dispositif
Textes sans narrateur. Non pas une histoire racontée, mais une mise en scène de voix, de forces, de formes. Ce qui compte n’est pas le fil narratif mais l’agencement : une voix qui ordonne, un chœur qui répond, des colonnes qui se font face. Le lecteur est placé dans ce montage, pris entre les flux, libre d’en construire le sens.
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Carnets | creative writing
Conversation — Gabarits syntaxiques (09/10/2025)
📘 Fiche récap — Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre (focus littérature) 1) L’ouvrage en deux lignes Fragments qui pensent la limite : dire l’indicible par retrait, ouvrir un dehors sans récit. La phrase brève, paradoxale, substitue à l’événement un concept mobile (désastre, nuit, séparation). 2) Thèse / geste d’écriture Écrire au bord de ce qui défait l’expérience : non pas raconter mais dés-œuvrer la narration, laisser parler l’absence. La forme fragmentaire et l’énonciation impersonnelle déplacent le sujet, substituant à l’aveu la réserve et au pathos une exactitude négative. 3) Les 5 principes majeurs (pour lire / imiter) Période brève, aphoristique : points nets, deux-points, tirets, parenthèses ; rectifications fréquentes (“non pas…”). Voix impersonnelle : “il / on” gnomiques ; adresse rare, si elle surgit, c’est un impératif de retrait. Lexique abstrait & images simples : cercle, centre, nuit, seuil, loi, dehors ; peu d’objets concrets, forte charge conceptuelle. Montage par fragments : blocs autonomes reliés par motifs et reprises (anaphores, variations). Clôtures ouvertes : image ou paradoxe final, jamais de morale ni de conclusion explicative. 4) Gabarits syntaxiques (patrons réutilisables) Rectification paradoxale « [X], non pas [Y], plutôt [Z]. » Ex. : « Quand le désastre survient, il ne vient pas. » Définition déplacée « [Concept] : [prop. 1], et pourtant [prop. 2] qui l’annule. » Ex. : « Le désastre ruine tout en laissant tout en l’état. » Gnomique « On [verbe] quand [condition], sauf quand [exception] — et c’est alors [déplacement]. » Ex. : « On ne peut y croire. » Seuil / image géométrique « [Motif] tient au bord : cercle sans centre, droite qui revient à son origine. » Ex. : « … un cercle éternellement privé de centre. » Clôture sans morale « Alors [image nue] — rien d’autre. » Ex. : « Le désastre est séparé, ce qu’il y a de plus séparé. » 5) Feuille de style “Blanchot — L’Écriture du désastre” Amplitude : fragments de 1 à 3 phrases. Ponctuation : deux-points pour définir, tirets pour déplacer, parenthèses pour révoquer. Verbes : être, venir, ôter, ruiner, séparer, croire, demeurer. Motifs (2–3) : désastre / nuit / centre-absent (leur valeur doit glisser au fil du texte). Références externes : 1 voix d’autorité (nom propre) éventuellement, aussitôt déplacée. Interdit : psychologie explicite, morale, lyrisme décoratif ; privilégier précision négative et réserve. 6) Procédure de réécriture (7 étapes) Adresse : en principe aucune ; si nécessaire, un impératif bref (“laisse…”, “n’insiste pas”). Noyau (≤ 15 mots) : remplacer l’événement par un concept-noyau (séparation, attente, effacement). Inventaire (10) : cercle, centre, ligne, seuil, nuit blanche, voix, silence, loi, dehors, passivité. Voix du dehors (3) : doxa (“on croit…”), maxime, auteur (nom). Motifs (2–3) : désastre, nuit, centre ; les faire revenir déplacés. Déploiement : 2 fragments enchaînant définition → rectification (“non pas…”) → question ou parenthèse → image. Affinage : couper les explications, resserrer aux paradoxes ; veiller aux deux-points et aux tirets. 7) Exercices rapides Non pas… : écrire 5 rectifications (“non pas X, mais Y”), chacune suivie d’une image. Fragment gnomique : 3 phrases au présent gnomique sur un même motif (nuit / centre / seuil). Image géométrique : traduire un affect par cercle / droite / centre manquant (2 phrases). Déplacement d’autorité : citer un nom (philosophe, auteur) et déplacer sa thèse en 2 lignes. Retour de motif : faire revenir un même mot à trois endroits avec une valeur différente chaque fois. 8) Prompt prêt à l’emploi Réécris le passage suivant dans l’esprit de Maurice Blanchot (L’Écriture du désastre), en appliquant : fragments brefs ; voix impersonnelle ; rectifications paradoxales (“non pas…” / “plutôt…” / “et pourtant…” ) ; 2–3 motifs (désastre / nuit / centre) qui glissent de valeur ; une image géométrique en clôture ; aucune morale. Paramètres : [Noyau ≤ 15 mots]=… ; [Inventaire 10]=… ; [Voix x3]=… ; [Motifs]=… ; [Amplitude]=2–4 fragments ; [Temps]=présent gnomique. Texte source : « …[ton texte]… » 9) Note éthique Si le texte touche au traumatique : anonymiser ; refuser la spectacularisation ; préférer la retenue (déplacement, silence, image) à l’éclat. La forme ouvre un sens, elle n’exonère pas la responsabilité.|couper{180}
histoire de l’imaginaire
Le rite funéraire
Un rite funéraire n’illustre rien : il fait que ça passe. On veille, on lave, on porte, on dit, on dépose. Suite de gestes, pas décor : ça sépare l’avant, ça tient la marge, ça nous réagrège après. Le défunt reçoit un statut — encore là, déjà ailleurs — les proches reprennent une place, un faire, une parole. De là naît le récit commun, sobre, tenace. Ce premier article regarde ce que ces gestes réparent — liens, places, mémoire — et pourquoi la forme qu’on choisit, religieuse, civile ou intime, change tout. Ouverture Cimetière communal, Vallon-en-Sully, Allier. On est là, pas grand monde, vent léger sur les cyprès. La corde passe, deux hommes tiennent, on descend, lent, régulier. Le bruit sourd quand la caisse touche les parois, puis plus bas, puis plus rien. Un nom dit au micro, juste le nom, pas d’enflure. On se rapproche, on voit la terre, on voit les fleurs encore fraîches, on voit les mains hésiter puis se décider : une pelle, deux pelletées. Ça fait un son que le gravier n’a pas, un son qui coupe court. À gauche, l’arrosoir qui goutte près du robinet, ploc, ploc, ploc, comme si le lieu lui-même réglait la seconde. On ne cherche pas de grandes phrases, on cherche ce qui tient : poser, couvrir, nommer, se taire une minute, regarder ensemble au même point, puis relever la tête. Le célébrant lit trois lignes, pas plus, on a tous compris. On serre une épaule, on remet un ruban, on corrige l’angle d’une gerbe. Rien d’héroïque, pas de décor, seulement la suite exacte des gestes qui fait que l’avant lâche prise et que l’après trouve une forme. Ce n’est pas la mort qu’on met en ordre, c’est le lien : il passait par ces mains, par cette corde, par la terre qu’on rend, et par le nom prononcé une dernière fois pour qu’il ne tombe pas avec le reste. On reste encore un peu, sans parler, parce qu’il faut ce peu de temps-là pour que ça prenne. Repères Arnold van Gennep (1873–1957). Un homme qui passe les frontières, langues et coutumes dans la besace. En 1909, il pose trois rails simples et puissants : séparation, marge, agrégation. Les rites ne sont plus folklore mais mécanique sociale, un outillage pour transformer le statut des gens. L’Algérie, les Alpes, des enquêtes à pied, peu d’institution mais une méthode tenace. On lui doit ce mot qui nous sert partout : liminalité. Avec lui, les funérailles deviennent lisibles par la suite de gestes qui fait tenir. Robert Hertz (1882–1915). Normalien, élève de Durkheim, écriture brève et ferme. En 1907, il éclaire l’angle mort : la mort est un fait social ; le cadavre, un statut instable. D’où les funérailles en deux temps, le temps biologique et le temps des vivants qui s’ajuste. Il nomme ce qu’on fait quand on lave, enveloppe, nomme, attend — non pour montrer, pour protéger. Destin fauché dans les Vosges, mais une idée qui reste : tant que le mort n’a pas sa place, le groupe ne tient pas. Philippe Ariès (1914–1984). Historien des mentalités, à côté des couloirs officiels, mais la porte qu’il ouvre est large. Années 1970 : de la « mort apprivoisée » à la « mort interdite », de la chambre commune à l’hôpital, des cimetières au centre aux périphéries. Il regarde les manières de dire au revoir, l’enfant, la tombe, l’image, l’industrie funéraire. Sa voix est calme, presque narrative. Avec lui, on comprend que les pratiques ne disparaissent pas : elles se déplacent, s’inventent à neuf quand la société change. Références, citations Van Gennep, Les Rites de passage (1909) ; Hertz, « Contribution à une étude sur la représentation collective de la mort » (1907) ; Ariès, L’Homme devant la mort (1977). Hertz. Le cadavre n’est ni chose ni personne : zone instable. D’où les opérations : laver, envelopper, nommer, attendre parfois — pour rendre au mort une place, protéger les vivants. Ariès. On est passé de la mort publique à la chambre fermée, puis aux couloirs de l’hôpital. Moins visible, plus technique. Les rites ne disparaissent pas : ils se déplacent, s’inventent de nouveau. Lexique flash Liminalité : l’entre-deux où ça se transforme ; ni avant, ni après, mais le seuil. Psychopompe : le guide du passage — personne, fonction, parfois un objet ou un lieu. Obsèques civiles : cérémonie sans Église, gestes et paroles choisis, même fonction de tenir. Deuil / souvenir : le temps pour que ça prenne / la trace qui reste et qu’on revient travailler. Ce qu’on empêche, ce qu’on institue On a tous croisé Antigone, même de loin. Pas besoin de théâtre pour comprendre : on interdit d’ensevelir, donc on empêche la communauté de faire son travail. Empêcher, c’est laisser la dette ouverte. Le mort devient une affaire en suspens. Les vivants restent coincés sur le seuil. On sait ce que cela produit : colère froide, gestes clandestins, paroles qui butent. Antigone ensevelit malgré tout, petite poignée de terre pour dire que le monde continue à tenir. Ce n’est pas la morale qui est en jeu, c’est la mécanique. On a besoin du geste pour refermer la porte. À l’inverse, on institue. Tombeau du Soldat inconnu : pas de nom, donc un nom pour tous. La flamme, la relève, la marche, l’inscription. Des gestes réglés pour un corps absent. Et pourtant ça tient, justement parce qu’on fait comme si. On dépose, on se tait, on recommence demain. La répétition fabrique la mémoire. On photographie, on amène une gerbe, on lit les noms ailleurs, sur d’autres pierres. Ce qui s’institue n’impose pas un récit unique : il cadre l’émotion, lui donne un espace pour ne pas s’éparpiller. Empêcher le rite, c’est désorganiser les vivants. L’instituer, c’est leur rendre la capacité de faire avec. Ce que fait un rite Il donne un statut au mort. Ni vivant, ni chose. Une place. C’est pour ça qu’on lave, qu’on habille, qu’on ferme la bouche avec douceur, qu’on croise les mains. On ne montre pas : on opère. Le geste n’explique rien, il effectue. Dire le nom au micro, poser la main sur le bois, ce sont des actes qui fixent la limite. Ce que l’on fait là, c’est aussi redistribuer les rôles. Qui parle, qui porte, qui décide de la musique, qui tient la corde. Les proches ne sont pas seulement présents, ils font quelque chose, même minime. Cette part active empêche que l’événement avale tout. Le rite ordonne le temps. Avant : la veille, les coups de fil, les démarches. Pendant : l’heure dite, le cortège, la séquence. Après : la visite à la tombe, la date qui revient, la pierre posée plus tard. On en a besoin parce que le temps brut est inégal. La mort tombe d’un coup, mais la communauté met du temps à reprendre souffle. On étale, on fractionne. Parfois, on fait en deux temps, et c’est juste : aujourd’hui le dépôt, demain l’ossuaire, ou la dispersion quand la météo le permettra. Il n’y a pas d’orthodoxie : il y a des raisons matérielles qui rencontrent des raisons symboliques. Le rite sert de charnière. La matière compte. Terre, eau, feu, air. La poignée de terre, le ploc de l’arrosoir, la fumée sur le froid, le vent qui bouge les rubans. On travaille avec ça. Une urne, c’est léger, mais on lui donne le poids d’un trajet, d’une marche, d’un arrêt au seuil. Une pierre, c’est lourd, mais on lui donne la douceur d’un prénom gravé. Ce sont des techniques de présence. On ne cherche pas le spectaculaire : on cherche l’ajustement. Le bon angle de la gerbe, la bonne place pour la photo, la bonne durée du silence. Chacun reconnaît quand c’est juste, même sans mots. Il y a aussi la parole. Pas l’éloquence. Des phrases brèves, des faits : où il a vécu, ce qu’il bricolait, comment il riait, ce qu’il disait toujours au marché. On ne rompt pas le lien en parlant, on le réinscrit. C’est pour cela qu’un texte de trois lignes peut suffire. Qu’une musique entendue mille fois change d’épaisseur quand elle vient ici, maintenant. On ne “raconte pas la mort”, on fait tenir la communauté qui reste. Et puis la protection. On sait l’embarras, la peur qui traîne, l’envie de fuir. Les gestes cadrés empêchent le déraillement, autorisent la pudeur. On ne force pas, on propose. Certains ne pourront pas regarder la descente, d’autres auront besoin de jeter eux-mêmes la terre. Le cadre tient pour tous. Si le protocole se vide, si on sent la machine à l’œuvre pour elle-même, on ajuste : on coupe une lecture, on garde le silence plus long, on remplace l’orgue par rien. Ce n’est pas de la personnalisation gadget. C’est la mécanique fine du tenir. Variantes, absences, réparations Il n’y a pas qu’une forme. Inhumation, crémation, dispersion, ossuaire. Quand on disperse, on marche, on ouvre la main au bord d’une eau, on choisit le lieu. Quand on n’a pas le corps, on fait autrement : photo, bougie, lettre, pierre déposée à blanc. Les guerres, les catastrophes, les pandémies ont appris cela : rites empêchés, rites compensatoires. Un autel improvisé sur un trottoir, des peluches, des fleurs, des noms écrits au feutre. On se dit que c’est trop, parfois. Non : c’est la fabrication d’un espace commun le temps qu’il faut. On ne hiérarchise pas. On regarde ce que chaque forme permet de réparer. Il y a le bref et le long. Certains veulent en finir vite, comme on arrache un pansement. D’autres ont besoin de tout, du cortège au repas, des photos à la pierre. On croit que la longueur mesure l’amour. Non. Ce qui compte, c’est l’ajustement. Un geste juste vaut mieux que dix gestes mécaniques. Un silence peut faire plus que des pages lues sans air. On ne sort pas d’un deuil par l’accumulation ; on passe par un point où le monde retrouve son axe. Le rite sert à trouver ce point. Déplacements d’aujourd’hui On s’éloigne des grands cadres, et pourtant, partout, ça revient. Célébrants laïcs, maisons funéraires plus sobres, cérémonies où l’on prend la parole sans prêtre ni formule. Les familles composent. Elles empruntent des formes au religieux, ou s’en passent, mais gardent la logique : faire tenir. Des mémoriaux s’installent là où il n’y avait rien, durent quelques jours ou restent des années. On dépose une bougie sur une borne, on revient au printemps, on change l’eau des fleurs. Sur les écrans aussi, la mémoire persiste. Anniversaires qui s’affichent, messages qui reviennent chaque année à la même date. Ce n’est pas un autre monde : c’est un autre lieu pour les mêmes opérations. La question écologique entre dans la scène. Forêts-cimetières, cercueils simples, compost humain dans certains pays, urnes biodégradables. On fait attention à l’empreinte, sans perdre la force du geste. Une marche silencieuse dans les arbres, un nom sur un galet, une carte pour se repérer. La technique change, le besoin reste. Ce qu’on cherche n’a pas changé depuis qu’on a commencé à enterrer : refermer sans effacer, transmettre sans figer. Revenir sur le seuil On peut repartir de Vallon-en-Sully, si tu veux. Une grille, un chemin de gravier, un banc. On s’assied dix minutes après que tout le monde est parti. Le ploc, plic, ploc régulier d'un robinet mal fermé. On regarde la terre, on ne pense à rien de noble, on écoute. Ce temps minuscule, c’est déjà du rite : le supplément qui permet que l’on se relève, que l’on traverse la route sans craindre de laisser quelque chose derrière. On saura revenir, poser une fleur quand la pierre sera là, ou rien du tout, juste la main sur le granit froid. C’est cela que l’on appelle “tenir”. Illustration : La Toussaint, Émile Friant (1863–1932)|couper{180}
Carnets | creative writing
Conversation — Gabarits syntaxiques (07/10/2025)
📚 Fiche récap — Laurent Mauvignier, Ce que j’appelle oubli (focus littérature) 1) L’ouvrage en deux lignes Récit d’une agression mortelle inspirée d’un fait divers, écrit comme une phrase‐fleuve adressée à un “tu”. La littérature y sert de contre-récit éthique à l’oubli social. 2) Thèse / geste d’écriture Faire tenir, dans un souffle ininterrompu, la mémoire d’un corps et l’énonciation d’un témoin : parler “à” quelqu’un pour empêcher la disparition morale, sans plaidoirie explicite, par la force du détail concret et de la polyphonie rapportée. 3) Les 5 principes majeurs (pour lire / imiter) Syntaxe-flux (quasi une seule phrase, peu de points) : parataxe, incises, reprises correctives (“non, pas…”, “plutôt…”), effet d’urgence et d’oppression du souffle. Adresse à un “tu” (énonciation relationnelle) : la parole s’adresse à un proche (frère, témoin), créant une intimité responsable qui remplace la morale par la compassion lucide. Poétique du détail prosaïque : objets banals (néon, badge, carrelage, canette) comme motifs qui matérialisent l’injustice et reviennent avec un sens déplacé. Polyphonie filtrée (voix sociales rapportées) : rumeurs, discours institutionnels et clichés intégrés en style indirect pour être aussitôt démontés — naissance d’un contre-récit. Politique de l’oubli (titre-programme) : transformer l’oubli en mémoire adressée ; la littérature prend le relais là où le récit factuel échoue à rendre la dignité. 4) Gabarits syntaxiques (patrons réutilisables) Adresse + nécessité : « Je te le dis, [TU], parce que [JUSTIFICATION], et [CONSÉQUENCE]. » Ex. : « je te le dis à toi parce que tu es son frère » Constat + rectification : « On dirait [X], non, pas [X], plutôt [Y], parce que [RAISON]. » Ex. : « je ne dirais pas abattus sur lui… non, pas du tout » Inventaire prosaïque : « [OBJET], [SURFACE], [BRUIT], et [GESTE], parce que [EFFET]. » Ex. : « l’odeur de poisson, le froid des surgelés et les jambons sous vide » Voix sociale + démontage : « On a dit que [RÈGLE], sauf que [CONTRADICTION CONCRÈTE]. » Ex. : « un homme ne doit pas mourir pour si peu » — « tu entends les mots qu’ils disent ? » Retour de motif : « [MOTIF] d’abord [V1], puis [V2], à la fin [V3]. » Ex. : « il avait bu une canette » → « il finit de boire la canette » → « comme une canette écrasée » Clôture sans morale : « Alors [DÉTAIL CONCRET], et c’est à toi que je le dis. » Ex. : « un léger bruit de frigo » … « je te le dis à toi » 5) Feuille de style “Mauvignier — Oubli” Phrase-fleuve : 1–3 longues périodes ; virgules, tirets “—”, conjonctions (et/mais/parce que). Adresse : “tu” explicite dès l’ouverture, lien rappelé (frère/ami/soi d’avant). Concret : 6–10 détails matériels par scène ; verbes simples d’action ; peu d’adjectifs lyriques. Motifs : 2–3 objets-pivot qui reviennent et changent de valeur. Polyphonie : 2–3 voix du dehors (sécurité, presse, voisin) rapportées puis déjouées. Éthique : pas de sentence finale ; une image, un geste, une adresse. 6) Procédure de réécriture (7 étapes) Définir le “tu” et le lien. 2) Résumer l’événement en 15 mots (geste+lieu+objet). 3) Lister 10 détails sensoriels. 4) Noter 3 voix sociales à démonter. 5) Choisir 2–3 motifs. 6) Écrire une seule phrase (200–400 mots) : adresse → détails → voix → rectifications → motifs. 7) Élaguer la morale, renforcer détails et incises. 7) Exercices rapides Inventaire aveugle : réécrire un passage uniquement avec objets + verbes d’action. Une phrase : condenser un paragraphe en une seule période avec 3 rectifications. Adresse déclarée : ouvrir par “Je te le dis…” avec le “tu” situé. Contre-récit : insérer 3 voix externes, les contredire par un détail matériel. Refrain : faire revenir 2 motifs à trois moments, sens déplacé à chaque retour. 8) Prompt prêt à l’emploi Réécris le passage suivant à la manière de Mauvignier (Ce que j’appelle oubli), en appliquant : phrase-fleuve (peu de points, virgules et “—”), adresse au “tu” dans les 50 premiers mots, détails concrets dominants, 2–3 motifs récurrents qui changent de valeur, voix sociales intégrées puis démontées, clôture sans morale (détail ou adresse). Paramètres : [Destinataire “tu”]=…, [Noyau 15 mots]=…, [Inventaire 10 détails]=…, [Voix x3]=…, [Motifs 2–3]=…, [Temps/focalisation]=…, [Amplitude]=1–2 longues phrases. Texte source : « …[ton texte]… » 9) Note éthique Si la matière vient d’un fait divers ou d’une scène intime : anonymiser au besoin, éviter l’effet “documentariste” sentencieux ; laisser la dignité passer par le regard adressé et le pouvoir des détails plutôt que par un jugement.|couper{180}
Carnets | octobre 2025
08 octobre 2025
si nos raisons sont des figures, ainsi que le dit Joubert, elles sont remplaçables par d’autres, et le dialogue consiste moins à imposer la « vérité » qu’à proposer une meilleure mise en forme du vrai. Pour écrire comme pour enquêter, la bonne question devient alors : quelle figure donner à ce que je cherche à comprendre —et qu’est-ce que cette figure occulte ou révèle ? Cette page d'accueil du site ne me plaît plus autant. J'ai pris une feuille de papier et j'ai dessiné ce qui me paraît être plus proche de la réalité de tous ces textes. Des blocs qui se cotoient, parfois peuvent se regrouper sur un thème, un mot-clé. Ce qui me rappelle une phrase que F. m'avait dit et que j'avais crû comprendre à propos de SPIP : —"ce sont des briques". Ce qui se traduit concrètement par des inclusions, par la confection de cartes par rubrique, par sous-rubrique, par mot-clé, etc. Ensuite je mesure le temps que je pourrais passer à trifouiller encore le code au dépens de ce que je pourrais écrire. Et je chiffonne la feuille, la jette à la corbeille. Mais je conserve cette idée : la page d'accueil d'un site est aussi difficile à trouver que la première page d'un livre. Et encore je vois les deux pages et je me dis —reste simple. La simplicité est sans doute la qualité que j'ai fuie le plus souvent dans ma vie, parce qu'elle est sans doute la plus proche, proche jusqu'à l'insupportable. Mais il semble que le temps qui passe aide à mieux supporter. Cette vanité, cette prétention, fatuité que je détecte systématiquement en moi et souvent en miroir chez l'autre, c'est la simplicité qui s'insurge de ne pas être acceptée. En peinture peindre des fleurs, des paysages, des arbres, un visage, ce n'est pas si simple et pourtant ça l'est, mais après bien des complications. Ce qui est simple, tellement, c'est se jeter dans l'écriture, dans la peinture. C'est justement parce que ce l'est que je ne le fais pas assez. Lecture de Simenon : Le prétexte de l'histoire, que révèle t'il ? Un crime pour ouvrir l’humain. Le meurtre n’est pas une fin mais un levier : il force les personnages à se dévoiler (honte, jalousie, fatigue, désir). Le polar sert d’épure psychologique. Le milieu comme cause. Fécamp, les Terre-Neuvas, le bord : conditions rudes, hiérarchie, manque de sommeil, promiscuité. Chez Simenon, le cadre social et matériel presse les êtres et “explique” plus qu’une thèse morale. Compassion avant morale. Maigret cherche à comprendre, pas à condamner. Le commissaire incarne l’humanisme froid de Simenon : laisser la justice faire son œuvre, mais réparer silencieusement quand on peut. La honte comme moteur. Honte sociale et sexuelle, secrets de cabine, dignité blessée : c’est la matière noire des romans de Simenon. Elle déplace plus sûrement l’action que la haine. Le groupe contre l’individu. Un équipage = une micro-société, avec ses codes et son omerta. Simenon aime ces huis clos (navire, hôtel, immeuble) où l’on voit comment le groupe fabrique les actes de chacun. L’évidence concrète plutôt que la psychologie Objets, odeurs, gestes (verres sur le marbre, sel sur les vêtements) valent diagnostic. Simenon montre ; il commente très peu. Le réel parle. Une intrigue mince, une densité forte Fil simple, scènes courtes, dialogues nets : la tension vient de la pression du milieu et du non-dit, pas des surprises de scénario. Le sexe, la fatigue, l’argent — sans lyrisme. Trio simenonien constant, traité comme des faits (besoin, manque, arrangement), jamais comme motifs romantiques. Maigret comme prisme éthique. Regard patient, corporel (manger/boire/fumer/marcher), attention aux détails : c’est la méthode “anthropologue” de Simenon, plus que “détective-puzzle”. La fin par détail, pas par sentence. Clôtures discrètes : un geste, une image, une porte qui se referme. Le lecteur conclut — Simenon s’abstient. En somme, l’histoire de Fécamp révèle la signature simenonienne : un réalisme sensuel et sans cruauté, où le crime est l’occasion d’examiner ce que le monde fait aux gens — et ce que les gens font pour rester debout.|couper{180}
Carnets | octobre 2025
06 octobre 2025
Plusieurs fois que je reprends le même texte et, à la fin, je l’efface. Peut-être qu’aujourd’hui il ne faut rien écrire. Seulement ce que je fais sur le site : carte interactive dans chaque en-tête de rubrique — poser des points, nourrir l’index, ouvrir une autre navigation ; export PDF en Markdown pour la rubrique entière — tests bons en local ; question ouverte : afficher ou non les dates. Deux nouvelles rubriques, pour l’instant fermées : « à la semaine » (tâches menées ou en cours, synthèse des notes par thématiques) ; « Phrases » (une par jour, parfois deux, pas plus, prises dans les lectures, littéraires ou non). Attendre un à deux mois avant d’ouvrir. Garder la possibilité de les laisser privées. Hier, lecture d’un texte de J. O. sur le journal. Même bouffée en me relisant. Plutôt que « dire », considérer le journal/carnets comme une sismographie — quelque chose de graphique. Retour à mon cœur de métier : image, peinture, ligne, forme, vide et plein. Illustration devanture de la librairie Tropisme, Bruxelles.|couper{180}
Carnets | octobre 2025
3 octobre 2025
Écrire est d’abord une affaire avec soi-même. J’en fais un dossier sans témoin, porte close, bouton tourné jusqu’au clic. Parler de ce que j’écris m’apparaît obscène : question d’hygiène de procédure, on ne commente pas une instruction en cours. Je reste seul, et cela me va. Seul dans l’écriture, seulement : pour le reste je fais comme tout le monde, hauts et bas, un tempérament qui grince au réveil et mord à la remarque. J’ai longtemps cru à la sagesse qui s’installe : clause de style. Je garde une pellicule de bienveillance, vernis utile pour que la poussière n’accroche pas. Autrefois je me pensais généreux jusqu’au fond ; désormais j’écarte ces mains tièdes qui piochent dans le stock de patience. Mon dernier bastion est là. Écrire, c’est instruire : rassembler les pièces, numéroter, classer, et quand rien ne tient, tamponner “à revoir” plutôt que “sans suite”. Parfois je me dis que la même opiniâtreté, placée dans des affaires plus juteuses, m’aurait donné ce regard cassant, la journée découpée au quart d’heure, la mâchoire serrée. Mais je n’y respire pas. Malgré mes jérémiades, je ne suis pas sans paix : une ataraxie tiède où je me plais tant qu’on ne me surprend pas à y nager. Qu’on me voie, et je relève la herse : ironie, mauvais esprit, deux calembours pour la route — l’aîné qu’on adore détester, le fameux mauvais objet, prêt à signer. Toute affaire sérieuse commence porte close. L’atelier ne déroge pas. Ce matin, j’ai mis un peu de chauffage ; l’air a changé d’odeur, mélange de plinthe tiédie et d’essence maigre, et une poussière dorée tenait en l’air au-dessus du radiateur. Personne n’est venu. Je me suis planté devant la toile : deux heures à chercher des clairs qui tiennent, à remplacer ces couleurs qui viraient criardes dès qu’elles buvaient l’air. À la fin, j’ai reculé jusqu’au mur : j’avais détruit une grande part de ce qui tenait. Et pourtant, c’est de cette disparition que je tire la preuve de ce qui avait tenu — comme on lit un délit à la forme exacte du vide qu’il laisse. Je ne m’installe plus. Ni dans la peinture, ni dans l’écriture. Je marche. D’un point immobile vers un point immobile. Battement court. Battement long. Relance. Entre-deux de rêve. Le blanc cesse de couler ; je dévisse. Crissement minéral du pas de vis : petit plaisir malade. Je cure, j’essuie, je revisse ; capuchon sur sa lanière, clic net. Demi-tour : l’escalier, le bureau, l’écran. Je code comme on ajoute une pièce au dossier : nom de fichier, date, motif. Cette nuit, long métrage en Technicolor : couloirs, portes lourdes en bois exotique, ferrures ciselées, gonds d’argent. À quoi bon des gonds d’argent si la porte ne sait pas sur quoi elle bat ? J’appelle cela le bastion. Un danger approche ; on se prépare. Une femme paraît, une lettre à la main, devant une porte qui n’a pas bougé ; personne ne l’a vue entrer. Ce n’est pas d’elle que vient l’attaque. Un homme se crispe, l’aveu passe par la peau ; on le désigne, traître. Il tire un long couteau ; je pare — je ne sais comment — et la lame lui tranche net la gorge. Son regard s’ouvre, comme s’il voyait le plan depuis le plafond ; puis il tombe. Je sais. J’avance : enfilade de salles de plus en plus vastes, guerriers immobiles — samouraïs peut-être — micromouvements à mon passage, signe convenu : laissez-le. Fin de couloir : un vide propre, précipice, bout des locaux donc bout du monde. Silence. Je me réveille avec l’odeur de térébenthine dans la gorge. Le chauffage ronronne faiblement. Le capuchon du blanc a cliqueté tout à l’heure — je l’entends encore. Dossier rouvert demain matin : même porte, même clic, même froid aux doigts. Déchiffrage des rythmes [Anacrouse] Écrire est d’abord une affaire avec soi-même. [Hypotaxe] J’en fais un dossier sans témoin, porte close, bouton tourné jusqu’au clic. [Hypotaxe] Parler de ce que j’écris m’apparaît obscène : question d’hygiène de procédure, on ne commente pas une instruction en cours. [Parataxe] Je reste seul, et cela me va. [Isocolon] Seul dans l’écriture, seulement : pour le reste je fais comme tout le monde, hauts et bas, un tempérament qui grince au réveil et mord à la remarque. [Hypotaxe] J’ai longtemps cru à la sagesse qui s’installe : clause de style. [Hypotaxe] Je garde une pellicule de bienveillance, vernis utile pour que la poussière n’accroche pas. [Hypotaxe] Autrefois je me pensais généreux jusqu’au fond ; désormais j’écarte ces mains tièdes qui piochent dans le stock de patience. [Clausule] Mon dernier bastion est là. [Anacrouse] Écrire, c’est instruire : [Carrure 1-2-3-4] rassembler les pièces, numéroter, classer, et quand rien ne tient, tamponner “à revoir” plutôt que “sans suite”. [Hypotaxe] Parfois je me dis que la même opiniâtreté, placée dans des affaires plus juteuses, m’aurait donné ce regard cassant, la journée découpée au quart d’heure, la mâchoire serrée. [Clausule] Mais je n’y respire pas. [Hypotaxe] Malgré mes jérémiades, je ne suis pas sans paix : une ataraxie tiède où je me plais tant qu’on ne me surprend pas à y nager. [Tirets d’incise] Qu’on me voie, et je relève la herse : ironie, mauvais esprit, deux calembours pour la route — l’aîné qu’on adore détester, mauvais objet notoire, prêt à signer. [Anacrouse] Toute affaire sérieuse commence porte close. [Parataxe] L’atelier ne déroge pas. [Hypotaxe] Ce matin, j’ai mis un peu de chauffage ; l’air a changé d’odeur, mélange de plinthe tiédie et d’essence maigre, et une poussière dorée tenait en l’air au-dessus du radiateur. [Parataxe] Personne n’est venu. [Hypotaxe] Je me suis planté devant la toile : deux heures à chercher des clairs qui tiennent, à remplacer ces couleurs qui viraient criardes dès qu’elles buvaient l’air. [Hypotaxe] À la fin, j’ai reculé jusqu’au mur : j’avais détruit une grande part de ce qui tenait. [Clausule] Et pourtant, c’est de cette disparition que je tire la preuve de ce qui avait tenu — comme on lit un délit à la forme exacte du vide qu’il laisse. [Parataxe] Je ne m’installe plus. [Isocolon] Ni dans la peinture, ni dans l’écriture. [Marche ternaire] Je marche. D’un point immobile vers un point immobile. Battement court. [Marche 1-2-3-4] Battement long. Relance. Entre-deux de rêve. Le blanc cesse de couler ; je dévisse. [Hypotaxe] Crissement minéral du pas de vis : petit plaisir malade. [Marche ternaire] Je cure, j’essuie, je revisse ; capuchon sur sa lanière, clic net. [Carrure 1-2-3-4] Demi-tour : l’escalier, le bureau, l’écran, le code. [Isocolon] Je code comme on ajoute une pièce au dossier : nom de fichier, date, motif. [Anacrouse] Cette nuit, long métrage en Technicolor : [Asyndète] couloirs, portes lourdes en bois exotique, ferrures ciselées, gonds d’argent. [Isocolon] À quoi bon des gonds d’argent si la porte ne sait pas sur quoi elle bat ? J’appelle cela le bastion. [Parataxe] Un danger approche ; on se prépare. [Hypotaxe] Une femme paraît, une lettre à la main, devant une porte qui n’a pas bougé ; personne ne l’a vue entrer. [Parataxe] Ce n’est pas d’elle que vient l’attaque. [Hypotaxe] Un homme se crispe, l’aveu passe par la peau ; on le désigne, traître. [Polysyndète légère] Il tire un long couteau ; je pare — je ne sais comment — et la lame lui tranche net la gorge. [Clausule] Son regard s’ouvre, comme s’il voyait le plan depuis le plafond ; puis il tombe. [Syncope] Je sais. [Hypotaxe] J’avance : enfilade de salles de plus en plus vastes, guerriers immobiles — samouraïs peut-être — micromouvements à mon passage, signe convenu : laissez-le. [Clausule] Fin de couloir : un vide propre, précipice, bout des locaux donc bout du monde. [Syncope] Silence. [Hypotaxe] Je me réveille avec l’odeur de térébenthine dans la gorge. [Parataxe] Le chauffage ronronne faiblement. [Clausule] Le capuchon du blanc a cliqueté tout à l’heure — je l’entends encore. [Isocolon + Anaphore] Dossier rouvert demain matin : même porte, même clic, même froid aux doigts. Illustration : Augustin Lesage|couper{180}
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Dans la poussière d’Étaples
Dans la poussière d'Étaples ( rythme tintal, 16 temps) les hommes en avaient assez / des ordres aboyés chaque matin / des marches forcées dans la boue / des permissions toujours refusées / ils tenaient à peine debout / et l’arrestation d’un caporal / mit le feu aux poudres / fit lever la rumeur / ils sortirent en masse des baraques / brandissant leurs fusils d’entraînement / criant dans la poussière / se heurtant aux policiers militaires / trois jours le tumulte dura / trois jours la colère circula / puis les troupes encerclèrent / et l’ordre revint brutalement / un seul fut choisi pour l’exemple / Jesse Robert Short fusillé / le quatre octobre dix-sept / dans la poussière d’Étaples.|couper{180}
Carnets | Ateliers d’écriture
# Boost 2 # 03 | Arbitraire, narrateur principal
20 personnages sur la place Staroměstská Devant l’horloge astronomique de Prague, l’homme attend l’instant où les automates annonceront une date impossible. La foule est immobile. Voici vingt silhouettes figées. L’homme à l’horloge Debout face au cadran, mains croisées dans le dos. Cheveux fins rabattus, mèches grises brillantes. Montre-bracelet à l’écran noir. Expression : fixe. La touriste au chapeau Appareil photo levé, genoux fléchis. Chapeau de paille au ruban bleu trop serré. Collier de perles de verre. Expression : impatiente. Le vieil homme assis Sur le rebord de pierre, canne contre la cuisse. Calvitie bordée d’un duvet blanc éparpillé. Néant. Expression : résigné. L’enfant en manteau rouge Bras tendus vers le cadran, doigt pointé. Cheveux bouclés échappés de la capuche. Bracelet plastique vert fluo. Expression : émerveillé. La femme au téléphone Main sur l’écran, l’autre couvrant l’oreille. Queue-de-cheval serrée, mèches échappées. Bague argentée trop grande au pouce. Expression : distraite. Le couple enlacé Bras noués à la taille, regards levés ensemble. Cheveux noirs tombant droit ; crâne rasé brillant. Chaîne dorée sous le col. Expression : fusionnés. Le policier en faction Droit comme un piquet, mains sur la ceinture. Casquette trop large qui glisse. Néant. Expression : rigide. La vendeuse de cartes postales Accroupie devant sa valise, doigts triant les piles. Chignon rapide, mèches rebelles. Boucles d’oreilles en plastique rose bonbon. Expression : affairée. L’homme au parapluie Parapluie fermé comme une canne, pointé au sol. Cheveux poivre et sel plaqués. Néant. Expression : las. La jeune fille aux écouteurs Penchée en avant, fil blanc courant aux oreilles. Carré brun impeccable, raie au milieu. Piercing discret, légèrement de travers. Expression : ailleurs. Le peintre de rue Main suspendue, pinceau encore trempé. Béret taché de couleur, affaissé. Néant. Expression : concentré. L’adolescente aux baskets Assise sur le trottoir, bras croisés sur les genoux. Cheveux auburn en tresse déjà défaites. Bracelet de cuir élimé. Expression : boudeuse. Le joueur d’accordéon Assis sur un tabouret, soufflet entrouvert. Calotte noire, cheveux collés aux tempes. Néant. Expression : grave. La touriste japonaise Sur la pointe des pieds, smartphone au-dessus de la foule. Carré impeccable, brillant. Montre fine au poignet gauche. Expression : concentrée. Le mendiant Accroupi, main tendue, gobelet bleu fendu. Cheveux gris emmêlés, barbe hirsute. Néant. Expression : implorant. La guide au micro Bras levé vers la tour, micro collé à la bouche. Coupe courte, mèches blondes hérissées. Pendentif en forme de clé, inutile. Expression : appliquée. Le cycliste arrêté Un pied au sol, l’autre sur la pédale. Casque blanc strié. Néant. Expression : pressé. La mère et le landau Dos courbé, mains crispées sur la poignée. Chignon tiré, mèches collées. Boucles rondes en argent terni. Expression : épuisée. Le serveur en pause Tablier roulé, cigarette au coin des lèvres. Cheveux noirs gominés. Montre trop large qui claque au poignet. Expression : blasé. Le photographe à trépied Plié en deux sur son appareil. Calvitie nette, nuque rougie. Néant. Expression : absorbé. Cloche, automates. L’heure surgit, fausse, introuvable. La foule reste figée, inventoriée comme statues d’un instant qui ne s’achève pas.|couper{180}
Carnets | Ateliers d’écriture
# Boost 2 # 02 | Le moment du trop
(À l’heure où l’auteur, saturé de titres, demeure muet. Les témoins parlent pour eux-mêmes, chacun dans sa solitude. La somme fait la scène.) [La Carte] Je suis une carte. On me consulte pour trouver un chemin. J’indique des distances, des pentes, des courbes. J’ai été conçue pour ça. Mais on m’utilise pour autre chose : on me surcharge d’histoires, de titres. Je ne reconnais plus mes lignes. Je reste fidèle à ma fonction, orienter, mesurer. Pourtant je deviens illisible. [L’Inventaire] Un. Deux. Trois. Dix. Vingt. Ça ne s’arrête pas. J’ai été ouvert pour compter, pour ranger. Mais je gonfle, je m’étire, je n’ai plus de bornes. Chaque nouveau titre est un poids. Je ne sais plus si je contiens ou si je me vide. J’étais censé aider, je me perds moi-même. [Le Lecteur} Je tombe sur cette liste. Trop longue, trop pleine. J’essaie de suivre, mais je ne sais pas si ces histoires existent. Sont-elles inventées pour moi ? Sont-elles réelles ? Je doute. Peut-être qu’on se moque. Peut-être qu’il n’y a rien derrière les titres. Je ferme le carnet, je reste inquiet. [L’Archiviste] J’aligne. Je numérote. Je classe par rubriques, par années, par lieux. Mon rôle est clair : tenir l’ordre. Mais l’ordre se défait dès que j’écris. La liste enfle, se dédouble. Je rature, je recopie. Je voudrais contenir, mais je ne fais que rappeler qu’il y a trop. Je ne suis pas sûr d’être utile. [Le Silence] Je n’ai rien à dire. Je suis là autour. Je gonfle dans les blancs. On m’a laissé la place du principal, le mutique. On croit que je soutiens, mais je ne soutiens rien. Je suis le vide au centre. J’attends que quelqu’un me traverse. J’attends, et rien ne vient.|couper{180}
Carnets | septembre 2025
22 septembre 2025
Cette étrange mentalité, aristocratique plus que petite-bourgeoise, cette maladie obstinée qui persiste à considérer l’argent comme de la merde et, dans le même mouvement, à se complaire dans son absence, comme si le manque lui-même devenait une forme de distinction, tout en caressant malgré soi l’idée — vague, honteuse, presque interdite — qu’un jour, par un retournement aussi imprévisible qu’espéré sans vraiment l’être, la roue se décidera à tourner et que l’on retrouvera alors son rang, sa noblesse, non par le travail ni par l’effort ni par la patience, mais au terme d’une suite d’opérations hasardeuses, hasardeuses au point d’en être risibles, qu’on s’empressera aussitôt, pour se préserver, pour sauver la façade, de rebaptiser d’un nom plus digne, plus acceptable, presque solennel : Providence, cette mentalité enfantine — peut-être, à ce stade, le doute est-il encore permis — mais le doute, à l’instar du manque, n’est-il pas du même ordre, inversé, dont tu te sers depuis toujours pour t’expliquer à toi-même, surtout cette obsession d’indigence chronique, miroir parfait de cette autre obsession, celle d’une abondance dont tu ne saurais que faire parce que le verbe t’évoque cette chose sombre, souterraine, abjecte et répugnante, ce fer dont on se sert pour imposer sa force, son pouvoir en écrasant l’autre d’un point à l’autre de la planète, ce fer qui pénètre les chairs, qui détruit des vies, qui ruine les projets modestes bâtis de père en fils, ce fer dans la paume de qui domine parce qu’il possède, lui, l’argent, le choix, la décision de t’anéantir quand bon lui semble, et cette rage — cette folie qu’apporte cette rage, exactement semblable à la folie du pouvoir — que tu ne pourras jamais, toi, montrer vraiment parce que la loi, bien sûr, règne désormais dans ton crâne, émissaire bouffon de ceux qui possèdent cet argent, ce pouvoir, cette même folie que la tienne mais par cooptation, par association, par malignité et supercherie, et qui ne te renvoient jamais que devant le même mur, ce mur de la honte que tu reconnais aussitôt, que tu avais déjà rencontré, que tu retrouves encore et contre lequel tu t’appuies d’abord pour tenir puis pour céder, jusqu’à n’avoir plus de front, plus de mots, seulement ce martèlement sourd — ta plainte, ta colère, ta honte — mais cela aussi fait partie du procédé : t’occuper ainsi, te laisser dans ce trépignement tandis qu’ils s’engraissent encore et encore en se moquant de toi et de ton trépignement, et qu’ils refondent ainsi toute une échelle de valeurs dont tu seras l’exclu, parce que pour eux être c’est exclure, parce que pour eux être c’est avoir, et qu’ils passent le plus clair de leur temps à t’avoir — regarde, regarde comme ils t’ont, ils t’ont comme ils ont eu ton père et tous les autres avant, et probablement tous ceux qui viendront après, et ça n’aura jamais de cesse, tu le sais à présent, ça ne s’arrêtera qu’au terme de tous les génocides, quand ils seront seuls les uns face aux autres, tous ceux de la même caste, et qu’ils découvriront que leur haine de l’autre n’est que haine d’eux-mêmes, et qu’ils s’entretueront une dernière fois encore, sous la voûte étoilée, devant le regard des étoiles indifférentes, d’un univers qui ignore leur existence et qui, la connaîtrait-il, resterait muet, incapable du moindre jugement — et c’est alors, dans ce silence cosmique, que tu sens l’amertume descendre déjà dans ton corps comme une coulée souterraine, et qu’elle s’installe, patiente, dans tes veines jusqu’à devenir ce poids qui te fait vieux d’un coup, qui te fatigue, qui t’éteint dans cette surdité volontaire face à leur bruit comme au tien, car les cris et les pleurs n’y changeront rien, tout cela est au programme de la perte de temps décidée en amont, et si par ce que tu nommes encore hasard l’idée te prenait de te lever pour marcher vers eux et les détruire jusqu’au dernier, les derniers seraient aussitôt remplacés par d’autres dont tu ne saurais même pas que tu fais partie — et quel effroi soudain de t’apercevoir que tu en fais partie, indéniablement tu en fais partie, comme chacun de nous, diront-ils dans leur dernier souffle en ricanant, fiers d’avoir renversé leur échelle pour bâtir le gouffre, et dans ce gouffre tu tombes, tu tomberas avec eux.|couper{180}
Carnets | septembre 2025
21 septembre 2025
Ne plus rien voir, ne plus rien entendre : juste l’élan nu d’aller jusqu’aux limites, les franchir d’un pas sec, sans se retourner. Une pulsion de coupure, avant les mots, pour éprouver si le vide peut tenir lieu de monde. Cette épidémie de solitude qui frappe l'humanité est sans précédent. Il fallait qu'elle advienne dans une époque marquée par la communication à outrance. Communiquer ce n'est pas créer une chapelle, une église, encore moins une "religion". à moins que si justement, ce ne soit précisément que cela. Le bourdonnement d'une mouche je m'éfforce de ne pas l'entendre. Idem pour ce moteur dans le voisinage. Idem pour l'avertissement diffusé par les hauts parleurs, ceux de la gare proche, poussés par le vent. Idem pour tout ce qui rumine en moi, tout au fond de moi. S'efforcer est-il le bon mot, je ne crois pas. Non, j'écris et en même temps que j'écris tout cela je franchis cette frontière. Me voici dans mon propre désert soudain, je m'en rends compte à présent. Illustration Etat-d'âme-Les-adieux-2-Boccioni , 1911|couper{180}
Carnets | septembre 2025
13 septembre 2025
Je n’habiterai pas mon nom. Ceci en réaction à la lecture de notes récoltées. À la lecture du Pléiade de S-J.P. J’ai toujours refusé de prendre un pseudonyme. J’ai préféré gommer ce nom. N’utiliser que des initiales. Le Dibbouk n’est pas mon nom. C’est un emprunt. La comparaison s’arrête là. Saugrenue. Reste cette phrase ininterrompue qui continue de tracer son chemin. Je m’appuie sur la ponctuation pour ne pas céder. Des phrases brèves. Je m’interroge encore sur la pertinence d’une infolettre. Rien n’est arrêté. Chaque jour d’écriture en tient lieu. Le vent les emporte. Le van les égrène. (En Van de paille sur leur erre.) Séparer le bon grain de l’ivraie. Le dispositif à deux colonnes m’attire. De l’autre côté je remplis un nouveau vault Obsidian : réécritures, versions, reprises. Creuser, c’est descendre dans une galerie. Poser des étais. Ne pas savoir ce que je cherche au fond. Chaque idée, chaque désir attire un instant l’attention, puis elle s’en dégage, reprise par une force de renoncement familière. C’est elle qui m’interroge désormais. Pas son vrai nom. Peut-être plutôt une attraction du choix. Le magnétisme qu’exerce la nécessité de choisir sur mon refus obstiné. Un mouvement répété : m’élancer, renoncer, recommencer. Trop long, pas assez. Envie brute que ce soit interminable. Et puis cette pudeur, cette conscience du ridicule. Il me manque la place. Sur la toile comme dans l’éditeur. Toujours la peur de manquer de place. Ou de temps. Mais je crois que c’est la même chose.|couper{180}