Auteurs littéraires

Ce mot-clé trace une cartographie affective et mouvante des auteurs qui accompagnent l’écriture — qu’ils l’éclairent, la traversent ou la dérangent. Il ne s’agit pas d’un panthéon, mais d’un compagnonnage parfois inconfortable, toujours vivant. On y croise des fragments de lecture, des citations, des réminiscences, des malentendus fertiles. Lire, c’est aussi se disputer avec ses modèles, éprouver la distance entre leurs mots et les nôtres. Ces auteurs deviennent alors des clefs d’accès : non pour valider un propos, mais pour ouvrir des failles, pour obliger à penser ou écrire autrement. Que signifie écrire après eux ? Avec eux ? Malgré eux ?

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Lectures

Écouter les souterrains

J’ai lu Le Roi des Rats comme on écoute un album qu’on n’a pas choisi. Quelqu’un vous l’a laissé sur la platine, vous ne savez pas très bien ce que c’est, et pourtant il tourne. Très vite, il est trop tard. Vous êtes pris. Ce roman n’est pas un roman, pas vraiment. C’est un air urbain qui s’insinue dans vos oreilles, une basse sale qui court sous la ville, sous la langue. Il commence comme une enquête — une mort étrange, un père, une flûte, un garçon qui fuit. Mais très vite, ce n’est plus une affaire. C’est une fable. Ou une conjuration. Ou autre chose encore. Ce n’est pas un livre sur les rats. C’est un livre sur ce que les rats savent. Et sur ce que nous ne voulons pas savoir. Il y a dans ce livre quelque chose d’insupportable. Une densité de présence, une matérialité presque humide. Les égouts, les ombres, les sons. Les corps qui se décomposent. Les souvenirs d’enfance qu’on croit inventés. La ville, bien sûr. Londres, mais toute ville. La ville comme elle est quand on y marche seul après minuit, ou qu’on croit reconnaître quelqu’un qui n’est plus là. Miéville, ici, écrit avec un excès volontaire. Il veut que tout déborde. Le fantastique déborde. Le mythe déborde. La musique déborde. C’est là que le livre devient politique : dans son refus du propre, du net, de l’ordre. Il nous rappelle ce qu’on préfère oublier : que quelque chose, sous la ville, attend. Et écoute. 1. La musique comme menace Il y a quelque chose de trouble dans la façon dont Le Roi des Rats traite la musique. Ce n’est pas un langage, ce n’est pas une culture, ce n’est même pas un art. C’est une force. Une onde primitive. Une vibration ancienne qui traverse les corps, court sous la peau, vous attrape par l’oreille avant que vous ayez le temps de penser. Chez Miéville, le conte du Joueur de flûte de Hamelin n’est pas un mythe d’enfance. C’est une stratégie. Une tactique de contrôle. Il y a dans le son un pouvoir si absolu qu’il ne laisse aucune place au libre arbitre. On suit, on obéit, on descend. On devient suiveur, comme ces rats, comme ces enfants. Et très vite, on comprend que ce n’est pas une métaphore. La musique dans ce livre n’est pas belle. Elle n’apaise pas. Elle ne structure pas le chaos, elle l’attire. Elle est dissonance, distorsion, basse continue. Elle grésille. Elle fait saigner. Elle peut tuer. Il y a des pages entières dans ce roman où l’on croit entendre quelque chose. Pas dans le texte, mais sous le texte. Un rythme, une insistance. Comme une sirène au loin, ou un souffle dans les canalisations. Et ce n’est pas seulement un effet littéraire. C’est une manière de nous dire que nous aussi, lecteurs, sommes pris dans la boucle. Que quelque chose joue. Et que nous écoutons. Dans Le Roi des Rats, ce n’est pas la violence qui vous happe. C’est ce qui la précède : le son, la tension, le moment juste avant. Ce que Joan Didion appelait the shimmer (1)— ce miroitement indéfinissable qui précède les événements irréversibles. 2. La ville comme piège organique Londres dans Le Roi des Rats n’est pas une ville. Ce n’est pas un décor. C’est un organisme. Un ventre. Un boyau sans fin. On n’y flâne pas, on y rampe. Ce n’est pas la ville des ponts, des places, des perspectives claires. C’est celle des tunnels, des canalisations, des caniveaux et des égouts. China Miéville n’écrit pas une ville, il l’excave. Il en creuse les strates, les galeries, les restes. On n’est pas dans une topographie mais dans une digestion. Tout ce qui entre dans Londres est transformé, décomposé, absorbé. Y compris les souvenirs. Y compris les corps. C’est une ville où l’on descend plutôt que l’on monte. On y glisse, on s’y enfonce, on y perd l’orientation. Le sol est meuble, les murs suintent, les caves sont habitées. C’est une ville qui connaît vos itinéraires intimes, vos replis mentaux, vos raccourcis secrets. Une ville qui vous écoute. Le personnage principal — Saul — ne s’y promène jamais. Il y est déplacé, tiré, jeté. La ville décide. Et c’est peut-être là l’intuition la plus puissante du roman : qu’il n’y a pas de fuite possible d’un lieu qui vous a reconnu. Quand la ville vous identifie, vous fait sien, il est déjà trop tard. Miéville ne décrit pas Londres, il la pense comme une entité. Un être vivant. Et nous, lecteurs, devenons les passagers involontaires d’un organe en fonctionnement. On lit, et on est digéré. 3. L’héritage comme empoisonnement Il y a une mort, bien sûr. Elle est là dès le début. Mais ce n’est pas celle qui compte. Ce n’est pas le père — figure absente, bruit de fond dans la mémoire. C’est la mère qui importe. Ou plus exactement : ce qu’on apprend d’elle. Dans Le Roi des Rats, l’héritage ne passe pas par les canaux habituels. Il ne se dit pas, ne s’écrit pas. Il se révèle. Par le corps. Par l’oreille. Par l’instinct. La mère de Saul était une rate. Ce n’est pas une métaphore. C’est une donnée biologique, un fait qu’il découvre avec dégoût, puis stupeur, puis fatalisme. À partir de là, tout bascule. Ce qu’il reçoit n’est pas un nom, ni une maison, ni une dette visible. C’est une capacité. Une acuité. Une vibration ancienne. Ce que Miéville met en jeu ici, ce n’est pas la transmission du père, c’est l’héritage organique, innommé, animal, maternel. Une filiation souterraine, cachée, presque honteuse. Et c’est cela qui rend ce roman si singulier : le pouvoir y vient de la marge. De ce qu’on refoule. De ce qui nous terrifie. L’enquête devient alors généalogique au sens tordu : on ne cherche pas qui l’on est à travers des papiers ou des récits. On le découvre à travers ses capacités anormales, ses intuitions, ses transformations. C’est une filiation sans narration. Une descendance sans explication. Peut-être est-ce cela qui nous trouble le plus dans ce livre : cette idée qu’une part de nous ne nous appartient pas. Qu’elle a été transmise sans notre consentement. Et qu’elle parle parfois à notre place. Ce n’est pas toujours un traumatisme. Parfois c’est une peur. Parfois un savoir obscur. Parfois, une odeur. Dans ce livre, l’héritage n’est pas une promesse. C’est un poison lent, qu’on apprend à nommer trop tard. 4. Les monstres ne sont pas là où l’on croit Il serait facile de désigner le Roi des Rats comme le monstre. Il est laid. Il est brutal. Il parle comme un vieux morceau de métal raclé sur la pierre. Il manipule, il tue, il rampe. Mais très vite, ce n’est plus aussi simple. Le Roi des Rats n’est pas un méchant. Pas vraiment. Il est peut-être même plus honnête que ceux qui prétendent faire le bien. Il dit ce qu’il veut. Il agit selon sa logique. Il ne cache pas ce qu’il est. Et surtout, il connaît les souterrains. Il sait ce qui s’y passe. Il sait ce que les hommes refoulent. Il vit là où ils préfèrent ne pas regarder. Dans ce roman, le Mal ne vient pas d’un autre monde. Il ne descend pas du ciel. Il ne sort pas d’un portail cosmique. Il est déjà là. Tissé dans les murs, dans les conduits, dans les souvenirs. Il circule sous les trottoirs, sous les égouts, sous les certitudes. Il est dans la ville, dans les corps, dans les filiations. Il est dans la musique qu’on ne peut pas s’empêcher d’écouter. C’est là que le fantastique prend tout son sens : non pas comme un divertissement ou une fuite, mais comme une confrontation. Miéville ne cherche pas à faire peur. Il cherche à révéler. Ce qu’on refuse de voir, ce qu’on ne veut pas nommer, ce qui bouge dans l’angle mort de notre regard. Il utilise le monstre pour nous tendre un miroir. Et parfois, le plus inquiétant, c’est ce qui s’y reflète. Je ne saurais dire exactement quand Le Roi des Rats a cessé d’être une fiction pour devenir un climat. Il y a des livres comme ça. Ils ne cherchent pas à vous convaincre. Ils veulent que vous écoutiez. Pas ce qu’ils disent. Ce qu’ils sous-entendent. Ce qui se joue dans les souterrains. Depuis, parfois, en marchant dans la ville, j’ai l’impression d’entendre quelque chose. 1-Dans Blue Nights (2011)|couper{180}

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Lectures

Perdido Street Station de China Mièville

Votre navigateur ne supporte pas l’élément audio. Dans les plis de New Crobuzon : anatomie d'une ville weird I. New Crobuzon : une machine sociale À New Crobuzon, ce n’est pas l’individu qui donne forme à la ville, c’est la ville qui modèle l’individu — et le remodèle si besoin. Elle est moins une métropole qu’un organe géant, au tissu dense, aux flux réglés, aux pulsations imprévisibles. Le pouvoir s’y déplace par capillarité. Il s’insinue dans les ruelles, grimpe les escaliers en colimaçon des immeubles ouvriers, se faufile dans les mécanismes des ascenseurs à vapeur, se love dans les discours des savants et les slogans des révoltes avortées. Le Conseil d’État, entité quasi invisible mais omnisciente, gouverne à travers une bureaucratie paranoïaque : registres, archives, unités de milice, surveillances croisées, mesures de sécurité aléatoires. Chaque citoyen est un sujet enregistré, évaluable, modifiable. On ne vit pas à New Crobuzon, on y est fiché, classifié, disséqué, parfois même réassemblé. Les Remade en sont l’expression la plus tangible — et la plus terrifiante. Ces individus condamnés à des modifications corporelles punitives incarnent une violence étatique où le corps devient support de la peine. Un homme peut se réveiller avec un crochet à la place de la main. Une femme avec un miroir collé à la nuque pour ne jamais cesser de se voir. Un enfant avec la mâchoire d’un fauve cousue sur son visage. Ici, la peine ne passe pas par la privation de liberté, mais par l’altération du corps : un bras de crabe, une cage thoracique ouverte, un œil de verre injecté d’injonctions. La ville est une forge sociale. Et elle soude dans la douleur. Mais cette violence n’est pas seulement verticale. Elle est aussi spatiale. New Crobuzon est stratifiée comme une roche urbaine. Humains, khepri, garuda, cactus-men : chaque espèce, chaque classe sociale, chaque fonction trouve sa place sur une carte où les frontières ne sont jamais nettes mais toujours impénétrables. À New Crobuzon, le social n’est pas un tissu : c’est une strate géologique, avec ses fossiles vivants et ses zones de pression. La brutalité n’est pas un événement, c’est une météo urbaine. Elle est là, constante, comme le brouillard jaune des canaux ou le cliquetis des tramways à vapeur. Elle pénètre les murs, les gestes, les mots. Elle n’a pas besoin de justification. C’est la langue naturelle de la ville. II. La ville comme territoire du bizarre Dans *Perdido Street Station*, le bizarre ne tombe pas du ciel. Il émane de la ville elle-même. Il coule dans ses canalisations, s’épanouit dans les coins morts des ruelles, se manifeste dans les variations subtiles d’une routine déjà instable. New Crobuzon n’est pas simplement étrange : elle est une étrange évidence. Rien n’y choque, parce que tout y est dissonant. Les lois physiques y coexistent avec les dérèglements magiques. On traverse des zones où le temps ralentit, où l’espace se plie, où une rumeur se transmet par les murs eux-mêmes. L’architecture est un millefeuille d’époques oubliées et de bricolages récents : des arches suspendues au-dessus de fumerolles industrielles, des ponts bio-mécaniques qui gémissent sous les pas, des quartiers qui semblent avoir poussé comme des tumeurs au flanc d’une colline. On ne sait plus si les bâtiments ont été construits ou s’ils ont proliféré comme des organismes semi-conscients. Le bizarre, ici, ne surgit pas comme un événement. Il est infrastructurel. Il est résiduel. Il est déjà là quand on entre dans une pièce. On le remarque après coup, comme un détail qui dérange sans qu’on sache pourquoi. Une rue n’est jamais exactement la même d’un jour à l’autre. Un nom change d’orthographe selon l’étage où on le lit. Les lampadaires murmurent parfois, mais seulement à ceux qui passent sans faire de bruit. C’est peut-être cela, la réussite la plus troublante de Miéville : faire du weird non pas une rupture, mais une condition urbaine. La ville pense — oui — mais elle pense dans une langue que nul ne maîtrise entièrement. Chaque coin de rue, chaque cri de vendeur ambulant, chaque éclat de verre dans la boue contient la possibilité d’un glissement, d’un effondrement du réel. III. Perdido Street Station, le cœur battant de la fiction La ville a une gare. Mais *Perdido Street Station* n’est pas un simple centre de transports. C’est un nœud, une masse, une tour cyclopéenne qui domine New Crobuzon comme une colonne vertébrale hypertrophiée. Elle pulse au centre du livre, visible depuis tous les quartiers, à la fois repère, menace, et symbole. Elle n’organise pas la ville : elle la dévore. La station est un organisme complexe, mi-technologique mi-organique, un entrelacs de structures obsolètes et de modules modernes. On y accède par des galeries, des niveaux enterrés, des ascenseurs dysfonctionnels. Le lieu semble vivre d’une vie propre. Il grogne, vibre, se contracte. On n’y arrive pas par hasard : on y converge. Elle attire les intrigues comme un aimant attire les limailleuses narratives. Tous les personnages y passent, y croisent quelque chose — ou s’y perdent. Isaac, le savant, y installe son laboratoire de fortune. C’est là qu’il rencontre le Slake-moth pour la première fois. C’est aussi là que la ligne entre science et horreur se brouille définitivement. À partir de la station, tout glisse. La fiction bascule. La ville devient un piège mental. La station est le point d’orgue de cette torsion. Elle est le lieu de l’irréversible. Mais elle est aussi un motif, un symbole massif : celui de la centralité absurde, de l’impossible gestion du chaos urbain. Une sorte de cathédrale inversée, dédiée non à la transcendance mais à l’enchevêtrement. C’est dans cette verticalité indéchiffrable que Miéville inscrit son récit — une verticalité où s’écrivent les descentes, les chutes, les effondrements. Le roman ne progresse pas horizontalement. Il plonge. *Perdido Street Station* n’est donc pas qu’un titre. C’est un battement. Une pulsation noire et rythmée, au cœur d’un roman qui refuse la paix, le silence, la pureté. Elle donne sa cadence à la ville, et sa cadence à la lecture. V. La ville comme pensée dévorante On pourrait croire que New Crobuzon est une métaphore. Une version gothique de Londres, une parabole postcoloniale, une satire urbaine démesurée. Mais ce serait la trahir. New Crobuzon n’est pas comme une ville : elle est une volonté. Une forme de pensée qui s’infiltre, s’enroule, se déploie à travers la fiction, jusqu’à faire vaciller la lecture elle-même. Je m’en souviens comme d’une contamination lente. Une lecture qui me regardait. Qui me rongeait doucement les coins du cerveau, comme un acide intellectuel. Je tournais les pages, et la ville se formait derrière mes yeux, pas devant. Une structure mouvante, qui pensait pour moi, qui me dictait mes propres analogies. Car lire *Perdido Street Station*, c’est céder au vertige. Une syntaxe baroque, un lexique déviant, une logique de prolifération. Rien ne s’aligne. Tout se greffe. On s’y perd avec jubilation ou exaspération. Il n’y a pas de manuel. Pas de carte claire. Juste cette sensation étrange : quelque chose nous observe depuis la page. Quelque chose de massif, de vivant, de structurellement bizarre. China Miéville ne construit pas une ville pour la visiter. Il la libère pour qu’elle pense à travers nous. Elle rumine l’urbanisme, la politique, les mythes, les corps. Elle digère les genres littéraires eux-mêmes, les avale, les recrache sous forme d’hybridations imprévisibles. Elle n’impose pas une histoire : elle incube une expérience. Parfois j’ai cru entendre New Crobuzon parler. Pas en mots, non. En tensions. En images mentales. En intuitions brutes. Elle me disait : « Je suis trop. Je suis sale, désespérée, intelligente, déchirée. Je suis la ville qui sait qu’elle n’aura jamais de ciel à elle. » New Crobuzon n’a pas besoin de justification narrative. Elle existe parce qu’elle est trop : trop peuplée, trop sale, trop vivante, trop injuste, trop consciente. Elle est le lieu où les récits ne se résolvent pas, où les héros échouent, où le bizarre n’est pas une parenthèse, mais un climat. Elle est cette pensée dévorante qui, une fois lue, refuse de quitter la tête du lecteur. Et peut-être est-ce cela, finalement, la force du *new weird* : produire non pas un monde à comprendre, mais une ville à habiter. Une pensée étrangère qui, lentement, fait de nous ses hôtes. Illustration : Jiri Horacek|couper{180}

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Le sexe dans l’oeuvre de HP Lovecraft

Je me souviens de la première fois où j'ai lu Lovecraft. J'ai eu l'impression d'entrer dans une pièce où quelque chose de terrible venait d'arriver. Pas le genre d'horreur avec du sang et des cris, non. Quelque chose de plus discret, de plus insidieux. Comme si la pièce se souvenait d'un événement que nous autres avions délibérément choisi d'oublier. Ce quelque chose, c'était peut-être le sexe. Ou son absence. Ou sa mutation impossible. Bobby Derie, dans son livre Sex and the Cthulhu Mythos, décolle le papier peint de l'univers de Lovecraft et trouve, derrière les dieux visqueux et les cités décomposées, l'ombre de quelque chose d'organique, d'indicible, et de familier. Lovecraft n'écrit jamais vraiment sur le sexe. Ce serait trop simple. Il le laisse plutôt hanter le récit comme une radiation de fond. On le sent dans la fausseté des choses, dans les suggestions de lignées hybrides et d'unions blasphématoires. Yog-Sothoth ne se contente pas de roder à la frontière : il la féconde. « Yog-Sothoth's wife is the hellish cloud-like Shub-Niggurath, in whose honour nameless cults hold the rite of the Goat with a Thousand Young... He has begotten hellish hybrids upon the females of various organic species throughout the universes of space-time. » Ce que cela signifie n'est pas entièrement clair, mais cela devrait vous donner des frissons. « L'épouse de Yog-Sothoth est l'infernale Shub-Niggurath... Il a engendré d'atroces hybrides avec les femelles de diverses espèces à travers l'espace-temps. » Imaginez les matrices humaines comme des ports d’accueil pour des entités extradimensionnelles. La chair devient une interface. Une interface défaillante. Chez Lovecraft, la peur ne réside pas seulement dans l’Étranger, mais dans la contamination par l’Étranger. Dans The Shadow over Innsmouth, l’horreur ne vient pas des créatures marines elles-mêmes, mais de la réalisation que nous sommes déjà mélangés avec elles. Que nous sommes peut-être elles. « ... if they mixed bloods there'd be children as ud look human at fust, but later turn more'n more like the things, till finally they'd take to the water an' jine the main lot o' things daown thar. » Il ne s'agit pas d'évolution. Il s'agit d'inversion. Votre humanité est une phase. Votre véritable nature attend, sous la peau, qu'on active la bonne fréquence. « S'ils mélangaient leur sang, il naîtrait des enfants d'apparence humaine, qui peu à peu deviendraient comme eux, jusqu'à rejoindre les profondeurs. » Ce n’est pas la peur de l’Autre. C’est la peur d’avoir toujours été l’Autre. Dans At the Mountains of Madness, la reproduction ne passe pas par le sexe mais par des spores. C'est froid, efficace, totalement inhumain. C'est le rêve de Lovecraft : un monde sans libido. Sans pulsion. Une société sans Freud. Bruce Lord, cité par Derie, l’exprime ainsi : « Societies that propagate themselves using means other than sexual reproduction... circumvent the pitfalls of degeneration. » La dégénérescence, ici, c'est le désir. La folie du vouloir. Lovecraft voulait de l'ordre. Il voulait des ontologies nettes, des filiations pures. Mais l'univers qu'il a créé ne lui a offert rien de tout cela. Les auteurs venus après ont saisi le message et l'ont poussé plus loin. Ils ont réécrit le Mythe avec des tentacules et des gémissements, du rouge à lèvres sur des goules et du latex sur les Profonds. C'est devenu bizarre. C'est devenu sexuel. C'est devenu dangereusement proche de ce que Lovecraft ne pouvait écrire, mais ne cessait de concevoir. Le résultat, c'est Cthulhurotica, des parodies rule 34(1). Le Necronomicon n'est plus un grimoire. C'est un objet fétiche. Il vibre quand on le touche. Le sexe chez Lovecraft est comme un bug dans la simulation. Il n'a rien à faire là, mais il revient toujours. Il laisse des traces : dans les ventres humains, dans les rituels de sectes, dans l'ADN des abominations cosmiques. Lovecraft n'écrivait pas le sexe. Il écrivait le souvenir du sexe. L'angoisse qu'il provoque. L'erreur systémique qui surgit quand la biologie touche l'inconnu. Et peut-être que c'est cela, au fond, le plus terrifiant. Pas que nous soyons observés par des dieux aliens. Mais que nous les ayons déjà laissés entrer. Par nos corps. Par notre sang. Par nos rêves. (1) La règle 34 (en anglais : « Rule 34 ») est un mème et une catégorie pornographique ou érotique, suggérant que sur n'importe quel sujet, il existe un équivalent pornographique **Illustrations** Galen Dara .|couper{180}

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L’inquiétante étrangeté

L’inquiétante étrangeté (Das Unheimliche) est un concept théorisé par Sigmund Freud en 1919 dans un essai éponyme. Il décrit une sensation d’angoisse éprouvée face à quelque chose de familier qui devient troublant, comme si une anomalie invisible venait dérégler la perception du réel. 1. Origine et définition Le mot allemand « Unheimlich » signifie littéralement « non-familier », mais il est construit à partir du mot « Heimlich » qui veut dire « familier », « intime », voire « secrètement dissimulé ». Ce paradoxe est central dans la notion d’inquiétante étrangeté : ce qui était caché, mais familier, refait surface d’une manière inquiétante. Freud l’explique ainsi : « L’Unheimlich est une sorte de Heimlich qui a subi un refoulement et qui est revenu à la lumière. » L'inquiétante étrangeté naît donc lorsque quelque chose de profondément connu réapparaît sous une forme légèrement différente, nous mettant mal à l’aise. 2. Les ressorts de l’inquiétante étrangeté Plusieurs éléments peuvent provoquer ce sentiment d’étrangeté troublante : A. La présence du double Le doppelgänger (double maléfique) est une figure récurrente dans la littérature fantastique. Freud cite L’Homme au sable d’E.T.A. Hoffmann, où un personnage rencontre son double, créant une impression de terreur. Lovecraft, Poe et même des auteurs modernes comme China Miéville jouent sur la fragmentation de l’identité et la duplication inquiétante des êtres. B. L’animation de l’inanimé Quand un objet, une poupée (uncanny valley en robotique), un miroir ou un reflet semblent prendre vie. Exemple : les automates d’Hoffmann, le mythe du Golem, ou les œuvres de Lisa Tuttle, qui joue sur la présence d’objets imprégnés d’une vie cachée. C. La distorsion du temps et de l’espace Un lieu familier peut se transformer en un endroit où les lois de la logique sont altérées. Jeff VanderMeer, avec Annihilation, installe un espace mutant où l’environnement devient autre, bien qu’apparemment normal au premier regard. D. Le retour du refoulé Un souvenir oublié qui ressurgit brutalement. Une scène de l’enfance qui refait surface sous une forme inquiétante. C’est l’un des ressorts majeurs des récits de Silvia Moreno-Garcia, où des traumatismes anciens hantent les personnages. E. La perte des repères corporels Métamorphoses, mutations, transformations du corps. Thème central chez Lovecraft (L’Appel de Cthulhu, La Couleur tombée du ciel). Exploité dans des récits comme Mexican Gothic où le fantastique se mêle à la dégénérescence physique. 3. L’inquiétante étrangeté dans la littérature et l’art Ce concept a été exploré dans le fantastique gothique et l’horreur psychologique, influençant de nombreux écrivains et artistes : Edgar Allan Poe → William Wilson (le double), La Chute de la maison Usher (l’animation de l’inanimé). H.P. Lovecraft → Les créatures indescriptibles et la transformation de la perception du réel. China Miéville → Des villes doubles, des réalités parallèles où l’étrangeté affleure sous la normalité. David Lynch (cinéma) → Eraserhead, Mulholland Drive, Twin Peaks, où des scènes banales deviennent perturbantes. Hans Bellmer (peinture et sculpture) → Corps fragmentés, poupées inquiétantes. 4. Pourquoi l’inquiétante étrangeté nous touche-t-elle autant ? Le concept freudien repose sur un conflit psychologique profond : nous reconnaissons quelque chose, mais il nous semble déformé, ce qui crée une angoisse diffuse. C’est la confrontation avec un reflet déformé du réel, un monde où les repères s’effondrent subtilement. C’est aussi un moyen pour les artistes et écrivains d’explorer nos peurs les plus profondes, celles qui ne sont pas simplement liées à des monstres ou des fantômes, mais à nous-mêmes, notre mémoire, notre perception et notre identité. En somme, l’inquiétante étrangeté est l’un des ressorts narratifs les plus puissants du fantastique, car elle joue sur le malaise, le doute et l’impossibilité d’être sûr de ce que l’on perçoit. Illustration PB 1978|couper{180}

Auteurs littéraires Espaces lieux Lovecraft new weird Théorie et critique littéraire

Lectures

Tentative d’élucidation du style de Lovecraft

La phrase lovecraftienne. Rampante. Tortueuse. Tentaculaire dans sa structure. Une chose informe, indistincte, qui s’étire et se distend, accumulant les clauses avec la patience d’un mal antique. Elle avance insidieusement, pesante, saturée d’épithètes comme autant de reliques insensées d’une langue morte, suspendue au seuil de l’indicible. Elle ne décrit pas, elle murmure, elle évoque, elle insuffle au lecteur un doute grandissant, un vertige lent et inexorable. Lovecraft bâtit ses phrases comme un architecte fou d’un royaume non euclidien, agençant leur ossature en un escalier qu’on descend toujours plus profondément vers l’abîme. Son langage ne livre pas l’horreur : il la suggère, il la distille goutte à goutte dans l’esprit du lecteur, transformant le silence même en un écho informe, porteur d’une chose qu’il vaudrait mieux ne pas comprendre. Dans « The Picture in the House », chaque conjonction, chaque souffle syntaxique lie le récit au néant rampant, chaque virgule devient une béance par laquelle s’infiltre un savoir insoutenable. Le langage lui-même devient le miroir du cosmos indifférent, une charpente pour une révélation qui ne viendra jamais entièrement, laissant le lecteur vacillant devant l’ombre de ce qui aurait pu être dit. Lovecraft n’a pas élaboré ce style par hasard. Admirateur de Poe, il reprend cette manière d’instiller la terreur en ne montrant jamais tout, en laissant des interstices dans la narration où le lecteur projette ses propres abominations. Il hérite aussi de Lord Dunsany, dont les mondes fantastiques empreints d’un lyrisme solennel et mythologique ont marqué son imaginaire. Cependant, son éducation irrégulière, son repli dans un monde de lecture quasi monomaniaque ont fait de lui un autodidacte obsessionnel, façonnant son style avec la minutie d’un architecte maudit. Chaque phrase lovecraftienne est construite avec une intention, chaque adjectif, chaque structure syntaxique participe à une atmosphère précise, où le poids du passé, de l’oubli et de l’innommable se fait sentir. Les mots de Lovecraft. Profonds. Anciens. Imprégnés d’une signification oubliée. « Eldritch » (étrange, indicible), « Cyclopean » (titanesque, au-delà des âges), « Squamous » (couvert d’écailles, d’une répugnance indicible), « Unnamable » (innommable, car aucun nom humain ne saurait en capter l’atrocité). Autant d’incantations, de vestiges langagiers remontant aux âges les plus noirs de la littérature. L’accumulation n’est pas un hasard, ni une ornementation gratuite : elle est un piège, un réseau dans lequel l’esprit du lecteur se prend, incapable de s’extraire de ce labyrinthe lexical. Lire Lovecraft, c’est être lentement avalé par une langue qui semble exister en dehors du temps humain, un langage qui ne décrit pas, mais qui invoque. La terreur lovecraftienne n’éclate pas. Elle s’infiltre. D’abord un détail troublant. Puis un autre. Une incongruité. Une sensation. L’esprit du narrateur, d’abord sceptique, s’embourbe dans des observations de plus en plus impossibles, une géométrie qui n’a pas lieu d’être, une note discordante dans l’ordre des choses. Lovecraft joue avec le décalage, laissant entrevoir l’horreur dans le reflet d’un miroir brisé. Son art est celui du dévoilement progressif. Un chuchotement dans le vent nocturne. Une phrase interrompue, suspendue dans le vide. Un cri arraché à la gorge d’un homme qui a vu. Et, toujours, une dernière ligne, un dernier mot qui précipite le lecteur dans l’abîme, laissant son esprit secoué par une terreur sourde qui ne s’éteindra jamais complètement. Rarement un récit à la troisième personne chez Lovecraft. Toujours une voix. Un journal. Un témoignage. Un cri d’agonie capturé sur un parchemin oublié. Un narrateur qui se croit sain d’esprit et qui, ligne après ligne, sombre dans l’abîme de la compréhension interdite. La première personne rend l’horreur immédiate, inévitable. Il ne s’agit pas d’un conte lointain, mais d’une confession, d’un cri de désespoir lancé d’entre les pages. Et lorsque le dernier mot est lu, il semble que le narrateur ait été consumé, qu’il ne reste plus que le silence et une ombre furtive qui glisse à la lisière de la conscience du lecteur. L’horreur chez Lovecraft ne se niche pas dans l’humain, mais dans son insignifiance. Nulle morale, nulle justice divine. Juste un gouffre infini et noir, peuplé d’êtres indifférents à nos existences éphémères. Dans « The Call of Cthulhu », l’humanité découvre qu’elle n’est qu’un fétu de paille, brinquebalé par des forces qu’elle ne peut ni comprendre ni influencer. Nos dieux sont morts ou dorment sous l’océan, et si jamais ils s’éveillent, ce sera pour nous écraser sans même nous voir. C’est là le cauchemar ultime de Lovecraft : la révélation de notre inutilité, de notre absolue futilité dans l’horreur cosmique. Cette approche du mystère et de l’inférence, Lovecraft ne l’a pas inventée. Edgar Allan Poe en fut le premier maître. Mais là où Poe bâtit la folie humaine à l’intérieur de ses narrateurs, Lovecraft la dissémine dans le cosmos lui-même. Il ne s’agit plus d’une conscience malade, mais d’un univers malade. Le lecteur ne voit pas le monstre. Il en devine l’ombre, en entend le râle caverneux, en ressent l’empreinte laissée sur le sol d’un lieu maudit. Il imagine. Et ce qu’il imagine est toujours pire que ce qu’il aurait pu voir. Le style lovecraftien a ses détracteurs. Trop lourd. Trop orné. Trop désuet. Et pourtant, il demeure, impérissable, à l’instar des cités englouties qu’il décrit. Car dans chaque phrase, dans chaque construction syntaxique tortueuse, il y a un piège, un rituel insidieux qui transforme le lecteur en témoin de l’indicible. Pour un écrivain contemporain, étudier Lovecraft n’est pas seulement un exercice d’admiration, c’est un apprentissage du rythme, de la suggestion et de l’art de créer une atmosphère. Il démontre comment le langage peut devenir une force presque hypnotique, comment une phrase peut encapsuler l’indicible. Il rappelle que le style n’est jamais un simple artifice, mais une mécanique précise au service d’une vision. En cela, Lovecraft demeure une leçon magistrale : celle d’un auteur qui, malgré son isolement et ses doutes, a su forger une écriture unique, aussi puissante que les horreurs qu’elle décrit. La phrase lovecraftienne. Un gouffre sans fond. Un escalier sans fin. Une porte entrouverte sur un monde qu’il ne faudrait pas voir. Et pourtant, on lit. On continue. Jusqu’à ce que l’ombre se referme. Et au moment même où l’on pense refermer le livre, quelque chose, derrière nous, semble s’être éveillé. illustration : Arnold Böcklin L'Iles des Morts 3ème version 1883 Musique Pink Floyd Echoes, extrait|couper{180}

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Carnets | mars 2025

05 mars 2025

Écrire, se vider. Se vider, écrire. L’un déclenche l’autre, sans qu’on sache qui commence. Pas une cause, pas un effet. Une boucle. Un tic nerveux dans le crâne. Ça tourne. Et on y revient. Parce qu’au fond, il faut bien un exutoire. Un coin pour canaliser le chaos. Même si on sait que c’est vain. Même si on n’y croit plus. Alors on écrit. On écrit comme on racle une assiette vide. Pour s’occuper. Pour croire que ça sert. Tiens, la viande de cheval. Jamais goûté. Pas par principe. Juste parce que je n’en ai jamais trouvé au supermarché. Et je n’ai pas cherché. Pas de morale là-dedans. Juste de l’oubli, ou de l’ennui. Philip K. Dick, lui, en mangeait. Pas pour le goût. Pour survivre. Il l’achetait dans des magasins pour chiens. Il écrivait sous amphétamines. Il vivait à Santa Ana. J’ai cherché des photos de sa maison. Une baraque banale, murs blancs, allée en béton. Rien d’extraordinaire. Et pourtant c’est là que ça se jouait. Le délire, la pauvreté, les livres. Une maison parmi tant d’autres. Comme l’écriture. Un abri branlant. Un truc qui tient debout, mais de peu.|couper{180}

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H.P. Lovecraft en 2025 : l’horreur que nous n’osons pas voir

Imaginez que l’on découvre aujourd’hui un manuscrit inédit de H.P. Lovecraft. Une œuvre prophétique, terrifiante, qui décrit notre monde mieux que nous ne le faisons nous-mêmes. Les Montagnes hallucinées ne parlerait plus seulement d’horreurs antiques, mais des monstres bien réels qui nous gouvernent. Et si Lovecraft avait eu raison ?|couper{180}

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Mémoire vive

Je me souviens d’une lampe verte sur le bureau de mon grand-père. Ou était-elle bleue ? Peut-être n’y avait-il pas de lampe du tout. Ce qui me revient, ce n’est pas un fait, c’est une impression, un reflet de lumière posé sur un coin d’enfance. Si je l’écris, je la fixe. Et pourtant, déjà, elle m’échappe. La phrase vient de l’attraper, mais ce n’est plus la même lampe. Quand on écrit un souvenir, que retient-on vraiment ? Est-ce une archive du passé ou une réinvention ? On croit que l’on restitue, mais on recrée. C’est une illusion tenace, cette idée que la mémoire serait un enregistrement fidèle. Proust l’a démontré mieux que personne. Dans À la recherche du temps perdu, ce ne sont pas les souvenirs conscients qui portent la vérité du passé, mais ces surgissements imprévisibles, ces éclats sensoriels qui dépassent la volonté. L’odeur d’une madeleine, le bruit d’une cuillère sur une assiette, et c’est tout un monde qui refait surface. Mais ce monde n’existe plus. Il se reconstruit dans l’écriture, il se plie au rythme des phrases, à la logique du récit. Ce n’est pas une restitution, c’est une transfiguration. Écrire, c’est composer avec l’oubli. Barthes en joue aussi. Dès la première page de Roland Barthes par Roland Barthes, il avertit : « Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman. » Même en parlant de lui-même, il s’invente. Qui raconte, lorsqu’on se souvient ? Qui décide du cadre, du ton, des ellipses ? On croit se souvenir, mais en réalité, on choisit. On accentue une couleur, on coupe un détail, on arrange. Peut-on dire qu’un souvenir écrit est vrai ? Peut-être l’est-il plus que le souvenir lui-même. La mémoire est un atelier où l’on sculpte ce qui nous reste. Perec, lui, a fait de cette incertitude un projet littéraire. Je me souviens aligne des bribes de passé, toutes introduites par la même formule incantatoire : « Je me souviens… » Il ne cherche pas à recomposer une histoire, juste à fixer des fragments, ces éclats épars qui font une vie. Mais l’exercice révèle autre chose : certains souvenirs paraissent inventés. Ou sont-ils simplement contaminés par d’autres récits, d’autres lectures ? Perec lui-même l’admet dans W ou le souvenir d’enfance : son passé est troué, il le recompose par nécessité, et parfois, par pure fiction. C’est là toute la question : écrit-on ce dont on se souvient, ou se souvient-on de ce que l’on écrit ? Nathalie Sarraute, elle, hésite. Enfance n’est pas un récit ordinaire. C’est une conversation à voix basse entre elle et elle-même, un dialogue interrompu, une succession de doutes. À chaque souvenir évoqué, une seconde voix s’élève pour interroger : « Était-ce vraiment ainsi ? » Rien n’est certain, tout est fragile. L’écriture n’affirme pas, elle explore. Ricœur parle de « mémoire reconstructive ». Nous ne sommes pas des archivistes fidèles de notre propre vie. Nos souvenirs se modèlent selon nos attentes, nos désirs, nos regrets. On se raconte une histoire. On la modifie sans s’en rendre compte. Peut-être que la mémoire ne se contente pas d’oublier ; peut-être qu’elle invente aussi. Alors écrire, c’est quoi ? C’est reconnaître que la vérité du souvenir ne tient pas dans sa précision, mais dans sa résonance. Gabriel García Márquez disait : « La vie n’est pas ce que l’on a vécu, mais ce dont on se souvient et comment on s’en souvient. » Ce qui importe, ce n’est pas la fidélité à un passé factuel, mais la justesse d’une sensation retrouvée, d’une émotion qui refait surface. Peut-être qu’au fond, écrire, c’est inventer un passé qui tienne debout. Un passé qui, une fois couché sur la page, semble plus réel que celui qu’on croyait posséder. Peut-être que cette lampe verte — ou bleue — n’existait pas. Mais maintenant qu’elle est là, dans ces lignes, elle existe un peu plus qu’avant. C’est peut-être ça, la mémoire. Une fiction qu’on apprend à croire. Musique Claude Debussy Rêverie|couper{180}

Auteurs littéraires Autofiction et Introspection Théorie et critique littéraire

Carnets | février 2025

26 février 2025

Hier soir, panne d’ordinateur. Ubuntu en emergency mode. Sans doute après avoir tenté d’introduire Balzac dans le port USB. En fait, non. Ce n’est pas tant l’insertion qui posait problème, mais le montage ensuite. (Je prévois un certain effarement à la relecture de ce texte simultanément à sa rédaction). Problème de format, en tout cas. Et de permissions. Il fallait être le super-utilisateur, le Root de chez root. Or, je ne suis que ce que je suis. Déraciné. J’ai bien galéré, et pour finir, j’y suis arrivé. Comme toujours, en vérité. Du moins, avec ce qui m’intéresse essentiellement. Pour le reste, aucune pugnacité, un désintérêt absolu, voire un j’m’en foutisme total. Vers 20h, enfin, j’ai réussi à me souvenir des manipulations oiseuses effectuées dans le fstab pour faire fonctionner la clé USB. Après avoir commenté la ligne en question, et tout revint dans l'ordre instantanément. Le mardi reste un jour mystérieux. C'est une journée où je ne donne pas cours. Où je ne donne pas suite aux solliciations incessantes du monde. S. part généralement vers 11h pour voir sa vieille mère. Je suis seul jusqu’à 16h, parfois 17h. J’oscille entre écriture et lecture, me laissant porter par l’une ou l’autre selon l’humeur. Hier, j’ai suivi David Camus dans son périple sur une bonne centaine de pages, dans Autour de Lovecraft que j'ai retrouvé en faisant du ménage dans mes disques durs. Et soudain, une angoisse. Si ce récit était une nouvelle de fiction ? Et si ce personnage, tellement attachant, baptisé David Camus par David Camus lui-même, n’existait pas ? Si toute cette histoire s’était déroulée totalement différemment ? A cet instant vertige car je me suis retrouvé face à la pensée affreuse qu'il s'agissait d' une sorte de trahison. Et j'ai compris que si j'étais capable d'imaginer ce genre de chose, d'en avoir une trouille bleue, c'est que cela touchait un point névralgique en moi. Que j'étais absolument capable de balader le lecteur et moi-même sur des pages et des pages sans aucun scrupule quant au contrat tacite qu'impose la relation écrivain lecteur, et vice versa. La pensée m’a tenu en éveil jusqu’à une heure avancée de la nuit. À la fin, en sentant enfin le sommeil venir, je me suis moqué de moi-même, de ma candeur enfantine. Je l’ai même saluée amicalement, car elle m’a semblé, à cet instant, précieuse. Ce matin, il ne me reste que de très vagues impressions des paysages et des êtres rencontrés durant ma courte nuit. À l’image de ma vie réelle, sans doute. Ce qui relance, une fois de plus, la question : qu’est-ce que je fais de ma vie ? Qui suis-je ? Suis-je le personnage d’un rêve que je ne parviens pas à rêver moi-même ? Un simple figurant dans une production cosmique ? Je ne peux pas vraiment évoquer la jalousie. Je crois que ce mot est une rustine que je convoque par paresse et ce depuis que l'on m'a apprit à réparer un pneu de vélo. Au delà de ce mot il y a un gouffre que j'ose rarement explorer. Il y a le temps qui file à très vive allure, il y a cette silhouette, cet épouvantail balloté par les intempéries qui part de plus en plus en lambeaux, il y a des serpents rêves qui ondulent tout autour de son chapeau depenaillé et qui explosent les uns après les autres en projetant leurs entrailles gorgées de sang rouge ( ça doit rester rouge au moins trois mois ) vient me sussurer une voix. Quelque chose rode autour de ce texte que je n'arrive pas à enregistrer pour le publier. Non pas qu'il soit bien ou mal écrit, ce n'est pas ça, il manque quelque chose tout simplement et ce manque fini par devenir une ombre de plus en plus imposante à chaque relecture. Quelques pistes soudain avec la figure géométrique d'un triangle flottant tel un portail et de vagues souvenirs d'une chambre d'hôtel parisienne. En plissant les yeux j'arrive à lire le titre d'un livre posé à même le sol en linoléum près d'un lit sur lequel un homme dort. « Critique dans un souterrain » de René Girard. Le désir est sa nécessité triangulaire soudain me reviennent, et tout l'effroi ancien lié à cette découverte. Puis je regarde l'homme qui dort comme pour s'évader de cette terrible vérité. Empathie soudaine irrépréssible, et la petite phrase de D.C à la toute fin d'un paragraphe à propos de HPL. « Il y a de l'amour ». Musique : Max Richter On The Nature Of Daylight ( entropy) 2018|couper{180}

Auteurs littéraires Le basculement du quotidien vers le fantastique Lovecraft

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Écrire l’étrange : entre réflexion et passage à l’acte

« Le véritable conte étrange à quelque chose de plus qu'un meurtre secret, des os ensanglantés ou une forme drapée faisant claquer des chaînes selon la règle. Il s'agit bien plus d'un récit qui évoque une terreur profonde face à l’inconnu, souvent en suggérant des réalités cachées qui dépassent l’entendement humain. » Ainsi s’exprimait H. P. Lovecraft en 1933 dans Guide pour écrire des histoires bizarres. Cette définition, loin des artifices du surnaturel de pacotille, pose la question de l’étrange comme un mouvement subtil dans le récit, une tension plus qu’un simple dispositif. Face à cette réflexion, l’envie d’écrire des fictions étranges révèle un besoin profond. Pourquoi sommes-nous fascinés par ce qui dépasse la norme ? Pourquoi cherchons-nous à explorer d’autres réalités par le biais de la fiction ? En appliquant la méthode japonaise des 5 pourquoi, qui consiste à remonter aux causes profondes d'un questionnement, on peut identifier les racines du désir d’écrire des fictions étranges : Parce que j’aime créer des histoires qui perturbent la perception du réel. Parce que je suis fasciné par l’inexplicable et le mystérieux. Parce que cela me donne une sensation unique d’émerveillement. Parce que le monde me semble souvent trop rationnel et limité. Parce que cela me permet de remettre en question la normalité et de jouer avec l’inconnu. La conclusion ? J’écris des fictions bizarres pour repousser les limites du réel et explorer l’inconnu, là où la normalité n’a plus de prise. Mais alors, qu'est-ce qui empêche d'écrire ? Ce n'est pas le manque d'idées — le bizarre est partout — mais bien la difficulté à trouver un véhicule narratif pour le porter vers l'autre. L’écriture de l’étrange ne repose pas sur l’accumulation d’éléments surnaturels ou d’images spectaculaires, mais sur la manière dont le texte amène le lecteur à sentir un glissement insidieux du réel vers l’anomalie. Ce basculement peut se faire par des variations stylistiques, des structures narratives décalées, une perception faussée du narrateur. C'est un curieux problème que celui de l'étrange en littérature. On voudrait le capturer, l'analyser, comme une bête indocile. On le soupèse, on le soupçonne, on tente d’en cerner les contours, mais il résiste, se faufile, toujours à la lisière du réel. On écrit sur lui, et pourtant, il nous échappe. Prenons cette baguette de pain. Tiède en sortant de la boulangerie, elle refroidit, naturellement. Mais pourquoi donc cet homme presse-t-il le pas, l'air inquiet, tandis que la vapeur s'échappe encore de la croûte dorée ? Est-ce la baguette qui change ou bien l’air autour ? Lui-même ne saurait le dire. La scène est ordinaire, bien sûr. C’est un trottoir de Paris, un dimanche matin, il fait un peu gris, et le sol brille encore de l’averse nocturne. Rien d’extraordinaire, rien à signaler. Mais cette baguette. Ah, cette baguette. Et ce chat. Où est-il ? Sur le fauteuil, naturellement, sa place habituelle. Mais lorsque les autres entrent dans la pièce, ils froncent les sourcils. « Quel chat ? » Il caresse le vide, pourtant il sent sous ses doigts la tiédeur de son pelage. Un instant, il pense qu’ils plaisantent. Puis il voit leurs visages, crispés, interrogateurs. Il n’y a pas de chat. Alors il secoue la tête, passe à autre chose. Après tout, on a vu plus étrange. On a toujours vu plus étrange. Un puits. On ne tombe pas dans un puits, en ville, pas dans un arrondissement comme celui-ci. Mais le sol s’est dérobé sous lui, et maintenant, il chute. Plutôt lentement, à vrai dire. Il se redresse un peu, s'ajuste comme on s’installerait plus confortablement dans un fauteuil trop profond. Il observe les parois, la texture de la pierre, s’amuse du détail de quelques racines qui osent un geste vers lui. Il suppose qu’il finira par s’arrêter. Ou peut-être pas. Mais pour le moment, il chute. Alors, quand commence-t-on à écrire ? Peut-être quand on accepte d’abandonner la peur de l’imperfection, quand on cesse d’attendre une idée « parfaite » et que l’on se met à tester, à jouer avec la langue et les structures. L’étrange, après tout, ne se manifeste pas par un grand fracas, mais par un léger déplacement, une rupture presque imperceptible dans la trame du quotidien. C’est ce jeu subtil entre le réel et l’irréel qui donne à l’écriture de l’étrange toute sa puissance. Ainsi, plutôt que de remettre l’acte d’écrire à plus tard, pourquoi ne pas se prêter dès maintenant à un exercice ? Pourquoi ne pas capturer un moment anodin de votre journée et y injecter une anomalie ? Une légère dissonance. Une tension sourde. Car c’est là que réside la force de l’étrange : non pas dans l’attente du moment idéal, mais dans l’acceptation de son intrusion insidieuse, discrète, dans notre perception du monde. Musique Miles Davis : Ascenceur pour l'échafaud|couper{180}

Auteurs littéraires Le basculement du quotidien vers le fantastique Lovecraft Narration et Expérimentation

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Effacement des traces

Lire, ce n’est pas seulement parcourir des livres. C’est aussi décoder les traces de notre quotidien, ces empreintes infimes laissées sur le papier avant qu’elles ne s’effacent. Plonger dans les papiers administratifs. C'est un rituel quotidien, presque inconscient. Scanner les factures, les tickets de caisse, les preuves. Ces fragments de notre passage, de notre consommation, de nos choix, ces pièces censées attester de notre histoire récente. Et pourtant, déjà, elles s’effacent. À un moment, en constatant leur effacement, je suis à mi-chemin entre l’étonnement et la colère. Ainsi, on nous impose, pour des raisons comptables et administratives, de conserver nos liasses de papiers en lieu sûr. Mais à quoi cela sert-il vraiment si, au bout d'une année à peine, elles disparaissent ? Comme si ce que nous vivons n’avait pas vocation à durer, comme si les preuves mêmes de notre passage n’étaient qu’une illusion temporaire. J’ai songé un instant à aller dans les magasins, les banques, exprimer… quoi ? Mon incompréhension face à cette absurdité, ma frustration de voir disparaître ce qu’on exige pourtant de conserver, mon désarroi devant cette obsolescence imposée. Mon étonnement, ma colère, mon désarroi ? Mais peine perdue, me suis-je dit presque aussitôt. Qui écouterait ce désarroi, sinon moi-même ? Qui accorderait de l’importance à ces détails infimes mais pourtant révélateurs d’un monde en perpétuelle disparition ? Il te faut aussi accepter cela, comme ce jour où tu as cherché, en vain, une vieille note griffonnée sur un carnet oublié, une idée précieuse jetée sur le papier et disparue sans laisser de trace, ces idées jetées sur le papier et oubliées, ces souvenirs effacés avec le temps, cette disparition des traces administratives de ta vie professionnelle et personnelle. Mais n’est-ce pas aussi le propre de toute existence, de s’effacer progressivement, d’être recouverte par les strates du temps, de s’effilocher comme ces tickets de caisse dont l’encre s’évapore sous nos doigts ? Hier encore, on nous vantait l'éternité des galettes, des CD, des DVD, tout comme on nous promet aujourd’hui celle du numérique. Mais force est de constater que même ces formats ne nous garantissent pas la pérennité. En changeant de machine, on abandonne parfois tout un pan de sa vie. Combien de fichiers oubliés sur d’anciens disques durs, combien de photos stockées sur des supports désormais illisibles, combien de mots, d’instants, effacés à jamais par l’évolution technologique ? Nous nous en remettons aux machines, persuadés qu’elles garderont tout en mémoire, alors même qu’elles sont les premières à nous trahir. À force de courir après la nouveauté, ne sommes-nous pas en train d'effacer notre propre histoire ? Je ne le sais pas. Ce que je sais, c'est que les traces s'effacent progressivement, avant même notre propre disparition. Et avec elles, peut-être, une part de nous-mêmes. La seule chose qui ne change pas : regarder le ciel. Tenter de lire ce qu'il dit et qui varie perpétuellement. Déjà enfant, j'avais un doute sur ce que je comprenais de cette lecture. Je m'estime heureux d'avoir conservé ce doute. Car tant qu’il reste du doute, il reste une place pour l’émerveillement. Pour la mémoire que l’on forge autrement que sur du papier, sur des écrans, ou sur du silicium. Peut-être que ce qui demeure réellement n’a pas besoin d’être enregistré, numérisé, archivé. Peut-être que ce qui persiste, c’est ce que nous choisissons de garder vivant en nous. Cette disparition des traces ne se limite pas aux objets ou aux fichiers numériques. Elle s'étend même au langage, à ces repères que nous pensions immuables. Elle touche aussi notre langage, nos repères. Pierre Ménard, sur son site « Liminaire », nous fait part d'une péripétie qui semble amusante au premier abord, mais qui, si l'on y réfléchit, glace le sang. Quelqu'un s'amuse à aposer des étiquettes sur tous les objets, une fenêtre, un placard, un ordinateur. Cela semble absurde au narrateur car tout le monde sait ce que sont ces objets. Puis soudain l'ordre des choses se modifie... La tasse devient une douchette, l'ordinateur pluie... ( [https://liminaire.fr/chronique/entre-les-lignes/article/dans-le-temps-a-contre-courant]) Ce glissement arbitraire du sens des mots nous rappelle à quel point notre monde repose sur des conventions fragiles. Lorsque nos repères se dissolvent, que reste-t-il de notre mémoire collective ? Est-ce une bonne ou mauvaise chose je n'en sais rien et une certaine lassitude m'empêche de me lancer dans cette investigation. Finalement, je finis par apprécier cet état flottant, entre étonnement et colère, comme quelqu'un tentant de passer entre les gouttes de pluie, les flocons de neige.|couper{180}

Auteurs littéraires Temporalité et Ruptures

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Une utopie en sursis

Il y a dans l’œuvre de Iain M. Banks quelque chose de faussement assuré, une confiance qui vacille. Né en 1954 et disparu en 2013, Banks était un écrivain britannique connu pour ses romans de science-fiction et ses œuvres de fiction générale publiées sous le nom de Iain Banks. Son cycle de la Culture, entamé avec *L'Homme des jeux* en 1987, est rapidement devenu une référence majeure du genre, explorant les tensions et paradoxes d'une société technologiquement avancée et politiquement anarchiste. La Culture, cette société post-pénurie gouvernée par des intelligences artificielles bienveillantes, semble avoir résolu ce que d’autres considèrent comme insoluble : la rareté, l’oppression, la peur du lendemain. Pourtant, sous la surface immaculée, les paradoxes s’accumulent. La Culture veut être sans hiérarchie, mais ses citoyens dépendent d’entités infiniment plus intelligentes qu’eux. Elle veut être tolérante, mais intervient sans relâche dans les affaires des civilisations moins avancées, imposant son éthique par des moyens dont la douceur masque mal la violence. Il faudrait d’abord revenir à la structure. Une société post-marxiste, fluide, sans propriété, sans argent. Chacun y fait ce qu’il veut, parce qu’il n’y a plus rien à vouloir au sens où nous l’entendons. Les IA, les *Mentaux*, gèrent tout, omniprésentes et discrètes. Certains les comparent à des dieux, mais des dieux qui, cette fois, ont l’intelligence de ne pas exiger d’adoration. Ce sont elles qui maintiennent l’illusion d’un monde sans pouvoir, alors qu’en réalité tout repose sur leur regard. Un regard bienveillant, mais un regard tout de même. La Culture se déploie comme une utopie en mouvement, sans centre, sans capitale, une galaxie de vaisseaux, d’orbitales, d’habitats flottants. Une anarchie systémique, huilée par la technologie. Mais l’anarchisme, ce n’est pas seulement l’absence d’autorégulation, c’est aussi l’absence de coercition. Or, ici, il y a coercition, et elle porte un nom : Contact. Ou pire : Circonstances Spéciales. Parce qu’une société qui se veut parfaite ne peut pas tolérer l’imparfait. Parce qu’à force d’être convaincue de son bon droit, elle en oublie qu’elle agit par la force. Chaque roman de Banks est une variation sur ce thème : le prix de l’utopie. Le prix se mesure en violence, en compromis, en manipulation. Dans *L'Usage des armes*, un mercenaire se bat pour la Culture, accumule les cicatrices et les horreurs au nom d’un monde qui, lui, reste immaculé. Dans *Les Enfers virtuels*, la Culture interdit aux civilisations extérieures de maintenir des espaces de damnation simulés. L’intention est noble, le résultat est une guerre. Peut-on imposer la liberté ? Peut-on abolir la souffrance sans détruire la volonté ? Banks ne tranche pas, il expose, il déroule. Ce qui rend son œuvre si actuelle, c’est cette incertitude. Contrairement aux dystopies convenues où l’utopie est un mensonge à abattre, Banks nous montre une société qui fonctionne, et c’est précisément cela qui la rend troublante. Il ne s’agit pas de dénoncer un régime totalitaire déguisé en paradis. Il s’agit de poser une question plus insidieuse : et si l’utopie, par nature, contenait son propre poison ? Aujourd’hui, alors que les crises climatiques, technologiques et géopolitiques se multiplient, l’œuvre de Banks apparaît sous un jour plus prophétique que jamais. Son intuition d’une civilisation technologiquement avancée, engoncée dans ses propres contradictions, fait écho aux dilemmes contemporains : jusqu’où faut-il intervenir au nom du bien ? L’automatisation et l’intelligence artificielle peuvent-elles vraiment garantir l’équilibre d’une société ? La Culture est-elle une métaphore de nos démocraties libérales, où la tolérance et le confort masquent souvent un refus du changement profond ? On pourrait croire que la Culture est un rêve d’avenir, mais c’est peut-être plutôt un miroir du présent. Une parabole sur le libéralisme absolu, où le confort a remplacé la lutte, où l’illusion du choix se confond avec la liberté réelle. Un monde où l’on peut tout faire, sauf remettre en cause le système qui nous permet de tout faire. Un monde sans état, mais pas sans structure de contrainte. La Culture ne force personne à l’adopter. Elle se contente d’attendre que les autres civilisations se rendent compte d’elles-mêmes qu’elles sont arriérées. Ce qui, au fond, revient au même. L’utopie de Banks n’est pas une promesse, c’est une hypothèse. C’est une tentative de penser un ailleurs qui, comme tous les ailleurs, reste insaisissable. Et si elle fascine tant, ce n’est pas parce qu’elle nous donne un modèle, mais parce qu’elle nous met face à une question sans réponse : que ferions-nous, vraiment, si nous avions tout ce que nous voulons ?|couper{180}

Auteurs littéraires oeuvres littéraires Théorie et critique littéraire