documentation
Se documenter n’a jamais été une étape à part dans mon travail : c’est un réflexe, une habitude ancienne. Lire, noter, collecter des fragments — souvent éparpillés dans des carnets, des fichiers, des marges. Créer ce mot-clé, c’est rassembler ces traces, non pour les enfermer, mais pour les voir se répondre. En un seul regard, il devient possible de suivre les lignes de force qui m’occupent à un moment donné, de voir émerger par accumulation mes terrains d’exploration, mes obsessions du moment. Ce mot-clé fonctionne comme une carte en train de se dessiner : il relie ce qui, autrement, resterait dispersé, et permet de lire en creux ce qui m’attire, m’interroge, ou me revient avec insistance.( création le 11/08/2025)
articles associés
histoire de l’imaginaire
Les peuples fabuleux
I. Les peuples fabuleux de l’Antiquité gréco-romaine Aux yeux des Grecs puis des Romains, le monde connu — l’oikouménè — avait des frontières nettes. Au centre, la Méditerranée, terre des hommes civilisés. Aux marges, l’océan, les déserts, les montagnes. C’est là que l’imagination plaçait des peuples étranges, figures de l’altérité radicale. Ce n’était pas seulement un ornement littéraire : ces peuples fabuleux avaient une fonction cognitive et symbolique. Ils permettaient de tracer une limite entre l’humain et l’inhumain, entre le civilisé et le sauvage. Les Cynocéphales figurent parmi les plus célèbres. Ctésias, dans son Indica rédigé au Ve siècle avant notre ère, raconte que dans les montagnes de l’Inde vivent des hommes à tête de chien, vêtus de peaux, chassant avec des bâtons et des arcs. Ils ne parlent pas, mais aboient. Pline l’Ancien, dans son Histoire naturelle (VII, 23), transmet cette description : « On rapporte que dans certaines montagnes de l’Inde habitent des hommes à tête de chien, vêtus de peaux de bêtes sauvages. Ils aboient au lieu de parler, se nourrissent de chair crue et possèdent des griffes semblables à celles des bêtes féroces. » Cette altérité zoologique suggère un seuil : des êtres humains dans leur organisation sociale, mais animaux dans leur visage et leur langage. Les Sciapodes (σκιαπόδες), littéralement « ceux qui font de l’ombre avec leurs pieds », sont un autre exemple frappant. Dotés d’un seul pied gigantesque, ils courent avec une rapidité extrême et, aux heures les plus chaudes, s’allongent sur le dos et se protègent du soleil en dressant leur pied comme un parasol. Isidore de Séville, au VIIe siècle, reprend fidèlement Pline : « Les Sciapodes sont appelés ainsi parce qu’ils possèdent un seul pied de taille immense. Dans la chaleur du soleil, ils s’étendent sur le dos et se protègent à l’ombre de leur pied » (Étymologies, XI, 3). L’image est absurde, mais elle traduit une vérité : pour des auteurs méditerranéens, les peuples lointains devaient être adaptés à des climats extrêmes. La difformité devient une adaptation. Les Pygmées appartiennent à une tradition encore plus ancienne. Homère les mentionne dans l’Iliade (III, 3–6) : « Comme les grues, fuyant l’hiver et l’orage incessant, s’envolent vers l’océan en poussant des cris aigus, portant la mort et le combat aux Pygmées, et lançant au-dessus de leurs têtes le tumulte de la guerre. » Ces hommes d’une coudée de haut, éternels adversaires des grues, sont repris par Ctésias et situés en Inde méridionale. Là encore, la disproportion est source de comique, mais aussi d’admiration : la petitesse devient héroïsme dans une lutte incessante contre la nature. D’autres récits frappent par leur étrangeté radicale. Les Astomoi, « sans-bouche », survivent en se nourrissant seulement d’odeurs. Pline (VII, 25) rapporte : « Il existe un peuple sans bouche, qui vit en respirant seulement les parfums et les odeurs des choses. Ils ne connaissent pas la faim et meurent si l’air qui les entoure devient impur. » Ici, le fabuleux naît peut-être d’un malentendu : les ascètes indiens, réputés vivre d’air et de méditation, sont transformés en peuple entier d’êtres sans bouche. Les confins africains n’étaient pas en reste. L’Éthiopie abritait, selon Pline (V, 46), les Blemmyes : « Vers l’Éthiopie, on rapporte qu’existent les Blemmyes : ils n’ont pas de tête, et leur bouche comme leurs yeux se trouvent sur la poitrine. » L’idée d’un corps sans visage, à la fois humain et monstrueux, frappe encore l’imagination. Hérodote, lui, parle des Troglodytes, rapides à la course, se nourrissant de serpents et poussant des cris semblables à ceux des chauves-souris (IV, 183). L’altérité ici n’est pas seulement corporelle : c’est un langage inintelligible, une alimentation répugnante. On pourrait allonger la liste : les Panotii, aux oreilles si grandes qu’elles leur servent de manteau ; les Antipodes, aux pieds tournés vers l’arrière ; les Arimaspes, peuple à un seul œil, toujours en guerre contre les griffons pour l’or (Hérodote, IV, 13) ; les Androphages, cannibales scythes, « hommes sauvages qui se nourrissent de chair humaine » (IV, 106) ; les Hippopodes, hommes aux pieds de cheval ; les Satyres, êtres velus capturés dans les montagnes de l’Inde, selon Pline (VII, 2). À travers ces récits, on comprend la logique antique : le monde connu est ordonné, mais ses marges sont foisonnantes, inquiétantes, prodigieuses. Ce n’est pas une naïveté. Pour les Anciens, ces peuples faisaient partie du savoir légitime, non pas parce qu’ils étaient prouvés, mais parce qu’ils suscitaient l’admiratio. L’étonnement, disait Aristote, est l’origine de la philosophie. La compilation de Pline, qui mêle zoologie précise et peuples fabuleux, ne trahit pas une confusion : elle illustre l’idée qu’un savoir digne de ce nom doit inclure aussi ce qui étonne et déroute. Ces peuples fabuleux ne sont donc pas de simples curiosités. Ils dessinent les frontières de l’humain, ils reflètent l’angoisse et le désir d’altérité, ils rappellent que la connaissance naît moins de la certitude que de l’étonnement. Si nous les lisons aujourd’hui comme des fables, c’est que nous avons changé de critères. Mais pour les Grecs et les Romains, ils appartenaient pleinement à la cartographie du monde : une cartographie où le centre civilisé se définissait par contraste avec une périphérie monstrueuse. II. Les traditions indiennes et chinoises : un fabuleux intégré au cosmologique Si l’Antiquité gréco-romaine plaçait ses peuples fabuleux aux confins de l’oikouménè, l’Inde et la Chine ont développé leurs propres traditions du merveilleux humain, mais dans une logique différente. Là où Pline et Hérodote pensaient encore en termes d’ethnographie déformée — des hommes réels mais monstrueux — les textes sanskrits et chinois inscrivent ces peuples fabuleux dans une cosmologie, où l’humain n’est qu’un niveau parmi d’autres. Le fabuleux n’est pas relégué au mensonge ou à l’exagération : il fait partie intégrante de l’ordre du monde. En Inde, les grands textes épiques et religieux regorgent d’êtres hybrides ou monstrueux qui forment de véritables peuples. Le Rāmāyaṇa décrit ainsi les Rākṣasa, démons anthropophages qui vivent dans les forêts ou sur l’île de Lanka. Leur roi Rāvaṇa, doté de dix têtes et de vingt bras, n’est pas un individu isolé mais le représentant d’une race entière. Ces peuples incarnent une altérité morale autant que physique : ils ne sont pas seulement étranges, ils sont hostiles, ennemis de l’ordre védique. À l’opposé, les Yakṣa, esprits gardiens des trésors et des montagnes, forment un peuple ambigu, parfois bienveillant, parfois menaçant. Ils ne sont pas des curiosités ethnographiques mais des acteurs cosmiques, situés dans une hiérarchie du visible et de l’invisible. On rencontre aussi les Nāga, peuples serpents vivant dans les fleuves, les lacs et les mondes souterrains. Leurs royaumes sont décrits comme fastueux, ornés de joyaux. Tantôt dangereux, tantôt protecteurs, les Nāga apparaissent dans les récits bouddhiques comme dans l’hindouisme. Lorsque le Bouddha médite, c’est un Nāga qui l’abrite de son capuchon. La monstruosité ici est moins un défaut qu’une puissance ambiguë, que l’homme doit apprendre à intégrer. Les textes puraniques et la cosmologie indienne situent également des peuples merveilleux aux confins géographiques. L’Uttarakuru, au nord de l’Himalaya, est une terre idéale habitée par des hommes parfaits, exempts de maladie et de souffrance. On y retrouve le motif d’un peuple fabuleux positif, miroir des Hyperboréens des Grecs. De même, les Kinnara et les Kimpuruṣa, mi-hommes mi-animaux, vivent dans les régions reculées : ce sont des musiciens célestes, êtres hybrides qui brouillent la frontière entre humanité et divinité. En Chine, le Shanhai jing (Classique des montagnes et des mers), compilé entre le IVᵉ siècle avant notre ère et le IIᵉ siècle de notre ère, rassemble des centaines de descriptions de peuples étranges et de créatures fabuleuses. On y lit que dans les montagnes orientales vivent des hommes à trois têtes et six bras ; que plus loin se trouvent des hommes emplumés, capables de voler ; que d’autres n’ont pas d’intestins et se nourrissent de vent. Certains sont monstrueux, d’autres harmonieux. Mais tous ont leur place dans une cartographie cosmologique où l’Empire du milieu (Zhongguo) se définit par contraste avec des confins peuplés d’altérités. Le Shanhai jing ne sépare pas les peuples fabuleux des animaux mythiques (phoenix, dragons) ou des divinités locales : il s’agit d’un même tissu de récits. Les « hommes creux », les « hommes à plumes », les peuples aux têtes animales ne sont pas classés comme des erreurs de la nature, mais comme des manifestations de la diversité cosmique. La monstruosité, ici, est une variation de l’ordre du monde. On retrouve aussi dans les traditions chinoises le même schéma centre / périphérie que chez les Grecs et les Indiens. Au centre, le pays civilisé ; autour, les confins peuplés de peuples étranges. Mais à la différence de l’ethnographie gréco-romaine, les Chinois n’éprouvent pas le besoin de « prouver » ou de « localiser » ces peuples. Le Shanhai jing les décrit avec la même précision que les montagnes, les fleuves ou les animaux. L’altérité fabuleuse n’est pas douteuse, elle est constitutive. Ce qui frappe, c’est que ni en Inde ni en Chine ces peuples fabuleux ne sont perçus comme de simples anomalies. Ils expriment une pensée du multiple : le monde est fait d’humains, de dieux, d’animaux, de démons et de peuples hybrides, tous en interaction. L’Occident, héritier de Pline et d’Hérodote, a tendu à voir dans les peuples fabuleux des curiosités ethnographiques, des variantes monstrueuses de l’humain. L’Inde et la Chine, elles, les intègrent dans une logique cosmologique et symbolique, où chaque altérité trouve sa place. Cette différence est décisive. Elle montre que les peuples fabuleux ne disent pas seulement quelque chose sur les confins géographiques : ils révèlent la manière dont une culture pense le rapport entre l’homme et l’ordre du monde. L’Inde voit dans les peuples monstrueux les adversaires ou les alliés de l’ordre divin. La Chine les inscrit dans un système où tout ce qui existe a sa légitimité. La Grèce et Rome, enfin, les relèguent aux marges de l’oikouménè pour mieux définir leur propre centre III. Les traditions amérindiennes : monstres, géants et peuples de l’ombre Les Amériques possèdent elles aussi une tradition foisonnante de peuples fabuleux, mais leur statut est encore différent. Là où les Grecs pensaient tracer une ethnographie déformée, et où l’Inde et la Chine intégraient ces êtres à une cosmologie, les peuples amérindiens inscrivaient le fabuleux dans un rapport direct au territoire, à la mémoire et aux cycles de la nature. Les peuples monstrueux n’étaient pas relégués à de lointains confins abstraits : ils vivaient dans les forêts, les montagnes, les souterrains, aux marges toujours proches de l’espace humain. Ils servaient à dire la peur du froid, de la famine, de la mort, mais aussi la promesse d’un ailleurs idéal. Chez les peuples algonquiens du Nord-Est, notamment chez les Ojibwés et les Cris, on trouve le mythe du Wendigo. Ce géant cannibale, né de l’hiver et de la faim, hante les forêts glacées. Parfois il est un esprit solitaire, parfois un peuple entier de géants anthropophages. Il incarne la transgression ultime : se nourrir de ses semblables pour survivre. Sa dimension fabuleuse n’efface pas son fond de vérité : il rappelle les famines hivernales réelles, où la survie pouvait mener à l’indicible. Le Wendigo est un peuple fabuleux qui fonctionne comme avertissement moral et comme mémoire des catastrophes. Les traditions inuites peuplent elles aussi leurs confins d’êtres monstrueux. Le Qalupalik, par exemple, est un être amphibie qui vit sous la glace et qui enlève les enfants trop curieux des rivages. D’autres récits parlent des Ingnirragit, géants à la force colossale qui affrontent les chasseurs. Ces figures ne sont pas des fantaisies gratuites : elles rappellent les dangers réels de l’environnement arctique, où la mer, la glace et les bêtes géantes (morses, baleines) se transforment en peuples monstrueux dans l’imaginaire. Plus au sud, dans le monde mésoaméricain, le Popol Vuh, grand texte mythique des Mayas-Quichés, décrit les Seigneurs de Xibalba, peuple souterrain qui gouverne les maladies et les épreuves mortelles. Les héros jumeaux Hunahpu et Xbalanque doivent affronter cette communauté démoniaque dans une série d’épreuves, avant de triompher. Xibalba n’est pas seulement un enfer : c’est une société parallèle, avec ses règles, ses juges, ses ruses. Elle représente une altérité radicale, mais organisée comme un peuple. Là encore, le fabuleux structure la cosmologie : les hommes, les dieux et les peuples de l’ombre coexistent dans un même univers. Chez les peuples andins, comme les Quechuas ou les Aymaras, on trouve des récits de géants d’avant les hommes actuels. Les Incas disaient que des êtres gigantesques peuplaient autrefois la terre, mais qu’ils furent anéantis par les dieux parce qu’ils avaient démesurément abusé de leurs forces. Ces géants sont parfois identifiés à des ennemis primordiaux, parfois à des figures fondatrices. Leur mémoire hante les ruines et les montagnes, témoins d’un âge où l’humanité n’était pas encore fixée. Chez les peuples tupi-guarani du Brésil, on trouve une vision différente : celle de la Terre sans Mal (Yvy marane’ÿ). Ici, le peuple fabuleux n’est pas monstrueux mais idéal. C’est une communauté parfaite, où il n’y a ni maladie ni mort, située toujours ailleurs, à l’est ou au-delà de l’océan. Cette croyance a inspiré de véritables migrations, des groupes entiers quittant leur territoire pour chercher ce peuple et cette terre. On retrouve le motif universel d’un peuple idéal placé à la périphérie, équivalent des Hyperboréens grecs ou des Uttarakuru indiens. Ces traditions amérindiennes montrent plusieurs constantes. D’abord, la monstruosité n’est jamais gratuite : elle est l’expression de réalités concrètes. Le Wendigo est la famine incarnée ; le Qalupalik, la peur des glaces ; Xibalba, la présence des maladies et de la mort. Les peuples fabuleux sont donc des manières de donner un visage aux forces hostiles de la nature. Ensuite, ils servent de repères moraux : le cannibalisme, l’excès, la démesure sont figurés par des peuples monstrueux qui deviennent contre-exemples. Enfin, certains récits ouvrent vers l’utopie : l’humanité imagine aux confins un peuple parfait, libre des contraintes, modèle d’un autre possible. Contrairement à l’Europe, qui a peu à peu relégué les peuples fabuleux dans la fiction, les sociétés amérindiennes les maintenaient vivants dans les rituels, les récits oraux, les initiations. Ils faisaient partie d’une cosmologie dynamique, où humains, dieux, esprits et peuples monstrueux coexistaient dans un même tissu de relations. Là encore, on retrouve l’obsession universelle du centre et de la périphérie : au milieu, les hommes ordinaires ; autour, dans les marges glacées, souterraines ou maritimes, les peuples fabuleux qui rappellent à la fois le danger et l’espérance. Ainsi, l’Amérique précolombienne apporte une nuance décisive à notre enquête : les peuples fabuleux n’y sont pas relégués au passé ou aux confins abstraits, mais insérés dans un rapport direct au territoire et au cycle vital. Ils ne sont pas seulement le miroir de l’altérité : ils sont les gardiens d’une mémoire et d’un équilibre. Très bien. Voici la partie IV rédigée (centre et périphérie), environ 600–700 mots, qui fait la synthèse comparative. IV. Centre et périphérie : un schéma universel À parcourir les traditions grecques, indiennes, chinoises et amérindiennes, un motif revient avec une insistance telle qu’il semble universel : celui d’un centre habité, ordonné, civilisé, entouré d’une périphérie peuplée de peuples fabuleux. Qu’ils soient monstrueux ou idéaux, hostiles ou bienveillants, ces peuples marquent une frontière : ils indiquent ce qui est humain et ce qui ne l’est pas, ce qui appartient au monde du milieu et ce qui relève des marges. Chez les Grecs et les Romains, ce centre est l’oikouménè, littéralement la terre habitée. Les confins, ce sont l’Inde, la Scythie, l’Éthiopie, les îles océaniques. Hérodote, Pline, Isidore de Séville, tous placent les Cynocéphales, les Sciapodes, les Pygmées et les Blemmyes aux limites de la carte. La logique est claire : l’homme civilisé, rationnel, parlant grec ou latin, vit au milieu ; aux marges, là où la raison vacille, apparaissent les altérités monstrueuses. L’océan qui entoure le monde n’est pas seulement une barrière géographique : il est la clôture symbolique d’une humanité qui se protège en projetant le chaos au loin. En Inde, la cosmologie des Purāṇa et des épopées structure l’espace de la même manière. Au centre, Bhārata-varṣa, c’est-à-dire l’Inde, terre des hommes. Autour, des continents successifs, séparés par des mers, peuplés de peuples extraordinaires : les Uttarakuru, parfaits et heureux, les Rākṣasa, hostiles et cannibales, les Kinnara, mi-hommes mi-animaux. Ici, la périphérie n’est pas seulement monstrueuse, elle peut être aussi utopique : aux marges, il y a autant l’excès que la perfection. Mais toujours le même principe : l’homme se pense au centre, et définit ses frontières par des altérités radicales. En Chine, l’Empire du Milieu (Zhongguo) porte ce principe dans son nom même. Les Chinois ne se pensent pas comme un peuple parmi d’autres, mais comme le centre du monde, entouré de confins montagneux, maritimes et désertiques. Le Shanhai jing décrit ces confins peuplés de peuples étranges : hommes à trois têtes, hommes emplumés, peuples sans intestins, hommes aux têtes animales. La logique est identique : au centre, l’ordre ; aux marges, l’étrange et le fabuleux. Mais ici encore, l’altérité n’est pas toujours négative : elle fait partie d’un ordre cosmologique plus vaste, où l’homme, l’animal, le divin et le monstrueux coexistent. Les Amériques, enfin, témoignent de la même structuration. Chez les Algonquiens et les Cris, le Wendigo hante les forêts glacées, c’est-à-dire les confins du territoire habité. Chez les Mayas, les Seigneurs de Xibalba règnent dans le monde souterrain, aux marges invisibles mais toujours menaçantes. Les Incas parlent de géants disparus qui précèdent l’homme actuel, relégués dans un passé périphérique. Les Tupi-Guarani placent la Terre sans Mal à l’est, au-delà de l’océan, dans une périphérie inaccessible. Là encore, le schéma se répète : un centre humain, et des confins peuplés d’altérités, soit monstrueuses, soit idéales. Pourquoi ce schéma revient-il partout ? On peut avancer plusieurs raisons. D’abord, psychologique : l’homme a besoin de se penser comme centre pour donner cohérence à son identité. Projeter l’étrangeté au loin, c’est affirmer la normalité du proche. Ensuite, cosmologique : toute société a besoin de hiérarchiser l’espace, de distinguer un milieu ordonné des marges chaotiques. Enfin, politique : définir des périphéries monstrueuses, c’est justifier sa propre centralité, se poser comme la norme de l’humain. Le peuple fabuleux, qu’il soit géant, cannibale ou utopique, est toujours un instrument de définition identitaire. Ce centre/périphérie n’est pas seulement spatial. Il est aussi temporel. Les Grecs plaçaient certains peuples fabuleux dans un âge révolu, antérieur aux hommes actuels. Les Incas faisaient de leurs géants des habitants d’un monde d’avant. Le fabuleux occupe donc aussi la périphérie du temps : avant nous, ailleurs que nous, mais jamais ici et maintenant. Enfin, il faut souligner la fonction narrative. Le fabuleux vit mieux aux confins, parce que l’ailleurs est son territoire naturel. Le proche doit rester familier, le lointain peut devenir monstrueux. C’est pourquoi les peuples fabuleux ne disparaissent jamais, même quand les explorations les démentent : ils se déplacent toujours plus loin, plus haut, plus profond. Lorsque les Portugais ne trouvent pas de Cynocéphales en Inde, ceux-ci migrent vers les îles inconnues de l’océan, puis vers les terres polaires, puis vers les planètes. La périphérie est infinie, et le fabuleux y trouve toujours refuge. En somme, penser les peuples fabuleux comme une curiosité ethnographique, c’est manquer leur rôle essentiel. Ils sont l’expression d’une obsession universelle : se penser au centre, et projeter aux marges l’altérité, qu’elle soit monstrueuse ou idéale. Les Cynocéphales, les Rākṣasa, les hommes emplumés du Shanhai jing, le Wendigo ou les Seigneurs de Xibalba : tous disent la même chose, chacun à sa manière. L’homme ne se définit jamais seul : il a besoin de ses monstres aux confins pour savoir qui il est au milieu. . V. Du Moyen Âge à la Renaissance : entre mappemondes et satire Du monde antique au monde médiéval, les peuples fabuleux n’ont pas disparu : ils se sont transmis, adaptés, et surtout fixés dans l’imaginaire cartographique et encyclopédique. Les mappemondes du Moyen Âge, comme celles de Hereford ou d’Ebstorf, sont des théâtres où Jérusalem trône au centre et où, dans les marges, prolifèrent les Cynocéphales, les Sciapodes, les Blemmyes. L’espace est hiérarchisé : au centre, le salut chrétien ; aux confins, l’étrange et le monstrueux. Isidore de Séville, au VIIᵉ siècle, a joué un rôle décisif. Dans ses Étymologies, il reprend et condense Pline, Solin et d’autres auteurs antiques. Ses descriptions de peuples fabuleux sont intégrées comme des données de savoir. Elles deviennent des autorités, recopiées dans les manuscrits, illustrées dans les marges, puis reprises dans les encyclopédies médiévales comme celles de Vincent de Beauvais (Speculum maius) ou de Barthélemy l’Anglais (De proprietatibus rerum). Dans ces œuvres, le fabuleux n’est pas relégué : il est classé, ordonné, rationalisé dans l’édifice du savoir chrétien. Les mirabilia, ces récits de merveilles, constituent un genre en soi. Le Livre des merveilles attribué à Jean de Mandeville, au XIVᵉ siècle, en est l’illustration la plus célèbre. Cet ouvrage, immensément lu et traduit, raconte des voyages vers l’Orient, mêlant descriptions réalistes (éléphants, crocodiles, épices) et peuples fabuleux hérités de la tradition antique. Les Sciapodes et les Cynocéphales y côtoient les coutumes musulmanes et indiennes. Le lecteur médiéval ne distinguait pas forcément entre ce qui relevait du réel et du fabuleux : tout faisait partie d’une même cartographie spirituelle et morale. Mais la Renaissance change le rapport. Les grandes découvertes ébranlent ce savoir transmis. Les Portugais explorent les côtes de l’Afrique, les Espagnols atteignent l’Amérique, et partout ils rencontrent des hommes — différents, certes, mais hommes tout de même. Les Cynocéphales et les Sciapodes ne sont nulle part. Le fabuleux, longtemps accepté comme savoir, commence à basculer dans le domaine de la fable. Ce basculement n’est pas immédiat : on espère encore trouver des peuples monstrueux dans les terres les plus reculées, mais peu à peu l’absence devient éloquente. C’est à ce moment qu’intervient l’ironie humaniste. Rabelais, dans Pantagruel et Gargantua, reprend le motif des peuples fabuleux pour le détourner. Dans le Quart Livre, le voyage de Pantagruel et de ses compagnons est une parodie de navigation vers des terres fabuleuses. Ils rencontrent les Chicanous (peuple de plaideurs absurdes), les Papimanes (adorateurs grotesques du pape), les Andouilles (nation de saucisses anthropomorphes). Chaque peuple est une satire, non plus un reflet de l’altérité géographique, mais une critique des travers bien réels de l’Europe contemporaine : le fanatisme religieux, les abus de justice, la gloutonnerie. Encadré critique : Rabelais et la subversion du fabuleux Rabelais se situe à la charnière : il hérite de la tradition médiévale des peuples fabuleux, mais il en révèle l’artifice. Là où Pline et Isidore rapportaient les Sciapodes et les Blemmyes comme des données de savoir, Rabelais invente des peuples absurdes pour faire rire et réfléchir. Le fabuleux, chez lui, n’est plus une curiosité ethnographique : c’est un outil satirique. En ridiculisant ces peuples inventés, il ridiculise aussi la crédulité ancienne. Mais il en garde la fonction : mettre en scène l’altérité, pour mieux réfléchir sur soi. Rabelais transforme donc le fabuleux en grotesque, le savoir en rire, la crédulité en critique. Cette mutation s’accompagne d’un changement plus profond. Montaigne, dans ses Essais, médite sur les Indiens du Brésil rencontrés par les voyageurs. Il écrit : « Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage » (Essais, I, 31). Pour lui, les peuples fabuleux de Pline et d’Isidore sont des fables ; la vraie leçon, c’est que notre regard fabrique l’altérité. Les « sauvages » du Nouveau Monde ne sont pas plus barbares que nous : ils révèlent notre propre barbarie. L’admiratio naïve devant les peuples fabuleux se transforme en étonnement critique devant la diversité réelle des hommes. Ainsi, du Moyen Âge à la Renaissance, on assiste à une véritable reconfiguration. Les peuples fabuleux ne disparaissent pas, mais leur statut change : d’éléments du savoir encyclopédique, ils deviennent objets de satire et de réflexion. L’admiratio ne s’éteint pas, mais elle change de cible. Ce n’est plus l’étonnement devant des hommes sans tête ou à un pied, mais devant la variété infinie des usages, des coutumes, des croyances. L’altérité n’est plus projetée dans des confins imaginaires : elle est reconnue au cœur même du monde. Ce basculement annonce déjà la modernité. L’Europe cesse de croire aux Sciapodes et aux Cynocéphales, mais elle continue de projeter ses peurs et ses désirs sur d’autres figures. L’Amérindien devient à la fois barbare et bon sauvage ; l’Africain, objet d’exotisme ou de dénigrement. Les peuples fabuleux n’ont pas disparu : ils se sont transposés dans de nouveaux imaginaires. VI. L’admiratio, moteur du savoir ancien et question pour aujourd’hui Pour comprendre pourquoi les peuples fabuleux ont occupé une telle place dans les textes antiques et médiévaux, il faut revenir à une notion qui nous échappe souvent : celle de l’admiratio. Ce terme latin désigne à la fois l’étonnement et l’admiration. Il ne s’agit pas d’un simple sentiment, mais d’une disposition fondamentale de l’esprit. Dès Aristote, le thaumazein — l’étonnement — est posé comme l’origine de la philosophie. « C’est par l’étonnement que les hommes, maintenant comme au début, commencèrent à philosopher » (Métaphysique, A, 2). Pour les Grecs comme pour les Romains, ce n’est pas la certitude qui fonde le savoir, mais l’ouverture devant ce qui étonne. C’est précisément dans cette logique que Pline l’Ancien construit son Histoire naturelle. Son encyclopédie n’a pas pour but de séparer le vrai du faux selon nos critères modernes. Elle vise à montrer toute la diversité du monde, du plus ordinaire au plus extraordinaire. C’est pourquoi, au côté de ses descriptions rigoureuses des éléphants ou des pierres précieuses, il consigne aussi les Cynocéphales, les Blemmyes, les Sciapodes. Il les appelle des mirabilia, des choses dignes d’admiration. L’encyclopédie antique ne se veut pas seulement exacte : elle veut être source d’étonnement. Le Moyen Âge a prolongé cette disposition. Les mirabilia deviennent un genre en soi : des recueils de merveilles, où s’accumulent faits curieux, anecdotes prodigieuses, récits fabuleux. Le Livre des merveilles de Jean de Mandeville, au XIVᵉ siècle, en est un exemple éclatant. Le voyageur y raconte avoir vu, en Orient, des hommes aux têtes de chien, d’autres aux oreilles démesurées, d’autres encore sans bouche. Peu importait qu’il s’agisse d’inventions ou de reprises de Pline : ce qui comptait, c’était la capacité du récit à susciter l’admiratio du lecteur. La fonction n’était pas scientifique mais spirituelle : admirer la diversité du monde, c’était entrevoir la richesse de la création divine. À la Renaissance, cette notion change de statut. Rabelais garde l’étonnement, mais il le détourne vers le grotesque : ses peuples absurdes ne sont plus objets d’admiration mais de rire. Montaigne, lui, transforme l’admiratio en critique. Face aux Indiens du Brésil, il refuse de les considérer comme des monstres : il choisit de s’étonner de leur humanité, et de retourner cet étonnement contre l’ethnocentrisme européen. L’admiratio devient un instrument de relativisme culturel. Ce basculement marque un tournant. La science moderne, à partir du XVIIᵉ siècle, valorise la preuve et l’expérimentation. L’étonnement reste, mais il se déplace : il n’est plus devant des peuples fabuleux, mais devant les lois mathématiques et les mécanismes du monde. Galilée, Newton, Descartes s’émerveillent eux aussi, mais de l’ordre caché que révèle l’expérience. L’admiratio se rationalise : elle n’est plus l’accueil du fabuleux, mais la contemplation du calculable. Or, ce déplacement n’est pas neutre. En reléguant les peuples fabuleux au rang de fables, nous avons perdu une dimension essentielle : la capacité d’intégrer le merveilleux comme partie du savoir. L’admiratio, jadis moteur de connaissance, s’est fragmentée : d’un côté la science et ses preuves, de l’autre la littérature et ses fictions. Nous avons cessé de penser que le fabuleux pouvait être vrai autrement, qu’il pouvait porter une vérité symbolique. Pourtant, cette disposition n’a pas disparu. On la retrouve dans la science-fiction, qui invente de nouveaux peuples fabuleux — extraterrestres, civilisations parallèles — pour nous étonner et nous instruire. On la retrouve aussi dans la vulgarisation scientifique, où l’on parle volontiers « d’émerveillement devant l’univers ». On la retrouve même dans les théories alternatives, parfois complotistes, qui remettent en circulation l’imaginaire des terres inconnues et des peuples cachés. L’admiratio demeure donc une force vitale. Elle nous rappelle que le savoir n’est pas seulement accumulation de preuves, mais aussi ouverture à l’inattendu. Les Cynocéphales et les Sciapodes de Pline n’étaient pas des réalités ethnographiques, mais ils étaient des réalités symboliques : ils disaient l’étrangeté du monde, la fragilité de nos certitudes, l’infinie variété du vivant. Aujourd’hui encore, nous avons besoin de cette disposition, non pour confondre savoir et croyance, mais pour garder vivant le lien entre connaissance et imagination. VII. Savoir, preuve et vérité : un triptyque instable Si les peuples fabuleux nous fascinent encore, c’est qu’ils mettent en crise trois notions que nous avons tendance à confondre : le savoir, la preuve et la vérité. Aujourd’hui, nous croyons souvent que ces trois termes se recouvrent, comme si ce qui est su devait être prouvé, et comme si ce qui est prouvé devait être vrai. Mais l’histoire des peuples fabuleux nous rappelle que les choses sont plus complexes. Le savoir, d’abord, est toujours situé. Il correspond à l’ensemble des connaissances qu’une culture considère comme légitimes à un moment donné. Pour les Grecs, savoir = ce qu’ont dit Homère, Hérodote, Ctésias. Pour Pline, savoir = tout ce qui a été consigné par les autorités reconnues, sans tri radical entre le plausible et l’invraisemblable. Pour Isidore de Séville, savoir = organiser ce que la tradition a transmis. Dans ce contexte, les Cynocéphales et les Sciapodes faisaient partie du savoir, non parce qu’ils étaient prouvés, mais parce qu’ils étaient repris par les autorités. Le savoir est collectif et historique, il se construit par accumulation et transmission. La preuve, ensuite, est un critère plus restrictif. Pour nous, elle suppose démonstration, vérification, reproductibilité. Mais ce critère n’a pas toujours été le même. Les Anciens ne cherchaient pas à « prouver » l’existence des peuples fabuleux comme on prouve une expérience de laboratoire. Leur preuve était d’un autre ordre : le témoignage d’un voyageur, l’autorité d’un texte, la concordance de plusieurs traditions. Ce n’était pas une preuve scientifique, mais une preuve culturelle. Au Moyen Âge, le fait qu’Isidore ou Vincent de Beauvais rapportent une chose suffisait à l’attester. La vérité, enfin, est encore plus large. Elle n’est pas réductible au savoir transmis ni à la preuve expérimentale. Elle est ce que les hommes jugent conforme au réel, ce qui donne sens à leur existence. Dans l’Antiquité et au Moyen Âge, la vérité des peuples fabuleux n’était pas ethnographique : elle était symbolique. Ils étaient vrais comme signes de l’altérité, comme figures de l’inconnu, comme rappels de la diversité infinie du monde. Leur vérité ne se mesurait pas à la vérification empirique, mais à leur capacité à faire sens. Notre époque a tendance à réduire la vérité à la seule vérité scientifique, c’est-à-dire à ce qui peut être prouvé. C’est une conquête précieuse, mais elle produit des biais. Elle nous pousse au réductionnisme, en écartant comme faux tout ce qui n’est pas prouvé selon nos critères. Elle engendre aussi une méfiance généralisée : face à cette réduction, certains cherchent des vérités ailleurs, dans les mythes, les complots ou les croyances alternatives. Enfin, elle entraîne un appauvrissement symbolique : nous oublions qu’un récit peut être vrai autrement, par sa valeur existentielle ou poétique. Les peuples fabuleux en sont un exemple parfait. Ils n’étaient pas vrais du point de vue ethnographique. Ils n’étaient pas prouvés selon nos critères expérimentaux. Mais ils faisaient partie du savoir antique et médiéval, et ils portaient une vérité symbolique : ils exprimaient le rapport des hommes à l’altérité et aux confins. Les réduire à de simples fables, c’est manquer cette dimension. On pourrait dire que le savoir, la preuve et la vérité forment un triptyque instable, dont l’équilibre varie selon les époques. Dans l’Antiquité, le savoir dominait : ce qui comptait, c’était de tout rapporter, preuves ou non. Au Moyen Âge, c’est la vérité symbolique qui primait : les peuples fabuleux étaient vrais parce qu’ils enseignaient une leçon morale et spirituelle. À l’époque moderne, c’est la preuve qui prend le dessus : ce qui n’est pas vérifiable est relégué au rang de fiction. Aujourd’hui encore, nous vivons dans cet héritage, oscillant entre fascination pour l’exactitude scientifique et nostalgie pour des vérités plus larges. En somme, les peuples fabuleux nous rappellent une leçon essentielle : savoir, preuve et vérité ne se confondent pas. Ils nous obligent à reconnaître que la connaissance n’est jamais pure accumulation de faits, mais toujours un mélange de ce que l’on croit, de ce que l’on montre, et de ce que l’on juge digne de sens. . VIII. Mécanique quantique et littérature contemporaine : un retour de l’étrange Ce qui rend les peuples fabuleux fascinants, c’est qu’ils nous rappellent que l’observateur n’est jamais extérieur au monde qu’il décrit. Les Cynocéphales de Ctésias ou les Sciapodes de Pline ne sont pas de simples erreurs : ils révèlent la manière dont l’Antiquité se projetait sur les confins. Ce que les Anciens croyaient voir était autant le reflet de leurs peurs et de leurs désirs que le miroir du réel. La mécanique quantique, dans un registre tout différent, a bouleversé notre conception de la connaissance en réintroduisant ce principe : l’observateur fait partie de l’expérience. L’expérience des fentes de Young a montré que les particules ne se comportent pas de la même manière selon qu’on les observe ou non. Le principe d’incertitude d’Heisenberg rappelle qu’on ne peut pas mesurer simultanément la vitesse et la position d’une particule sans que la mesure elle-même modifie le phénomène. En physique comme en anthropologie, le réel n’est jamais donné brut : il est co-produit par la manière dont nous l’interrogeons. Cette leçon a des conséquences profondes pour notre rapport au savoir, à la preuve et à la vérité. Le savoir n’est jamais neutre, il est situé. La preuve n’est jamais pure, elle est produite par un dispositif d’observation. La vérité n’est jamais absolue, elle est relationnelle. Nous ne sommes pas en dehors du monde que nous décrivons : nous en faisons partie. De ce point de vue, les peuples fabuleux de l’Antiquité et les quanta de la physique contemporaine nous enseignent la même chose : la connaissance est toujours médiée, partielle, et en partie construite par l’observateur. La littérature contemporaine a, elle aussi, intégré cette leçon. Depuis le début du XXᵉ siècle, le récit linéaire hérité du XIXᵉ siècle a éclaté. Les écrivains modernes et postmodernes ont mis en crise la narration classique pour introduire de nouvelles formes d’« observation littéraire ». Joyce, dans Ulysse ou Finnegans Wake, démultiplie les voix et les perspectives. Borges imagine des mondes parallèles, des bibliothèques infinies, des récits où chaque bifurcation produit une réalité différente. Calvino, dans Si par une nuit d’hiver un voyageur, fait du lecteur un acteur de l’expérience narrative. Perec, avec La Vie mode d’emploi, construit une fiction comme une combinatoire de possibles. Duras, Woolf, ou encore les écritures hypertextuelles contemporaines, déstabilisent l’idée d’un narrateur unique et omniscient. Dans toutes ces expériences, la narration devient « quantique » : elle multiplie les possibles, elle inclut le lecteur comme observateur, elle ne propose pas une vérité unique mais une constellation de vérités provisoires. Le récit n’est plus un fil tendu du début à la fin, mais un champ de potentialités. L’acte de lecture devient une mesure : chaque lecteur actualise un chemin parmi d’autres, comme l’expérience quantique fixe un état parmi les possibles. Sous cet angle, les peuples fabuleux ne sont pas si éloignés. Ils sont les ancêtres mythiques de ces mondes multiples : des êtres imaginés pour dire ce que l’on ne connaissait pas, des figures de l’altérité que l’observateur produisait en même temps qu’il les décrivait. Aujourd’hui, nous inventons des extraterrestres, des intelligences artificielles conscientes, des réalités parallèles. Ce sont nos Cynocéphales modernes. La fonction est identique : s’étonner, se décentrer, interroger les limites de l’humain. La littérature et la science convergent ainsi vers une même conclusion : il n’existe pas de vérité unique, donnée une fois pour toutes. Il existe des récits, des expériences, des preuves situées, qui révèlent chacune une facette du réel. Le rôle de l’homme n’est pas de trancher définitivement, mais de maintenir vivant le lien entre connaissance et imagination. C’est peut-être ici que l’admiratio retrouve sa place. Non plus naïveté devant des récits invraisemblables, mais étonnement devant la complexité du monde et de nos propres représentations. Admirer ne signifie pas croire aveuglément : cela signifie reconnaître que le monde est toujours plus vaste que ce que nous en disons, et que notre regard en fait partie. Ainsi se dessine une continuité paradoxale. Les peuples fabuleux de l’Antiquité, les mappemondes médiévales, les satires de Rabelais, les expériences quantiques, les récits de Borges ou de Calvino appartiennent tous à la même histoire : celle de l’homme qui se cherche en se confrontant à l’altérité. Du fabuleux ancien aux narrations modernes, il y a moins rupture que déplacement. Nous n’avons pas cessé d’inventer des peuples fabuleux : nous les avons simplement transposés dans d’autres espaces, scientifiques, littéraires, imaginaires. La conclusion s’impose alors : ce que nous appelons « peuples fabuleux » n’est pas un simple vestige d’un savoir naïf, mais une nécessité constante. L’homme a besoin d’altérités radicales pour se définir. Il a besoin de récits pour organiser l’inconnu. Et il a besoin d’admiratio pour transformer l’étrange en connaissance. Le défi contemporain est de réapprendre à tenir ensemble preuve et merveille, science et récit, savoir et imagination — non pour confondre, mais pour reconnaître que la vérité se trouve souvent à la frontière entre ce que nous observons et ce que nous inventons. IX. Conclusion générale De l’Antiquité à nos jours, les peuples fabuleux tracent une histoire continue. Les Cynocéphales, les Sciapodes, les Blemmyes, les Rākṣasa indiens, les peuples emplumés du Shanhai jing, les Wendigo et les Seigneurs de Xibalba n’appartiennent pas au même univers, mais ils remplissent la même fonction : dire ce qui est aux confins. Ils dessinent une frontière, géographique ou symbolique, qui permet à chaque culture de se penser au centre. L’oikouménè grecque, le Zhongguo chinois, le Bhārata-varṣa indien, les territoires amérindiens : partout, la même logique centre/périphérie se déploie. Le peuple fabuleux, qu’il soit monstrueux ou idéal, permet d’affirmer une identité par contraste. Ces récits ne sont pas de simples naïvetés. Ils appartenaient pleinement au savoir de leur temps. Pline les consigne comme des données ethnographiques ; Isidore les classe dans ses encyclopédies ; les mappemondes médiévales les illustrent aux marges des continents. Le critère de leur légitimité n’était pas la preuve au sens moderne, mais l’admiratio. Susciter l’étonnement, montrer la variété du monde, inviter à contempler la puissance créatrice de la nature ou de Dieu : telle était leur vérité. Ils n’étaient pas vrais factuellement, mais ils étaient vrais symboliquement. La Renaissance change la donne. L’exploration du monde révèle l’absence de ces peuples fabuleux : on ne rencontre ni Sciapodes ni Cynocéphales aux Indes. Le fabuleux bascule alors dans la satire (Rabelais) ou dans la réflexion critique (Montaigne). Ce que nous admirons désormais, ce n’est plus l’étrange lointain, mais la diversité réelle des hommes. Puis la science moderne installe de nouveaux critères : le savoir doit être prouvé, et la vérité se confond avec l’expérimentation. L’admiratio n’est pas abolie, mais elle est déplacée vers les lois physiques, les découvertes astronomiques, la puissance des mathématiques. Le merveilleux ancien est relégué à la littérature et au mythe. Mais l’équilibre entre savoir, preuve et vérité n’a jamais cessé de bouger. Les peuples fabuleux montrent que le savoir est situé et collectif, que la preuve dépend des critères d’une époque, et que la vérité peut être symbolique autant que factuelle. En exigeant aujourd’hui que la preuve soit le seul garant de la vérité, nous oublions que d’autres types de vérités — poétiques, mythiques, existentielles — peuvent être tout aussi fécondes. Les peuples fabuleux nous rappellent que la connaissance n’est pas seulement accumulation de faits, mais aussi mise en récit de l’altérité. La mécanique quantique, à sa manière, a rouvert cette question. En montrant que l’observateur fait partie de l’expérience, elle a ébranlé l’idée d’un savoir neutre et d’une preuve absolue. La vérité scientifique apparaît désormais comme une co-construction entre le monde et notre manière de l’interroger. Ce que Pline faisait en accumulant récits fabuleux et observations zoologiques n’était pas une erreur radicale : c’était déjà une manière de reconnaître que le regard humain invente autant qu’il constate. La science contemporaine, au lieu de réduire le monde à des certitudes, redécouvre l’étrange au cœur du réel : incertitude, indétermination, multiplicité. La littérature contemporaine, elle aussi, a intégré cette leçon. En abandonnant le récit linéaire, elle a inventé des formes où l’observateur — le narrateur, le lecteur — devient partie prenante. Borges, Calvino, Perec, Woolf, Duras et bien d’autres construisent des mondes multiples, où chaque lecture est une mesure, chaque voix une potentialité. La narration devient « quantique » : elle ne propose pas une vérité unique, mais une constellation de possibles. Là encore, l’homme n’est plus au-dessus du monde : il est inclus dans l’expérience du récit. Ainsi, des peuples fabuleux de l’Antiquité aux récits éclatés de la modernité, une même leçon traverse le temps : nous avons besoin de l’altérité, du fabuleux, de l’étrange, non pour fuir la réalité, mais pour apprendre à la penser. Nous avons besoin de l’admiratio, non comme crédulité naïve, mais comme disposition à accueillir l’inattendu. Nous avons besoin de récits, parce que la vérité n’est jamais donnée toute nue, mais toujours médiée par nos histoires, nos images, nos perspectives. Peut-être faut-il conclure par une ouverture : les peuples fabuleux n’ont jamais disparu. Ils ont simplement changé de lieu. Hier, ils vivaient aux confins de l’Inde, de l’Éthiopie ou des cartes médiévales. Aujourd’hui, ils habitent nos récits de science-fiction, nos théories quantiques, nos imaginaires littéraires. Nous continuons d’inventer des altérités radicales — extraterrestres, intelligences artificielles, réalités parallèles — qui remplissent la même fonction que les Cynocéphales ou les Wendigo : nous rappeler que nous ne connaissons pas tout, que nous ne sommes pas seuls, et que le monde, pour être compris, doit d’abord être admiré. En définitive, les peuples fabuleux sont moins des mensonges que des révélateurs. Ils disent que la vérité ne réside pas seulement dans ce qui est prouvé, mais aussi dans ce qui nous étonne et nous fait penser. Ils nous rappellent que nous ne sommes jamais des observateurs neutres : notre regard crée autant qu’il découvre. Et ils nous invitent, encore aujourd’hui, à cultiver l’admiratio comme une vertu intellectuelle, capable de relier le savoir, la preuve et la vérité dans une même expérience humaine.|couper{180}
histoire de l’imaginaire
Les Esprits Elémentaires
Les esprits élémentaires Imaginez une maison de campagne au crépuscule. La lumière baisse, les murs respirent. On ferme les volets, mais une brise s’invite par la fente. Les rideaux se gonflent doucement. Rien qu’un souffle d’air, dira-t-on. Ou peut-être un sylphe, l’un de ces êtres invisibles qui habitent l’air et qu’on devine seulement lorsqu’ils s’amusent à troubler nos gestes. Depuis toujours, l’humanité aime peupler le monde de présences discrètes, comme si elle ne supportait pas l’idée que les éléments — air, eau, terre, feu — puissent être totalement vides. Dans l’Antiquité grecque, Homère racontait déjà que les rivières avaient des filles : les nymphes. Le Scamandre, fleuve de Troie, surgit dans l’Iliade pour protester contre la fureur d’Achille. Ovide, dans ses Métamorphoses, décrit des dryades qui vivent et meurent avec les arbres. À Rome, les Lares et Pénates, esprits domestiques, veillaient sur le foyer et les ancêtres. En Perse et dans le monde arabe, naissent les djinns. Faits de feu subtil et d’air brûlant, ils apparaissent dans le Coran comme des créatures libres, ni anges ni hommes, capables de choisir entre bien et mal. Les contes des Mille et Une Nuits regorgent de ces esprits qu’une lampe ou une jarre peut libérer. En Chine, la montagne, le rocher, la rivière, sont habités de shen : forces vitales, invisibles mais actives, que l’on respecte par des offrandes. Dans la tradition taoïste, ces esprits ne sont pas des intrus : ils sont la texture même du monde. Au XVIᵉ siècle, le médecin suisse Paracelse propose une classification séduisante : Sylphes : l’air Ondines : l’eau Gnomes : la terre Salamandres : le feu Quatre royaumes, quatre peuples invisibles. Cette carte mentale se diffuse rapidement. Dans le folklore européen, on retrouve : Les lutins, esprits domestiques farceurs. Les kobolds allemands, gardiens des mines. Les rusalki slaves, esprits des lacs, jeunes femmes aux longs cheveux. Les nixies germaniques, créatures aquatiques séductrices. Au XIXᵉ siècle, le romantisme donne une nouvelle vie à ces figures : La Motte-Fouqué, Ondine (1811). E.T.A. Hoffmann, Undine (1816). Antonín Dvořák, opéra Rusalka (1901). Shakespeare redécouvert avec Le Songe d’une nuit d’été, peuplé de fées. Au XXᵉ siècle, la fantasy et le cinéma prolongent ce souffle : Tolkien, Le Seigneur des Anneaux : les Ents, arbres vivants, héritiers des dryades. Miyazaki, Princesse Mononoké et Le Voyage de Chihiro : kodamas, dieux-cerfs, dragons de rivière. Pourquoi ce motif persiste-t-il ? Donner un visage à ce qui nous dépasse. L’air, l’eau, le feu, la terre : chacun vital, mais insaisissable. Les personnifier, c’est les rendre proches. Rappeler que la nature n’est pas un décor. Dans un monde de réchauffement climatique et de forêts menacées, les esprits élémentaires deviennent presque des allégories : Une rusalka qui se plaint de l’assèchement de son lac. Un sylphe qui suffoque dans un air pollué. Un gnome qui voit sa montagne dynamitée. Présence dans la culture populaire. Films : Miyazaki, Pixar (Luca, échos aquatiques). Littérature : Tolkien, Pratchett. Jeux vidéo : invocation d’ondines, salamandres, sylphes comme compagnons de combat. Ces esprits, même réduits au rang de mécaniques ludiques, conservent leur force : ils disent que la matière du monde peut être animée, qu’elle nous regarde. On pourrait croire qu’ils ne sont que des fantômes du passé. Mais chaque fois qu’un enfant souffle sur une flamme, chaque fois qu’un adulte s’arrête devant un reflet d’eau, le doute revient. Et si le monde, encore aujourd’hui, abritait des présences invisibles ? Qu’ils soient sylphes, ondines, gnomes ou salamandres, ces esprits élémentaires nous rappellent que nous ne vivons pas seuls. L’air, l’eau, le feu, la pierre, tous nous accompagnent. Ils respirent à leur manière. Et dans ce souffle, c’est encore l’imaginaire humain qui s’entend, comme un conte qu’on n’a jamais cessé de raconter.|couper{180}
Carnets | septembre 2025
11 septembre 2025
Un monde sans mots. Un autre où les mots débordent. Silence. Bruit. Je ne sais plus. Nuit. Jour. Les différences s’effacent. Grande peur, grand calme. Avancer ainsi. Aube ou crépuscule. Cette matière m’échappe. Hier, nettoyage de squelettes. Retrait des constantes. Tailwind rétrogradé. SPIP mis à jour. Lignes déplacées, code normalisé. Si ça ne fuit pas, je ne cours pas. Il faut que ça s’échappe. Pour que je cours. Traduction : deux poèmes de Clark Ashton Smith, une nouvelle de Pessoa. Minuit passé. Je me tiens à l’écart. Peut-être un tort. L’intuition persiste : supercherie. Covid. Vaccins. Bribes, rumeurs. Sources incertaines. Confusion. Commerce, mort. Pour quoi ? Pour l’argent. Et pour cette vieille idée de Lebensraum.|couper{180}
traductions
A HORA DO DIABO / L’HEURE DU DIABLE
Quelques repères A Hora do Diabo est une nouvelle dialoguée écrite vers 1917–1918, retrouvée dans la fameuse « arca » (la malle de Pessoa qui contenait des milliers de feuillets inédits).Elle a été publiée bien plus tard, en 1988, puis reprise dans différents volumes au Portugal. Le texte met en scène un narrateur qui croise le Diable sous les traits d’un voyageur élégant, cultivé, qui discourt sur Dieu, la liberté et la condition humaine. C’est un texte où Pessoa mélange fantaisie narrative, spéculation métaphysique et ironie subtile, très proche de ses fragments philosophiques. Dans les éditions « e outros contos », le récit est accompagné d’autres textes courts, souvent apocryphes ou attribués à des hétéronymes. L’HEURE DU DIABLE Ils sortirent de la gare et, en arrivant dans la rue, elle eut la stupeur de reconnaître qu’elle se trouvait déjà dans sa propre rue, à quelques pas de sa maison. Elle s’arrêta net. Puis se retourna, pour partager sa surprise avec son compagnon ; mais derrière elle ne venait plus personne. La rue était là, lunaire et déserte, et il n’y avait nul bâtiment qui pût être ou paraître une gare. Étourdie, somnolente, mais intérieurement éveillée et inquiète, elle alla jusqu’à chez elle. Elle entra, monta l’escalier ; au premier étage, elle trouva son mari encore debout. Il lisait dans le bureau, et lorsqu’elle entra, il posa son livre. -- Alors ? demanda-t-il. -- Tout s’est très bien passé. Le bal était très intéressant. — Et elle ajouta, avant qu’il n’interroge — Des gens qui étaient là m’ont ramenée en automobile jusqu’au début de la rue. Je n’ai pas voulu qu’ils me déposent à la porte. Je suis descendue là, j’ai insisté. Ah, comme je suis fatiguée ! Et, dans un geste de grand épuisement, oubliant même le baiser, elle alla se coucher. Ses rêves prirent une tournure étrange, ponctués de choses inexplicables par aucune expérience connue. En elle flotta le désir de grandeurs immenses, comme si, dans une vie antérieure, elle avait été séparée un jour, par-delà toutes les âges de la terre. Et elle se vit avancer sur un pont vertigineux, d’où l’on embrassait le monde entier. En bas, à une distance plus qu’impossible, brillaient, comme des astres dispersés, de grandes taches de lumière : des villes, sans doute, de la terre. Une silhouette vêtue de rouge lui apparut et les lui désigna : -- Ce sont les grandes villes du monde. Voici Londres — et il montra, plus bas, une lueur dans la distance. Voici Berlin — et il en désigna une autre. Et celle-là, là-bas, c’est Paris. Des taches de lumière dans la nuit, et nous, sur ce pont, nous passons au-dessus, incrédules devant le mystère et le savoir. -- Quelle chose à la fois terrible et magnifique ! Mais qu’est-ce donc, tout cela, là en bas ? -- Ceci, madame, c’est le monde. C’est d’ici que, sur l’ordre de Dieu, j’ai tenté son Fils, Jésus. Mais cela n’a pas marché, comme je m’y attendais : le Fils était plus initié que le Père, et il était en contact direct avec les Supérieurs Inconnus de l’Ordre. Ce fut une épreuve, comme on dit en langage initiatique, et le Candidat s’en sortit admirablement. -- Je ne comprends pas. C’est bien d’ici, vraiment, que vous avez tenté le Christ ? -- Oui. Bien sûr : là où s’étend aujourd’hui une vallée immense, se dressait alors une montagne. Les abîmes ont aussi leur géologie. Ici même, où nous sommes, c’était le sommet. Comme je m’en souviens ! Le Fils de l’Homme me repoussa d’au-delà de Dieu. J’ai suivi, car c’était mon devoir, le conseil et l’ordre de Dieu : je l’ai tenté avec tout ce qui existait. Si j’avais suivi mon propre conseil, je l’aurais tenté avec ce qui n’existe pas. Peut-être l’histoire du monde en général, et celle de la religion chrétienne en particulier, auraient-elles été différentes. Mais que peuvent-elles contre la force du Destin, suprême architecte de tous les mondes — le Dieu qui a créé celui-ci, et moi qui, parce que je le nie, le soutiens ? -- Mais comment peut-on soutenir une chose en la niant ? -- C’est la loi de la vie, madame. Le corps vit parce qu’il se désintègre, mais sans se désintégrer tout à fait. S’il ne se désagrégeait pas, seconde après seconde, il serait un minéral. L’âme vit parce qu’elle est perpétuellement tentée, même si elle résiste. Tout vit parce que tout s’oppose à quelque chose. Moi, je suis ce à quoi tout s’oppose. Mais si je n’existais pas, rien n’existerait, car il n’y aurait rien à quoi s’opposer — comme la colombe de mon disciple Kant qui, volant dans l’air léger, croit qu’elle volerait mieux dans le vide. « La musique, la clarté lunaire et les rêves sont mes armes magiques. Mais par musique, il ne faut pas entendre seulement celle qu’on joue : aussi celle qui demeure à jamais inentendue. Quant au clair de lune, il ne faut pas croire qu’il s’agit seulement de celui qui vient de l’astre et projette aux arbres leurs grands profils ; il est un autre clair de lune, que même le soleil n’exclut pas, et qui, en plein jour, obscurcit ce que les choses prétendent être. Seuls les rêves sont toujours ce qu’ils sont. C’est le côté de nous où nous naissons, et où nous demeurons toujours naturels et nous-mêmes. -- Mais, si le monde est action, comment le rêve peut-il faire partie du monde ? -- Parce que le rêve, madame, est une action devenue idée ; et c’est pourquoi il conserve la force du monde tout en rejetant sa matière, qui est d’être dans l’espace. N’est-il pas vrai que nous sommes libres en rêve ? -- Oui, mais le réveil est si triste... -- Le bon rêveur ne s’éveille pas. Moi, je ne me suis jamais éveillé. Dieu lui-même doute que je dorme — il me l’a dit un jour... Elle le regarda avec un sursaut et, soudain, ressentit de la peur : une expression surgie du fond de son âme qu’elle n’avait jamais éprouvée. -- Mais enfin, qui êtes-vous ? Pourquoi ce masque ? -- Je réponds, en une seule réponse, à vos deux questions : je ne suis pas masqué. -- Comment ? -- Madame, je suis le Diable. Oui, je suis le Diable. Mais ne me craignez pas, ne vous effrayez pas. Et dans un éclair de terreur extrême, où flottait un plaisir nouveau, elle reconnut soudain que c’était vrai. -- Je suis en effet le Diable. Ne vous alarmez pas, car je suis réellement le Diable, et c’est pourquoi je ne fais pas de mal. Certains de mes imitateurs, sur la terre ou au-dessus, sont dangereux, comme tous les plagiaires, car ils ignorent le secret de ma manière d’être. Shakespeare, que j’ai souvent inspiré, m’a rendu justice : il a dit que j’étais un gentleman. Aussi pouvez-vous être tranquille. En ma compagnie, vous êtes bien. Je suis incapable d’un mot, d’un geste, qui puisse offenser une dame. Quand cela ne serait pas ma nature, Shakespeare m’y contraindrait. Mais, en vérité, il n’y avait nul besoin. « Je remonte au commencement du monde, et depuis lors j’ai toujours été un ironiste. Or, comme vous le savez, les ironistes sont inoffensifs, sauf quand ils prétendent utiliser l’ironie pour insinuer quelque vérité. Moi, je n’ai jamais voulu dire la vérité à personne : d’une part parce que cela ne sert à rien, d’autre part parce que je ne la connais pas. Mon frère aîné, Dieu tout-puissant, je crois bien qu’il ne la connaît pas non plus. Mais ce sont là affaires de famille. « Peut-être ne savez-vous pas pourquoi je vous ai menée ici, dans ce voyage sans terme réel ni but utile. Ce n’était pas, comme vous pouviez le croire, pour vous séduire ou vous violenter. Ces choses-là arrivent sur terre, parmi les animaux — et l’homme en fait partie — et il paraît qu’elles donnent du plaisir, à ce qu’on me dit de là-bas, même aux victimes. « D’ailleurs, je n’aurais pu. Ces choses appartiennent à la terre, parce que les hommes sont des animaux. À ma place, dans l’ordre social de l’univers, elles sont impossibles : non parce que la morale y serait meilleure, mais parce que nous, les anges, n’avons pas de sexe — et c’est là, du moins en ce cas, la garantie suprême. Vous pouvez donc être rassurée : je ne vous manquerai pas de respect. Je sais bien qu’il existe des irrespects accessoires et vains, comme ceux des romanciers modernes ou ceux de la vieillesse ; mais même ceux-là me sont interdits, car mon absence de sexe date du commencement des choses et je n’ai jamais eu à y penser. On dit que bien des sorcières ont passé des pactes avec moi : c’est faux ; ou alors, c’est que le pacte fut conclu avec l’imagination elle-même — qui, en un sens, c’est moi. « Soyez donc tranquille. Je corromps, c’est vrai, parce que je fais imaginer. Mais Dieu est pire que moi, au moins sur un point : il a créé le corps corruptible, bien moins esthétique. Les rêves, eux, ne pourrissent pas. Ils passent. Et c’est mieux ainsi, n’est-ce pas ? » « C’est ce que signifie l’Arcane XVIII. J’avoue ne pas bien connaître le Tarot, car je n’ai jamais réussi à en apprendre les secrets, malgré tant de gens qui prétendent le comprendre parfaitement. » -- Dix-huit ? Mon mari détient le dix-huitième degré de la franc-maçonnerie. -- Pas de la franc-maçonnerie, non : d’un rite de la franc-maçonnerie. Mais, malgré ce qu’on en dit, je n’ai rien à voir avec la franc-maçonnerie, et encore moins avec ce degré. Je parlais de l’Arcane XVIII du Tarot, c’est-à-dire de la clé de tout l’univers — dont, d’ailleurs, ma compréhension est imparfaite, comme elle l’est de la Kabbale, que les docteurs de la Doctrine Secrète connaissent mieux que moi. « Mais laissons cela, qui n’est que journalisme. Souvenons-nous que je suis le Diable. Soyons donc diaboliques. Combien de fois avez-vous rêvé de moi ? » -- Que je sache, jamais, répondit Maria en souriant, les yeux grands ouverts fixés sur lui. -- Jamais vous n’avez pensé au Prince Charmant, à l’Homme Parfait, à l’amant infini ? Jamais vous n’avez senti, en rêve, près de vous, celui qui caresse comme nul autre ne caresse, qui vous est vôtre comme s’il vous incluait en lui, qui est à la fois le père, l’époux et le fils, dans une triple sensation qui n’en fait qu’une ? -- Bien que je ne comprenne pas tout à fait, oui, je crois avoir pensé ainsi et ressenti cela. Il est un peu difficile de l’avouer, vous savez ? -- C’était moi, toujours moi, la Serpent, le rôle qui m’a été donné depuis le commencement du monde. Je dois sans cesse tenter, mais — qu’on s’entende — dans un sens figuré, frustrant, car il n’y a aucun intérêt à tenter utilement. « Ce furent les Grecs qui, en interposant la Balance, firent onze les dix signes primitifs du Zodiaque. Ce fut la Serpent qui, par l’interposition de la critique, fit véritablement douze la décennie primitive. -- En vérité, je n’y comprends rien. -- Vous ne comprenez pas : écoutez. D’autres comprendront. Mes meilleures créations sont le clair de lune et l’ironie. -- Ce ne sont pas des choses très semblables... -- Non, car je ne me ressemble pas à moi-même. Ce vice est ma vertu. Voilà pourquoi je suis le Diable. -- Et comment vous sentez-vous ? -- Fatigué, surtout fatigué. Fatigué des astres et des lois, et avec un peu l’envie de rester hors de l’univers et de me recréer sérieusement avec rien. À présent il n’y a ni vide ni absence de raison ; et moi je me souviens de choses anciennes — oui, très anciennes — des royaumes d’Adam, avant Israël. De ceux-là j’étais destiné à être roi, et aujourd’hui je suis en exil de ce que je n’ai pas eu. « Je n’ai jamais eu d’enfance, ni d’adolescence, ni par conséquent d’âge viril auquel parvenir. Je suis le négatif absolu, l’incarnation du néant. Ce qu’on désire et qu’on ne peut obtenir, ce qu’on rêve parce que cela ne peut exister — c’est là mon royaume vide et c’est là qu’est assis le trône qui ne m’a pas été donné. Ce qui aurait pu être, ce qui aurait dû exister, ce que la Loi ou la Fortune n’ont pas accordé, je l’ai jeté à pleines mains dans l’âme de l’homme, et elle s’est troublée de sentir la vie vive de ce qui n’existe pas. Je suis l’oubli de tous les devoirs, l’hésitation de toutes les intentions. Les tristes et les fatigués de la vie, quand l’illusion est tombée, lèvent les yeux vers moi, car moi aussi, à ma manière, je suis l’Étoile Brillante du Matin. Et il y a si longtemps que je le suis ! « L’humanité est païenne. Jamais aucune religion ne l’a pénétrée. Dans l’âme de l’homme ordinaire n’existe pas le pouvoir de croire à la survie de cette âme elle-même. L’homme est un animal qui s’éveille sans savoir où ni pourquoi. Quand il adore les Dieux, il les adore comme des sortilèges. » Votre religion est une sorcellerie. Ainsi fut-elle, ainsi est-elle, et ainsi sera-t-elle. Les religions ne sont rien d’autre que ce qui déborde des mystères dans la profanité — et que celle-ci ne peut comprendre, car, par nature, elle n’en a pas le pouvoir. « Les religions sont des symboles, et les hommes prennent les symboles, non comme des vies (ce qu’ils sont), mais comme des choses (ce qu’ils ne peuvent être). Ils sacrifient à Jupiter comme s’il existait, jamais comme s’il vivait. Quand on renverse du sel, on en jette une pincée, de la main droite, par-dessus l’épaule gauche. Quand on offense Dieu, on récite quelques Pater Noster. L’âme demeure païenne, et Dieu reste à exhumer. Seuls les rares ont posé sur son tombeau l’acacia — la plante immortelle — pour qu’il s’en relève le moment venu. Mais ceux-là, parce qu’ils ont bien cherché, furent élus pour le trouver. « L’homme ne diffère de l’animal qu’en sachant qu’il ne l’est pas. C’est la première lumière, qui n’est rien d’autre qu’une ténèbre visible. C’est le commencement, car voir la ténèbre, c’est en posséder la lumière. C’est la fin, car c’est savoir, par la vue, qu’on est né aveugle. Ainsi l’animal devient homme par l’ignorance qui naît en lui. « Ce sont des ères sur des ères, des temps derrière des temps, et il n’y a jamais que ce cercle dont la vérité réside au point du centre. « Le principe de la science, c’est de savoir que nous ignorons. Le Monde — c’est là où nous sommes ; la Chair — c’est ce que nous sommes ; le Diable — c’est ce que nous désirons. Ces trois, à l’Heure Haute, ont tué le Maître que nous aurions pu devenir. Et le secret qu’il détenait, pour que nous nous convertissions en lui, ce secret fut perdu. » « Moi aussi, madame, je suis l’Étoile Brillante du Matin. Je l’étais avant que Jean ne parle, car il existe des atomes avant les atomes, et des mystères antérieurs à tous les mystères. Je souris lorsqu’on croit (et que je crois moi-même) que je suis Vénus dans un autre système de symboles. Mais qu’importe ? Tout cet univers, avec son Dieu et son Diable, avec les hommes et les choses qu’ils voient, est un hiéroglyphe éternellement à déchiffrer. Je suis, par office, Maître de Magie : et pourtant je ne sais pas ce qu’elle est. « La plus haute initiation s’achève par la question incarnée de savoir s’il existe quoi que ce soit. Le plus haut amour est un grand sommeil, comme celui dans lequel nous nous aimons en dormant. Moi-même, qui devrais être un haut initié, je demande parfois à ce qu’il y a en moi d’au-delà de Dieu si tous ces dieux et tous ces astres ne sont pas autre chose que des sommeils d’eux-mêmes, d’immenses oublis de l’abîme. « Ne soyez pas surprise que je parle ainsi. Je suis naturellement poète, car je suis la vérité parlant par erreur ; et toute ma vie, en fin de compte, est un système particulier de morale, voilé en allégorie et illustré par des symboles. -- Non, dit-elle en riant, il doit bien exister une religion véritable… Oui — ajouta-t-elle en riant davantage — ou bien elles sont toutes fausses. -- Madame, toutes les religions sont vraies, si opposées qu’elles paraissent. Elles sont des symboles différents de la même réalité, comme une même phrase dite dans plusieurs langues ; si bien que ceux qui prononcent la même chose de façon différente ne se comprennent pas entre eux. Quand un païen dit Jupiter et qu’un chrétien dit Dieu, ils mettent la même émotion en des termes différents de l’intelligence : ils pensent différemment une même intuition. « Le repos d’un chat au soleil est la même chose que la lecture d’un livre. Un sauvage contemple l’orage comme un Juif regarde Jéhovah ; un sauvage regarde le soleil comme un chrétien contemple le Christ. Et pourquoi, madame ? Parce que “tonnerre” et “Jéhovah”, “soleil” et “chrétien”, sont des symboles divers d’une même chose. « Nous vivons dans ce monde de symboles, dans le même temple clair et obscure ténèbre visible, pour ainsi dire ; et chaque symbole est une vérité qui se substitue à la vérité, jusqu’à ce que le temps et les circonstances restituent la véritable » « Je corromps, mais j’éclaire. Je suis l’Étoile Brillante du matin — expression, soit dit en passant, qui fut déjà appliquée deux fois, non sans raison ni discernement, à un autre que moi. » -- Mon mari m’a dit un jour que le Christ était le symbole du soleil... -- Oui, madame. Et pourquoi ne serait-il pas tout aussi vrai de dire que le soleil est le symbole du Christ ? -- Mais vous renversez tout... -- C’est mon devoir, madame. Ne suis-je pas, comme l’a dit Goethe, non pas l’esprit qui nie, mais l’esprit qui contredit ? -- Contredire est vilain... -- Contredire les actes, oui... Contredire les idées, non. -- Pourquoi donc ? -- Parce que contredire les actes, si mauvais qu’ils soient, c’est gêner la rotation du monde, qui est action. Mais contredire les idées, c’est les laisser nous quitter, et nous faire tomber dans le désenchantement, puis dans le rêve, et par là appartenir au monde. « Il existe, madame, à propos de ce qui se passe dans ce monde, trois théories distinctes : que tout est l’œuvre du Hasard ; que tout est l’œuvre de Dieu ; et que tout est l’œuvre de plusieurs causes, combinées ou entremêlées. Nous pensons, en général, selon notre sensibilité, et pour cela tout se transforme pour nous en un problème de bien et de mal. Depuis longtemps, je subis de grandes calomnies à cause de cette interprétation. Il ne semble être venu à l’esprit de personne que les relations entre les choses — supposant qu’il y ait choses et relations — sont trop complexes pour qu’aucun dieu ni aucun diable ne les explique, ni même les deux ensemble. « Je suis le maître lunaire de tous les rêves, le musicien solennel de tous les silences. Vous souvenez-vous de ce que vous avez pensé, seule, devant un grand paysage de forêts baignées de clair de lune ? Vous ne vous en souvenez pas, car vous pensiez à moi — et je dois vous le dire : je n’existe pas vraiment. Si quelque chose existe, je ne le sais pas. « Les aspirations vagues, les désirs futiles, les lassitudes du commun, même quand on aime, les ennuis de ce qui n’ennuie pas — tout cela est mon œuvre, née lorsque, allongé sur les rives des grands fleuves de l’abîme, je me dis que je ne sais rien, moi non plus. Alors ma pensée descend, effluve vague, dans l’âme des hommes, et ils se sentent différents d’eux-mêmes. « Je suis l’Éternel Différent, l’Éternel Ajourné, le Superflu de l’Abîme. Je suis resté hors de la Création. Je suis le Dieu des mondes qui existaient avant le Monde, les rois d’Adam qui régnèrent mal avant Israël. Ma présence dans cet univers est celle d’un convive non invité. J’apporte avec moi la mémoire des choses qui n’ont pas été, mais qui auraient pu être. (Alors face ne voyait pas face, et il n’y avait pas d’équilibre.) « La vérité, cependant, c’est que je n’existe pas — ni moi, ni rien d’autre. Tout cet univers, et tous les autres univers, avec leurs divers créateurs et leurs divers Satans plus ou moins parfaits et aguerris, sont des vides dans le vide, des riens qui tournent, satellites, dans l’orbite inutile du néant. « Tout cela, je ne le dis pas pour vous, mais pour votre fils... -- Je n’ai pas d’enfant... Enfin, je dois en avoir un dans six mois, si Dieu le veut... -- C’est à lui que je parle... Dans six mois ? Six mois de quoi ? -- De quoi ?! Six mois... -- Six mois solaires ? Ah, oui. Mais la grossesse se compte en mois lunaires, et moi je ne peux compter qu’en mois de Lune, car elle est ma fille — c’est-à-dire mon visage reflété dans les eaux du chaos. Avec la grossesse et toutes les saletés de la terre je n’ai rien à voir, et je ne sais par quelle fantaisie on a choisi de mesurer ces choses selon les lois de la lune que j’ai fournies. Pourquoi n’ont-ils pas trouvé une autre mesure ? À quoi bon l’Omnipotent avait-il besoin de mon travail ? » « Depuis le commencement du monde on m’insulte et l’on me calomnie. Même les poètes — mes amis naturels — qui m’ont défendu ne l’ont pas bien fait. Un Anglais nommé Milton m’a fait perdre, avec quelques compagnons, une bataille indéfinie qui n’eut jamais lieu. L’autre, l’Allemand Goethe, m’a donné le rôle d’un entremetteur dans une tragédie de village. Mais je ne suis pas ce qu’on pense. Les Églises m’abominent. Les croyants tremblent à mon nom. Pourtant, que cela leur plaise ou non, j’ai un rôle dans le monde. Je ne suis ni le révolté contre Dieu, ni l’esprit qui nie. Je suis le Dieu de l’Imagination, perdu parce que je ne crée pas. C’est par moi que, dans ton enfance, tu rêvais ces rêves qui sont des jouets ; c’est par moi que, devenue femme, tu as senti la nuit t’enlacer des princes et des dominateurs cachés au fond des songes. Je suis l’Esprit qui crée sans créer, dont la voix est une fumée et l’âme une erreur. Dieu m’a fait pour que je l’imite la nuit. Il est le Soleil, je suis la Lune. Ma lumière plane sur tout ce qui est futile ou défait : feux-follets, berges de rivières, marécages et ombres. « Quelle main d’homme s’est posée sur tes seins, qui fût la mienne ? Quel baiser t’a été donné qui fût égal au mien ? Quand, dans les grandes après-midis brûlantes, tu rêvais à tel point que tu rêvais de rêver, n’as-tu pas vu passer, au fond de tes songes, une figure voilée, rapide, qui t’aurait donnée toute la félicité, qui t’aurait embrassée indéfiniment ? C’était moi. C’est moi. Je suis celui que tu as toujours cherché et que tu ne pourras jamais trouver. Peut-être, au fond de l’abîme, Dieu lui-même me cherche-t-il pour que je le complète. Mais la malédiction du Dieu plus ancien — le Saturne de Jéhovah — plane sur lui et sur moi, nous sépare alors qu’elle aurait dû nous unir, afin que la vie et ce que nous en désirons ne fussent qu’une seule et même chose. « L’anneau que tu portes et chéris, la joie d’une pensée vague, ce sentiment d’être belle dans le miroir où tu te regardes — ne t’y trompe pas : ce n’est pas toi, c’est moi. C’est moi qui noue à merveille tous les liens dont les choses se parent, qui dispose avec justesse les couleurs dont elles s’ornent. De tout ce qui ne vaut pas la peine d’être, je fais mon domaine et mon empire — seigneur absolu de l’interstice et de l’entre-deux, de ce qui, dans la vie, n’est pas la vie. Comme la nuit est mon royaume, le rêve est mon domaine. Ce qui n’a ni poids ni mesure m’appartient. » « Les problèmes qui tourmentent les hommes sont les mêmes que ceux qui tourmentent les dieux. Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, dit Hermès trois fois à Maxime, qui, comme tous les fondateurs de religions, se souvint de tout, sauf d’exister. Combien de fois Dieu m’a-t-il dit, citant Antero de Quental : “Hélas ! Et qui suis-je ?” « Tout est symbole et retardement, et nous, qui sommes dieux, nous n’avons qu’un degré de plus dans un Ordre dont nous ne connaissons pas les Supérieurs Inconnus. Dieu est le second dans l’Ordre manifeste, et il ne me dit pas qui est le Chef de l’Ordre, le seul à connaître — s’il les connaît — les Chefs Secrets. Combien de fois Dieu m’a-t-il dit : “Mon frère, je ne sais pas qui je suis.” « Vous avez l’avantage d’être humains, et parfois, du fond de ma lassitude de tous les abîmes, je crois qu’il vaut mieux la paix d’une soirée de famille au coin du feu que toute cette métaphysique des mystères à laquelle nous, dieux et anges, sommes condamnés par substance. Quand je me penche sur le monde, j’aperçois au loin, partant du port ou y revenant, les voiles des barques de pêcheurs, et mon cœur a des nostalgies imaginaires de la terre où je ne suis jamais allé. Heureux ceux qui dorment, dans leur vie animale, un système d’âme voilé en poésie et illustré par des mots. » -- Cette conversation a été des plus intéressantes... -- Cette conversation, madame ? Mais cette conversation, bien qu’elle soit peut-être le fait le plus important de votre vie, n’a jamais eu lieu en vérité. D’abord, vous le savez : je n’existe pas. Ensuite, comme s’accordent à le dire les théologiens qui m’appellent Diable et les libres penseurs qui m’appellent Réaction, aucune de mes paroles ne peut avoir d’intérêt. Je suis un pauvre mythe, madame, et, ce qui est pire, un mythe inoffensif. Il me console seulement que l’univers — oui, cet amas de formes et de vies — soit lui aussi un mythe. « On me dit que toutes ces choses peuvent être éclaircies à la lumière de la Kabbale et de la philosophie, mais ce sont là matières dont je ne sais rien. Et Dieu, à qui j’en parlai un jour, m’avoua qu’il ne les comprenait pas bien non plus, car elles appartiennent exclusivement, dans leurs arcanes, aux grands initiés de la Terre — lesquels, à en croire les livres et les journaux, abondent et ont toujours abondé. « Ici, dans ces sphères supérieures d’où fut créé et transformé le monde, nous, pour vous dire la vérité, nous ne comprenons rien. Je me penche parfois sur la vaste terre, couché sur le rebord de mon plateau — ce plateau de la Montagne d’Héredom, comme je l’ai entendu nommer — et chaque fois je vois naître de nouvelles religions, de nouvelles grandes initiations, de nouvelles formes, toutes contradictoires, de la vérité éternelle, que Dieu lui-même ignore. « Je vous avoue que je suis las de l’Univers. Dieu autant que moi aimerions dormir d’un sommeil qui nous libérât des charges transcendantes où, sans savoir comment, nous avons été investis. Tout est infiniment plus mystérieux qu’on ne le croit, et tout cela — Dieu, l’univers et moi — n’est qu’un recoin mensonger de la vérité inaccessible. » -- Vous n’imaginez pas combien j’ai apprécié votre conversation. Je n’ai jamais entendu personne parler ainsi. Ils étaient sortis dans la rue, pleine de clair de lune, qu’elle n’avait pas remarquée. Elle se tut un instant. -- Mais savez-vous ce que je ressens, au fond, réellement, à la fin de tout ? -- Quoi donc ? demanda le Diable. Elle leva vers lui les yeux soudain pleins de larmes. -- Une grande pitié pour vous !... Une expression d’angoisse, qu’on n’aurait jamais cru possible, passa sur le visage et dans les yeux de l’homme rouge. Il laissa retomber brusquement le bras qui entourait le sien. Il s’arrêta. Elle fit quelques pas, gênée. Puis elle se retourna, pour dire quelque chose — elle ne savait quoi — afin de s’excuser de la peine qu’elle voyait lui avoir causée. Elle demeura stupéfaite. Elle était seule. Oui, c’était sa rue, le haut de sa rue, mais au-delà d’elle il n’y avait plus personne. Le clair de lune frappait, éclatant, non pas sur la sortie du funiculaire, mais sur les deux portes fermées de la serrurerie habituelle. Non, au-delà d’elle, il n’y avait personne. C’était la rue du jour, vue de nuit. Au lieu du soleil, le clair de lune — rien d’autre ; un clair de lune normal, très lumineux, qui laissait les maisons et les rues dans leur naturel. Le clair de lune de toujours. Elle avança vers sa maison. -- Je suis venue avec des gens que je connaissais. Comme ils allaient dans la même direction... -- Et comment es-tu rentrée ? À pied ?! -- Non. Je suis venue en automobile. -- Ah bon ! Je n’ai rien entendu. -- Pas jusqu’à la porte — dit-elle sans hésiter. — Ils se sont arrêtés au coin de la rue, et j’ai demandé qu’ils ne me conduisent pas jusque-là, parce que je voulais marcher ce bout de rue sous ce clair de lune si beau. Et il est beau... Je vais me coucher. Bonne nuit... Et ce fut en souriant, mais sans lui donner le baiser habituel — que nul, en le donnant, ne sait si c’est coutume ou si c’est baiser. Aucun des deux ne remarqua qu’ils ne s’étaient pas embrassés. L’enfant, un garçon, qui naquit six mois plus tard, se révéla, avec le temps, fort intelligent : un talent, peut-être un génie, ce qui était peut-être vrai, bien que quelques critiques seulement l’affirmassent. Un astrologue, qui fit son horoscope, déclara qu’il avait le Cancer à l’Ascendant, et Saturne comme signe. -- Dis-moi, mère... On dit que certaines mémoires maternelles peuvent se transmettre aux enfants. Il y a une chose qui m’apparaît constamment en rêve, et que je ne peux relier à rien de ce qui m’est arrivé. C’est le souvenir d’un étrange voyage, où surgit un homme vêtu de rouge qui parle beaucoup. D’abord une automobile, puis un train, et dans ce voyage en train on passe sur un pont très haut, qui semble dominer toute la terre. Ensuite, il y a un abîme, et une voix qui dit beaucoup de choses — que si je les comprenais, peut-être me diraient-elles la vérité. Puis on sort à la lumière, c’est-à-dire au clair de lune, comme si l’on sortait d’un souterrain — et c’est exactement ici, au bout de la rue... Ah, et au commencement de tout, il y a une sorte de bal, ou de fête, où cet homme en rouge apparaît... Maria posa sa couture sur ses genoux. Et, se tournant vers son amie Antónia, dit : -- Quelle histoire curieuse. Bien sûr, tout cela des automobiles, des trains et le reste, c’est du rêve ; mais il y a pourtant une part de vérité... C’était ce bal au Clube Azul, au Carnaval, il y a bien des années — oui, cinq ou six mois avant qu’il ne naisse. Tu te souviens ? J’ai dansé avec un garçon déguisé en Méphistophélès, et ensuite vous m’avez ramenée en voiture, et je me suis arrêtée au bout de la rue... là même où il dit être sorti de l’abîme. -- Oh, ma chère, je m’en souviens parfaitement... Nous voulions t’accompagner jusqu’à ta porte, mais tu n’as pas voulu. Tu disais que tu aimais marcher un peu sous la lune. -- C’est cela même... Mais c’est étrange, mon fils, que tu sois tombé juste sur des détails que je suis certaine de ne jamais t’avoir racontés. Bien sûr, cela n’a aucune importance... Comme les rêves sont étranges ! Comment peuvent-ils arranger une histoire où se mêlent des choses vraies — que la personne elle-même ne pouvait deviner — et tant d’absurdités, comme ce train et ce pont ? Ingrate humanité ! Voilà comment elle remercia le Diable. illustration :Quais de la ville au clair de lune-> City Docks by Moonlight, John Atkinson Grimshaw (1836-1893)|couper{180}
traductions
The Star-Treader
LE MARCHEUR D'ÉTOILE Poème de Clark Ashton Smith 1912 faisant partie de son premier recueil publié à 19ans. I Une voix m’a crié dans une aube de songes : « Hâte-toi : les toiles de la mort et de la naissance sont balayées, et tous les fils de la terre s’usent jusqu’à la rupture ; vers l’espace resplendit ton antique chemin des soleils, dont la flamme fait partie de toi ; et des abîmes s’étendent, immuables, dont l’immensité se déploie à travers tout le mystère de ton esprit. Va, et foule sans crainte l’embrasement des étoiles où tu passas jadis ; perce sans effroi chaque immensité dont la vastitude ne t’écrasa point autrefois. Une main brise les chaînes du Temps, une main repousse la porte des années ; maintenant tombent les liens terrestres de la joie et des larmes, et le rêve resserré s’ouvre sur l’espace sublime. » II Qui chevauche un rêve — quelle main l’arrêtera ? Quel œil pourra noter, ou mesurer, sa course vouée à son but, le fil et le tissage de sa voie ? Il m’arracha au monde qui me serrait, et m’entraîna par-delà le seuil du Sens. Mon âme fut projetée, suspendue, emportée en tournoiement, telle une planète enchaînée et lancée par la foudre solaire, tendue et farouche. Rapide comme les rayons propagés qui jaillissent de soleils disjoints dans une nuit où nul astre n’éclaire, le rêve ailé accomplit sa trajectoire. A travers des années renversées puis rallumées, je suivis cette chaîne infinie où les soleils sont des maillons de lumière ; je retraçai, à travers des sphères linéaires et ordonnées, l’entrelacs des fils du temps en une trame de midi et de nuit. A travers étoiles et abîmes je vis le rêve se dérouler, ces plis qui composent le vêtement de l’âme. III Aurores enflammées de mémoire, chaque soleil avait l’éclat pour rallumer une chambre close, délaissée et obscurcie dans l’immensité de l’âme. Leurs signes étrangers brillèrent et s’illuminèrent ; je compris ce que chacun avait inscrit sur le parchemin de mon esprit. De nouveau je revêtis mes vies anciennes, et reconnus la liberté et les entraves qui avaient formé et marqué mon âme. IV Je plongeai dans chaque esprit oublié, les unités qui m’avaient bâti, dont les profondeurs étaient jadis aveugles et informes comme l’infini — retrouvant chacun de mes mondes anciens, de planète en planète emporté à travers les gouffres qui séparent puissamment, semblables à un sommeil entre deux vies. J’en trouvai un, où les âmes demeurent comme des souffles reposant sur une rose ; elles y rampent pour délier tout fardeau de vieux chagrins. Et j’en connus un, où la trame de douleur se tisse dans l’habit de l’âme ; et un autre encore, où d’une beauté nouvelle se renforce la chaîne ancienne de la Beauté — douce comme un son, aiguë comme le feu — dans une lumière qu’aucune obscurité ne peut abattre. V Là où nul rêve terrestre n’avait jamais foulé, ma vision entra sans crainte, et la Vie déploya devant moi ses royaumes cachés, comme à un dieu curieux. Là où des soleils colorés de systèmes triples offraient aux planètes une étrange, ineffable lumière verte, les enserrant comme une mer extérieure, et où de vastes midis d’aurore alternaient avec des ciels semblables à des couchants éternels, le toucher de la Vie renouvelait incompréhensiblement les accords de la joie et l’enchantement harmonieux du chagrin. Des passions mortes, telles des étoiles rallumées, brillaient dans l’ombre des voies oubliées. Là où des dieux sans couronne siègent dans les ténèbres, le jour flambait sur des autels ardents. J’entendis — redevenu une part de cela — la musique centrale des Pléiades, et vers Alcyone mon âme s’inclina avec les étoiles soumises à son chant. Sans obstacle, joyeux, je foulai, revenant, des mondes édéniques depuis longtemps perdus ; ou bien j’arpentai des sphères qui leur chantent réponse, par-delà un espace que nulle lumière n’a traversé, diverses comme la folle antiphone de l’Enfer s’opposant au chant angélique du Ciel. VI Quels immensités le rêve partit-il chercher ! Je me crus au-delà du rappel du monde, dans des gouffres où l’obscurité est un mur assez épais pour aveugler l’éclat d’Antarès. Dans des sphères insoupçonnées, je trouvai la suite du cycle de mon être : quelque vie où la première offrande du Chant, étrange feuille impérissable, fut posée sur des fronts que le Deuil étoilé avait couronnés, et que la Douleur avait longuement oints ; quelque avatar où l’Amour chantait tel le dernier grand astre du matin avant que la Mort ne remplisse tout son ciel ; quelque vie dans des années plus fraîches, encore neuves, sur un monde dont la Paix était comme un manteau semblable aux calmes qui reposent sur des bassins embrasés des lueurs du printemps tardif. Là, la surface limpide de la Vie reflétait l’image de toutes choses, et ne trembla que sous la caresse de l’aile assombrissante de la Mort. Quelque éveil plus ancien, aux années primitives, quand la lutte géante des forces tourbillonnantes forgea pour la première fois ce qu’on nomme la Vie — chauffée aux fournaises des soleils, sur l’enclume d’un monde. VII Ainsi je connus ces existences antérieures dont les vies s’étaient fondues dans la mienne ; jusqu’à ce que, soudain, mon rêve — qui contenait une nuit d’où Rigel n’envoyait aucun signe de puissance — se vidât des étoiles foulées, et se réduisît à la mesure du soleil : les barreaux familiers de la prison du cerveau, et le vêtement de la peine et de la joie tissé par les navettes complexes de la terre.|couper{180}
traductions
Chant to Sirius
CHANT À SIRIUS Quelles nuits te retardent, ô Sirius ! Ta lumière est une lance, et tu les transperces comme le guerrier qui frappe son ennemi jusqu’au centre même de sa vie. Tes rayons s’étendent au-delà des gouffres ; ils ouvrent un pont au-dessus, qui durera jusqu’à ce que les maillons de l’univers soient défaits, se séparent, et que tous les gouffres ne fassent plus qu’un, sans soleils pour les diviser. Que tu es fort dans ta place ! Tu marches ton orbite, et l’obscurité tremble sous toi comme une route battue par une armée. Tu es un dieu, dans ton temple évidé de lumière au cœur de la nuit infinie, dont le sol est le vide d’en bas ; tes mondes y sont prêtres et ministres. Tu laboures l’espace, tel un paysan, et tu l’ensemences de semences étrangères. Elles portent des fruits étrangers — et ceux-ci sont ton témoignage, comme les moissons des champs sont le témoignage du paysan.|couper{180}
traductions
Nero
Clark Ashton Smith compose Nero au début des années 1920, dans la période qui suit la parution de ses grands recueils poétiques (The Star-Treader and Other Poems (1912) → Le Marcheur d'Étoile et autres poèmes en 1912, Ebony and Crystal (1922) → Ébène et Cristal). C’est encore l’époque où il se voit d’abord comme un poète, héritier du romantisme décadent et symboliste, nourri de Swinburne, Baudelaire, et des visions cosmiques de Poe. Sa carrière de nouvelliste fantastique, qui l’associera plus tard à Lovecraft et à Weird Tales, n’a pas encore vraiment pris son essor. Dans Nero, il donne voix à l’empereur romain comme incarnation de l’ivresse destructrice. C’est moins un portrait historique qu’une projection poétique : Smith met en scène l’imaginaire du pouvoir absolu, fasciné par la ruine et la beauté qui naît de la destruction. On y retrouve sa vision cosmique, où la grandeur humaine n’est qu’un prélude à l’embrasement des mondes, et où l’esthétique passe par l’apocalypse. Déjà, on y perçoit le glissement de son lyrisme vers un univers plus noir, plus fantastique, qui sera celui de ses contes ultérieurs. Ainsi, Nero peut se lire comme un texte-charnière : il appartient à la veine poétique et oratoire de Smith, mais annonce déjà son goût pour les figures de souverains déchus, de civilisations détruites, et pour l’imaginaire cataclysmique qui deviendra central dans ses récits de Zothique ou d’Hyperborée NÉRON Cette Rome, l’œuvre de tant d’hommes, l’aboutissement de tant d’années de labeur — couronnement rêvé par les morts, projection du désir sans bornes des rois — n’est plus que l’éclat fiévreux de mon rêve obscur, combustible de vision, brève incarnation d’une volonté errante, gaspillée dans l’extase farouche d’une heure immense, quand des siècles entassés devinrent flamme pour tous les siècles éteints et ceux encore à naître. Un simple couchant eût suffi à dire autant — sauf pour la musique qu’arrachent des mains de feu aux silences durs et étroits qui bâillonnent la matière muette : une musique traversée de la voix tendue de la Vie, prompte à crier son agonie — et sauf pour ma certitude que l’éclat en était plus rouge du sang des hommes. La destruction précipite et exalte le processus qui engendre la Beauté, révèle des formes encore jamais vues, donne mouvement, couleur et voix là où l’informe n’était qu’inexpressif silence. Créer, c’est peiner : des années et des jours s’acharnent vers une fin souvent moindre que le désir — après la lente consommation de toutes les forces, et l’épuisement des facultés qu’ailleurs l’on eût offertes à la jouissance. Et lorsqu’enfin l’œuvre est là, il ne reste plus ni capacité, ni pouvoir d’en tirer le moindre plaisir. Mais la destruction, elle, réclame peu de temps ou de talent : tout y est voué à une seule fin, pure, sans entrave — l’ivresse des sens, la jubilation du regard. Et dans la mort, dans la ruine, on puise une vie plus haute, plus totale, qui étend et justifie l’être. Si j’étais dieu, avec l’éventail infini des attributs qui forment l’essence même de la divinité et sa puissance visible… Mais je ne suis qu’empereur, n’ayant que pour un temps le pouvoir d’accélérer la marche de la Mort chez autrui, d’arrêter la Vie épuisée qui se traîne… Et pour moi-même je ne puis retarder l’une, ni hâter l’autre. Des rois, il en fut bien d’autres, et tous sont morts, sans autre puissance dans la mort que celle que le vent accorde à leur poussière dispersée, pour irriter les yeux de la postérité. Mais dieu, je serais suzerain de ces rois innombrables, je guiderais le souffle de leur destin. Dieu, délivré de la mortalité qui aveugle et alourdit la volonté, quelle extase ce serait — rien qu’à contempler la Destruction accroupie derrière le Temps, les destins muets qui guettent les soleils voyageurs, le Silence vampire au sein des mondes, le feu sans lumière qui ronge la base des choses, et la marée du Léthé qui monte et pourrit la pierre des sphères fondamentales… Cela suffirait — jusqu’au moment où les ailes éblouies de ma volonté s’élèveraient avec l’avènement d’une puissance trop soudaine pour se laisser saisir. Alors je lancerais dans leur lutte les forces ennemies, Chaos et Création, ces puissances immémoriales, avec leurs étoiles et leurs gouffres asservis — dynastes du Temps et anarches des ténèbres — en une guerre irrévocable. J’instillerais au cœur de l’univers une discorde nouvelle, un principe de Samson pour l’abattre dans une magnificence de ruine. Oui : le monstre Chaos serait mon molosse déchaîné, et ma puissance, le bras même de la Destruction. Je m’exalterais à voir les étoiles fumantes rallumer, sous mon souffle, leur antique feu, se consumer elles-mêmes jusqu’au néant. La lente pesanteur des soleils, entraînant myriades de mondes, je la changerais à mon gré en une fulgurante cataracte de lumière rugissante — et dans ce tumulte, on entendrait la voix de la Vie, et le chant des morts immémoriaux dont la poussière s’élève en ailes vaporeuses parmi le fracas ascendant des systèmes ruinés. Et las de cet éclat, j’arracherais les yeux mêmes de la lumière, me dressant au-dessus d’un chaos de soleils éteints qui s’amoncellent, grincent et se fracassent en tonnerres, prêtant mouvement et clameur aux gouffres aveugles, mais nulle lueur. Ainsi je donnerais à ma divinité espace et voix pour s’affirmer, ainsi je la comblerais — hâtant les pas du Temps en jetant des mondes comme des cailloux négligents, ou des soleils brisés pour éclairer l’éternité d’une flamboyance nouvelle.|couper{180}
histoire de l’imaginaire
La porte close
Me revient cette scène, un après-midi sur le parvis de Beaubourg, la dalle grise, les fumeurs assis en cercle, les touristes qui filment les escalators vitrés, et lui, surgissant de la foule, maigre, les cheveux longs, gras, sales, une veste trop large, qui me reconnaît de loin et fonce sur moi comme si les années écoulées n’avaient pas eu lieu, pas un mot de politesse, directement la porte, celle qu’il voit chaque nuit dans ses rêves, qui ne s’ouvre pas, et qu’il attend pourtant, répétant inlassablement qu’elle ne s’ouvre pas, j’attends, mais elle ne s’ouvre pas, comme s’il récitait une prière vide ou la leçon apprise d’avance. J’ai pensé à Kafka sans vouloir le dire, parce que la scène tenait toute seule : un garçon qui rêve d’un seuil fermé et qui, au réveil, vient le confier à un autre, au milieu des passants indifférents. L’attente n’est jamais abstraite, c’est toujours un corps planté devant ce qui résiste, une grille, une porte, une fenêtre, un espace clos. Le temps se tend, il se plie autour de ce point fixe. La patience naît là, dans la suspension, dans l’instant où l’on ne sait pas si le passage viendra, où le plus banal des gestes, rester debout, attendre, se transforme en fiction. Devant la porte, il y a Job, non pas celui des sermons mais celui qui reste assis sur sa cendre, couvert de plaies, attendant que quelque chose change, sans comprendre pourquoi tout lui a été pris, enfants, biens, santé, protestant, se taisant, recommençant. Sa patience n’est pas docilité mais résistance, tenir la place quand tout pousse à l’abandonner. Il n’espère plus de rétribution immédiate. Sa force est ailleurs, dans l’obstination d’attendre quand le temps s’est vidé de sens. La patience devient une scène primitive de l’imaginaire, le récit se construit sur cette durée suspendue, ce seuil sans franchissement, non l’action mais l’endurance, non le triomphe mais la persistance. On peut sourire de la naïveté religieuse, mais ce qui reste, c’est l’image d’un homme seul devant une porte close, qui ne cède pas. Puis vient la Réforme, Luther, Calvin, et la patience change de registre. L’homme ne demeure plus immobile dans sa poussière, il travaille, l’œil tourné vers une fin différée. Le seuil n’a pas disparu, il s’est déplacé. Il n’est plus devant soi, il est au bout de la vie, dans l’attente du salut. La porte s’ouvrira peut-être, mais seulement à la fin des temps. Alors il faut remplir le vide par la discipline, lire, prier, travailler, se surveiller, la patience n’est plus endurance mais méthode, éthique quotidienne, colonisant chaque geste, tenir son rôle, sa parole, sa place dans l’économie du monde. Le temps s’est fait linéaire, orienté, non plus suspension mais marche scrupuleuse. Pourtant, au fond, l’image reste la même : un seuil fermé, et l’homme qui s’y prépare sans relâche. Chez les soufis, la patience se nomme sabr. Le mot dit moins l’attente que le passage. Le seuil n’est pas obstacle mais apprentissage. Dans les fables et les poèmes, on marche dans le désert, on traverse le jardin, on écoute le temps comme un maître. La porte close n’est pas à enfoncer, elle est à comprendre. Le mur devient épreuve intérieure, il faut changer son regard pour que le passage apparaisse. Ce n’est pas un délai imposé, c’est une initiation lente, la patience devient un art du temps, supporter la soif et transformer la soif en chemin. L’attente cesse d’être punition pour devenir matière spirituelle. Ici, la scène se retourne : on n’attend pas que la porte s’ouvre, on apprend à franchir autrement, à travers elle ou sans elle. Avec Kafka, la porte revient, mais vidée de sens transcendant. Dans Devant la loi, l’homme attend toute sa vie devant une ouverture gardée par un portier. Il croit qu’il suffit de patienter, que le moment viendra. Il vieillit, se consume, et la porte se ferme avec lui. Rien derrière, rien devant : seulement l’attente, interminable, sans issue. Ce n’est plus l’épreuve de Job, ni la discipline protestante, ni l’initiation soufie. C’est la patience comme piège, comme récit circulaire. Kafka déplace la scène dans le monde moderne : bureau, administration, guichets, un seuil qui existe mais ne conduit nulle part. L’attente devient la seule matière du récit, son vertige. Nous croyons aujourd’hui en avoir fini avec l’attente. Tout doit s’obtenir aussitôt, le message, la livraison, la réponse. L’impatience s’est faite norme. Et pourtant, nos écrans nous rejettent sans cesse dans l’ancien théâtre du seuil. Barre de chargement, cercle qui tourne, écran figé : nouvelles icônes de la patience forcée. Elles ne promettent pas de salut, n’offrent pas d’initiation, n’ouvrent sur rien d’autre qu’une opération technique. Mais nous restons là, hypnotisés, regard fixé sur la porte numérique. Comme sur le parvis de Beaubourg, comme chez Job, comme dans Kafka, nous attendons qu’elle s’ouvre. La modernité a voulu supprimer l’attente, elle a produit ses simulacres dérisoires, ces petites tortures lumineuses qui nous rappellent que rien ne vient jamais à l’instant où nous le voulons. La patience n’est pas seulement un mot ni une vertu, elle est une scène, toujours la même, un corps devant une porte qui ne s’ouvre pas. Job la traverse en silence, les réformés la contournent par la discipline, les soufis la transforment en passage intérieur, Kafka en fait un piège, nos écrans en fabriquent des copies dérisoires. Ce qui persiste, c’est le seuil, cette tension immobile qui produit du récit, de la croyance, de l’absurde. Nous attendons moins une ouverture qu’une image, et cette image ne cesse de revenir. La patience n’est pas un vide à combler mais une fabrique d’imaginaires. Peut-être qu’au fond, le vrai récit n’est jamais derrière la porte. Il est dans le fait d’attendre encore.|couper{180}
histoire de l’imaginaire
La maison hantée : forme inquiétante de l’intime
On n’entre pas d’abord dans une maison hantée. On la décrit. Hauteur des murs, fenêtres closes, peinture écaillée. Un porche, parfois des colonnes. L’herbe trop haute au jardin. Les signes ne varient pas beaucoup. Ce qui devait être lieu de refuge s’offre, par une torsion légère, comme menace. Freud appelait cela l’Unheimlich : l’intime devenu étranger, l’abri transformé en piège. Tout est là, condensé dans l’image de la demeure. Walpole, en 1764, installe la formule avec The Castle of Otranto. Les murs fissurés, les couloirs sans fin, les salles d’armes, un escalier secret : tout ce qui isole, retient. On dit souvent qu’il invente, comme si rien n’avait précédé, mais il ne fait que codifier. L’Europe médiévale et moderne avait déjà ses châteaux maudits, ses revenants de corridor, ses récits de portes qui claquent dans la nuit. Ce que Walpole fixe, c’est la forme imprimée, transmissible, reproductible : une scénographie réglée, une dramaturgie d’espaces clos et de secrets héréditaires. Ann Radcliffe amplifie : Les Mystères d’Udolphe fait du château italien une cage à ciel ouvert. Poe condense l’héritage. La Chute de la maison Usher : une famille malade, une bâtisse lézardée, les deux s’écroulent ensemble. L’architecture comme corps, les pierres comme chair. Ce qui craque dans la façade, c’est aussi la psyché. L’inquiétante étrangeté prend forme dans les murs. On ne quitte pas la demeure. Elle retient. Elle absorbe. Sa ruine est la vôtre. Le XIXe siècle modifie l’échelle. Les châteaux cèdent aux villas, aux demeures victoriennes saturées de bibelots, d’armoires, de tapisseries. Dickens multiplie les pièces sombres dans La Maison d’Âpre-Vent, Henry James enferme ses gouvernantes et ses enfants dans The Turn of the Screw. Le spiritisme en vogue ajoute ses tables tournantes : le salon bourgeois devient théâtre de spectres. L’Unheimlich est ici plus proche encore : ce n’est plus un donjon lointain, mais la salle à manger, la chambre de l’enfant, la pièce familière soudain traversée par l’étrange. Là où Bachelard parlait de la maison comme “coquille de l’être”, refuge de l’imaginaire, le récit de fantômes montre la coquille fendue, retournée, résonnant de voix mortes. Le cinéma reprend le relais. En 1932, James Whale filme The Old Dark House : une nuit d’orage, des voyageurs perdus, une famille recluse, l’escalier comme axe vertical du danger. Robert Wise, en 1963, adapte The Haunting of Hill House : chaque plan du manoir accentue le labyrinthe, chaque recoin devient piège mental. Ce n’est plus seulement décor mais dispositif : l’espace agit, absorbe, se déplace. Les années 1970 déplacent la hantise dans le quotidien pavillonnaire. Amityville Horror (1979) fixe l’image de la façade aux fenêtres ovales comme yeux accusateurs. Quelques années plus tard, Spielberg et Hooper signent Poltergeist (1982). La banlieue californienne, avec ses gazons impeccables, révèle ses fondations bâties sur un cimetière indien. La critique sociale est explicite : la prospérité des suburbs repose sur l’effacement des morts, la conquête coloniale. On ne fuit plus vers un château lointain : on est prisonnier d’un salon beige, d’une chambre d’enfant tapissée de jouets. Le pavillon américain, standardisé, devient tombeau collectif. Les années 2000 accentuent la translation. The Others (Amenábar, 2001) retourne à la grande maison victorienne mais la piège dans le brouillard, comme si elle flottait hors du monde. Paranormal Activity (2007) réduit encore : un pavillon anonyme, filmé par des caméras de surveillance domestiques. L’espace banal devient suffisant. La technologie n’éclaire rien, elle double l’angoisse : la caméra domestique devient témoin impuissant de l’Unheimlich. En Asie, la même logique se resserre. Ju-On (2002) filme un escalier raide, une cuisine nue, une chambre minuscule. Dark Water (2002) ajoute la fuite d’eau, le plafond gondolé, l’odeur d’humidité. Pas besoin d’un château : quelques mètres carrés suffisent. Derrière le spectre, une société saturée, urbanisme de masse, solitude urbaine. La maison hantée n’y est plus mémoire familiale, mais stigmate social. Netflix reprend la leçon dans The Haunting of Hill House (2018). Chaque pièce correspond à un trauma d’enfant, chaque mur garde trace d’une dispute ou d’un deuil. La maison est mémoire, archive de douleurs, machine à enfermer. Là encore, l’Unheimlich : le familier, la chambre de l’enfance, devient le lieu où la perte insiste. Partout, la forme persiste. Ce qui devait abriter devient piège. Ce qui devait protéger isole. Le refuge se retourne en malédiction. Le spectateur sait d’avance mais regarde encore. Le motif a survécu aux siècles parce qu’il incarne une vérité simple : l’intime peut tuer. Même les maisons connectées, leurs caméras, leurs assistants vocaux, rejouent le scénario. Les murs enregistrent, les micros captent, les lumières s’allument seules. Le familier devient étranger jusque dans la domotique. On n’a pas fini d’habiter les maisons hantées. Et peut-être n’habitons-nous plus que cela : une planète maison, fissurée, épuisée, qui se retourne contre ses occupants comme un manoir gothique en ruine. Ou bien ce texte même, sa page blanche saturée de voix, demeure close où les mots reviennent frapper. L’horreur n’a pas quitté les murs. Elle est passée dans le langage.|couper{180}
histoire de l’imaginaire
Cartographier l’invisible
J’ouvre Google Earth et je descends jusqu’à Épineuil-le-Fleuriel. Je cherche le Cher, mais ce n’est pas le fleuve qui m’accroche, c’est la Queugne, mince rivière qui s’y jette en douce. Un filet d’eau de vingt-huit kilomètres à peine, mais qui, sur la réglette des archives, se comporte comme un acteur principal : plus large en 2004, presque effacé en 2012, bordé de peupliers ou réduit à un trait pâle. À force de cliquer, le cours change, les rives se déplacent, les champs s’emboîtent autrement. Plus au nord, Isle-et-Bardais, petite commune coincée dans la forêt de Tronçais, m’offre le même vertige : le nom double, Isle et Bardais, la fusion ancienne de deux hameaux, une dispersion d’habitats qu’aucune carte ne parvient vraiment à rassembler. On croit regarder un plan, on tombe sur des fantômes. Le paysage ne tient pas, il vacille. Et ce qui m’étonne n’est pas tant que la Queugne coule ou qu’Isle-et-Bardais existe, mais que la carte, censée me fixer un repère, fabrique à chaque année un récit différent. Si je relève la tête de la Queugne, Google Earth m’offre le ciel. Pas grand-chose, juste une voûte noire piquée de points. Ptolémée avait fait pareil, relier les taches, transformer un amas d’étoiles en lion ou en poisson. On ne sait pas très bien pourquoi c’est un lion et pas un chien, un poisson et pas un caillou. On trace des lignes, on invente des bêtes, on baptise. Le ciel devient une carte, mais une carte à la fois stricte et fantaisiste. Kepler corrige, d’autres raffinent, chacun déplace un point, change la figure. Aujourd’hui encore, les applications de téléphone rejouent le même jeu : on lève l’appareil, on le tourne vers la nuit, et des lignes jaunes apparaissent sur l’écran, reliant les étoiles en scorpion, en vierge, en cygne. Comme si l’ancien besoin de peupler l’invisible persistait, infiltré jusque dans le logiciel. Le détail mouvant, ici, c’est l’animal qu’on choisit de voir, cheval ou crabe, selon le trait. Le ciel n’a pas changé, mais la carte, elle, fabrique à chaque fois une créature différente. Quitter le ciel pour descendre dessous, c’est un autre type de carte. Dante en avait dressé les plans : un entonnoir creusé sous terre, neuf cercles empilés comme les anneaux d’un tube fluorescent. Botticelli l’a dessiné avec précision, Doré aussi, chacun traçant des coupes, des gradins, des flèches pour indiquer la descente. L’Enfer devient presque un organigramme, un plan de métro aux stations bien alignées : luxure, avarice, fraude. On imagine le voyageur composter son billet à chaque cercle. Le détail mouvant se glisse là aussi : selon les commentateurs, certaines âmes changent de niveau, on les expédie plus bas ou on les relève d’un cran. Ce qui devrait être fixe, éternel, se révèle flexible, négociable. La carte prétend figer l’invivable, mais elle le rend mobile, flottant, presque administratif. Et en suivant ces tracés, je m’aperçois qu’il est plus facile de cartographier l’enfer que la Queugne ou Isle-et-Bardais. Après l’enfer bien rangé, il y a les cités idéales. Thomas More avait dessiné une île en forme de croissant, rues droites, maisons identiques, rien qui dépasse. Campanella imagina une ville solaire, circulaire, compartimentée comme une horloge. Chaque détail servait à prouver l’ordre parfait, la symétrie, la raison. Puis Calvino, plus joueur, fit tout basculer : ses villes n’ont pas de coordonnées, elles flottent dans le récit, elles n’existent que le temps qu’on les raconte. On ne peut pas les pointer sur une carte, elles se déplacent, elles s’effacent dès qu’on referme le livre. Le détail mouvant est là aussi : l’emplacement même de l’utopie. Toujours ailleurs, toujours décalé, parfois juste à côté, parfois hors de portée. On dessine pour fixer, mais le dessin s’échappe. Et il y a ce soupçon d’absurde : à force de chercher la cité idéale, on ne tombe que sur des plans de lotissements, pavillons en rang, haies de thuyas. Peut-être que l’utopie, finalement, n’a jamais été qu’une carte de promoteur. Je reviens à mes propres cartes. Pas celles de More ni de Calvino, mais celles de l’enfance. Une Michelin pliée en accordéon sur la banquette arrière, le doigt suivant la route des vacances, les virages déjà anticipés, les villes à peine prononcées. Le détail mouvant, c’était un symbole vert, une aire de repos inventée comme terrain d’aventures. Plus tard, les cartes de fiction ont pris le relais : Tolkien, avec ses montagnes crayonnées, ses forêts aux noms ronflants, ses rivières serpentines. Dans les jeux vidéo aussi, un monde surgit dès qu’on l’ouvre, se déplie comme un tapis : un village, un château, un marécage, tout ça disparaissant aussitôt la console éteinte. Aujourd’hui, c’est le téléphone qui me suit, Google Maps qui me géolocalise, qui cartographie mes trajets, mes courses, mes habitudes. Le détail mouvant, ce n’est plus un virage de rivière, c’est une donnée personnelle qu’on capture, qu’on enregistre. La carte ne montre plus seulement l’espace : elle me découpe en fragments, elle me superpose à moi-même, un double tracé que je n’ai pas choisi. Alors je retourne à mon méandre du Cher, près d’Épineuil-le-Fleuriel. Je rouvre la réglette, je fais défiler les années. Le fleuve grossit, s’amincit, les peupliers apparaissent, s’effacent, un hangar surgit, un autre toit se ternit. Rien n’est jamais stable. La carte ne fixe pas, elle raconte. Elle ne dit pas le territoire mais la succession de ses visages, parfois vrais, parfois inventés. L’invisible n’est pas derrière la carte, dans un secret à révéler. Il est dans ce mouvement même, ce tremblement discret qui fait qu’un lieu ne reste jamais identique à lui-même. Peut-être que la carte, finalement, ne nous oriente pas. Elle nous rappelle seulement qu’on se déplace, même immobile, et que ce qu’on croyait tenir entre les mains glisse déjà ailleurs.|couper{180}
histoire de l’imaginaire
Quand la raison incluait encore l’intuition et la prophétie
Je suis tombé un matin sur un papyrus égyptien, un catalogue de rêves. Tout y était classé bons ou mauvais, comme on range des outils dans une caisse. Rêver qu’on mange du crocodile : bon. Rêver qu’on expose son postérieur : mauvais. Rien de plus, rien de moins. J’ai souri d’abord, réflexe moderne, comme on sourit devant un horoscope au détour d’un journal. C’est que nous avons pris l’habitude de juger aussitôt ce qui est sérieux et ce qui ne l’est pas. Ce sourire, c’était celui de la raison. Mais d’où vient cette raison qui trace la frontière entre crédible et farfelu ? On croit la trouver chez Descartes, avec son « bon sens » et sa méthode. Pourtant la raison existait avant lui, sous d’autres noms. Les Grecs parlaient de logos, mot immense qui disait à la fois le discours, le langage et la raison. L’homme était cet animal doué de logos, capable de relier en paroles ce qu’il voyait et ce qu’il pensait. Les Latins disaient ratio, la mesure, le compte, l’art d’ordonner. C’est de là que vient notre mot. Au Moyen Âge, on distinguait intellectus et ratio. L’intellectus saisissait d’un coup les principes ; la ratio déployait ensuite cette saisie dans un discours. La raison contenait donc l’intuition comme sa source. Même la prophétie, quand elle était reconnue, n’était pas tenue pour folie : on disait qu’elle était une lumière ajoutée à l’intellect, un supplément qui permettait de voir plus loin. C’est seulement plus tard que la raison s’est rétrécie, séparant l’intuition reléguée au subjectif et la prophétie rejetée dans la superstition. Aristote en avait pourtant déjà parlé. Il savait que le raisonnement ne peut pas tout démontrer, qu’il faut bien s’appuyer sur des évidences premières. Le principe de non-contradiction, tu ne le prouves pas, tu le vois. Cette vision immédiate, il l’appelait nous. Une intuition au cœur même de la raison. Thomas d’Aquin reprendra l’idée : l’intellect saisit d’un coup, la raison déroule pas à pas. Et quand il s’agit de prophétie, il insiste, ce n’est pas folie mais clarté venue d’ailleurs, lumière surajoutée qui éclaire l’esprit. Dans la Bible, les prophètes n’étaient pas des fous au sens moderne. Ils disaient ce qui leur avait été donné, directement, sans médiation. Joseph interprétant les songes, Daniel les visions : formes de savoir immédiat. On ne prouve pas, on voit, on dit. C’est frappant de constater qu’à ces époques, on pouvait tenir ensemble ces trois voies : raison discursive, intuition immédiate, prophétie inspirée. Trois chemins vers la vérité, qui se croisaient sans se disputer. Quand je pense à ce tissage, c’est Rabelais qui me revient. Lui parlait de bon sens. Mais son bon sens n’avait rien du conformisme que nous associons aujourd’hui à ce mot. Ce n’était pas un « sois raisonnable » moralisateur. C’était une capacité joyeuse à discerner, à chercher la substantifique moelle sous l’écorce. Dans ses livres, les oracles abondent : Panurge consulte tout le monde, jusqu’à la Dive Bouteille. On croit à une satire, et c’en est une. Mais derrière l’ironie, il y a ce constat : courir d’oracle en oracle est vain, il suffirait de user de son bon sens. Non pas rentrer dans le rang, mais retrouver l’évidence simple. Ce bon sens-là est une intuition qui rit. Une raison qui garde le corps et la vie. C’est peut-être une singularité française : une manière de ne pas séparer l’intelligence du rire, de la chair et de l’excès. Là où le monde anglo-saxon a réduit le common sense à une norme pragmatique, Rabelais garde l’intuition et la prophétie en circulation. Une charnière entre un monde qui riait encore des oracles et un monde qui allait bientôt les bannir. Je reviens à mon écriture, à ma façon d’avancer jour après jour. Souvent je commence « au hasard », une phrase, une image qui s’impose sans que je l’aie prévue. C’est l’intuition, le petit éclair qui allume la page. Puis le texte se déploie, sans plan, et arrive un moment où il se boucle. La fin rejoint le début, comme si le texte savait avant moi où il allait. Je ne pourrais pas le calculer. C’est une prophétie discrète, non pas annoncer l’avenir mais donner au présent sa nécessité. Et autour de tout cela, il y a la discipline. S’asseoir, écrire chaque jour, sans rien attendre. La rationalité est là, dans la régularité, le cadre, la fidélité au geste. Elle n’est pas ennemie de l’intuition ni de la prophétie : elle leur permet d’exister. Dans l’acte d’écrire, les trois voies se rejoignent encore. Intuition, prophétie, raison. Ce que l’histoire a séparé, l’écriture le tient ensemble. C’est peut-être cela qui me retient, au-delà de toute ambition ou croyance : ce mélange modeste, qui redonne à chaque jour sa nécessité. Et c’est là, peut-être, que l’histoire de l’imaginaire se prolonge : non pas dans de grands systèmes, mais dans la façon dont nos gestes les plus simples rejouent encore les tensions anciennes, sans en avoir l’air.|couper{180}
histoire de l’imaginaire
Chester Beatty 3, une clé des rêves
Treize siècles avant J.C, en Egypte un scribe de Thèbes consigne sur un papyrus aujourd’hui dit Chester Beatty 3 une litanie qui commence presque toujours par « si un homme se voit en rêve… », suivie d’un verdict (« bon / mauvais ») et d’un sens pratique. Rêver qu’on regarde par une fenêtre ? Bon : on entendra sa plainte, note la colonne hiératique ; c’est un manuel d’usage, pas une spéculation métaphysique. Daté du règne de Ramsès II, il témoigne d’une culture où l’on classe, évalue, conseille, comme on le ferait d’un présage météorologique. Le premier mot qui m'est venu en lisant cela c'est le mot farfelu. D’un côté, nous modernes — formés par les sciences cognitives, la psychanalyse ou simplement l’habitude de penser le rêve comme un phénomène intime et biologique — pouvons lire ce papyrus comme un bricolage farfelu. Rien, dans notre cadre de pensée, ne nous conduit à croire que « manger un crocodile en rêve » annonce qu’on deviendra fonctionnaire ou qu’« un lit en feu » signifie le divorce. On a l’impression d’une loterie symbolique, d’un catalogue de superstitions arbitraires. Dans ce sens, oui : pour nous, c’est non scientifique, non vérifiable, donc « farfelu ». Mais d’un autre côté, si l’on se replace dans son contexte, ce texte n’est pas absurde : il organise l’angoisse. Les Égyptiens ne rêvaient pas moins que nous, mais dans une société où le divin, le destin et la communauté dominaient, il fallait donner une place aux images nocturnes. Ce papyrus les classe, les rend lisibles, donne à chacun une petite boussole. Ce n’est pas plus « farfelu » que nos horoscopes actuels ou que certaines psychologies populaires qui réduisent le rêve à des « symboles » universels. On pourrait même dire qu’il remplit la même fonction que Freud des millénaires plus tard : faire passer le chaos de la nuit dans un système interprétatif. En somme : farfelu si l’on cherche une vérité objective sur l’avenir, mais hautement rationnel dans son cadre culturel. Le vrai danger, c’est de lire ce papyrus comme un document « naïf » — alors qu’il est déjà le produit d’une tradition savante, codifiée, transmise.|couper{180}