous nous étions progressivement enfoncés sans même nous en rendre compte. Du coup, veuillez excuser la digression, j’avais oublié ce pauvre type devant la porte. Bonjour, c’est pour quoi ? je demande. C’est pour apprendre la peinture. Très bien, et dans quel but ? Parce que je suis tout seul depuis je ne sais plus combien de temps et que je voudrais bien faire quelque chose de mes dix doigts qui puisse plaire au monde. Ce qui me permettrait, je l’imagine, d’exister, de ne plus être cet ectoplasme que je ne cesse d’apercevoir dans toutes les vitrines de la ville. On ne fait pas de peinture ici pour plaire, je réponds. Vous vous êtes gourré d’adresse, mon petit bonhomme. Il se mit à faire une drôle de moue, comme dans les films de science-fiction où l’on voit soudain un homme normal, ou une femme, se transformer en bestiole intergalactique avec des tentacules et des antennes qui lui sortent de partout. J’ai juste eu le temps de lui claquer la porte au nez en gueulant : merde, mon vieux, allez donc vous faire soigner avant qu’il ne m’explose au visage. Derrière la porte, qui n’était pas encore blindée avec six points de sécurité à cette époque, je pus encore l’entendre geindre : s’il vous plaît, je ne sais pas quoi faire pour vous plaire, aidez-moi. Il y eut quelques raclements de ce que j’imaginais être des griffes sur le panneau de bois puis sur le mur extérieur. Enfin tout fut silencieux. J’allumai une clope en revenant vers l’atelier en éprouvant un soulagement immense, le même probablement que peut éprouver un type qui vient de dire merde à son patron. Puis la journée s’étendit comme une immensité, un horizon sans borne devant moi.|couper{180}

Carnets | octobre 2021

L’art refuge, l’art ouverture.

7 milliards et demi d’individus et toutes les difficultés du monde pour accorder la chorale. Alors oui, l’art peut être un refuge pour s’éloigner un instant de la cacophonie générale, mais il peut être aussi, après cela, un diapason pour parfaire sa propre écoute et découvrir, sous l’apparent chaos, une harmonie poignante, souvent insupportable. Car ne vaut-il pas mieux travailler sur ce qui nous appartient vraiment plutôt que sur une vague impression que produit un mot ? Sans doute cette approche s’effectue-t-elle en deux temps pour celui qui veut exprimer la présence. Le refuge, le repli sur soi en quête de justesse en énumérant tous les couacs dans l’espoir de redresser le gouvernail. Le fantasme de parvenir à la note claire, à la justesse, au pur écho. L’exploration des reflets à la surface de l’eau à un point si extrême qu’on ait envie de se confondre en eux. Narcisse plongeant dans sa propre image ou dans l’image d’un monde créé à sa propre image, ce qui revient au même. Se coupant à jamais ainsi de l’autre. Ou bien, au contraire, s’extirper du reflet, regagner la rive et s’y hisser, puis se remettre debout et ouvrir grands les bras pour accueillir l’autre. C’est ainsi, sans doute, qu’après la retraite forcée, dans l’espérance des grâces des refuges, des salvations personnelles, on finit par comprendre l’égarement, ce puits sans fond que propose le refuge, et que l’on désire s’en éloigner. Avec un enthousiasme de chercheur d’or, bien souvent, comme quelqu’un qui aurait enfin été éclairé vers une « bonne direction », vers le profit à tirer d’une quelconque destination lui faisant miroiter encore cette inflation du moi. Il faut bien en passer encore par là avant de trébucher encore et encore, de se tapir sous une pierre, dans une caverne, sous un pont, pour remettre un peu d’ordre dans ses idées, jusqu’à comprendre que ce serait encore mieux si on n’en avait pas, d’idées. Reste le mystère de l’autre, insoluble par cette voie labyrinthique, par ce jeu de l’oie. Si la peinture, si l’art en général, ne permet pas d’être ouvert à l’autre, de lui offrir un lieu et un temps de repos, d’amitié, d’intelligence à partager gratuitement, peut-être alors vaut-il mieux se lancer dans la confection de pâté en croûte, de terrines, de bons plats à partager avec force blagues et autres saillies et billevesées sans importance. C’est cette sorte de magie que j’attends de l’art désormais. Non pas que, par sa fréquentation, je m’élève vers le génie pour imaginer naïvement m’y hisser à mon tour, mais tout le contraire : pour rencontrer des femmes et des hommes les plus « abordables » du monde. Abordables comme des îles en plein milieu des cités, abordables comme des armistices au beau milieu de la guerre. On nous a trop dupés et on s’est dupé tout seul par habitude de penser l’art comme appartenant à ce génie-là, celui de la rareté, de l’habileté et de la performance. Le génie créé par une élite qui ne cesse depuis des lustres de se mirer en celui-ci. On parle d’une nouvelle renaissance désormais, d’une Renaissance « sauvage ». Et sans doute en faudra-t-il un peu de la sauvagerie pour s’extirper du narcissisme afin de rejoindre le monde. D’ailleurs, pas seulement le monde des hommes, mais le monde en tant que terra incognita. Un monde que nul ne connaît encore. Un monde à créer tout simplement par l’art de se dire bonjour, comment vas-tu, de quoi pouvons-nous discuter ensemble sans nous étriper ? Si l’art ne sert pas à cela, à vivre ensemble entre nous, à vivre au monde tranquillement sans le détruire par peur ou par profit, je me demande bien à quoi il peut bien servir…|couper{180}

Carnets | octobre 2021

Nouvelle exposition dans le Haut-Jura

Du 30/10/2021 au 28/11/2021 exposition de peintures au Caveau des artistes à Saint-Claude (office de Tourisme) fermé le dimanche Exposition Patrick Blanchon au caveau des artistes de Saint-Claude, Jura|couper{180}

peinture