Auteurs littéraires
Ce mot-clé trace une cartographie affective et mouvante des auteurs qui accompagnent l’écriture — qu’ils l’éclairent, la traversent ou la dérangent. Il ne s’agit pas d’un panthéon, mais d’un compagnonnage parfois inconfortable, toujours vivant. On y croise des fragments de lecture, des citations, des réminiscences, des malentendus fertiles. Lire, c’est aussi se disputer avec ses modèles, éprouver la distance entre leurs mots et les nôtres. Ces auteurs deviennent alors des clefs d’accès : non pour valider un propos, mais pour ouvrir des failles, pour obliger à penser ou écrire autrement. Que signifie écrire après eux ? Avec eux ? Malgré eux ?
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Lectures
Lire La Mécanique des femmes aujourd’hui
J’ai appris, avec l’âge, que certains livres ne se lisent pas seulement avec les yeux mais avec la pièce où l’on se trouve. La lumière, la chaise, le téléphone en veille, le bruit de la rue. {La Mécanique des femmes} appartient à cette catégorie-là : on ne l’ouvre pas innocemment, et l’époque, qui a déplacé la censure du dehors vers le dedans, vient s’asseoir à côté de vous au moment où vous tournez la première page. On ne vous interdit rien ; on vous observe lire. La surveillance est incorporée, presque courtoise. Elle ne confisque pas le livre, elle ajuste votre respiration. Très tôt d’ailleurs, le texte se cabre par une réplique nue, sans glose : — Tu ne penses jamais à la mort ? Ce n’est pas une thèse, c’est une voix. Elle sidère, puis installe le régime de lecture : on n’est pas seul avec un « il », il y a d’autres timbres dans la pièce. On dit volontiers que le texte « objectifie » les femmes. Il y a de quoi. Le regard y est frontal, parfois cruel, et les corps sont décrits comme des surfaces de contact — ce qui, pour une lecture solitaire, active aussitôt le tribunal intime. Mais le livre ne se laisse pas résumer à cette seule accusation. Il avance par fragments, en dérapages de voix, et ce montage fissure la souveraineté du « je ». À mesure qu’on progresse, l’instance qui parle se trouble : confessions qui se contredisent, souvenirs sans preuves, phrases ramassées au couteau dans des bars, des chambres anonymes, des parkings d’après-minuit. La question cesse d’être « que dit-il des femmes ? » pour devenir « qui parle, ici, et à quel titre ? ». C’est le premier déplacement nécessaire aujourd’hui : lire non pas un dogme, mais un dispositif. Ce dispositif se voit dans l’{inventaire} — cette façon de nommer, d’aligner, de classer. L’énumération donne l’illusion d’une vérité sans artifice, mais c’est une mise en coupe du réel : — Crapaud enculé, vieille salope, perte blanche, pipi, bite… (…) Autour de nous, la chambre est une enveloppe fœtale. Nommer, ici, c’est cadrer. Et cadrer, c’est décider de ce qui entre et de ce qui sort du champ (on peut convoquer Mulvey sans slogan : qui cadre, pour qui, avec quel pouvoir d’identification). L’indignation pure — utile, morale, parfois nécessaire — rate pourtant quelque chose si elle s’arrête à la coupe. Car le montage laisse passer des voix féminines. Elles ne sont ni sages ni pédagogiques. Elles sont triviales, insolentes, vulgaires parfois ; elles racontent la fatigue, la faim, la jouissance comme on parle d’une heure perdue sur le périphérique. — Je ne suis pourtant pas très belle, mais les hommes me choisissent plus souvent que d’autres que je trouve dix fois mieux que moi. Pas « la Femme » majuscule : une économie concrète des regards, dite à la première personne. (Cixous peut aider à penser ce surgissement : des paroles féminines apparaissent dans un cadre tenu par un homme et déplacent les places sans effacer l’architecture.) On me dira que c’est encore l’homme qui cadre, que c’est lui qui choisit la coupe, la focale, la phrase finale. C’est exact. Et c’est précisément là que le second déplacement, celui de notre époque, opère : qui tient la lecture ? Dans un club, sur une scène, quand des actrices disent ces fragments et les poussent jusque dans la respiration, le livre bascule. Le texte ne change pas d’un mot ; c’est la prise en charge qui se déplace. Les mêmes phrases, prononcées par une femme, cessent d’être un inventaire du regard masculin pour devenir une scène de réappropriation : un « on m’a dite » retourné en « je me dis ». La page n’excuse rien ; elle déplace. Et ce déplacement a aujourd’hui plus de sens que n’importe quel label d’acceptabilité. Reste la lecture solitaire, la plus risquée, celle qui compte. Elle se fait sans médiation, sans contexte institutionnel, sans préface qui rassure. C’est là que travaille la censure intérieure : non un bâillon, mais une suite de scrupules. Est-ce que je peux trouver ça fort tout en refusant la violence du point de vue ? Est-ce que je dois refermer le livre pour ne pas « cautionner » ? La bonne foi moderne aime les réponses nettes, les colonnes « pour/contre ». La littérature, pas toujours. Ce livre vous met à l’épreuve non parce qu’il demande l’adhésion, mais parce qu’il oblige à tenir deux gestes en même temps : reconnaître l’angle mort du regard et reconnaître la puissance du document brut. Une phrase-couteau le montre : Excite-toi sur elles tant que tu veux, mais ton foutre est pour moi. Adresse, pouvoir, contrat : le centre de gravité se déplace — assez pour changer l’écoute. Il faut aussi se souvenir d’une autre chose : Calaferte a longtemps écrit contre la façade, contre les bienséances éditoriales. On peut refuser sa manière tout en admettant que sa phrase, lorsqu’elle tranche, vise l’endroit où l’époque colle du vernis. Notre époque n’est pas plus morale que celle d’hier ; elle est plus procédurière. Elle réclame des avertissements, des cadres, des dispositifs d’alerte. Cela peut protéger. Cela peut aussi asphyxier. On ne sortira pas de cette tension en triant les bibliothèques à coups d’étiquettes. On en sort, parfois, en lisant à deux niveaux : niveau 1, l’analyse du regard (qui parle, d’où, sur qui) ; niveau 2, l’écoute des phrases qui échappent au programme de celui qui parle. Ce double foyer devient évident devant un tableau scénique : Elle est courbée sur l’escalier de pierre qu’elle lave à grandes eaux… l’homme la regarde fixement… l’eau de rinçage est propre. Corps, geste, regard : matériau idéal pour distinguer ce que le cadre impose et ce que la scène fait fuir. Je ne dis pas que cela « suffit ». Je dis que, pour une lectrice d’aujourd’hui, l’épreuve est peut-être ailleurs : non dans l’acceptation ou le rejet, mais dans la maîtrise de l’oscillation. Lire en sachant que l’injustice de l’angle est réelle. Lire en sachant que la phrase, parfois, la traverse et la met à nu. On peut se tenir sur cette crête. Ce n’est pas confortable. Cela l’est d’autant moins que les réseaux demandent des postures complètes, des verdicts de 240 caractères. Le livre résiste à ce format. Il n’offre pas de position stable plus de deux pages d’affilée. Alors, que faire de cette lecture au présent ? Deux gestes, encore. Le premier : contextualiser sans neutraliser. Rappeler que l’écriture est un montage, souligner ce qui, dans la forme, fracture l’autorité du narrateur, ouvrir la porte aux répliques féminines — sur scène, en club, dans des contre-essais. Le second : assumer le tête-à-tête. Accepter d’être seule, seul, avec ce livre, et d’entendre ne serait-ce qu’une fois la lampe grésiller au-dessus de la page. C’est dans cette solitude que l’on mesure si l’on est sommé de se taire par le vieux censeur extérieur (on l’entend encore, il est sonore, daté) ou par le nouveau censeur intérieur, plus subtil, qui demande : « es-tu sûre de vouloir penser ça ? ». La question n’est pas honteuse. Elle est même saine. Ce qui serait dommage, c’est qu’elle tienne lieu de réponse. On peut, je crois, tenir la note juste : reconnaître l’asymétrie du regard et refuser l’objectivation comme horizon ; et, dans le même mouvement, lire le livre comme un terrain de voix où des femmes existent, parlent, jurent, transigent, se protègent, se perdent. Quand ces voix passent par des bouches féminines — actrices, lectrices publiques, critiques — le texte se reconfigure. Quand elles passent par votre lecture silencieuse, c’est vous qui tenez la balance : vous pesez l’angle, vous pesez la langue, et vous décidez si la phrase a gagné le droit de rester. Il n’y a pas de méthode miracle, seulement des conditions : une pièce, une lampe, du temps, et la volonté de ne pas réduire le risque à un slogan. {La Mécanique des femmes} n’est pas un protocole de bonne conduite. C’est un test. Il ne dit pas ce que doivent être les femmes. Il montre, brutalement, ce que la langue peut faire quand elle désire, déteste, écoute, et perd le contrôle. Notre époque, qui voudrait des textes irréprochables, oublie parfois que la littérature d’importance ne s’excuse pas. Elle demande des lectures responsables. Au fond, la vraie question — celle que la petite censure en chacun n’aime pas — est simple : que vous a fait ce livre, ici et maintenant ? Si la réponse n’entre pas dans une case, tant mieux : c’est le signe qu’il reste du monde dans la page. Bio normalisée {{Louis Calaferte}} (Turin, 1928 – Dijon, 1994), écrivain français (romans, théâtre, carnets). Débuts remarqués avec {Requiem des innocents} (1952) ; {Septentrion} (1963) frappé d’interdiction à la vente puis réédité dans les années 1980 ; {La Mécanique des femmes} (1992) cristallise une réception clivante. Dramaturge ({Les Miettes}, {Un riche, trois pauvres}), diariste (série des {Carnets}). Grand Prix national des lettres (1992). Éditions : Gallimard, Denoël ; poches chez Folio. Œuvre régulièrement lue et montée. Cixous, Hélène. « Le Rire de la Méduse ». L’Arc, no 61, 1975, p. 39-54. Cixous, Hélène. « The Laugh of the Medusa ». Signs : Journal of Women in Culture and Society, vol. 1, no 4, 1976, p. 875-893. Cixous, Hélène & Catherine Clément. La Jeune Née. 1975. (Pour une trad. angl. accessible : The Newly Born Woman, University of Minnesota Press, 1986.)|couper{180}
Carnets | octobre 2025
23 octobre 2025
Adorno s’amuse à regarder les signes de ponctuation comme des petites figures avec une tête et un caractère : le point d’exclamation qui lève le doigt, le point-virgule moustachu, les guillemets qui se lèchent les babines. Pour lui, ce ne sont pas que des outils de grammaire, mais des gestes qui règlent la respiration du texte, presque comme des indications musicales. Comma = demi-cadence, point = cadence parfaite : la phrase rejoue de la musique sans le dire. Il taille un costard aux points d’exclamation : jadis élan, aujourd’hui posture d’autorité — du bruit typographique qui essaie d’imposer l’emphase de l’extérieur. Les avant-gardes en ont abusé, signe d’une envie d’effet plus que d’un véritable travail de la langue. Le tiret (le vrai, pas le gadget suspensif) marque la cassure utile : il accepte la discontinuité quand deux idées se regardent sans vraiment se toucher. Theodor Storm en a fait un art discret ; ses tirets sont des rides qui creusent le récit et ouvrent une distance. Il défend le point-virgule — oui, ce grand malade : sa disparition signale qu’on ne sait plus tenir une période ample, articulée, respirant large. À force de tout couper court, la prose capitule devant le simple “constat” et perd sa capacité critique. Côté parenthèses : mieux vaut des tirets pour intégrer le digressif sans l’exiler ; mais il pardonne à Proust ses vraies parenthèses, parce que, chez lui, l’incise devient fleuve — il faut des digues solides pour que l’édifice ne déborde pas. Les guillemets ironiques ? À proscrire : juger un mot “à distance” en le mettant entre crochets typographiques, c’est refuser de faire le boulot dans la phrase elle-même. Et les points de suspension en mode ambiance… typiquement le cache-misère d’une profondeur supposée. Conclusion d’Adorno : on ne gagne jamais complètement avec la ponctuation — règles trop raides d’un côté, caprices expressifs de l’autre. Alors on vise l’ascèse : mieux vaut trop peu que trop, mais intentionnel à chaque signe, comme un musicien qui sait quand oser la dissonance Bruce Andrews soutient que lire Gertrude Stein, c’est lâcher l’idée que les mots “représentent” : la langue agit directement, par sons et rythmes, en détraquant grammaire, récit et expression de soi. La lecture devient une expérience physique et immédiate qui nous désoriente, fissure l’ego et remplace l’analyse distante par une contagion sensorielle. La “présence” naît de micro-chocs matériels des mots : on se fait littéralement prothèse du texte, emporté par ses accélérations. Plutôt qu’expliquer ou contextualiser, il faut accueillir cette énergie — plaisir, surprise, excitation — comme une pratique de transformation du lecteur.|couper{180}
Carnets | creative writing
Décrire le lieu, Gracq et Bergounioux
Comment proposer la description d' un même lieu par différents personnages dans une fiction. D'une façon ambitieuse il pensa immédiatement à Julien Gracq , ou plutôt Louis Poirier Agrégé d’histoire-géographie. Œil de géographe : relief, hydrographie, expositions, axes. Les lieux sont pensés en structures, pas en décors. Echelle, cadrage. Il zoome et dézoome avec méthode : plan d’ensemble, lignes de force , points d’appui. Exemple : Un balcon en forêt construit l’Ardenne par crêtes, vallons, brumes, postes, puis replis. Géologie et hydrologie : Le terrain prime : affleurements, talwegs, méandres, nappes de brouillard, vents dominants. Les Eaux étroites est une leçon d’hydrologie intime sur l’Èvre, rive après rive, seuil après seuil. Toponymie et axes. Noms précis, directions, continuités. La Forme d’une ville arpente Nantes par rues, quais, ponts, pentes, et montre comment un tissu urbain impose ses trajectoires au corps. Atmosphère comme système : Météo, lumière, acoustique et odeurs forment un régime continu. Chez lui, un front de brouillard ou un contre-jour modifient la lisibilité d’un site comme le ferait un changement de carte. Syntaxe topographique : Périodes longues, appositions, reprises anaphoriques. La phrase dessine le plan : d’abord l’armature, puis les détails, puis la bascule sensible. Effet d’onde qui “contourne” l’objet avant de le saisir. Seuils et lisières Ports, bordures d’eau, franges forestières, talus, presqu’îles. Le “lieu” naît au contact des milieux. La Presqu’île et Le Rivage des Syrtes travaillent la tension entre terre et eau, connu et indécis. Réel et imaginaire raccordés Orsenna ou les Syrtes sont fictifs mais régis par des lois physiques crédibles. L’imaginaire garde une cohérence géographique, d’où la puissance d’immersion. Mémoire des formes : Le temps sédimente le site. La Forme d’une ville superpose âges urbains, démolitions, survivances. Le paysage devient palimpseste lisible. Poétique sans flou. Lexique exact, images parcimonieuses et orientées. Le lyrisme sert la lisibilité du relief, jamais l’inverse. Références rapides Ville : La Forme d’une ville (Nantes). Forêt/relief : Un balcon en forêt (Ardennes). Cours d’eau : Les Eaux étroites (Èvre). Littoral et seuils : La Presqu’île. Géographie imaginaire crédible : Le Rivage des Syrtes. Le Rivage des Syrtes Un jeune aristocrate d’Orsenna, Aldo, est nommé « observateur » sur le rivage des Syrtes, frontière maritime face au lointain Farghestan, ennemi officiel mais endormi depuis trois siècles. Il découvre un État décadent qui a fait de l’attente sa politique : flottes désarmées, fortins en ruine, traités tabous. Aimanté par la mer interdite et par une grande dame de la cité, il franchit peu à peu les limites : patrouilles plus loin que la ligne fixée, exploration d’îles et de passes, interrogation des archives et des secrets d’État. Cette curiosité devient transgression ; un geste symbolique relance le jeu stratégique et provoque l’engrenage. Les signaux se rallument, les ports s’animent, les escadres sortent : la « veille » bascule en guerre. Roman d’atmosphère et de seuils, Le Rivage des Syrtes décrit la fin d’un monde figé, happé par le désir d’éprouver le réel. Thèmes centraux : fascination du dehors, fatalité historique, politique de l’évitement, géographie comme destin. Style : phrases longues, cartographie précise, métaphores de brumes, d’eaux et de lisières qui rendent perceptible la carte d’un empire au moment où il se réveille. réflexion : métaphore de l'écriture Correspondances clés Attente stratégique → gestation du texte, temps de veille avant la première phrase. Rivage/zone interdite → page blanche, seuil où l’on hésite. Cartes, passes, vents → plan, structure, contraintes formelles. Archives et secrets d’État → notes, lectures, matériaux enfouis. Décadence d’empire → formes usées qu’il faut dépasser. Transgression d’Aldo → acte d’écriture qui franchit le tabou initial. Signal rallumé, flotte qui sort → mise en mouvement du récit après l’incipit. Brume, brouillage des lignes → indétermination productive du brouillon. Lisières et seuils → transitions, changements de focalisation ou de temps. Surveillance du poste → relecture et vigilance stylistique. Geste minuscule qui déclenche la guerre → phrase pivot qui engage tout le livre. Bilan Le roman modélise l’écriture comme passage du report à l’engagement, avec la géographie pour diagramme des choix poétiques. La forme d'une ville Un récit-essai de déambulation et de mémoire sur Nantes. Gracq y cartographie une ville vécue plutôt que décrite : axes, pentes, quais, ponts, passages, faubourgs. Il superpose les couches du temps (ville d’enfance, ville d’études, ville transformée) et montre comment la topographie, la toponymie et les circulations fabriquent des souvenirs. La Loire et l’Erdre (comblées, détournées, franchies) servent de moteurs de perception ; les démolitions et réaménagements modifient l’orientation intime. Le livre mêle géographie sensible, palimpseste urbain, littérature et rêves de lecteur surréaliste. Idée centrale : « la forme d’une ville » change, mais imprime au corps un plan secret qui persiste, d’où la mélancolie précise du retour. Méditation : Métaphore opératoire de l’acte d’écrire et de réécrire. Correspondances précises Déambulation urbaine → exploration mentale du matériau. Axes, pentes, quais → plan, architecture du texte, lignes directrices. Passages, ponts, carrefours → transitions, changements de focalisation, nœuds narratifs. Toponymie → lexique choisi, noms propres comme balises sémantiques. Rivières déplacées/comblées → versions successives, coupes, déplacements de paragraphes. Faubourgs et lisières → marges du projet, digressions contrôlées. Palimpseste urbain → mémoire des brouillons, strates d’écriture conservées-supprimées. Ruptures du tissu (démolitions) → renoncements formels, ablations stylistiques. Orientations corporelles (monter/descendre, rive gauche/droite) → rythmes phrastiques, périodisation des chapitres. Ville d’enfance vs ville présente → tension entre première impulsion et mise au net. Regarder, revenir, comparer → relecture, montage, critique interne. Bilan La forme d’une ville propose un modèle : écrire, c’est cartographier des strates, tracer des trajets, poser des noms, puis accepter que la carte change et réoriente le texte à chaque retour. Repères clés : Cadre : Nantes, rives et quais, passages, quartiers d’étude et de transit. Geste : marche, repérage, retour, comparaison des âges de la ville. Méthode : regard de géographe + mémoire personnelle + lexique exact. Thèmes : palimpseste, orientation, disparition, survie des noms, puissance des seuils. Effet : un atlas intime où l’espace refaçonne la mémoire et inversement. Immédiatement Pierre Bergounioux après Gracq ( dans son esprit et à propos de ressemblances ) Points communs Enseignant de formation, écrivant “à côté” du métier. Ancrage provincial fort qui structure l’œuvre. Sens géologique du paysage et de ses lignes de force. Écriture de la marche, de l’arpentage, des seuils et des reprises. Différences nettes Gracq (Louis Poirier) : imaginaire souverain, géographies littorales et frontières, décors transposés ou fictifs mais crédibles, lyrisme ample et continu. Bergounioux : Massif central et Corrèze, histoire sociale et dépossession, vocabulaire minéralogique/entomologique, carnets et enquêtes, cadence analytique plus sèche. Rapport au temps : Gracq travaille l’attente et le mythe ; Bergounioux la stratification mémoire-classe-technique. Dispositifs : romans d’atmosphère et essais de ville chez Gracq ; courts récits + “Carnets de notes” et atelier de métal chez Bergounioux. Conclusion Même “méthode du lieu” par savoir du terrain. Deux visées : le mythe géographique (Gracq) vs la radiographie historico-matérielle (Bergounioux).|couper{180}
Lectures
Balzac et ses huissiers
C’est une silhouette qu’on imagine à l’angle d’une porte. Un homme en noir, papier plié, formule au présent. L’huissier, dans la vie de Balzac, n’est pas un personnage secondaire. C’est un marque-page. Il vient, il repart, il revient. Il n’interrompt pas l’œuvre, il l’ordonne. La dette est la métrique. Le recouvrement, la ponctuation. Et tout s’ensuit. Avant le roman, la fabrique. Balzac, tenté par l’intégration verticale, s’essaie éditeur, puis imprimeur, puis fondeur. Presses achetées, caractères, atelier rue des Marais-Saint-Germain, aujourd’hui rue Visconti. Les chiffres se mettent à clignoter. Entre 1826 et 1828, l’imprimerie et la fonderie sont liquidées. Le passif s’installe. Selon les notices de la BnF, on parle d’un ordre de grandeur à 60 000 francs pour 1828. D’autres récapitulatifs poussent jusqu’à 100 000 francs en cumulant les lignes (variation fréquente selon sources et périmètres). Quoi qu’il en soit, la scène est plantée : écrire pour payer les intérêts. Écrire vite. Écrire beaucoup. Écrire malgré l’huissier qui sonne. Un peu d’opulence visible, une crédibilité à maintenir. Rue Cassini, Balzac compose la réussite : étoffes, pendules, bibliothèques. C’est un appartement-argument, qui suggère l’abondance face aux partenaires, aux amis, aux créanciers parfois. Pendant qu’il agence la pièce, les relances continuent, la dette reste mobile. La maison sert d’écran et d’atelier. C’est là que s’installent des habitudes : filtrer, différer, déplacer, livrer la nuit ce qu’on a promis le jour. (On peut guetter ici la naissance d’un tempo balzacien : livraison de feuilletons, acomptes, nouvelles avances, nouveaux délais, même boucle.) Les biographies et dossiers muséaux recoupent ce montage de décor et d’arriérés. Mars 1835, nouveau dispositif. Balzac loue un second logement au 13, rue des Batailles, village de Chaillot, sous le nom de « veuve Durand ». On n’entre qu’avec un mot de passe ; il faut traverser des pièces vides, puis un corridor, avant le cabinet de travail aux murs matelassés. Architecture anti-saisie, anti-importuns, anti-huissier. Littérairement, c’est déjà une scène : antichambre, seuils successifs, filtrage. On reconnaît le mécanisme dans certains intérieurs de La Comédie humaine. Le mot de passe lui-même circule dans les souvenirs et brochures (la « veuve Durand » comme sésame), attesté par des sources anciennes relayées par la bibliographie muséale. Avril 1836, collision. Poursuivi, Balzac est arrêté à la rue Cassini et brièvement incarcéré par la Garde nationale ; l’épisode tient moins à un créancier particulier qu’au cumul des obligations civiques et financières qui convergent, mais il fixe la sensation d’un siège permanent. C’est une note de bas de page devenue rythme. Il sort vite. Il doit encore payer. Il réorganise. En 1837, Balzac s’installe « aux Jardies », Sèvres. Idée simple : mettre Paris et ses recouvrements à distance, tout en jouant la plus-value foncière. Lotir, vendre, respirer. Il loge le jardinier Pierre Brouette dans la petite maison visible aujourd’hui, lui habite une demeure plus cossue désormais disparue. Projet rationnel, réalité capricieuse. Les huissiers ne franchissent pas mieux ce périmètre que les précédents ; ils patientent, contournent, reviennent. On écrit la nuit. On promet pour la fin du mois. On rallume la cafetière. Puis Passy, 47, rue Raynouard. La maison a deux issues : Raynouard en haut, Berton en bas. Balzac signe « Monsieur de Breugnol » (par la gouvernante Louise Breugniol). Là encore, l’architecture répond à la procédure : deux portes contre une sommation, un alias contre une assignation. On travaille au rez-de-jardin, on descend par la rue Berton si la cloche persiste. C’est la période la plus productive : la dette devient cadence, la cadence baptise l’œuvre. L’édition Furne (« La Comédie humaine » réunie) fournit de l’oxygène et des contraintes. Le traité laisse à Balzac l’ordre et la distribution, mais l’exécution réelle est chaotique. Livraisons hebdomadaires, volumes 1842-1848, corrections incessantes, retards d’impression. C’est un amortisseur : avances, échéances, visibilité. Pas une délivrance. Les huissiers n’entrent pas dans le colophon, mais l’ordre des volumes ressemble beaucoup à un calendrier de paiements. Ce n’est pas de la cavalerie, c’est de la méthode. Alias et prête-noms. « Veuve Durand » à la rue des Batailles, « Monsieur de Breugnol » à Passy : l’identité-écran retarde l’identification par les études d’huissiers, filtre au portier, laisse travailler. Doubles issues. Rue des Batailles : succession de seuils. Passy : deux portes opposées. L’espace sert à gagner du temps. Le temps sert à livrer. La livraison sert à payer l’acompte. Multiplication d’adresses. Garder Cassini en même temps que Batailles, puis glisser vers Jardies, puis Passy ; toujours un sas, toujours un repli. C’est une géographie de défense. Faire patienter la dette. Acomptes d’éditeurs, prêts d’amis, avances, étalements ; on produit des feuillets comme on fabrique des échéances. La correspondance, les biographies économiques et les relevés muséaux convergent sur ce « temps convertible ». Dans La Comédie humaine, l’huissier n’est jamais loin du notaire, du banquier, du commissaire-priseur ; il tient la poignée de la porte. Le droit devient littéralisme : billet, protêt, cession, saisie, ces gestes écrits qui déplacent des meubles et des vies. On parle souvent de l’obsession économique de Balzac ; on peut la décrire plus simplement : tout commence quand un papier entre dans une chambre. César Birotteau, les Maisons Nucingen, le cousin Pons : que vaut un salon sans quittance, un honneur sans échéance ? Or la biographie et l’œuvre font système. La double issue de Passy, c’est un chapitre en devenir ; le mot de passe de la rue des Batailles, un dispositif dramatique ; l’incarcération de 1836, un signal bref du réel qui cogne. La fiction réassemble et redistribue. L’huissier, muse négative, règle le débit de la phrase : injonction, délai, mainlevée. On lit parfois Balzac en pure sociologie. C’est utile, mais insuffisant pour saisir un geste d’atelier : le montage financier devient montage narratif. La promesse d’un éditeur, c’est un chapitre promis. La pénalité d’un retard, c’est une relance d’intrigue. La dette, moteur éthique et mécanique : elle force à voir comment les papiers administrent les corps, comment le langage du droit se fait dialogue, comment une main sur une poignée peut valoir plus qu’une proclamation. L’huissier, en somme, impose la forme : on écrit avec l’ennemi dans l’escalier. On reconnaît aussi chez Balzac une esthétique du seuil : l’antichambre, l’escalier de service, la loge, le corridor. Ces lieux qui retardent et orientent, très concrets dans les domiciles réels, se transposent avec exactitude. À Passy, descendre la rue Berton, c’est une ruse. Dans les romans, franchir trois portes avant d’atteindre un cabinet, c’est un suspense pratique. Rien n’est décoratif : la topographie est une procédure. Je me suis demandé si cet article tiendrait debout et pourquoi ? Parce que l’histoire des poursuites fournit plus qu’un contexte : une grammaire. On y trouve des sujets (créanciers), des verbes (signifier, saisir, assigner), des compléments (meubles, loyers, créances), et surtout une temporalité : délais, termes, prorogations. Balzac a vécu cette grammaire à même les murs. Il l’a recyclée en syntaxe romanesque. La Comédie humaine, lue depuis la porte d’entrée, devient un immense répertoire de situations procédurales : qui entre, avec quel papier, dans quelle pièce, sous quel nom. Il ne s’agit pas de réduire l’écrivain à son dossier comptable, mais de prendre acte d’une évidence matérielle : sans la pression des échéances, sans la nécessité de convertir le temps en pages et les pages en acomptes, l’architecture de l’œuvre serait autre. L’huissier, en bord de champ, enregistre le tempo. Dans une version purement héroïque, tout commence par la vocation et finit par les chefs-d’œuvre. Dans la version matérielle, plus exacte et plus utile, tout commence par une imprimerie mal calibrée et finit par une maison à deux sorties. Entre les deux, un homme qui écrit la nuit, signe sous alias, déplace ses meubles, répond à des épreuves, ajuste des volumes, et devance tant bien que mal l’homme en noir. La littérature, ici, ne couvre pas la dette ; elle la transforme. Sources : CCFr / BnF, “Fonds Impressions de Balzac (1825-1828)” : faillite des entreprises d’édition/imprimerie, estimation du passif 1828 ≈ 60 000 fr. BnF, “Balzac en 30 dates” : brevet d’imprimeur (1826), liquidation 1828, rappel d’un cumul de dettes parfois chiffré plus haut (≈ 100 000 fr. en récapitulatif). Essentiels Maison de Balzac (Paris Musées), “Historique de l’édition Furne” : calendrier 1842-1848, clauses, retards, rôle de Balzac dans la fabrication. Maison de Balzac BnF, “Édition Houssiaux / Furne (notice Essentiels)” : 17 vol. illustrés 1842-1848, suivi étroit par Balzac. Maison de Balzac, “Paradoxes du musée littéraire” : alias et adresses (veuve Durand rue des Batailles ; « Monsieur de Breugnol » à Passy). Maison de Balzac Wikipedia FR, “Honoré de Balzac – Les demeures” : rue des Batailles, mot de passe, arrestation du 27 avril 1836 à la rue Cassini ; maison de Passy à deux issues et alias « Breugnol ». (Synthèse récente, à croiser avec sources muséales.) Wikipédia Archive.org, Pro domo : la maison de Balzac : mention de la « veuve Durand » comme sésame à la rue des Batailles. Internet Archive Maison des Jardies (site officiel, dossier de visite PDF + page Histoire) : installation de Balzac en 1837, projet de lotissement, maison du jardinier (Pierre Brouette), contexte Sèvres. History of Information : expérience d’imprimeur (1826), brève et ruineuse. (Ressource secondaire utile pour l’amorçage chronologique.) R. Bouvier, “Balzac, homme d’affaires”, Revue d’histoire moderne et contemporaine, JSTOR : éclairages économiques (train de vie, dettes fin 1847, rue Fortunée). L'illustration Nota méthode. Les montants varient selon périmètres (dettes professionnelles vs cumul de dettes et frais). Je signale la plage et privilégie les notices BnF et muséales pour les repères datés.|couper{180}
Lectures
Correspondance Mallarmé-Whistler
Livre de correspondance mais monté comme un récit, ce volume reconstruit les dix années où Stéphane Mallarmé et James McNeill Whistler deviennent l’un pour l’autre ce que la fin d’un siècle invente de plus tenace : une amitié d’atelier, de lettres brèves, de rendez-vous manqués, d’affaires juridiques qui consomment des journées entières et de gestes d’art qui comptent plus que le reste, et c’est la force du montage de Carl Paul Barbier : accumuler, classer, annoter, mais sans gommer l’accroc des timbres, les orthographes vacillantes, la vitesse de la carte pneumatique, l’énergie qui passe entre la rue de Rome, la rue du Bac, Valvins, Londres, les gares, les salles d’audience, les librairies qui vendent peu, et l’atelier où tout recommence le soir venu . On commence par la table matérielle : des planches, un frontispice où Whistler mord le cuivre pour fixer Mallarmé, un Avant-propos qui promet l’exactitude et le refus de lisser les curiosités de langue du peintre, un Appendice qui reproduit en français le « Ten O’Clock », puis les Provenances et l’Index : c’est un livre d’archives qui assume sa fabrique, mais qui se lit comme la chronique serrée d’une fraternité esthétique . Le nœud se fait en 1887-1888 : Monet en tiers discret, Café de la Paix, déjeuner à trois, et l’accord tombé net : Mallarmé traduira la conférence de Whistler, ce Ten O’Clock qui affirme l’autonomie du fait pictural, l’art pour l’art, le refus de la morale illustrative et du récit plaqué sur l’image ; à partir de là, les cartes filent, les rendez-vous s’aimantent, Dujardin s’occupe de l’édition, Gillot et Wason pour les questions d’imprimeur et d’épreuves, Vielé-Griffin vient prêter sa compétence bilingue, on travaille jusque tard un samedi pour tenir la date : scène d’atelier à quatre mains, où la prose de Mallarmé cherche l’équivalent de l’attaque whistlérienne, où l’on hésite, où l’auteur retourne sur ses ambiguïtés, demande d’arrêter les presses, d’ajuster telle nuance, puis signe : c’est une page essentielle du livre parce qu’on y voit la traduction comme lieu même de l’amitié — on se lit pour se rectifier, on s’admire pour mieux couper — et parce que la diffusion restera cette affaire paradoxale : silence poli des grands journaux, circulation sûre chez les initiés, Italie, Bruxelles, cercles symbolistes, avec la querelle sourde sur « la clarté » française face à ce dandysme d’outre-Manche . Sitôt dit, autre séquence qui donne sa texture romanesque à l’ensemble : l’affaire Sheridan Ford et The Gentle Art of Making Enemies, Whistler qui se bat pour bloquer une édition pirate, l’avocat Sir George Lewis côté Londres, puis Beurdeley et Ratier côté Paris, Mallarmé qui conseille et relaie, la saisie obtenue en Belgique, on tente d’empêcher l’impression à Paris, les nuits trop pleines d’« allers-retours » : ce que la correspondance retient, ce n’est pas seulement le dossier, c’est la façon de s’en parler, l’humour, la dureté, l’entêtement, et ce qu’une telle bataille révèle : la gestion moderne d’une œuvre, son image publique, la part de publicité que Whistler sait manier, l’ombre courte des maisons d’édition et des revues ; l’amitié, ici, c’est aussi une compétence qu’on partage, une énergie à tenir la ligne esthétique jusque dans les tribunaux . 1892 condense une autre lueur : Vers et Prose sort chez Perrin, Whistler trouve « le petit livre charmant », Mallarmé lui réserve l’exemplaire Japon avec un distique bravache qui mesure la fraternité dans l’aiguille de la lithographie, et la fabrique matérielle de l’ouvrage est documentée jusqu’aux feuilles, aux heures de corrections, aux papiers Chine, Hollande, Japon : un savouré de chiffres qui, chez Barbier, fait raisonner la prose avec le plomb des ateliers ; c’est tout Mallarmé : la page, son air, ses blancs, et la gravure de Whistler venant comme une signature partagée, l’« à mon Mallarmé » au crayon : l’amitié a sa matérialité, sa monnaie d’épreuves, sa circulation d’images, et le livre en garde la cadence exacte . Le milieu des années 1890 bascule vers les complications : santé, deuils, rumeurs, procès interminables — l’affaire Eden qui mènera jusqu’à la Cour d’appel de Paris fin 1897 — et l’on voit comment Mallarmé se met au service tactique du peintre, lettres à Dujardin, visites à l’avocat, messages aux Présidents, cartes qui appellent à « ce tact Mallarmé infaillible », pendant que Whistler est cloué au lit d’un hôtel, rhume, puis grippe, dans l’attente d’une audience reportée : la prose s’échauffe, « je vous écris, cela devient Poésie », et c’est tout le drôle de ce livre : la poésie sort des contraintes, de la police des couloirs, des « conclusions de l’Avocat Général » qu’on lit à l’heure du dîner ; à la fin de novembre, décembre, on s’organise, on cale le rendez-vous rue du Bac, on partage les nouvelles, on tient ferme le cap du procès, et c’est un hiver français à deux : visites au Louvre où Julie Manet se souviendra d’un bouton couleur cassis, salons du mardi, portrait de Geneviève montré, donné, choisi dans une pile d’épreuves — l’atelier circule au milieu de la ville, le livre fait entendre sa rumeur de pas, de fièvre, d’art vu de près . Dans les lettres qui suivent, une page suspendue : Whistler veuf, Mallarmé qui répond avec une simplicité droite, refusant d’isoler l’ami de la présence de celle qui fut « le bonheur », rappelant Valvins, la maison, la dernière feuille qui tombe, et promettant de revenir à Paris pour « les trompettes » du procès : un ton d’extrême pudeur, l’évidence d’un lien qui tient mieux que les dates ; l’éditeur a laissé ce tremblement intact, c’est là que la correspondance devient récit, et c’est pour cela qu’on la lit : pas pour le pittoresque fin-de-siècle, mais pour la tenue d’un langage de fidélité qui n’a pas besoin d’emphase . Le dernier chapitre de leur proximité s’écrit en 1898 : invitations à l’atelier de la rue Notre-Dame-des-Champs, Renoir au menu des conversations, dîners qui prolongent la lumière, Vanderbilt posé puis achevé, une journée d’août à Valvins, fêtes le lundi, au revoir de saison, et puis chacun retourne à sa ville, ses portraits, ses textes, ses soucis ; on sait la date butée, septembre, la fin de Mallarmé, si proche, que le livre ne dramatise pas, préférant aux grands nœuds tragiques l’enchaînement des gestes courts : « venez, voyez, dînons, demain à midi, pardonnez-moi de ne pas vous rencontrer à mi-chemin » ; la modernité de ce duo est là : l’art se fabrique dans une géographie réduite à quelques rues, à des cartes portées en une heure, à des épreuves qu’on signe et redistribue, et dans cette compacité la pensée du poème et de la peinture s’aiguise ; la correspondance, comme forme, devient l’espace de travail même . Entre ces pôles, Barbier insère des seconds rôles décisifs : Duret, Mirbeau, Huysmans, Moore, Heinemann, Pennell, Whibley, Berthe Morisot, Méry Laurent, et ce réseau explique comment les idées du « Ten O’Clock » se débrouillent en France, par cercles, comment elle rencontrent les réserves : question de clarté, d’humeur nationale, de presse qui traîne, de librairie qui n’insiste pas ; on voit aussi la fabrication d’une image publique, les toasts, un dîner d’hommage où Mallarmé remercie d’une voix familiale, la critique de la vie « mise en musique » qu’un correspondant lit dans ses pages, et ces minuscules transferts : sucre d’orge, prévenances, cartes de visite, dont le livre garde trace, comme s’il fallait faire droit aux choses infimes qui maintiennent les liens quand la grande machine du monde devient fatigante . Reste l’appareil : Barbier l’écrit net dans son Avant-propos — il ne corrige pas Whistler, garde jusqu’aux « curiosités orthographiques », et s’il semble parfois donner au peintre « le beau rôle », c’est que les lettres l’imposent, et parce qu’aussi, côté français, la bibliographie sur Mallarmé abonde quand l’Américain a besoin d’un surcroît de contextes ; le pari est d’ailleurs réussi : on sort du livre avec un Whistler plus proche, drôle, félin, obstiné, et un Mallarmé plus concret, tacticien et disponible, logicien des moindres détails matériels du livre et de l’image, sans renoncer à sa souveraine économie de parole . Résumer : une histoire d’alliance entre deux souverainetés — la phrase et la touche — dont la scène première est une traduction, dont la scène seconde est un livre de poèmes accompagné d’une gravure, dont la scène troisième est un tribunal, et entre les scènes des couloirs, des salons, des musées, des petites villes où on rentre fermer la maison, l’air d’automne qui passe, le bouton « cassis » sur l’épaule d’une jeune fille qui copie au Louvre, les « trompettes » d’un procès qui n’achève rien, la page qui prend, au jour le jour, le relais de la conversation : la correspondance dit cela, exactement : comment l’art, pour tenir, a besoin de cette trame têtue d’attention, de disponibilité, de logistique et d’élégance, et comment, dans l’Europe 1888-1898, deux noms la tissent au présent, Mallarmé et Whistler, jusqu’à la dernière poignée de main, jusqu’au dernier « à demain », et ce « pardon de ne pas vous rencontrer à mi-chemin » qui sonne comme la formule même de l’amitié, quand l’art vous occupe à plein et que le monde, lui, ne cède pas .|couper{180}
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La page comme aventure — lire Damase pour réapprendre à voir
La page comme aventure — lire Damase pour réapprendre à voir On ouvre ce livre et la table devient atelier. Pas un traité de plus sur la poésie, pas un musée de curiosités d’avant-garde. Damase prend un objet que l’on croit acquis, la page, et il la rend de nouveau incertaine. Il remonte à Mallarmé, au Coup de dés de 1897, non pour sacraliser un moment, mais pour décrire un basculement dont nous vivons encore les ondes. La page cesse d’être couloir rectiligne. Elle devient scène, plan, partition. Les blancs prennent la place de la ponctuation. Les corps typographiques hiérarchisent la voix. La lecture s’effectue par bonds, par blocs, par diagonales. Et tout à coup notre manière d’écrire à l’ordinateur, nos fichiers exportés en PDF, nos billets de blog et affiches, sont rattrapés par ce geste ancien qui les regarde déjà. Ce qui frappe d’abord, c’est l’allure d’inventaire très concret que propose Damase. Il n’érige pas Mallarmé en monolithe. Il montre un point de départ, un dispositif pensé comme tel — la page comme unité — et suit ses reprises, ses bifurcations. Segalen, Apollinaire, Claudel. Puis le grand dépliant de Cendrars avec Delaunay, où texte et couleur se répondent sur une longue bande qu’on déploie. Les futuristes qui s’attaquent à l’« harmonie » de la page et la renversent au profit de vitesses et d’angles. Dada et ses simultanéités, plusieurs voix à la fois, plusieurs lignes qui cohabitent. La publicité et l’affiche qui se saisissent des lettres comme formes, choc de tailles et de poids, lisibilité comme stratégie. Puis De Stijl, le Bauhaus, Tschichold : retour de la règle, des grilles, de la clarté fonctionnelle, non contre la modernité, mais pour lui donner des moyens stables. L’avant-garde n’abolit pas la lisibilité, elle la redistribue. Le livre avance par paliers. On quitte vite l’idée confortable d’une littérature qui resterait dans ses colonnes tandis que l’art occuperait la couleur et la forme. Klee, Braque, Picasso font entrer la lettre dans la peinture. Les typographes traitent la page comme architecture. Les poètes testent des mises en page non linéaires qui demandent un autre corps du lecteur. La main qui tient, qui plie, qui tourne. Les yeux qui comparent, pèsent, reviennent. Et quand Damase revient en arrière vers les manuscrits médiévaux ou la calligraphie, ce n’est pas pour noyer l’histoire dans l’érudition. C’est pour montrer que l’articulation signe/image/page n’a jamais cessé d’être une question d’outil et de regard, pas d’ornement. La révolution de Mallarmé n’arrive pas ex nihilo. Elle cristallise des tensions longues, puis elle les rend productives. On lit Damase et on pense à nos propres pages. Le placeur que nous sommes tous devenus, avec nos logiciels, nos modèles par défaut, nos marges normalisées. On s’aperçoit que beaucoup de nos choix ne sont pas neutres. Taille de caractère, interlignage, gras, italiques, espace avant un titre, quantité de blanc avant un paragraphe clé. Ce sont des décisions d’écriture. Les blancs peuvent devenir opératoires, non décoratifs. Les différences de corps, des accents narratifs. Le livre le dit sans prescription doctrinale. Il préfère l’exemple, la généalogie, la main qui montre : regarde ici, là ça bascule, là ça s’est tenté, là ça a tenu. Ce déplacement a une conséquence plus forte qu’il n’y paraît. La page cesse d’être simple véhicule du texte. Elle devient une part du sens. Ce que Mallarmé indiquait par la distribution des blancs, d’autres l’ont poussé vers la simultanéité, la couleur, l’assemblage avec l’image, la cartographie de lecture. Le roman, rappelle Damase, resta longtemps conservateur, attaché au pavé gris XIXe, au confort de l’œil. La publicité, elle, a su plus vite investir la page comme plan de forces. Résultat paradoxal : pour comprendre nos journaux, nos écrans, notre flux d’images et de textes, il faut passer par cette archéologie de la page littéraire. Il y a une éthique de l’ordonnance qui n’est pas moins importante que le style. La page impose une responsabilité. Ce n’est pas un manuel, pourtant on sort de cette lecture avec des gestes en poche. Par exemple : élargir les marges pour faire respirer une séquence dense, puis resserrer pour imposer un tunnel de lecture. Jouer le dialogue de deux corps, l’un pour l’ossature, l’autre pour l’attaque. Confier à la ponctuation une part du rythme, mais accepter qu’une ligne blanche serve de césure plus nette qu’un point. Doser l’italique comme voix intérieure plutôt que simple emphase. Faire de la page une unité, non un réservoir illimité de lignes. Et quand on revient à Un coup de dés, on comprend que le hasard n’est pas dehors comme désordre. Il est dans la tension entre règle typographique et liberté d’ordonnance. S’il y a hasard, il se voit parce que la règle est exposée. Lire Damase, c’est aussi rencontrer une histoire des échecs. Le lettrisme, avec sa promesse de tout refonder depuis la lettre, fascinant sur le papier, souvent stérile dans ses effets. Des manifestes où la page est annoncée comme champ total, mais sans faire système. Cette honnêteté fait du bien. Tout ne se vaut pas. Tout ne marche pas. Ce qui fonctionne tient par un équilibre fin entre expérimentation et lisibilité, entre intensité visuelle et chemin du lecteur. Tschichold, Moholy-Nagy, Lissitzky ne sont pas là comme icônes froides. Ils servent à mesurer ce que le texte gagne quand quelqu’un prend au sérieux la relation des éléments sur la page. Même les exemples venus de la pub ne sont pas là pour faire peur. Ils éclairent ce que la littérature a parfois renoncé à exploiter. Quel intérêt aujourd’hui, où nous lisons surtout sur écran, où les formats se recomposent selon la taille de nos téléphones, où la page au sens physique vacille. Justement. La page numérique n’a pas aboli la page. Elle en a déployé la variabilité. Les principes évoqués par Damase valent au moment où l’on conçoit une maquette responsive, où l’on décide de la hauteur des interlignes, des espaces avant et après, du contraste entre un bloc de citation et le fil narratif. Ils valent pour un EPUB comme pour un PDF. Et ils permettent d’interroger des habitudes prises par confort. Pourquoi tant de gris uniforme. Pourquoi cette fatigue à la lecture longue. Parce que la page, réduite à un tuyau, ne joue plus son rôle d’espace. Le ton du livre reste sobre. Pas de grand geste de revendication. Un fil clair, des exemples choisis, des convergences mises en lumière. On peut y entrer par la poésie, par l’histoire de l’art, par le graphisme. On peut aussi y entrer d’un point de vue très pragmatique : que puis-je modifier dès ce soir dans ma manière d’écrire et de mettre en page pour rendre visible ce qui compte. Le livre propose sans injonction. Il ne s’achève pas sur un modèle à imiter, mais sur un appel : refaire de la page un lieu d’invention, et pas seulement de transport. Si l’on cherche des raisons de lire, en voici trois. D’abord, on lit mieux Mallarmé et tout ce qui s’est joué autour. On comprend que la modernité formelle n’est pas caprice, mais méthode. Ensuite, on gagne une lucidité neuve sur nos outils : l’éditeur de texte n’est pas un accident, il est une grammaire en action. Enfin, on reçoit l’autorisation d’essayer. Essayer quoi. Deux corps qui dialoguent. Une hiérarchie de titres qui parle au lieu d’orner. Une ponctuation qui s’allège parce que les blancs prennent le relais. Des blocs qui se répondent à la page plutôt que de défiler sans horizon. On referme Damase avec l’envie de rouvrir des livres. De reprendre Un coup de dés, non pour l’exercer en légende, mais pour y voir la logique d’espace qui le soutient. De déplier la Prose du Transsibérien et sentir comment la couleur porte le texte. De regarder une affiche de Lissitzky et d’y lire une leçon d’économie et de force. Et surtout, on revient à nos pages à nous. On redresse une marge. On déplace un titre. On ose un blanc plus large avant une phrase dont on attend l’effet. On prend conscience que la page, loin d’être un fond neutre, est l’un des lieux où s’écrit la pensée. À partir de là, le livre de Damase n’est plus un ouvrage d’histoire. Il devient un outil. Un rappel que lire et écrire se décident aussi là où l’encre ne dit rien : dans l’air qui tient entre les lignes.|couper{180}
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Conversation — Gabarits syntaxiques (09/10/2025)_02
📘 Fiche récap — Raymond Carver, Débutants (focus littérature) 1) L’ouvrage en deux lignes Vies ordinaires au bord de la casse : cuisines, motels, garages, hôpitaux, parkings. Diction simple, dialogues secs, détails concrets qui font remonter l’émotion sans explication ; fins ouvertes. 2) Thèse / geste d’écriture Montrer le drame par l’ordinaire — l’objet, le geste, la réplique — plutôt que par l’analyse. Laisser circuler la dignité des personnages : peu de psychologie, beaucoup d’indices (odeurs, matières, habitudes). Le sous-texte (manque, peur, désir) travaille en silence sous la surface descriptive. 3) Les 5 principes majeurs (pour lire / imiter) Phrases courtes + dialogues : déclaratives simples, verbes usuels ; répliques qui portent le sens implicite. Focalisation proche : un “je” ou “il/elle” discret ; temps passé/imparfait descriptif ; angle domestique (cuisine, salon, voiture). Concret sensoriel : listes d’objets, matières, marques ; peu de métaphores. Montage sobre : alternance narration/dialogue ; ellipses, transitions minimales. Clôtures non morales : fin sur un objet/geste/regard, pas de sentence. 4) Gabarits syntaxiques (patrons réutilisables) + exemples tirés de Débutants (≤ 25 mots) Énoncé concret simple « [Lieu], [personnage] [action brève]. » Ex. : « Il y songea en sirotant le whisky. » Inventaire prosaïque « [OBJET], [MATIÈRE], [TAILLE/ÉTAT]… » (enchaîner 3–4 éléments) Ex. : « La batterie de cuisine d’aluminium brillant occupait une partie de l’allée. » Ex. : « Une nappe de mousseline jaune… recouvrait la table et pendait sur les côtés. » Constat + rectification (sec) « Pas [X] ; rien que [Y]. » Ex. : « Il n’y eut aucun échange d’amabilités…, rien que le minimum de mots requis. » Question-réplique (dialogue porteur) « — [Question simple] ? — [Réponse brève]. » Ex. : « — Vous voulez la photo de votre maison, ou pas ? » Ex. : « — Ça, c’est une autre histoire, il a dit. » Gnomique discret (trait de caractère) « [Prénom] n’aimait pas [X]. » Ex. : « Jerry n’aimait pas qu’on lui dise ce qu’il avait à faire. » Clôture sur geste/objet « [Geste matériel] ; [silence/attente]. » Ex. : « Il gardait les yeux baissés sur les photos et la laissait parler. » 5) Feuille de style “Carver — Débutants” Amplitude : 1–3 phrases courtes par paragraphe ; nombreux dialogues. Connecteurs : et / mais / puis / alors ; éviter les tournures abstraites. Verbes : verbe d’action/usage (verser, poser, regarder, dire, prendre). Détails : viser 6–10 éléments (objets/matières/bruits) par scène. Motifs : alcool/café ; voiture/route ; argent/travail ; télé/hôpital/cuisine. Voix externes : 2–3 répliques brèves qui déplacent la scène. Clôture : finir sur un objet/geste/regard, pas d’effet “morale”. 6) Procédure de réécriture (7 étapes) Cadre : définir un lieu concret (cuisine, voiture, salle d’attente). Noyau(≤ 15 mots) : geste + objet + tension (« elle fait le café, il prépare sa valise »). Inventaire(10) : objets, matières, sons, odeurs du lieu. Dialogues (3) : trois lignes utiles (question, esquive, fait). Motifs (2–3) : un objet qui revient, une habitude, un bruit. Déploiement : 1–2 paragraphes alternant inventaire → réplique → rectification. Affinage : couper l’explication ; garder le détail qui fait basculer. 7) Exercices rapides Inventaire aveugle : décrire un lieu par 8 objets + 3 bruits/odeurs (0 métaphores). Une page / 100 mots : 70 % de phrases ≤ 8 mots ; 3 répliques. Dialogue sans incises : 6 répliques en ping-pong, aucune didascalie ; sens par sous-texte. Déplacer la fin : récrire la dernière phrase sur un objet (pas d’explication). Argent/Travail : glisser 1 signe matériel (facture, badge, horaires) qui révèle l’enjeu. 8) Prompt prêt à l’emploi Réécris le passage suivant dans l’esprit de Raymond Carver (Débutants), en appliquant : phrases courtes ; dialogues qui portent l’émotion ; inventaire concret (objets/matières/sons) ; 2–3 motifs simples ; clôture sur un geste/objet (sans morale). Paramètres : [Lieu]=… ; [Noyau ≤15 mots]=… ; [Inventaire 10]=… ; [Dialogues x3]=… ; [Motifs 2–3]=… ; [Temps]=passé/imparfait ; [Amplitude]=1–2 paragraphes. Texte source : « …[ton texte]… » 9) Note éthique Personnages/lieux réels → anonymiser si besoin ; pas de misérabilisme ni de sensationnalisme. Regarder juste (objets, gestes, contraintes matérielles) ; la pudeur fait place à la vérité du détail. le titre original est Beginners À noter : ces textes sont le manuscrit rétabli des nouvelles que Carver avait livrées avant les coupes de Gordon Lish ; la version publiée en 1981 portait le titre What We Talk About When We Talk About Love|couper{180}
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Conversation — Gabarits syntaxiques (09/10/2025)
📘 Fiche récap — Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre (focus littérature) 1) L’ouvrage en deux lignes Fragments qui pensent la limite : dire l’indicible par retrait, ouvrir un dehors sans récit. La phrase brève, paradoxale, substitue à l’événement un concept mobile (désastre, nuit, séparation). 2) Thèse / geste d’écriture Écrire au bord de ce qui défait l’expérience : non pas raconter mais dés-œuvrer la narration, laisser parler l’absence. La forme fragmentaire et l’énonciation impersonnelle déplacent le sujet, substituant à l’aveu la réserve et au pathos une exactitude négative. 3) Les 5 principes majeurs (pour lire / imiter) Période brève, aphoristique : points nets, deux-points, tirets, parenthèses ; rectifications fréquentes (“non pas…”). Voix impersonnelle : “il / on” gnomiques ; adresse rare, si elle surgit, c’est un impératif de retrait. Lexique abstrait & images simples : cercle, centre, nuit, seuil, loi, dehors ; peu d’objets concrets, forte charge conceptuelle. Montage par fragments : blocs autonomes reliés par motifs et reprises (anaphores, variations). Clôtures ouvertes : image ou paradoxe final, jamais de morale ni de conclusion explicative. 4) Gabarits syntaxiques (patrons réutilisables) Rectification paradoxale « [X], non pas [Y], plutôt [Z]. » Ex. : « Quand le désastre survient, il ne vient pas. » Définition déplacée « [Concept] : [prop. 1], et pourtant [prop. 2] qui l’annule. » Ex. : « Le désastre ruine tout en laissant tout en l’état. » Gnomique « On [verbe] quand [condition], sauf quand [exception] — et c’est alors [déplacement]. » Ex. : « On ne peut y croire. » Seuil / image géométrique « [Motif] tient au bord : cercle sans centre, droite qui revient à son origine. » Ex. : « … un cercle éternellement privé de centre. » Clôture sans morale « Alors [image nue] — rien d’autre. » Ex. : « Le désastre est séparé, ce qu’il y a de plus séparé. » 5) Feuille de style “Blanchot — L’Écriture du désastre” Amplitude : fragments de 1 à 3 phrases. Ponctuation : deux-points pour définir, tirets pour déplacer, parenthèses pour révoquer. Verbes : être, venir, ôter, ruiner, séparer, croire, demeurer. Motifs (2–3) : désastre / nuit / centre-absent (leur valeur doit glisser au fil du texte). Références externes : 1 voix d’autorité (nom propre) éventuellement, aussitôt déplacée. Interdit : psychologie explicite, morale, lyrisme décoratif ; privilégier précision négative et réserve. 6) Procédure de réécriture (7 étapes) Adresse : en principe aucune ; si nécessaire, un impératif bref (“laisse…”, “n’insiste pas”). Noyau (≤ 15 mots) : remplacer l’événement par un concept-noyau (séparation, attente, effacement). Inventaire (10) : cercle, centre, ligne, seuil, nuit blanche, voix, silence, loi, dehors, passivité. Voix du dehors (3) : doxa (“on croit…”), maxime, auteur (nom). Motifs (2–3) : désastre, nuit, centre ; les faire revenir déplacés. Déploiement : 2 fragments enchaînant définition → rectification (“non pas…”) → question ou parenthèse → image. Affinage : couper les explications, resserrer aux paradoxes ; veiller aux deux-points et aux tirets. 7) Exercices rapides Non pas… : écrire 5 rectifications (“non pas X, mais Y”), chacune suivie d’une image. Fragment gnomique : 3 phrases au présent gnomique sur un même motif (nuit / centre / seuil). Image géométrique : traduire un affect par cercle / droite / centre manquant (2 phrases). Déplacement d’autorité : citer un nom (philosophe, auteur) et déplacer sa thèse en 2 lignes. Retour de motif : faire revenir un même mot à trois endroits avec une valeur différente chaque fois. 8) Prompt prêt à l’emploi Réécris le passage suivant dans l’esprit de Maurice Blanchot (L’Écriture du désastre), en appliquant : fragments brefs ; voix impersonnelle ; rectifications paradoxales (“non pas…” / “plutôt…” / “et pourtant…” ) ; 2–3 motifs (désastre / nuit / centre) qui glissent de valeur ; une image géométrique en clôture ; aucune morale. Paramètres : [Noyau ≤ 15 mots]=… ; [Inventaire 10]=… ; [Voix x3]=… ; [Motifs]=… ; [Amplitude]=2–4 fragments ; [Temps]=présent gnomique. Texte source : « …[ton texte]… » 9) Note éthique Si le texte touche au traumatique : anonymiser ; refuser la spectacularisation ; préférer la retenue (déplacement, silence, image) à l’éclat. La forme ouvre un sens, elle n’exonère pas la responsabilité.|couper{180}
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Conversation — Gabarits syntaxiques (08/10/2025)
à propos de Dépaysement, Voyages en France, Jean-Christophe Bailly|couper{180}
Carnets | creative writing
Conversation — Gabarits syntaxiques (07/10/2025)
📚 Fiche récap — Laurent Mauvignier, Ce que j’appelle oubli (focus littérature) 1) L’ouvrage en deux lignes Récit d’une agression mortelle inspirée d’un fait divers, écrit comme une phrase‐fleuve adressée à un “tu”. La littérature y sert de contre-récit éthique à l’oubli social. 2) Thèse / geste d’écriture Faire tenir, dans un souffle ininterrompu, la mémoire d’un corps et l’énonciation d’un témoin : parler “à” quelqu’un pour empêcher la disparition morale, sans plaidoirie explicite, par la force du détail concret et de la polyphonie rapportée. 3) Les 5 principes majeurs (pour lire / imiter) Syntaxe-flux (quasi une seule phrase, peu de points) : parataxe, incises, reprises correctives (“non, pas…”, “plutôt…”), effet d’urgence et d’oppression du souffle. Adresse à un “tu” (énonciation relationnelle) : la parole s’adresse à un proche (frère, témoin), créant une intimité responsable qui remplace la morale par la compassion lucide. Poétique du détail prosaïque : objets banals (néon, badge, carrelage, canette) comme motifs qui matérialisent l’injustice et reviennent avec un sens déplacé. Polyphonie filtrée (voix sociales rapportées) : rumeurs, discours institutionnels et clichés intégrés en style indirect pour être aussitôt démontés — naissance d’un contre-récit. Politique de l’oubli (titre-programme) : transformer l’oubli en mémoire adressée ; la littérature prend le relais là où le récit factuel échoue à rendre la dignité. 4) Gabarits syntaxiques (patrons réutilisables) Adresse + nécessité : « Je te le dis, [TU], parce que [JUSTIFICATION], et [CONSÉQUENCE]. » Ex. : « je te le dis à toi parce que tu es son frère » Constat + rectification : « On dirait [X], non, pas [X], plutôt [Y], parce que [RAISON]. » Ex. : « je ne dirais pas abattus sur lui… non, pas du tout » Inventaire prosaïque : « [OBJET], [SURFACE], [BRUIT], et [GESTE], parce que [EFFET]. » Ex. : « l’odeur de poisson, le froid des surgelés et les jambons sous vide » Voix sociale + démontage : « On a dit que [RÈGLE], sauf que [CONTRADICTION CONCRÈTE]. » Ex. : « un homme ne doit pas mourir pour si peu » — « tu entends les mots qu’ils disent ? » Retour de motif : « [MOTIF] d’abord [V1], puis [V2], à la fin [V3]. » Ex. : « il avait bu une canette » → « il finit de boire la canette » → « comme une canette écrasée » Clôture sans morale : « Alors [DÉTAIL CONCRET], et c’est à toi que je le dis. » Ex. : « un léger bruit de frigo » … « je te le dis à toi » 5) Feuille de style “Mauvignier — Oubli” Phrase-fleuve : 1–3 longues périodes ; virgules, tirets “—”, conjonctions (et/mais/parce que). Adresse : “tu” explicite dès l’ouverture, lien rappelé (frère/ami/soi d’avant). Concret : 6–10 détails matériels par scène ; verbes simples d’action ; peu d’adjectifs lyriques. Motifs : 2–3 objets-pivot qui reviennent et changent de valeur. Polyphonie : 2–3 voix du dehors (sécurité, presse, voisin) rapportées puis déjouées. Éthique : pas de sentence finale ; une image, un geste, une adresse. 6) Procédure de réécriture (7 étapes) Définir le “tu” et le lien. 2) Résumer l’événement en 15 mots (geste+lieu+objet). 3) Lister 10 détails sensoriels. 4) Noter 3 voix sociales à démonter. 5) Choisir 2–3 motifs. 6) Écrire une seule phrase (200–400 mots) : adresse → détails → voix → rectifications → motifs. 7) Élaguer la morale, renforcer détails et incises. 7) Exercices rapides Inventaire aveugle : réécrire un passage uniquement avec objets + verbes d’action. Une phrase : condenser un paragraphe en une seule période avec 3 rectifications. Adresse déclarée : ouvrir par “Je te le dis…” avec le “tu” situé. Contre-récit : insérer 3 voix externes, les contredire par un détail matériel. Refrain : faire revenir 2 motifs à trois moments, sens déplacé à chaque retour. 8) Prompt prêt à l’emploi Réécris le passage suivant à la manière de Mauvignier (Ce que j’appelle oubli), en appliquant : phrase-fleuve (peu de points, virgules et “—”), adresse au “tu” dans les 50 premiers mots, détails concrets dominants, 2–3 motifs récurrents qui changent de valeur, voix sociales intégrées puis démontées, clôture sans morale (détail ou adresse). Paramètres : [Destinataire “tu”]=…, [Noyau 15 mots]=…, [Inventaire 10 détails]=…, [Voix x3]=…, [Motifs 2–3]=…, [Temps/focalisation]=…, [Amplitude]=1–2 longues phrases. Texte source : « …[ton texte]… » 9) Note éthique Si la matière vient d’un fait divers ou d’une scène intime : anonymiser au besoin, éviter l’effet “documentariste” sentencieux ; laisser la dignité passer par le regard adressé et le pouvoir des détails plutôt que par un jugement.|couper{180}
Carnets | octobre 2025
08 octobre 2025
si nos raisons sont des figures, ainsi que le dit Joubert, elles sont remplaçables par d’autres, et le dialogue consiste moins à imposer la « vérité » qu’à proposer une meilleure mise en forme du vrai. Pour écrire comme pour enquêter, la bonne question devient alors : quelle figure donner à ce que je cherche à comprendre —et qu’est-ce que cette figure occulte ou révèle ? Cette page d'accueil du site ne me plaît plus autant. J'ai pris une feuille de papier et j'ai dessiné ce qui me paraît être plus proche de la réalité de tous ces textes. Des blocs qui se cotoient, parfois peuvent se regrouper sur un thème, un mot-clé. Ce qui me rappelle une phrase que F. m'avait dit et que j'avais crû comprendre à propos de SPIP : —« ce sont des briques ». Ce qui se traduit concrètement par des inclusions, par la confection de cartes par rubrique, par sous-rubrique, par mot-clé, etc. Ensuite je mesure le temps que je pourrais passer à trifouiller encore le code au dépens de ce que je pourrais écrire. Et je chiffonne la feuille, la jette à la corbeille. Mais je conserve cette idée : la page d'accueil d'un site est aussi difficile à trouver que la première page d'un livre. Et encore je vois les deux pages et je me dis —reste simple. La simplicité est sans doute la qualité que j'ai fuie le plus souvent dans ma vie, parce qu'elle est sans doute la plus proche, proche jusqu'à l'insupportable. Mais il semble que le temps qui passe aide à mieux supporter. Cette vanité, cette prétention, fatuité que je détecte systématiquement en moi et souvent en miroir chez l'autre, c'est la simplicité qui s'insurge de ne pas être acceptée. En peinture peindre des fleurs, des paysages, des arbres, un visage, ce n'est pas si simple et pourtant ça l'est, mais après bien des complications. Ce qui est simple, tellement, c'est se jeter dans l'écriture, dans la peinture. C'est justement parce que ce l'est que je ne le fais pas assez. Lecture de Simenon : Le prétexte de l'histoire, que révèle t'il ? Un crime pour ouvrir l’humain. Le meurtre n’est pas une fin mais un levier : il force les personnages à se dévoiler (honte, jalousie, fatigue, désir). Le polar sert d’épure psychologique. Le milieu comme cause. Fécamp, les Terre-Neuvas, le bord : conditions rudes, hiérarchie, manque de sommeil, promiscuité. Chez Simenon, le cadre social et matériel presse les êtres et “explique” plus qu’une thèse morale. Compassion avant morale. Maigret cherche à comprendre, pas à condamner. Le commissaire incarne l’humanisme froid de Simenon : laisser la justice faire son œuvre, mais réparer silencieusement quand on peut. La honte comme moteur. Honte sociale et sexuelle, secrets de cabine, dignité blessée : c’est la matière noire des romans de Simenon. Elle déplace plus sûrement l’action que la haine. Le groupe contre l’individu. Un équipage = une micro-société, avec ses codes et son omerta. Simenon aime ces huis clos (navire, hôtel, immeuble) où l’on voit comment le groupe fabrique les actes de chacun. L’évidence concrète plutôt que la psychologie Objets, odeurs, gestes (verres sur le marbre, sel sur les vêtements) valent diagnostic. Simenon montre ; il commente très peu. Le réel parle. Une intrigue mince, une densité forte Fil simple, scènes courtes, dialogues nets : la tension vient de la pression du milieu et du non-dit, pas des surprises de scénario. Le sexe, la fatigue, l’argent — sans lyrisme. Trio simenonien constant, traité comme des faits (besoin, manque, arrangement), jamais comme motifs romantiques. Maigret comme prisme éthique. Regard patient, corporel (manger/boire/fumer/marcher), attention aux détails : c’est la méthode “anthropologue” de Simenon, plus que “détective-puzzle”. La fin par détail, pas par sentence. Clôtures discrètes : un geste, une image, une porte qui se referme. Le lecteur conclut — Simenon s’abstient. En somme, l’histoire de Fécamp révèle la signature simenonienne : un réalisme sensuel et sans cruauté, où le crime est l’occasion d’examiner ce que le monde fait aux gens — et ce que les gens font pour rester debout.|couper{180}
Carnets | septembre 2025
29 septembre 2025
Tout contact rompu avec M-A. La vraie raison : ce feu où j’ai jeté mes carnets. Pas tant pour leur contenu que pour le sacrifice. La perte inconsolable. Le chantage — réel ou imaginaire. “Écrire ou vivre.” Pas de rancune. L’incompréhension, l’égoïsme — le sien, le mien. Ce jour-là j’ai cru tout perdre. Vingt ans sans écrire. J’ai choisi de vivre, et ce fut un calvaire. Plus de filet, plus d’amortisseur. J’ai dévalé ces années à m’en cabosser le corps entier. M-A, j’espère, vit la vie qu’elle voulait. Moi, il m’arrive d’avoir envie de tout détruire. Appuyer sur “suppr”. M’effacer. Juliet n’aide pas. Ni ce crépuscule de septembre. Le silence, je le supporte. C’est l’impossibilité de parler qui m’écrase. Tout contact rompu avec M. Je n’ai pas envie de nouvelles. La curiosité se lève, retombe en dégoût. L’affection reste, étouffée. Perdre le contact est ma spécialité. Je n’attends pas qu’on m’écrive. C’est une discipline. Une préparation. On meurt seul. De Juliet j’ai retenu l’ennui. Lire la même chose, sans fin, sous tant de formes. Aussitôt la peur que mes textes fassent pareil. Ce qu’il manque — et je n’ai pas le droit de dire “il manque” — ce sont les moments quotidiens, pris dans la réalité. Trop rares. C’est ce que j’aime chez Léautaud, chez Calaferte : l’attendrissement, les animaux, les colères, les injustices. Un visage humain qui traverse. Dans Ténèbres en Terre froide, rien de tout cela. Je me souviens de G., et de M.H lorsqu’elles parlaient de Juliet. Cette emprise qu’elles convoquaient sous couvert de sentiments maternels. C'était leur écrivain, comme on aurait pu dire c'était leur enfant. Détestable. Comme ces mères qui veulent garder leurs fils pour elles seules. Leur victoire : qu’aucune autre femme ne puisse jamais les remplacer. À moins que les fils ne se retournent, les massacrent pour en finir. Inventaire des violences. Toujours le même chemin. Pas de nostalgie. Juste une énergie perdue, une résistance qui tourne à vide. Ne pas avoir écrit pendant vingt ans explique sans doute le décalage que je ressens avec ceux qui se targuent d’écrire. Comme si ce silence avait été un passage obligé. Ce qui est sûrement idiot. J’ai laissé Juliet pour Bernhard. Perturbations. Un médecin et son fils traversent une région autrichienne, croisent des figures de folie et de ruine. Le livre culmine dans la logorrhée du prince Saurau, enfermé dans son château. Je l’avais lu dans les années 80. Cette fois, en le reprenant, une sensation étrange : comme une mise au point télémétrique. On croit atteindre la netteté, puis tout se brouille. Relire est essentiel. Relire autrement, encore plus.|couper{180}