Auteurs littéraires

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Carnets | novembre 2023

08 novembre 2023-3

On n’erre pas pour atteindre un but, même au hasard. On erre pour s’en libérer. Pour se délier des finalités qui ne sont pas les nôtres, mais des implants, des lignes de code sociales. On erre pour examiner la pente. Observer la chute des leurres. Les miroirs aux alouettes, en nous et autour de nous. Quelque chose, un jour, ne colle plus. Tu refuses. Tu te cabres. Tu sors du rang. Et te voilà sans objet, sans fonction, sans rôle. Pauvre. Cette pauvreté, tant redoutée par le clan, devient une valeur inversée. Le meilleur du pire. Une boussole détraquée qui, pourtant, t’indique la seule direction fiable : l’errance. Et cette pauvreté, que cache-t-elle ? Voilà la vraie question. Tu pars. Pour réparer, en tremblant, quelque chose de cassé. En toi. Avant toi. Tu changes de visage. Tu en voles. Tu survis en métamorphose. Et un jour, tu rencontres un noyau. Un moteur. Ce que tu crois être ton être. Mais il ne l’est pas. Il ne l’a jamais été. Et tu luttes. Contre l’ange. En sachant déjà que tu perdras. Tu vas au bout. Et là, rien. Rien ne t’attend. Et cette déception nue t’éclaire. Elle balaye d’un revers tous les espoirs mal fagotés. Tous ces espoirs qu’on t’avait vendus, gamin. Alors, que faire ? Ouvrir les mains. Les bras. Entièrement. T’offrir, malgré tout. Car tout le monde se trompe. Errant ou non. C’est comme dans Hesse. Le roman que tous les adolescents lisent, fiévreux. Et auquel ils ne comprennent rien. Et toi, tu souris. Le sourire d’idiot que tu tailles sur ton visage pendant que le monde court, affairé. Tu le regardes passer. Et tu restes là. sous-conversation … errer… pas pour trouver… non… pour fuir… mais non, pas fuir… pour désactiver… pour éteindre… ces buts… pas les tiens… jamais les tiens… insérés… programmés… et maintenant quoi ?… vide… sans objet… tu te tiens là… ridicule… et cette pauvreté… elle pue pour eux… mais pour toi, non… elle brille… changer de peau… encore… survivre, oui, mais à quoi bon… un noyau… non, une illusion… encore une… tu luttes… oui… tu sais déjà… tu perds toujours… mais tu continues… pourquoi… et ce rien, ce rien au bout… c’est presque beau… presque… alors tu ouvres les bras… tu n’attends plus rien… le monde court… toi tu souris… idiot ? peut-être… mais présent… note de travail Ce texte est une trajectoire. Une sortie du langage fonctionnel, du social, des injonctions. Il parle depuis un lieu reculé, un arrière-pays de l’âme. L’errance y est une forme d’éveil, mais aussi une douleur — celle de n’avoir plus de rôle à jouer, plus de masque à porter. Le sujet se sait hors du monde. Il ne le pleure pas. Il l’observe. Avec détachement. Il n’essaie pas de revenir. Il cherche une vérité nue, débarrassée de toute mise en scène. Le combat avec l’ange évoque Jacob. Il renverse la honte : ne pas gagner est ici un honneur. Ne pas avoir de but est une victoire paradoxale. Mais la phrase-clé est celle-ci : "tout le monde se trompe qu’il erre ou non." C’est une réconciliation. L’errant n’est pas un héros. Le fixe n’est pas un esclave. Tous se trompent. Et cette conscience partagée produit, chez le sujet, un sourire — ce fameux "sourire d’idiot". Un sourire de Bouddha, peut-être. Ou de clown. Ce texte est une forme de sagesse nihiliste. Il ne propose rien. Il ne sauve pas. Mais il voit. Il voit très bien. Et cela, dans notre époque aveugle, est déjà une réponse.|couper{180}

Auteurs littéraires Autofiction et Introspection

Carnets | novembre 2023

06 novembre 2023

Pluie, vent, et déjà ce froid mordant. La facture de régularisation EDF est tombée. Salée. On a beau faire attention — lumières, multiprises, ordinateurs — rien n’y fait. C’est le toit qu’il faudrait refaire. Mais impossible. On sent poindre une mentalité de pauvre. Celle que j’ai toujours fui, même dans les pires moments. Le rouleau compresseur avance, et l’âge nous rend plus vulnérable. On se plaint déjà des articulations. Et la jeunesse hante, comme un fantôme. Rien ne soulage. Pas même l’horreur du monde. Hier, une femme dans l’Ouest, maison inondée, dit : je voudrais partir… je voudrais mourir. Cela se comprend. Moi aussi, parfois, je l’ai pensé. Trop d’absurdité. Trop peu de recul. Le stoïcisme a ses limites. Une avidité louche à se plaindre. Faire face. Toujours ce mot d’ordre. Héritage ? Reflet d’une tradition de survie. Hier soir, au vernissage de X. Trois peintres. Hommage à leur ancien professeur, mort du pancréas. J’apprends que sa fille a bradé toutes ses toiles. Pas la place. X a récupéré deux dessins, encadrés chez Action. Plus de carburant. J’ai pris la Twingo. Pare-brise embué malgré la ventilation. Dix-sept kilomètres dans la buée. Face à moi, des phares plein feu. Sauvagerie générale. On y entre ou pas ? Allumer ses pleins phares, vaille que vaille ? Non. Refuser. Garder quelque chose. Un peu de fierté. De dignité. À l’exposition, beaucoup de monde. P. a exposé un tableau inspiré de Bram Van Velde. Belle tentative, mais trop de travail tue le geste. Lissage, essuyage, excès de contrôle. Je rêve de matière. D’Anselm Kiefer. Ce n’est pas la couleur ou la composition qui manquent : c’est la vie. Peut-être cette absence dépasse les toiles. Peut-être est-ce un prisme. Je rentre, ébloui par les phares. 7700 morts. Comment rendre ça en peinture ? Kiefer, encore. Ce paysage blanc, strié de noir. Une manière élégante de refuser la sauvagerie. J’apprends qu’il écrit beaucoup. Des livres. Je ne savais pas. Je l’ai vu à Avignon. Son père était nazi. Lui, parle un français impeccable. Hésite à peine. Impeccable. Je termine la journée avec La fin du monde en avançant de Bergounioux. Il parle de sa Corrèze qui disparaît. Il cite Michelet, Kant. Kant, à Königsberg, sa ponctualité légendaire. Les cuisinières réglaient leurs plats sur son passage. Jusqu’au jour où, poussé par l’actualité française, il sort plus tôt. Le rôti brûle. Le gâteau aussi. Querelles. Deux heures de sommeil. Un rêve. Mon père, torse nu sur le canapé, en pacha. Comme autrefois. Et ce texte de B. sur son aïeul, soldat de la Grande Guerre. Deux ans. Initiation virile. Bon pour le service, bon pour les filles. Une copie carbone du père. Et les guerres légitiment l’homme. Combien de meurtres, de trahisons, pour oser se dire "j’en suis un" ? Le même que mon père. Mais sans les légendes. On se réveille dans un corps étranger. Rien ne nous regarde. L’imaginaire est parti. Les démons aussi. Voilà comment on vieillit. Illustration : Il y a quelques jours, en allant poster une lettre recommandée, un rayon de lumière a frappé l’église de mon village. sous-conversation … encore cette facture… encore… malgré les efforts… toujours plus… et le toit… toujours pas… le froid passe… entre les lames… pauvre… ce mot… il colle… je ne veux pas… mais il est là… la femme… noyée… moi aussi… parfois… oui… mais pas de larmes… pas de drame… juste… l’impossibilité de rire… faire face… mais à quoi ?… toujours à quoi ?… le vernissage… les toiles… trop lisses… trop calmes… trop mortes… et moi… je veux du Kiefer… du noir… du vrai… le pare-brise… la buée… les phares… est-ce que je peux… juste une fois… allumer moi aussi… non… non… Kant… sa rigueur… son cabillaud… et pourtant un jour… même lui… il sort… trop tôt… père torse nu… rêve… souvenir… pacha… temps d’avant… et le rayon de lumière… là… sur l’église… juste ça… juste encore ça… note de travail Ce texte est un journal de veille. Une tentative de tenir face au froid, au réel, à la guerre, à la fatigue, à la mémoire. L’auteur se tient au bord — du manque, du rêve, du doute. Il regarde tout de biais, mais intensément. L’élément central : la matière. Ce qui manque aux toiles, ce qui fait défaut dans la vie : une épaisseur, une accroche, un grain. Tout semble trop lisse, trop effacé. Et lui cherche du Kiefer, du Van Velde, du Bergounioux — des hommes qui font face, avec le corps, avec les mots. La guerre revient comme une question de filiation. Qu’est-ce qu’un homme ? Celui qui part ? Celui qui tient ? Celui qui tue ? Le narrateur ne croit plus à la réponse. Il vieillit. Il ne se reconnaît plus. Il habite un corps qui n’est plus sien. Mais il écrit. Et l’écriture, elle, tient. Même dans le froid. Même dans la fatigue. Et puis ce rayon, sur l’église. C’est peu. Mais c’est là. C’est beaucoup.|couper{180}

Auteurs littéraires peinture rêves

Carnets | septembre 2023

Cormac McCarthy

Notes de lecture du Passager. « Le Thalidomide Kid la dénicha dans un meublé de Clark Street. Près du North Side. Il frappa à la porte. Pas dans ses habitudes. Elle savait qui c’était, bien sûr. Elle s’attendait à le voir. D’ailleurs ce n’étaient pas vraiment des coups à la porte. Plutôt de vagues gifles. » Extrait de Le passager McCarthy, Cormac Ce qui m'a donné l'idée du site. On peut imaginer que le Kid soit un dibbouk, une âme errante qui vient s'introduire dans le corps d'un vivant pour achever d'accomplir une tâche. Le dibbouk existe également sur Wikipédia "Le Dibbouk (ou Entre deux mondes ; en yiddish : דער דיבוק אדער צווישן צוויי וועלטן) est un drame en trois actes rédigé en yiddish par Shalom Anski, de son vrai Shloïme-Zaïnvl Rappoport, et créé à Vilna en 1917. Il s'inspire du thème folklorique du dibbouk qui est, dans la tradition juive kabbaliste, un esprit qui entre dans le corps d'un vivant pour le posséder, à la suite d'une erreur ou d'une mauvaise action. Shalom Anski, ethnographe russe, rédigea cette pièce d'abord en langue russe. Puis, lorsqu'il la montra au metteur en scène moscovite Constantin Stanislavski, celui-ci lui conseilla de la réécrire en yiddish, afin qu'elle puisse être jouée d'une manière authentique par des acteurs juifs. Le Dibbouk est une pièce essentielle dans l'histoire du théâtre yiddish. Son auteur s'est fondé sur des années de recherches dans les shtetls en Russie et en Ukraine, où il s'est documenté sur les croyances et contes des juifs hassidiques." A noter aussi l'artiste plasticien et musicien Rainier Lericolais, Leah’le, la voix du Dibbouk, film 2021|couper{180}

Auteurs littéraires musique

Carnets | septembre 2023

Les Voix et les Mues : Entre Écoute et Positionnement

À partir de la lecture de Quignard, ce fragment s'aventure dans une exploration personnelle du malaise face aux voix aigües, la quête d'une identité artistique et la complexité du positionnement en art. C’est une plongée dans les méandres de la pensée et de la création, où se mêlent fatigue, introspection et une forme de rébellion contre les attentes du monde.|couper{180}

Auteurs littéraires Autofiction et Introspection écriture fragmentaire

Carnets | mai 2023

Pessoa comme Lautréamont

Je l'avais lu tôt, l'intranquillité de Pessoa résonnait tellement bien avec la mienne. Trop tôt peut-être, j'aurais pu encore jouir un peu de la jeunesse si je l'avais lu vers la quarantaine. Mais cette phrase "vivre cela n'est rien, naviguer est précieux" ou encore celle-ci, "je ne suis rien mais en moi il y a tous les rêves du monde..." Elle auront achevé une grande partie de mes doutes sur le fait de vouloir être quelqu'un et certainement avant même que je commence à en prendre conscience. Pas étonnant de voir que Lautréamont évoque également cette nécessité d'anéantissement de l'auteur. Pessoa comme Lautréamont comme on pourrait dire étoile comme fleur. L'utilisation d'un comme nécessite une disparition, d'abattre certaines cloisons. Il ne s'agit plus de métaphore au sens où on utilise la métaphore par défaut ou par facilité. Tout au contraire. On use du comme comme d'une gomme. Maintenant concernant la conscience que l'on peut continuer à entretenir durant la mort comme de son vivant, il s'agit probablement de la même chose, c'est à dire se résoudre à passer par le goulot étroit de cet anéantissement. De mettre fin à une fiction. Cette fiction qui, pour exister, aurait besoin d'une réalité. Une absence parce que les mots viennent mieux ainsi, ils ne sont plus freinés. Les mots sont comme des bolides qui traversent l'espace intérieur, et partant rendent compte de l'existence d'un tel espace. Qu'on puisse les projeter ensuite vers l'extérieur nécessite l'invention d'un extérieur également. On pourrait dire alors l'intérieur comme l'extérieur. J'ai souvent pensé non pas à la mort mais à qui j'étais avant de venir au monde. Avant de naitre et après-vivre, n'est-ce pas tout comme, abstraction faite de toutes les péripéties. très métaphysique ce mardi.|couper{180}

Auteurs littéraires

Carnets | mai 2023

Récalcitrant

Peut-être un mot associé encore à messie. Le messie récalcitrant. Un livre de Richard Bach l'auteur de Jonathan Livingstone le goéland. Que j'associe à des souvenirs du merveilleux voyage de Nils Holgersson de Selma Lagerlöf. Etre récalcitrant. Etre récalcitrant de nature. Il ne pouvait s'empêcher d'être récalcitrant. C'est plus fort que lui. La croyance dans le fait qu'être récalcitrant conduit à quelque chose dont on ne sait jamais rien d'avance. Le pire ou le meilleur peu importe. Etre récalcitrant pour s'opposer à une pente, à une destinée toute faite. Etre récalcitrant vis à vis de tout consensus. Récalcitrant face aux paroles creuses, aux pensées prémâchées, envers toute idéologie, tout dogme, toute vérité énoncée assénée, être récalcitrant en disant les quatre vérités à qui veut en n'imposer qu'une. Le plaisir d'être récalcitrant pour l'être en oubliant tout des raisons qui nous aurons conduit à le devenir. Etre récalcitrant comme certains sont par nature bon enfant, affables, urbains. Un havre de paix, une ile, une bulle. Etre récalcitrant quelque que soit ce qui va se présenter à l'horizon. Une seconde nature. Laquelle serait la première dans ce cas ? Illustration peinture d'une élève parfois récalcitrante.|couper{180}

Auteurs littéraires

Carnets | mai 2023

Coule œuvre

Installation de la fibre hier. L’un des deux types a sorti une mèche d’un mètre de long pour percer le mur de la rue. Je voulais voir ça de plus près et ai ouvert la porte d’entrée. Un serpent vert se tenait juste devant moi, il m’a fait face un instant, autant surpris que je l’étais je crois. Cela a duré quelques secondes, sa petite tête dressée et son corps ramassé en méandres prêt à l’attaque ou à la défense tel un ressort. Puis il a filé sur la chaussée en zigzagant élégamment, sans se presser , a traversé la rue pour s’introduire sous la porte d’entrée des voisins d’en face. Pas longtemps, il ressort et voici qu’il s’enfile dans un trou du trottoir, je vois encore la queue disparaître puis plus rien. Tellement surpris que je n’ai pas eu le réflexe de prendre une photo. Le technicien en a pris une, tellement surpris lui aussi. Mais je n'ai pas pensé à lui demander qu'il me l'envoie. Ce que ça fait d’imaginer un serpent dans ses murs. Probablement dans le boîtier du compteur à gaz. Et en même temps j’imagine le technicien qui vient relever le compteur et qui tombe là-dessus. Peut-être qu’il ne parviendra pas à lire la consommation de gaz. Qu’il s’enfuira. qu'on ne paiera plus jamais le gaz que notre domicile sera effacé des listes... Faut pas rêver non plus. Et après tout il ne s’agit que d’une couleuvre. La couleuvre du gaz. Une de plus. Ou vieux serpent de mer. Ce que ça fait d’imaginer un serpent dans ses murs quand même. Peut-être y en a t’il plusieurs, un nid. Merde pourquoi ma maison. Pourquoi moi. Je suis allé voir ce que ça signifie comme symbole car le malaise reste tenace. Comme quoi on à beau faire vouloir être raisonnable, rationnel, et prendre les choses avec humour. On reste quand même à vouloir s’accrocher à quelque chose quand ça sort des sentiers battus. Je préfère penser à une mue qu’à quoique ce soit d’autre. Une nouvelle peau. Ça ne serait pas du luxe. Avaler des couleuvres est une chose mais les abriter chez soi… Retour à l’envoyeur. Travaillé tôt ce matin sur un texte qui ne donne rien. Sur l’exercice de la semaine, les images glissées cassées, tourné autour de l’école communale, le chemin pour s’y rendre, pour en revenir. Les saisons qui passent et ce chemin interminable qui les traverse. L’école où l’on n’apprend pas grand chose de ce qui importe vraiment. Punitions et récompenses, information plus que formation, et ruse plus qu’intelligence. Le cœur n’a pas sa place ici. La notion de par cœur, une foutaise. C'est à l'école aussi que l'on pourrait être attentif aux tempéraments des enfants, parvenir à les discerner et ainsi apprendre à rêver aux mélancoliques, à inciter à l'action les flegmatiques, et ainsi de suite. Mais évidemment Hippocrate n'est pas au programme. L'école ne forme pas elle déforme, le nivèlement par l'incomplétude. Trouvé une lecture des vies minuscules de Pierre Michon en audio, mais André Marcon lit la première histoire celle de Dufourneau au pas de course presque sans respirer, ce qui m’amène au bord de l’asphyxie. La désolation des livres audio parfois. Je verrai pour les deux autres histoires sur la route tout à l'heure, ce sont d’autres acteurs. En même temps les phrases de Michon ne sont pas données, il faut parfois s’y reprendre à plusieurs fois pour les lire d’affilée. Un serpent c’est un peu comme une phrase ou vice versa. Ça peut être sinueux, se ramasser sur soi, bondir et mordre. Une phrase venimeuse. Un serpent admirablement bien ponctué de petites tâches sombres sur fond vert. Coule œuvre. Cool œuvre. Imprécation pour que ça vienne un de ces quatre jeudi.|couper{180}

Auteurs littéraires poésie du quotidien

Carnets | mai 2023

Images glissées, cassées

Paysage à Salaise sur Sanne Dimanche du mois de mai tôt le matin sur le parking du LIDL En train, en mouvement, la vitesse, dans la ville, le lieu, la lenteur , confrontation du regard vers l’extérieur, l’intérieur. Quelques bribes volées à Bernard Noël FORBACHTGVpartout les temples de la vieille misère maisons de peine et d’attente et de trop peu être humain est un long travail d’illusion la neige et le froid un bien petit hiver à coté des exigences de l’espoirle regard cherche à sentir son invasion une fumée trois maisons un trait de neige comment voir la pénétration du l’image son reflux quand les mots la jettent dehors mais rien et rien et rien un rond de lumière quelques formes à peine vues dans la vitesse langue balayée par la ventée du temps le noir a déjà imbibé tout l’espace chaque chose ainsi réduite à sa fumée la solitude s’étend sur la fenêtre Extrait d'une double page de son ouvrage le reste du voyage chez POL Des points de vue dissociés entre ce que l'on voit à l'extérieur depuis un endroit fixe ( ville de Forbach) et un voyage en train pour rejoindre (peut-être) cette ville. On est à Forbach et partout les temples de la vieille misère sont visibles à l' extérieur, mais avec une considération issue de intérieur ce que sont ces temples de la vieille misère, le lecteur peut l'imaginer comme des bâtiments, peut-être des usines. Puis un semblant de précision est fourni avec les mots peine, attente, trop peu ensuite une réflexion être humain un long travail d'illusion L'explication fournie est l'exigence de l'espoir à côté de quoi l'hiver est moindre Je ne sais pas si c'est utile de décortiquer ça ne donne guère qu'un son de cloche semblable à ces glissements. ce qui est plus intéressant ce sont les images que les groupes de mots déclenchent, produisant des images parallèles. Partout les temples de la vieille misère Dans le RER pour Paris, le matin avant l'aube, la traversée des paysages urbains que l'on devine plus qu'on ne les voit aux travers des vitres Ce mélange déjà entre les images extérieures, par delà les vitres. Des immeubles, des zones pavillonnaires, des arbres, des terrains vagues, des temples bouddhistes, des clochers d'églises mais pas uniquement, il y a aussi les images de l'intérieur du wagon qui se reflètent sur la vitre et donc celles du paysage extérieur. Des silhouettes, un visage qui regarde vers le dehors aussi, le mouvement des passagers dans l'allée, ou encore si on entre dans la gare souterraine de Vincennes, la perspective démultipliée des différents quais, des foules, des lignes et des lueurs artificielles. Gare de LYON, le regard cherche l'escalier, le regard traverse tout, murs affiches voyageurs il ne veut voir qu'un escalier qui mène vers les étages supérieurs le départ des grandes lignes. Escalier ou escalator. La gare de Lyon est une escale et, suivant l'itinéraire décidé, on choisira Grandes lignes ou métro pour se diriger, mais tout commence par l'escalier. L'impératif de l'escalier, l'effort à produire pour gravir, pour s'élever, pour arriver à l'étage. Temples de la misère pour dire usines, ou lieux de torture, ou travail. Ce que je vois en sortant à la station Bastille, en étant recraché dans la rue Saint Antoine face à l'immeuble de la Banque de France . Une perspective qui continue avec la rue de Rivoli, et qui, si je réunis tous les souvenirs de l'avoir arpentée me mène au Chatelet, au Louvres, puis à la Concorde. Chacun de ses mots pèse son poids d'émotions, de souvenirs, de petites joies et de petites misères, mais tellement personnelles que ça devrait le rester. Comment parler de ce qui reste entre ces souvenirs, ces émotions. Comment trouver les mots pour me débarrasser de tout ça. Est-ce un but que celui de vouloir s'en débarrasser. Ou au contraire déposer une bonne fois pour toutes tout ça en un lieu, un écrit, une tombe, un ici-gît... Une trouée dans la ville depuis Bastille qui s'ouvre comme une fente, une fente importante de la ville, plus étroite que la longue rue de Vaugirard dans laquelle j'ai moins de souvenirs et d'émotions mais qui fait toujours ressurgir ses abattoirs. J'ai plus pénétré la ville par cette fente première que par la seconde dans laquelle je ne me suis qu' hasardé. Pénétrer la ville de part en part. La connaitre par ses artères, ses rues ses venelles, ses impasses, en connaitre chaque quartier, ses raccourcis, ses détours. Avoir des engouements qui poussent à revenir dans tel ou tel quartier de la ville, des répulsions à revenir dans d'autres. Juste quelques bribes de poésie lues ce matin et déjà je pars en prose, comme on s'enfuit d'une chambre d'hôtel à la cloche de bois. En parlant des chambres il y a de la matière. Bien qu'il n'y ait toujours qu'un lit, une table, un évier, une vague armoire, une chaise et une fenêtre. L'ameublement est toujours à peu près le même. Et pourtant il y a tellement de chambres dans ma tête. Tellement que la chambre devient un symbole. Il suffit que je me dise une chambre pour que ça devienne une image kaléidoscopique. D'autant que l'âge n'arrange pas les choses, les images se chevauchent se confondent tout comme les époques, les lieux les personnes associées à chacune de ces chambres .Une vie entière passée de chambre en chambre. La chambre comme un long corridor. La chambre l'antichambre de la naissance et de la mort. L'étonnement de se retrouver seul dans une chambre inconnue. Entouré d'objets inconnus. Un lit inconnu, une table inconnue, une armoire inconnue, une fenêtre par laquelle aucun regard encore n'a traversé les vitres. Au contact d'une chambre inconnu on est un inconnu. Il n'y a que de l'inconnu. Ce n'est pas désagréable d'éprouver cette sensation. Ce qui est désagréable c'est de vouloir rester qui l'on croit être. d'éprouver un tremblement dans le connu. Une chambre inconnu remet en question qui l'on croit être. C'est pour cela qu'on s'assoit sur le lit pour tester le matelas, que l'on déplace la chaise, la table pour les mettre à une autre endroit, ou l'armoire pour mesurer encore sa force. On réorganise les meubles d'une chambre inconnue pour agir sur l'impression désagréable de ne pas se sentir chez soi . Mais la sensation peut malgré tout persister une fois cette action effectuée. Le peu de répit que provoque l'illusion de vouloir s'accaparer un lieu, peut être suffisant pour retrouver une illusion d'espoir. Pour ne pas s'allonger sur le lit, cesser de respirer, vouloir crever. Et même si poussé par une sorte de lucidité poussée à outrance, on va jusqu'à s'allonger sur le lit, essayer d'arrêter de respirer pour crever on se rend compte que ce n'est pas si facile. Que la vie est plus forte. Qu'on est d'une certaine façon obligé de s'y tenir, de s'accrocher à quelque chose, n'importe quoi peut à ce moment là faire affaire. Comme donner un coup de poing sur les couvertures. Ce qui est risible. Un rire peut nous faire glisser d'une envie de mort à une envie de vivre. Il faut s'entrainer encore pas mal avant qu'un rire puisse nous emporter à un second degré, c'est à dire passer d'une idée d'importance à l'indifférence totale. Ce qui n'est pas si désagréable qu'on peut l'imaginer aussi. Marcher dans les rues pour se rendre au travail. Etre disponible pour voir ces rues, pour expérimenter de nouveaux itinéraires, pour observer les modifications liées à la saison. Les devantures, les vitrines, l'encombrement des rues à certaines heures, ou au contraire la tranquillité de celles-ci, entendre son propre pas rebondir contre les murs. Rue du pas de la Mule, sous les arcades de la Place des Vosges, rue de Turenne, rue vieille du Temple. Les bruits propres à chacune de ces rues. Les périodes au cours desquelles on sera plus attentif à ces bruits, ces odeurs, ces brillances, ces changements subtils de luminosité, et qui semblent contraster avec les périodes d'encombrement de soi-même. Etre disponible ou indisponible. Etre pris dans la glue de l'habitude. Etre occupé. Se sentir occupé, avoir des soucis, des peines, des chagrins, des malheurs qui nous rendent indisponibles. Qui déclenchent soudain des envies intempestives, pousser la porte d'une boulangerie, acheter un croissant l'engloutir en marchant, avaler quelque chose de doux en marchant dans l'aridité des rues. Le contact honteux de la main sur la poignée d'une porte. La colère qui s'empare du corps. Les pensées noires que l'on distille au fond d'une pièce aveugle. la bouée qu'on trouve en dégottant les vies de Plutarque. Se calmer par la lecture acharnée, pour résister à toutes ces heures qu'on donne à des étrangers pour qu'ils nous permettent de payer un loyer, d'acheter un croissant, de vivre tout simplement. Avaler des livres pour s'enfuir comme on avale un croissant pour se souvenir du doux dans la dureté des trajets. Lire des livres en pagaille. Orgies de lectures, lectures anarchiques. Une bibliothèque immense dont l'image nous aidera à créer une image de l'inépuisable. Désirer épuiser l'inépuisable. S'épuiser dans l'inépuisable. S'oublier dans l'inépuisable comme dans une sensualité morbide. S'oublier et se souvenir de quelque chose qui sans cesse s'échappe. Se trouver et tout de suite se perdre, s'égarer encore plus loin. Marées de l'inépuisable dont il faudrait noter les heures afin de mieux les prévoir, trouver des gués, un rythme, une organisation, un emploi du temps. Apprendre à lire à des heures régulières. Cesser de se goinfrer de lecture. Jeuner au besoin. Comment digérer ensuite l'inépuisable dont on aura arraché la chair avec avidité. l'inépuisable dans le sang, dans les viscères continue à faire son petit bonhomme de chemin. Les rues que l'on emprunte dans la ville appartiennent à d'autres histoires comme les chambres dans lesquelles on se réveille ont connu d'autres locataires. Et plus on pénètre dans l'inépuisable plus on s'épuise, on épuise quelque chose que l'on ne comprend pas, on sent bien qu'il s'agit d'un combat inégal. On s'épuise, on perd une idée d'importance comme une façade rénovée son échafaudage. On n'est plus si important qu'on croyait qu'on voulait. On habite seul une chambre dans la ville, on se rend à pied à son travail, on passe toutes ces heures qui semblent perdues à tout jamais au profit de patrons qui vous les rémunèrent chichement. On subit de toute évidence au début une injustice. Est-ce que c'est seulement ça gagner sa vie ? Se contenter de ce qu'on veut bien nous donner, des restes, des os, jeter depuis la grande tablée des banquets. Où est la dignité à manger à même le sol les reliefs des riches. Est-ce que s'en plaindre y changera quelque chose. Est-ce que se mettre en rogne changera la donne. Est-ce que devenir zélé, servile, sera vraiment utile. S'apercevoir dans la rue marcher vers un destin partagé par des millions et ne pas parvenir à saisir le mot solidaire. Prendre l'inverse alors. Désirer le pire. Se débarrasser de toutes les épines. Jeter à bas la couronne, l'auréole, la croix et la bannière. Se révolter comme on implose, en silence, entrer dans une librairie, acheter un carnet, un stylo, trouver un café ensuite, s'attabler, écrire. Puis trouver ça tellement puéril, dépasser encore ça le puéril. Puis y revenir, se relire.|couper{180}

Auteurs littéraires poésie du quotidien

Carnets | avril 2023

Les chroniques de voyage.

Certainement un art à part entière. Peut on vraiment s’improviser chroniqueur de voyage. Des tentatives effectuées, impression de malaise. C’est plus un bloc-notes qu’autre chose. Que devrait-on inscrire dans ces lignes qui ne paraissent pas aussitôt dérisoire, futile, soporifique. Se renseigner sur l’histoire et la géographie des lieux. Essayer de rejoindre une logique interne à ceux-ci. Peut-être. Ou alors utiliser un ton, la méchanceté par exemple. Me reviennent les propos de Stendhal sur Grenoble. Et non, aucun souvenir des chroniques italiennes. Par contre Grenoble, quelle hargne, quelle méchanceté, sans doute justifiée, puisqu’il y est né. Comme j’avais aimé lire ce genre de textes vers quarante…M’y intéresserais-je encore à plus de soixante… rien n’est moins sûr. D’ailleurs Henri Beyle, Stendhal, n’a jamais été un de mes auteurs favoris. Jamais haï, jamais adulé. Des souvenirs passables de Dominique Fernandez. Sur l’Italie également tiens. Mais trop ampoulé pour mon goût, trop de chichis, trop de littérature. Ce qui me fait remonter à des interrogations essentielles quant aux écrivains en général. On ne sait jamais trop pour la plus grande partie comment ces gens vivent, mangent, baisent et chient. Comment ils parviennent à gagner leur vie, comment ils vivent vraiment, et écrivent. C’est grâce aux romanciers américains, principalement Miller, Bukowsky, John Fante, que le rideau aura été tiré sur cette énigme. Encore que, c’est aussi de la littérature, que le narrateur n’est jamais tout à fait celui auquel on pense. Laurence Durrell ami d’Henri Miller et si opposé cependant dans la façon de raconter les voyages. Mac Orlan très poétique, trop sans doute, lorsque je l’avais lu jadis en même temps que Pierre Loti, et bien sûr Cendrars. Je n’ai pas cité Jack London. Pourtant il avait été d’un précieux secours lui aussi. Non pour écrire des chroniques de voyage, sauf si on considère qu’écrire est bel et bien une forme de voyage, d’aventure. Plus proche de notre époque il y a aussi Nicolas Bouvier et son merveilleux livre, « l’usage du monde », je l’avais emporté avec moi en m’en allant au delà du Bosphore en 1986. Un poids. Et puis j’ai du le prêter ou le donner à quelqu’un. Et en y repensant, c’est un livre qui me manque. Qu’il serait bon de retrouver|couper{180}

Auteurs littéraires carnet de voyage

Carnets | avril 2023

Rabelais et la maison dorée

peinture Philippe MAYAUX c'est vers la fin du xv ème siècle que l'on redécouvre les peintures dites grottesques et dont le mot perdra un t avec les années. grottesques car elles ont été trouvées dans les sous-sols de la villa de l'empereur Néron à Rome , la villa Aurea, ou maison dorée. Il fallu pour les voir extraire bonne quantité de gravats car des thermes construites plus tardivement les occultaient. On en retrouve la trace dans les écrits de Vitruve, qui n'appréciait guère ce genre d'ornement , le considérant "immoral" au sens qu'on accordait à la morale de son époque- c'est à dire (déjà) une confusion entre morale et réalisme, notamment dans l'art pictural. ces peintures grotesques sont avant tout des ornements destinés à décorer des murs vides, de moindre importance dans les maisons et les palais. Les artistes de l'époque ont pu exprimer par leurs réalisations une forme de résistance à la doxa qui imposait de ne représenter que des figures aussi compréhensibles qu'harmonieuses ( au sens de l'harmonie comme goût d'une époque tout autant) On y trouve un mélange de formes appartenant à tous les règnes, végétal, minéral, animal, confondus. Comme ces figures d' ornements furent découvertes à la lueurs de torches dans des souterrains, proche de l'idée de grotte, elles furent nommées ainsi. Puis le sens premier aura dérivé vers une notion mêlant l'absurde, le risible et le monstrueux. On sait que Rabelais fit plusieurs voyages en Italie avec son protecteur. Jean du Bellay, il n'est donc pas délirant d'imaginer qu'il vit ces peintures et qu'il put alors goûter celles- ci avec un tout autre niveau de lecture que le fit ce pisse-froid de Vitruve. J'aime penser que son Pantagruel en bénéficia tout comme la forme et le contenu qu'il y insuffla. Car il y a bien quelque chose de grotesque au sens moderne du terme dans l'abracadabrant récit d'Alcofribas Nasier. En apparence seulement. Au delà de cette apparence il me semble tout à coup que c'est avec toute une métaphysique pré socratique voire néolithique que l'érudit se relie, et nous relie le lisant. On pourrait penser aussi à tout le mal qu'une nouvelle doxa fit à la peinture, et dont Duchamp fut le principal chantre avec son ready made. Mais d'un mal jaillit souvent un bien comme on le sait. Dans les années 60 la peinture de chevalet était devenue une sorte d'hérésie. L'anathème avait été jeté contre le motif, le sujet, la représentation essentiellement en France d'ailleurs. Certains peintres voulaient néanmoins continuer à peindre des tableaux, à raconter des histoires en peinture, je crois que j'ai déjà cité le cas de Gérard Garouste, on pourrait lui ajouter aussi celui de Philippe Mayaux. Sur l'illustration de ce billet, on voit des rats qui se sont rassemblés pour dissimuler le motif. Je pense qu'on pourrait rapprocher sa peinture comme celle de Garouste du genre grotesque dans le sens où ce n'est pas la réalité commune ( conditionnée politiquement, économiquement, esthétiquement ) qui impose le sujet de ce tableau mais là aussi une philosophie proche de cette même métaphysique dont je parle plus haut et qui relie l'homo sapiens depuis plus de 40 000 ans ã ces peintres grotesques, à Rabelais, Garouste, Mayaux, et, je l'espère vivement, moi-même.|couper{180}

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Carnets | avril 2023

Réchauffer les paroles gelées.

"Naviguant « aux confins de la mer glaciale », Pantagruel et ses compagnons de voyage découvrent comment « gelèrent en l’air les paroles et cris des hommes et femmes ». Illustré ici par le dessinateur italien Dino Battaglia, l’épisode des paroles gelées est un des passages les plus célèbres du Quart-Livre de Rabelais (1552)." class="wp-image-30431" />Naviguant « aux confins de la mer glaciale », Pantagruel et ses compagnons de voyage découvrent comment « gelèrent en l’air les paroles et cris des hommes et femmes ». Illustré ici par le dessinateur italien Dino Battaglia, l’épisode des paroles gelées est un des passages les plus célèbres du Quart-Livre de Rabelais (1552). J'adore cette idée, cette image, elle procure un espoir, elle est éminemment bienveillante. Par mégarde on aurait laissé le froid envahir la parole, et soudain on se retrouverait face à des fragments gelés qu'il s'agirait de réanimer, de réchauffer en les prenant gentiment dans la main. On peut faire deux choses avec le souffle, créer le froid ou le chaud, et c'est juste une façon de moduler la bouche qui crée ça. Souffler le froid et le chaud. Il faut un recul certain pour avoir découvert cette expression. S'être ôté du chemin pour voir. Ce qu'on peut rapprocher du fait de lire à haute voix un vieux texte pour le ramener à la chaleur du soleil, l'extirper du froid de l'oubli, le rendre vivant. j'essaie d'imaginer l'intimité que les érudits de la Renaissance entretenaient avec les auteurs anciens en latin et grec. Cette connaissance profonde des mots, leur origine, leur pourquoi via des langues à leur époque pas tout à fait mortes puisqu'ils les lisaient couramment, et probablement les parlaient à voix haute. J'ai peu reçu d'enseignement en latin et encore moins en grec, tout ce que j'en sais ne fut apporté que par ma curiosité, ou mon désir d'acquérir science et savoir, assez violent encore naguère. Jusqu'à ce que je me penche sur l'intention de vouloir être si curieux, tant savoir, et que je m'en dégoutte profondément. Mais après ce mauvais cap, une fois les choses en suspension retombées à terre, on y voit un peu plus clair en ce qui concerne le plaisir et l'envie. On le fait pour soi surtout. Relire Rabelais participe exactement de ce bon plaisir. Il n'y a pas à trop s'étendre là-dessus au risque de s'égarer encore une fois de plus, en en voulant tirer partie d'une connaissance autrement que de la partager gentiment et à voix mesurée. Car autant la parole peut geler autant elle peut se consumer, finir cendre. On en revient à l'idée antique de tempérance, que l'on trouve aussi chez les bouddhistes la fameuse voie du milieu. Et que l'on peut admirer ou conspuer selon les âges, les époques, les humeurs. Il y a tant d'interprétation possibles et beaucoup de fallacieuses concernant cette fameuse tempérance. Mais en vrai il ne s'agit que de se tenir au milieu de quelque chose non par désir ou crainte, mais par nécessité tout simplement. Considérer la parole comme étant susceptible de geler ou de se consumer en vain inspire qu'on l'utilise autrement soudain. Non comme un pingre ou un prodigue, mais en pesant bien ses mots ce qui n'est pas qu'affaire de plume de clavier, mais surtout d'être. Est-ce un fantasme d'imaginer que la qualité de l'instrument est intrinsèquement liée au son qu'il émet ? De nos jours il y a tant de tricheries qu'on peut parfois en douter. Mais regretter de ne pas être un Stradivarius, s'en désespérer, est tout aussi louche et surtout immature. Simplement on sait qu'il existe des Stradivarius, on ne le saurait pas que l'on serait beaucoup moins embêté. On peut aussi l'avoir su et l'oublier.|couper{180}

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Carnets | mars 2023

Double voyage 09 | Wittig

Il faudrait remonter assez loin dans ce blog pour retrouver la trace de l’inspecteur Blanchard. Non pas un homme unique, mais une silhouette mouvante, effacée par le temps, décomposée en fragments épars. De même, quelque part entre deux chroniques, Dali, enlevé dans un vaisseau de l’Alliance Galactique, disparu comme un reflet sous la pluie. Alonso Quichano aussi s’efface, englouti par le tourbillon des jours. Les moulins à vent eux-mêmes, dressés un temps contre le ciel, se sont effondrés, usés par les années, réduits à quelques pierres moussues dispersées dans l’herbe. C’est ainsi que les personnages s’enfoncent dans l’oubli, happés par la durée qui ronge les contours des souvenirs. Ce site n’est-il pas un voyage lui aussi, une déambulation incertaine où l’on croise des pays, des figures, des objets sans fil conducteur ? On passe de l’un à l’autre sans prévenir, de la chronique d’un jour à l’évocation d’une nuit, comme si la continuité elle-même était un leurre, une illusion patiemment entretenue par la succession des jours et des nuits, qui se répondent sans jamais se rejoindre. Sur un fichier reçu, on distingue les blocs noirs sur fond blanc, pareils à des stèles anonymes. Ce sont les traces d’une parole, mais une parole que le silence ronge. On pourrait prendre un paragraphe au hasard, ils parlent tous du même oubli, d’une lutte vaine pour fixer ce qui échappe, comme si la répétition elle-même n’était qu’un simulacre de résistance. Il y a là des voix de femmes, qui racontent, des noms familiers qui émergent de l’ombre pour replonger aussitôt, signes fragiles d’une mémoire qui vacille. On croyait ces souvenirs rangés dans l’aval, mais voilà qu’ils proviennent d’un amont obscur, d’un temps antérieur à la perte. Homère racontait une guerre qui n’en finit pas. Pas de début, pas de fin. Le livre se ferme sur la fatigue des corps, mais la guerre elle, demeure, infinie comme une rumeur lancinante, et l’on ne sait jamais vraiment quand elle a commencé, ni pourquoi elle se prolonge dans cet état d’indécision, ce balancement perpétuel entre violence et accalmie. C’est peut-être cela, l’histoire humaine : une lutte sans cesse reprise, une suite de justifications qui, en se heurtant les unes aux autres, n’en produisent aucune. On se souvient mal du début du récit, de ce voyage qui devait mener quelque part et qui s’enroule maintenant sur lui-même, un cercle concentrique, une spirale sans fin autour d’un centre mort. Comme les corbeaux tournant autour de la carcasse d’un animal, l’histoire revient sans cesse sur le même point, sans parvenir à s’en détacher. Peut-être est-ce là la nature même de ce récit : une montée interminable sur un escalier dont on ne perçoit ni le départ ni l’issue, une quête obstinée vers un autel de pierre où le sacrifice attend sans jamais s’accomplir. Il y a ce vendredi aussi, compagnon de Robinson, jour des stages de peinture, où l’on tente de faire surgir quelque chose du néant. On pose des formes, des couleurs, des éclats de lumière, mais c’est toujours le même geste qui revient, la même quête d’un sens qui se dérobe, la même recherche d’un espace où le regard pourrait enfin se poser. On s’efforce de saisir l’air du temps, mais l’impression d’y être ne tient jamais longtemps. Circe transforme les marins en cochons, mais qu’en est-il de ceux qui l’étaient déjà ? Peut-être l’évidence est-elle si criante qu’on la contourne. Peut-être les lions, les taureaux, les ânes sont-ils ce qu’ils sont depuis toujours, et les métamorphoses, des pièges de l’esprit. Borges aussi jouait avec les ombres et les reflets, jonglant avec l’érudition pour en faire surgir la poésie brute, comme une lumière soudaine dans la cécité du monde. Il attirait les mots comme on appâte les mouches, sans illusion sur leur valeur réelle, mais en sachant que, parfois, dans cette errance textuelle, un éclat de vérité pouvait se produire, aussi fugitif qu’un rai de soleil sur un mur défraîchi. On cherche un point de repère, une boussole qui dirait où est le Nord, mais le retour à l’intuition, au geste premier, semble plus juste. Peut-être que lire ce texte avec la rigueur d’un typographe permet de toucher du doigt ce qui importe vraiment : la tension entre la colonne et le mot, la manière dont les blocs se dessinent sur la page, comme des souvenirs alignés dans l’oubli, une justification graphique qui tient les choses ensemble. Peut-être est-ce là l’essentiel : savoir qu’on ne saura pas, que la quête se poursuit sans jamais aboutir, et que vouloir tout comprendre est peut-être le plus sûr moyen de se perdre.|couper{180}

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