Auteurs littéraires

Ce mot-clé trace une cartographie affective et mouvante des auteurs qui accompagnent l’écriture — qu’ils l’éclairent, la traversent ou la dérangent. Il ne s’agit pas d’un panthéon, mais d’un compagnonnage parfois inconfortable, toujours vivant. On y croise des fragments de lecture, des citations, des réminiscences, des malentendus fertiles. Lire, c’est aussi se disputer avec ses modèles, éprouver la distance entre leurs mots et les nôtres. Ces auteurs deviennent alors des clefs d’accès : non pour valider un propos, mais pour ouvrir des failles, pour obliger à penser ou écrire autrement. Que signifie écrire après eux ? Avec eux ? Malgré eux ?

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Lectures

Maupassant, une vie

Maupassant enfant Maupassant, météore et mirages Un écrivain qui va vite. Très vite. Une trajectoire nette, tendue, presque trop droite : ascension fulgurante, production délirante – plus de trois cents nouvelles, six romans, des récits de voyage, des chroniques. Puis le grand plongeon : la maladie, la folie, la mort. À peine 43 ans et déjà fini. Tout cela en une poignée d’années, comme s’il savait d’avance qu’il n’aurait pas le temps. Et pourtant, ce temps, il l’a pris. Pour écrire, surtout, avec une précision chirurgicale et un regard tranchant. Réaliste, fantastique, cruel ou mélancolique, Maupassant a tout observé, tout disséqué, sans détour ni pathos. Un monde en ruines, des hommes médiocres, des âmes broyées, quelques lâchetés ordinaires, parfois un sursaut de grandeur, mais rarement. On l’a dit cynique, il l’était. Mais lucide, surtout. I. Normandie, mer et guerre Il naît le 5 août 1850, dans un château normand, ce qui sonne bien mais ne pèse pas lourd quand on a plus de noblesse que d’argent. Un père volage, une mère lettrée, Laure Le Poittevin, qui lui transmettra Flaubert comme on confie une boussole. Après la séparation des parents, il grandit entre Étretat et Dieppe, paysages qui deviendront ses décors de prédilection : les falaises abruptes, la mer imprévisible, l’ombre du large. Il y a pire pour nourrir l’imaginaire. Puis vient la guerre. 1870, les Prussiens écrasent la France. Maupassant, affecté à l’intendance, ne combat pas, mais il voit. Il voit la peur, la lâcheté, la mort bête et absurde. Il en fera des nouvelles, quelques-unes inoubliables : Boule de Suif, Deux amis, Mademoiselle Fifi. Les hommes y sont faibles, la guerre y est stupide. Et après tout, pourquoi la raconter autrement ? II. Le disciple de Flaubert Après la guerre, direction Paris. Il a vingt ans, pas d’argent, mais une ligne directe vers Gustave Flaubert, vieil ami de sa mère et mentor idéal. Et quel mentor. Flaubert le forme, lui interdit de publier trop tôt, le fait écrire, réécrire, gommer, tailler. Pas de gras, pas d’effets, pas d’adjectifs en trop. Sept ans de ce régime. Maupassant apprend la patience, puis, en 1880, il frappe fort : Boule de Suif. Un chef-d’œuvre en une trentaine de pages. Succès immédiat. Zola exulte, les éditeurs rappliquent, le public suit. Maupassant est lancé. III. Dix ans de vitesse pure (1880-1890) Dix ans, pas un de plus. Dix ans à écrire comme si chaque jour était compté. Trois cents nouvelles, six romans, des récits de voyage. Une frénésie. Il impose son style : sec, direct, acéré. Il raconte la bêtise, la mesquinerie, les petites lâchetés de tous les jours. Il observe sans juger. Pas besoin. Les personnages se chargent de leur propre chute. Les nouvelles s’accumulent, percutantes comme des éclats de verre : La Parure, portrait cruel de la vanité sociale. Le Papa de Simon, l’enfance malmenée. Le Rosier de Madame Husson, l’hypocrisie provinciale. Les romans suivent, plus longs, plus sombres : Une vie (1883), la lente désillusion d’une femme. Bel-Ami (1885), le cynisme triomphant du médiocre. Pierre et Jean (1888), une mécanique d’horloger sur la jalousie et l’identité. Et puis, vers 1885, quelque chose se dérègle. Le fantastique s’infiltre. Le Horla (1887), Qui sait ? (1890), La Peur (1884). Des présences invisibles, des esprits qui vacillent. C’est que l’auteur lui-même commence à sombrer. IV. Déchéance et hallucinations Depuis des années, un mal le ronge. La syphilis, cadeau oublié d’une jeunesse trop ardente. Il n’en parle pas. Il écrit, encore, il fuit. Il fuit dans le voyage, les bateaux, l’Algérie, l’Italie. Il fuit dans le sexe, les maisons closes, la luxure méthodique. Il fuit dans l’opium, l’absinthe, les paradis chimiques. Mais le mal est là. Il voit des ombres, entend des voix, sent des présences. Il n’a plus besoin d’écrire du fantastique, il le vit. En 1891, c’est fini. Il délire, tente de se trancher la gorge, ne reconnaît plus personne. Interné à la clinique du docteur Blanche, à Passy. Comme son narrateur du Horla. Le 6 juillet 1893, il meurt. 43 ans. V. Et après ? Après, il reste tout. Un auteur immense, une langue d’une clarté implacable, une modernité intacte. Son fantastique influencera Lovecraft, Borges, Stephen King. Son réalisme marquera Simenon, Camus, Sartre. On le lit encore, on l’étudie toujours. Il est là, intact. Parce que Maupassant n’a pas enjolivé. Il a juste regardé.|couper{180}

Auteurs littéraires Lovecraft

fictions

quête de célébrités dans le 15ème

Biographie de Georges Perec, de Claude Burgelin (détail de couverture) © Gallimard Commençons par le plus évident, qui ne l'est pas tant que ça : le 15ème arrondissement existe. On pourrait en douter certains jours de brume, quand la tour Montparnasse joue à cache-cache avec les nuages, mais non, il est bien là. Un type que je connais, appelons-le Maurice (ce n'est pas son nom), s'est mis en tête de recenser tous les grands hommes qui y ont vécu. Une sorte de manie, si vous voulez. Il passe ses journées à scruter les plaques commémoratives, le nez en l'air, se cognant régulièrement dans les poteaux. Maurice a commencé par Louis Pasteur, évidemment. Pas le plus discret des résidents. Son institut trône encore rue du Docteur Roux, comme une énorme pâtisserie scientifique posée là par un géant distrait. Pasteur y a fait des choses avec des microbes. Des trucs importants, paraît-il. Maurice a noté dans son carnet : « A sauvé des gens qui ne le savaient pas encore ». C'est pas faux. Plus tard, beaucoup plus tard, André Citroën a eu la brillante idée d'installer ses usines sur le quai de Javel. L'endroit sentait l'eau de Javel, ce qui était logique vu le nom, mais ça ne dérangeait personne. Les ouvriers fabriquaient des voitures qui ressemblaient à des boîtes de conserve roulantes, mais ça marchait. Aujourd'hui, il reste un parc. Les enfants jouent là où on assemblait des carburateurs. L'histoire a de ces ironies. Maurice continue sa quête. Il tombe sur la trace d'Antoine Bourdelle, le sculpteur. Celui-là vivait dans son atelier, aujourd'hui musée, entouré de statues qui le regardaient dormir. Il paraît qu'il parlait avec elles la nuit. Maurice a noté : « Conversation nocturne avec du bronze = normal pour un artiste ». Il met beaucoup de points d'égalité dans ses notes, allez savoir pourquoi. Dans les années folles, un certain Robert Desnos habitait rue Blomet. Il écrivait des poèmes surréalistes en dormant, ce qui est plus productif que de ronfler simplement. Les voisins s'en plaignaient moins. Maurice a retrouvé l'immeuble, mais pas les rêves. Ils se sont évaporés avec le temps, comme la fumée des cigarettes que Desnos fumait en écrivant. Plus près de nous, Georges Perec a vécu rue de l'Assomption. Il comptait les lettres, les mots, inventait des contraintes pour mieux s'en libérer. Maurice a essayé de compter les fenêtres de son immeuble, mais il s'est perdu après la vingtième. Ce n'était pas son truc, les mathématiques littéraires. Il y a eu aussi Raymond Queneau, qui habitait rue des Morillons. Il regardait passer les gens à la station Pernety et en faisait des personnages. Maurice a tenté de faire pareil, mais les gens qu'il observe ont l'air terriblement ordinaire. Il leur manque peut-être ce petit grain de folie que Queneau savait voir. Dans les années 60, Marguerite Duras écrivait dans son appartement de la rue Saint-Benoît. Elle buvait du vin rouge et tapait sur sa machine à écrire des histoires d'amour impossible. Maurice a noté : « Écrivait = buvait = écrivait ». Encore ces points d'égalité. Le compositeur Erik Satie a vécu rue Cortot, dans un minuscule appartement où il empilait les pianos droits les uns sur les autres. Il sortait la nuit, marchait jusqu'à l'aube, rentrait épuisé mais content. Maurice fait pareil, sans les pianos. Il dit que ça l'aide à réfléchir. Il y a eu d'autres grands hommes, bien sûr. Des scientifiques, des artistes, des écrivains. Certains sont restés quelques mois, d'autres toute leur vie. Ils ont laissé des traces, des œuvres, des souvenirs. Maurice les collectionne comme d'autres collectionnent les timbres ou les capsules de bière. Le 15ème continue d'attirer les créateurs, les penseurs, les rêveurs. Ils s'installent dans des appartements trop chers, regardent la tour Eiffel depuis leur fenêtre (quand ils ont de la chance), écrivent des histoires ou peignent des tableaux. Maurice les observe de loin, note leurs habitudes dans son carnet. Il attend qu'ils deviennent célèbres pour ajouter une page à sa collection. Parfois, le soir, quand la lumière devient orange et que les ombres s'allongent sur les trottoirs, Maurice s'assoit sur un banc du parc André Citroën. Il sort son carnet, relit ses notes. Les grands hommes du 15ème défilent dans sa tête comme un générique de film muet. Il se dit qu'il devrait peut-être écrire un livre. Mais il préfère continuer à chercher, à observer, à noter. C'est son territoire à lui, sa façon de faire partie de l'histoire. Et puis, comme dit Maurice (qui n'est toujours pas son vrai nom) : « Les grands hommes, c'est comme les pigeons. Ils laissent des traces partout, mais on ne sait jamais vraiment où ils vont atterrir. »|couper{180}

Auteurs littéraires Espaces lieux

Carnets | février 2025

12 février 2025

La chose était discutée hier, exécutée aujourd’hui. « Pourvu que ça dure », murmure Letizia Bonaparte, comme si elle avait son mot à dire. Les mots-clés se réduisent sur l’écran, méthodiquement. Une action inachevée, certes, mais plus rapide que prévu – si tant est qu’on puisse prévoir quoi que ce soit. L’imagination, cette traîtresse, devrait être réglementée : ni n’importe quand, ni n’importe comment, encore moins n’importe où. Remontée dans le temps. Juin 2022, atelier d’écriture sur le blog du TL. Les textes, comme des photographies jaunies, appellent la réécriture. « 40 jours la ville », point de départ arbitraire. Trois ans d’écart – pas pu m’empêcher de réécrire les deux premiers textes, puis pas pu lutter non plus contre l’« à quoi bon » une fois fait. Ensuite, que dire du temps ? Pas du climat, mais de l’ambiance. Morose, terne, épouvantable, abjecte, ignominieuse. À quoi l’on peut ajouter avilissement, bassesse, déchéance, dégradation, déshonneur, honte, indignité, infamie, lâcheté, laideur. Ensuite, il faudrait trouver un rythme afin d’organiser tous ces mots pour qu’au moins la musicalité adoucisse cette sensation d’impuissance extrême dans laquelle ça nous plonge. Si tant est qu’on ait du temps à accorder à la composition musicale. Visionné le replay d’un Zoom. Me suis vite rendu compte que je m’y ennuyais. Ai eu honte de m’y ennuyer, un peu. Puis en ai conclu, vu le tour pris par la conversation, que tout groupe normalement constitué a besoin d’un ennemi (le marché, les éditeurs, des salauds quelconques, les best-sellers, les enculés qui possèdent les réseaux sociaux). Tout comme moi, je fais de tout groupe, au bout du compte, un ennemi. Il s’agit d’un principe ontologique, probablement. Le vivant se constitue surtout, trouve sa place par ce qu’il rejette, et par force centripète. Souvent une confusion des deux. Face à la déshumanisation progressive de l’espèce, il arrive que les moyens pour tenter de la contrer soient, sinon efficaces, assez pathétiques. On a quand même du mal à en rire. Ce que je rejette furieusement – à moins que ce ne soit une sorte de bave pavlovienne qui me monte aux lèvres –, c’est l’envie de participer à n’importe quel groupe, que ce soit dans la réalité comme sur le Net. Non que je sois asocial ; à bien y réfléchir, c’est plus affaire de pudeur, de m’éviter le ridicule d’avoir à prendre la parole publiquement. L’écriture est vraiment mon lieu. Je ne devrais jamais plus avoir à en sortir. À m’illusionner que je puisse en sortir. J’ai l’impression d’écrire moins de conneries que je pourrais en sortir dans l’immédiateté de l’oral. C’est peut-être qu’une impression. Cette dernière idée me rappelle le refus qu'opposait mon père à la spontanéIté de mes visites. Préviens-moi longtemps à l'avance disait-il je n'aime plus beaucoup les surprises. Je ne comprenais pas bien à l'époque ( j'avais à peine dépassé la cinquantaine) Il devait lui falloir du temps pour se recomposer, éventuellement retrouver une posture, préparer ce qu'il allait bien pouvoir me dire. Ne pas trop afficher le naufrage affreux dans lequel il achevait son existence. D'une certaine façon de la pudeur tout autant que la mienne à présent.|couper{180}

Auteurs littéraires

fictions

Joan doit mourir

Mexico, septembre 1951. La chaleur qui colle aux murs, cette putain de chaleur mexicaine qui rend tout possible. Joan est là, assise sur une chaise, un verre à la main. Elle sourit. William tient son flingue. Ils sont bourrés, comme d'hab. Comme tous les jours depuis des mois. L'alcool, c'est leur truc à eux. Joan a arrêté l'héroïne, elle se défonce au Benzédrine. William continue les deux. Ils jouent à Guillaume Tell. Un jeu de bourgeois défoncés qui se croient immortels. Joan pose un verre sur sa tête. William vise. Le coup part. La balle traverse le crâne de Joan. Elle s'effondre. Pas de sang, pas de cri. Juste le bruit mat d'un corps qui tombe. C'est con comme la mort arrive. Un instant tu joues, l'instant d'après t'es un meurtrier. William regarde le corps de Joan. Cette femme brillante qui lisait Kafka et discutait philosophie. Cette nana qui l'a sorti de taule quand il était accro. Cette mère qui vient de laisser leur gosse orphelin. Retour en arrière. New York, 1944. L'appartement qu'ils partagent avec Kerouac et sa femme. Joan est déjà mariée, lui aussi. Mais ils s'en branlent. Ils se reconnaissent. Deux intellos paumés qui cherchent autre chose. La came arrive. L'héroïne pour lui, les amphés pour elle. Les flics qui débarquent. La fuite au Texas. Le mariage en 46. Pas par amour, par nécessité. Pour que ce soit plus simple avec les flics, avec la famille, avec la société de merde. Le gosse qui naît en 47. William Junior. Un nom qui pèse déjà trop lourd. La fuite encore. William se barre au Mexique. Les flics mexicains sont plus compréhensifs quand tu as du fric. Quelques semaines en prison, une caution, et te voilà libre. L'exil commence. C'est là que l'écriture arrive vraiment. Comme si la mort de Joan avait ouvert quelque chose. La culpabilité qui se transforme en mots. Les premiers textes de Junkie . L'histoire d'un mec qui se défonce pour oublier qu'il a buté sa femme. Joan devient un fantôme qui hante ses textes. Dans Le Festin Nu , elle est partout et nulle part. Dans les corps qui se tordent, dans la violence qui explose, dans cette façon de déchirer le réel en morceaux. Plus tard, Burroughs dira que la mort de Joan a fait de lui un écrivain. Que ce meurtre a été son « pacte avec les forces obscures ». Comme si fallait toujours qu'une femme crève pour qu'un mec devienne artiste. La vérité, c'est que Joan était plus douée que lui. Plus intelligente, plus vive. Elle aurait pu écrire des trucs qui auraient tout déchiré. Mais elle est morte à 28 ans, avec une balle dans la tête, pendant que son mec jouait les cow-boys défoncés. La vérité, c'est que cette mort n'était pas un accident. Pas vraiment. Quand tu pointes un flingue sur quelqu'un, même pour jouer, t'as déjà décidé quelque part que sa vie vaut moins que ton trip du moment. L'histoire aurait pu s'arrêter là. Mais non. Burroughs devient une légende. Le junkie qui a tué sa femme devient le génie qui réinvente la littérature. Le cut-up, les délires paranoïaques, la révolution du langage. Tout ça né d'une balle perdue dans un appart miteux de Mexico. Joan, elle, reste un footnote dans l'histoire de la Beat Generation. Une victime collatérale du génie masculin. Une femme morte trop tôt, comme il y en a tant dans l'histoire de l'art. Mais son fantôme continue de hanter les pages. Dans chaque mot découpé, dans chaque phrase disloquée, il y a l'écho de ce coup de feu qui a tout changé. La littérature comme une longue tentative de réparer l'irréparable. De donner un sens à ce qui n'en aura jamais.|couper{180}

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Lectures

Le Horla, ancêtre du Mythe de Cthulhu ?

croquis de H. P. Lovecraft En suivant les divers épisodes de la vie de Lovecraft à N.Y, et en replongeant inopinément dans le Horla de Maupassant je me suis mis à imaginer des liens et pourquoi pas une filiation profonde, qui pourtant est rarement soulignée. Lovecraft et Maupassant partagent un même vertige, une même fascination pour l’invisible qui ronge le réel, pour l’effondrement de la raison devant l’indicible**. 1. Le Horla, ancêtre du Mythe de Cthulhu ? Dans Le Horla (1887), le narrateur est envahi par une présence invisible, qui le domine, l’affaiblit, le parasite. Cet être, venu d’ailleurs, semble appartenir à une race supérieure, imperceptible pour l’homme. Or, cette idée est au cœur du Mythe de Cthulhu. Chez Lovecraft, les Grands Anciens sont des entités cosmiques qui existent hors de notre perception immédiate. Ils ne sont ni dieux ni démons, mais des forces naturelles d’une autre dimension, que nos sens limités ne peuvent appréhender. Dans Le Horla, Maupassant écrit : « L’Homme est un être minuscule, limité, enfermé dans la prison de ses sens. » Cette phrase aurait pu être écrite par Lovecraft lui-même, qui développe la même idée : notre réalité est une illusion fragile, et derrière, grouille un univers que nous ne pourrions supporter. 2. La folie comme révélation ultime Maupassant et Lovecraft partagent une même mécanique narrative : le basculement progressif vers la folie. Dans Le Horla, le journal du narrateur devient de plus en plus fragmenté, il tente désespérément de donner du sens à ce qui lui arrive, mais sa raison se disloque sous l’influence du surnaturel. Chez Lovecraft, ce schéma est omniprésent : dans L’Appel de Cthulhu, Dagon ou Le Cauchemar d’Innsmouth, les personnages comprennent progressivement qu’ils ne contrôlent rien, que des forces cosmiques dirigent leur destin. Chez l’un comme chez l’autre, comprendre le monde tel qu’il est réellement mène à la démence. 3. Une horreur de l’invisible, du diffus, de l’indicible Maupassant et Lovecraft évitent le monstre grotesque et tangible du fantastique traditionnel. Leur horreur est abstraite, impalpable. Le Horla ne se montre jamais. Il est là, mais sans corps, sans visage, sans preuve matérielle. Il se devine, se ressent, il agit sans être vu. Lovecraft développe exactement cette idée avec ses créatures non-euclidiennes, aux formes impossibles, que l’œil humain ne peut saisir pleinement. C’est une terreur qui naît du manque, de l’absence, de l’idée que nous ne percevons qu’une infime part du réel. 4. Maupassant, pionnier du « cosmicisme » ? Lovecraft théorise ce qu’il appelle le « cosmicisme », une vision du monde où l’humanité est insignifiante face à l’immensité du cosmos. Or, cette angoisse existe déjà chez Maupassant. Dans Le Horla, le narrateur découvre un article de journal qui mentionne une race invisible, dominant peut-être déjà l’humanité. On retrouve ici un thème fondamental de Lovecraft : L’homme n’est qu’une poussière, et l’univers abrite des êtres si vastes, si puissants, qu’ils ne prennent même pas la peine de le remarquer. Conclusion : une filiation souterraine mais évidente Lovecraft ne semble pas citer Maupassant comme une influence directe, mais les parallèles entre leurs œuvres sont frappants. Le Horla préfigure totalement la peur lovecraftienne de l’invisible, du « monde derrière le monde », de l’effondrement de la raison devant l’inconcevable. Maupassant a intériorisé l’horreur, Lovecraft l’a cosmologisée. Mais au fond, ils racontent la même chose : 👉 L’univers n’est pas ce que nous croyons, et il vaut peut-être mieux ne jamais le comprendre. Pour Lovecraft, l’événement déclencheur n’est pas une guerre subie, mais une crise existentielle profonde liée à la Première Guerre mondiale et au déclin de la civilisation occidentale qu’il perçoit comme inéluctable. 1. La Première Guerre mondiale : un choc à distance Contrairement à Maupassant, qui vit directement la guerre de 1870, Lovecraft ne combat pas en 1914 – il est jugé trop fragile physiquement et mentalement. Mais il vit cette guerre comme un traumatisme intellectuel et philosophique. Il voit le monde ancien s’effondrer sous les bombes, les valeurs victoriennes disparaître, et surtout, la science produire une horreur sans précédent : Des millions de morts à cause de la technologie moderne. Des armes chimiques qui transforment la nature en cauchemar. Une guerre absurde, mécanique, froide, qui révèle l’indifférence totale de l’univers face à l’humanité. Lovecraft n’écrit pas sur la guerre, mais sa vision du monde s’en trouve profondément modifiée : l’homme n’est plus au centre du monde, il n’est qu’un insecte piégé dans un cosmos indifférent. 2. La découverte de l’astronomie : un vertige cosmique Autre événement clé : la prise de conscience de l’immensité de l’univers. Lovecraft est passionné par l’astronomie et il comprend, avec effroi, que l’humanité est un point minuscule dans un espace infini, sans but ni sens. Il le dit lui-même : « L’univers est infiniment plus vaste, plus ancien et plus étranger que ce que nous pouvons concevoir. » Cette idée, qui surgit au tournant du XXe siècle avec la relativité et la physique quantique, détruit les dernières illusions sur une humanité centrale et protégée. 3. L’effondrement personnel : la crise de 1908 Mais s’il fallait un événement intime, ce serait l’année 1908, où Lovecraft s’effondre psychiquement. À 18 ans, il échoue à entrer à l’université de Brown. Il s’enferme chez lui, sombre dans une réclusion totale, vit la nuit, dort le jour. Il traverse une profonde crise dépressive, nourrie par un sentiment d’infériorité écrasant et une peur maladive du monde extérieur. C’est pendant ces années de solitude qu’il commence à développer sa vision du monde : un univers où l’homme est insignifiant, où la raison n’est qu’un fragile vernis. Comparaison avec Maupassant : une terreur intime qui devient universelle Maupassant découvre l’horreur dans la guerre, dans l’absurde des combats, dans l’effondrement des illusions bourgeoises. Lovecraft découvre l’horreur dans l’immensité du cosmos, dans l’insignifiance de l’homme, dans la folie d’un univers sans ordre ni justice. Mais tous deux en tirent une même leçon : 👉 L’homme croit comprendre le monde. Il se trompe. Et lorsqu’il entrevoit la vérité, il sombre dans la folie.|couper{180}

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Carnets | février 2025

7 février 2025

Nechilik Peu dormi. Feuilleté Je m’en vais de Jean Echenoz. Vu, ou cru voir des liens entre Flaubert, Maupassant, Echenoz. La précision, la quête de justesse sûrement. M. disait : « Il faut de la maturité pour vouloir écrire. » Je ne sais pas si c’est vrai. Peut-être est-ce moins une question de maturité que d’usure. Un degré de fatigue, oui, c’est ça. Comme si écrire était un exercice d’épuisement nécessaire pour atteindre un état de tranquillité. Encore que… Tranquille, est-ce vraiment le mot ? Mort conviendrait mieux. Mais écrire, ce n’est pas mourir. C’est apprendre à ne plus rien vouloir. À atteindre un bon port, peut-être. Je crois qu'il m'est aussi arrivé plusieurs fois de m’entraîner à écrire tout haut ce genre de phrase : « Je m’en vais, dit Ferrer, je te quitte. Je te laisse tout mais je pars. » Ma vie ne fut qu’un éternel brouillon. C’est un tantinet grandiloquent, mais parfois la grandiloquence aussi sonne juste. D’ailleurs, ce mot me fait presque aussitôt penser à Jacques Brel et, parallèlement, à un mouvement allant de l'engouement idiot au rejet imbécile. Ai-je vraiment apprécié Brel ou seulement l'exubérance de Brel ? Comme plus tard la même question se posera pour la fausse bonhomie de Brassens. C'était mon adolescence, toujours en perpétuelle quête de figures tutélaires, faute — pensais-je à tort — d'en avoir une disponible sous la main. Un mouvement de vis sans fin : à peine le rejet digéré, voilà qu’un autre engouement tout aussi idiot se profile. Je pourrais trouver cela tellement déprimant désormais, mais ce ne serait encore qu'un jugement à l'emporte-pièce. J'ai l'âme d'une midinette dans le fond et l'allure d'un éléphant dans un magasin de porcelaine. Ce qui me plaît assez finalement. Pas un contentement de soi béat, non, mais je me dis que ça aurait pu être pire. Il est 4 h 32 et toujours pas envie de dormir. Je pense à cette journée à venir, ce n'est pas raisonnable. D'un autre côté, cette fatigue atténue la brutalité du monde. C'est peut-être d'ailleurs l'unique raison de chercher cette fatigue, encore que ce ne soit pas conscient, vraiment. C'est un réflexe. Je ne dors pas pour me fatiguer, afin de me créer un scaphandre de cosmonaute pour ne pas trop être endommagé par l'irradiation de la journée. Ça paraît tellement absurde que ça pourrait bien être vrai. Je suis peu satisfait de mes textes. Jamais satisfait. Parfois, j'en éprouve même un peu de honte. Toujours cette sensation de honte qui finit par tout balayer. Honte et à quoi bon, voilà la tête de l'adversaire. Voilà aussi le modèle que j'avais sous la main et dont je ne voulais pas emboîter le pas. Sauf que ne pas vouloir, c'est vouloir à l'envers. Il faut un bon degré de fatigue pour admettre enfin qu’à force de refuser, on finit par avancer quand même.|couper{180}

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Lectures

Le Horla : hantise intérieure, folie du dehors

Le Horla connaît deux versions : Première version (1886) : Il s’agit d’une nouvelle plus courte, publiée dans le journal Gil Blas le 26 octobre 1886. Le récit est à la troisième personne et adopte une structure plus classique. Deuxième version (1887) : C’est la version définitive, entièrement remaniée et développée sous forme de journal intime. Elle paraît d’abord dans Le Gil Blas le 9 mai 1887, puis est publiée en volume en octobre 1887 chez Paul Ollendorff. C’est donc cette seconde version qui est la plus connue aujourd’hui et qui marque l’apogée du fantastique maupassantien.|couper{180}

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Carnets | février 2025

6 février 2025

© Florie Cotenceau Le mot articule, quand il s'agit d'un impératif, me fait encore pouffer sitôt que je l'entends. Puis le mot abattis s'amène avec sa tête de comptable. Et derrière lui, toute une armée d'abrutis. Numérote tes abattis, disent-ils tous en chœur. Je ne me souviens pas avoir regardé ces mots dans un dictionnaire. Leur rencontre frontale m'a enseigné un sens figuré et personnel. Voilà comment je me figure (si tu te figures qu'ça va qu'ça) le borborygme incessant du monde qui m'environne et cherche par tous moyens possibles, imaginables, à me phagocyter. Mais revenons à articule, je voulais dire quelque chose et ça m'a tellement vite échappé. Réticules serait un sac à main rempli de bruits de clefs, de cartilages en décomposition, d'osselets blancs. Quant à pédoncule, il n'indique qu' un filet baveux laissé par les limaces traversant les champs de batavia. Je dis tout ça de bonne heure pour ne pas l'oublier. Parce que j'ai lu encore qu'un homme de mon âge s'était présenté à l'hôpital pour des maux de tête et qu'on lui a diagnostiqué un océan d'eau dans le crâne. Je ne m'intéresse plus guère qu'aux événements arrivant aux femmes et aux hommes de mon âge. Il faut bien faire un choix. Parfois, je m'accorde un peu de distraction pour aller voir ce qui peut bien se passer chez les septuagénaires, voire quelques octogénaires, mais c'est tellement déprimant que je reviens vite au temps présent. À tout ce qui a l’heur d'être de mon âge. C'est de son âge, disait-on au café après avoir englouti la poire et le fromage. Sous-entendu, ça lui passera. L'âge et ses inconvénients, je suis bien désolé de le dire, ne passent jamais : ils filent, ils emportent tout sur leur passage. L'âge, le nôtre, indubitablement, nous conduit vers la pourriture, la décomposition à la fois psychologique et physique. Du coup, je me serais laissé emporter, je ne sais plus très bien où j'en suis. Un océan liquide dans le crâne, voilà. Savez-vous que ce ne serait pas pour me déplaire ? Et même, ça me botterait. Moi qui ai toujours eu des velléités de pêcheur au harpon ou de baleine blanche. Dans un crâne, certainement, les contradictions, les paradoxes s'abordent-ils copieusement, se sabrent. Hier, vers 17h30, j'ai soulevé un loup. J'étais en train de relire ce bon vieux Horla quand, tout à coup, j'ai repensé à ces impressions étranges que j'avais traversées adolescent en parvenant sur le seuil de La Ville sans nom. Comme il était l'heure du thé, j'ai laissé en plan, non sans faire un nœud à mon mouchoir afin d'y repenser vers 19h, heure à laquelle je suis suffisamment tranquille pour penser à des choses absconses, idiotes, affreusement inutiles. Figure-toi, me suis-je dit, que L. ait lu Le Horla, qu'il ne l'ait dit à personne et s'en soit inspiré. Et à partir de là, trois petits articles que l'on pourra trouver dans la rubrique lectures. Quand ils seront prêts évidemment, il faut encore les relire, sait-on jamais qu'on voie encore des pans entiers de mystère se lever, numéroter leurs abattis et, quelque part, au-dessus de cette masse grouillante et gluante, une espèce de bouffon en guenilles hurlant : — ARTICULE ! ARTICULE ! L’empereur impérial, impérativement. Le dibbouk a sorti un vieux mouchoir sale de la poche de sa redingote et l'a agité devant lui. --Adieu raison, vaches et cochons ! a t'il ajouté en se moquant bien sûr. De mon côté je me suis demandé si je n'allais pas me raser c'est jeudi, l'heure d'aller enseigner arrive à grand pas.|couper{180}

Auteurs littéraires Autofiction et Introspection oeuvres littéraires

Lectures

le rituel ou la mémoire en boucle

"On pensait que Staline n'avait laissé derrière lui aucun écrit. Soixante-huit ans après sa mort, une trouvaille exceptionnelle a eu lieu grâce à un ouvrier russe, Stepan Gernelov, dans le plancher de la datcha de Kountsevo, à Moscou, où le dictateur avait rendu son dernier soupir le 5 mars 1953. C'est probablement lorsqu'il fit ajouter en 1943 un étage supplémentaire que le dictateur eut l'idée de ménager une cachette pour un texte à venir. De nouveaux travaux dans la datcha, qui menace de s'effondrer, ont mis au jour ce texte demeuré enfoui pendant de nombreuses décennies. Celui-ci consiste en deux cahiers rédigés d'une écriture grossière et que l'ouvrier vient de proposer à une grande maison d'édition américaine, après avoir quitté précipitamment le territoire. D'après l'éditeur, qui tient pour l'heure à conserver l'anonymat, Staline avoue dès les premières pages avoir fait lentement empoisonner Lénine après que celui-ci avait rédigé son testament où il faisait de lui son héritier. Les drogues toxiques auraient fini par déclencher les attaques cérébrales qui furent fatales au premier maître bolchevique du Kremlin. « Il donne même le nom, précise l'éditeur, de la désomorphine importée d'Allemagne. » extrait d'un article du Point Par François-Guillaume Lorrain Publié le 31/03/2021 « Les mémoires secrets de Staline découverts dans sa datcha »|couper{180}

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Carnets | février 2025

5 février 2025

Elle lui dit « Tu as le diable dans la peau. » Il la croit parce qu’elle le dit. Mais il comprend que c’est son propre cauchemar à elle qu’elle projette en lui. Le diable ne vient pas de lui, il circule entre les corps, de l’un à l’autre.|couper{180}

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Lectures

Le vertige paisible de Laura Vazquez

« Ce que doit ressentir une araignée qui fait bien son travail... » La phrase me hante depuis que je l'ai entendue sur ce plateau de télévision. Laura Vazquez est là, presque transparente dans son pull gris, assise sur le fauteuil de La Grande Librairie, et sa voix douce laisse échapper ces mots qui, depuis, ne me quittent plus. L'araignée et son travail. La toile et le silence. L'effacement et la précision. Et je reste hypnotisé par les mouvements du livre qu'elle tient comme au bord de la mer les voiliers prennent peu à peu le vent du large, sous nos yeux elle disparaît et quelque chose d'incroyable appararaît. Je résiste. Je l'observe qui lit un extrait de son « Livre du large et du long ». Ses mains tremblent légèrement, mais sa voix est ferme : « Je vous raconterai ce que j'ai vu et deviné du monde et des signaux qui nous entourent ». Le plateau de télévision disparaît de plus belle. Ne reste que cette voix, ce fil tendu entre elle et nous, cette présence paradoxale qui s'efface pour mieux laisser surgir les mots. L'enfant de Perpignan Comment dire Laura Vazquez ? Par où commencer ? Peut-être par cette grand-mère analphabète qui l'a élevée, cette femme qui ne savait ni lire ni écrire mais qui lui a transmis quelque chose de plus précieux encore : une façon d'être au monde, une attention aux signes, aux présages, aux « signaux qui nous entourent ». Je pense à cette phrase du livre : « Ma tête était super pauvre. Je voulais mesurer l'esprit de la personne humaine ». N'est-ce pas déjà, dans ces mots si simples, toute la trajectoire d'une vie ? L'exil espagnol Six années en Espagne, entre Barcelone et Séville. Six années à chanter avant d'écrire. Je l'imagine dans ces rues anciennes, absorbant les rythmes, les sons, les silences. Préparant sans le savoir ce qui allait venir. « J'avance comme un rubis », écrit-elle. Et c'est exactement ça : une progression lente, précieuse, qui transforme la matière brute de l'existence en quelque chose qui scintille. Marseille, le port d'attache Et puis Marseille. La ville comme un nouveau départ, comme un laboratoire à ciel ouvert. La création de la revue Muscle avec Arno Calleja. Les premiers textes publiés. Cette façon unique de faire trembler le réel par petites touches, de créer des secousses dans la langue elle-même. « Je serai obscure pour que vous ne me compreniez pas / Je serai obscure pour que vous compreniez » Ces vers résument peut-être toute sa démarche : non pas chercher l'hermétisme pour lui-même, mais accepter l'opacité du monde, sa résistance, et en faire une force. Le tissage patient « Quand j'écris, ce n'est pas la personne limitée habituelle, avec mes goûts, mes envies, mes répulsions. Je tente de me débarrasser de toute forme de volonté. » Voilà l'araignée à l'œuvre. Voilà le secret de cette écriture qui ne cesse de me bouleverser. Laura Vazquez disparaît pour laisser place à quelque chose de plus grand qu'elle. Son dernier livre en est la preuve éclatante. Cinq chants qui explorent le corps, l'esprit, le monde, dans un mouvement continu qui nous emporte. « Tout dit son propre nom », écrit-elle. Et sous sa plume, effectivement, chaque chose retrouve sa vérité première. Un insecte n'est plus seulement un insecte, une goutte d'eau contient tout l'océan, une miette de pain devient un monde en soi. La reconnaissance, enfin Le Prix Goncourt de la poésie 2023 est venu couronner ce travail obstiné, patient, nécessaire. Mais ce qui me frappe, c'est que cette reconnaissance ne change rien à sa posture. Elle reste cette présence effacée, cette voix qui murmure plutôt qu'elle ne crie, cette araignée qui fait bien son travail. Dans « Le livre du large et du long », elle écrit : « Je vous raconterai ce que j'ai vu ». Et c'est exactement ce qu'elle fait, avec une précision clinique et une tendresse infinie. Elle nous fait redécouvrir le monde, nous fait sentir le vertige d'être vivant, nous rappelle que la poésie n'est pas un exercice de style mais une façon d'habiter le réel. Je repense à cette jeune femme sur le plateau de télévision, à sa façon de disparaître presque physiquement pendant qu'elle lisait. Je repense à l'araignée et son travail. Et je me dis que nous avons la chance immense d'avoir parmi nous une écrivaine qui comprend que la plus grande force réside parfois dans l'effacement, que la plus grande présence peut naître de l'absence. Laura Vazquez tisse ses textes comme l'araignée sa toile, avec cette même précision mathématique, cette même nécessité vitale. Et nous, lecteurs, nous nous prenons dans ces fils invisibles qui nous transforment, presque à notre insu. C'est rare, c'est précieux, c'est nécessaire. C'est devenu plus clair désormais c'est ce que doit ressentir une araignée qui fait bien son travail, rien de plus, rien de moins. Voilà l'exact lieu où l'on peut aimer naturellement et les gens et Laura Vazquez" Site de l'auteur|couper{180}

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Carnets | février 2025

02 février 2025

Visionné Le Journal du regard ( janvier 2025) de Pierre Ménard et redécouvre la ville telle que j'ai l’impression de l’avoir laissée depuis 1990. Peut-être un petit temps d’adaptation. Mais ces promenades sont les mêmes. Le texte lu me rappelle cruellement à la perte de mes carnets Clairefontaine. Mais ce n’est qu’un fantasme d’imaginer que j’écrivais à l’époque de telles choses. Bien sûr que non. C’était une autre errance. Peut-être que toutes les errances écrites, à la fin, se valent. S’intéresser aux travaux des autres me dédouanerait de leur adresser la parole, me prodiguerait bonne conscience. Si j’avais encore besoin d’une bonne conscience. Non, ce n’est pas ça. Le solipsisme ne fonctionne que lorsqu’on est encore jeune, vigoureux, bon marcheur. La vérité est que je ne peux me passer des autres et que je ne peux en même temps aller vers eux. Pour quoi faire ? Pour quoi dire ? Juste l'impression d'une présence fantome, la mienne, la leur, la nôtre. J’ai repensé à la rue Custine, que j’empruntais beaucoup dans les années 80, puis en 85 et encore en 90, trois époques de ma vie parisienne. Je me souviens que, sitôt que je m’y engouffrais — peut-être pour me rendre à Jules Joffrin, peut-être vers Montmartre —, je renouais avec d’autres époques encore bien plus lointaines que je n’avais pas vécues dans cette vie. Pur fantasme, bien sûr. Et je pensais que nous avions été nombreux à voir les platanes reverdir, à projeter leurs ombres rafraîchissantes, l’été. Il me semble que si je devais choisir un lieu qui caractérise au mieux l’impermanence, l’intemporel, ce serait celui-ci : la rue Custine, ses platanes — à moins que ce ne fussent des tilleuls. Et voilà comment on revient au présent : par le doute. Il semble, par ces temps d’apocalypse, que tout a été dit, que l’on n’a plus tant besoin de les entendre, ces dits, que de les partager. Pas tous. Certains. Le choix effectué en dira encore long sur ce que l’on tait, ce que l’on fait parfois semblant d’entendre, comme on fait semblant de vivre pour ne pas disparaître au premier coin de rue qui s’offre, telle une opportunité. Musique : Méditation from Thaïs|couper{180}

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