fictions brèves

Ici se rassemblent des fragments narratifs à la frontière du rêve, du souvenir, de la fable. Chaque texte est une tentative condensée, parfois minimale, parfois traversée de dialogues ou de silences qui en disent plus qu’un récit achevé. Ce ne sont pas des nouvelles classiques : souvent sans chute ni intrigue, mais des scènes mentales, des instants volés à l’indicible. Certaines relèvent de la microfiction, d’autres adoptent une voix théâtrale ou introspective, flirtant avec l’absurde. Ce sont des éclats de fiction, des condensations de mondes possibles, où reviennent des figures spectrales, des alter ego, des voix qui se dérobent. La fiction n’est pas un décor : elle est le moyen de percer la réalité autrement, de faire vaciller le quotidien.

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fictions

Cantine des démunis

La première cantine du monde serait née à Lannion Refrain absurde Saupoudre et remue ! Tourne la louche et fais danser la soupe ! Les fourchettes trottent, les assiettes chantent, Et le chaudron, là-bas, murmure : « Encore ! Encore ! » Gamelles, marmites, faitouts, chaudrons Gamelles, marmites, faitouts, chaudrons. Cocottes noires, casseroles cabossées, poêles ventrues. Saladiers ébréchés, plats creux, plats ronds, plats longs. Bassines en acier, cuves en plastique, bidons griffés de signes, Et les chaudrons encore, ventre ouvert sur les flammes. Refrain absurde Soupe à l’envers, ragoût qui s’enfuit ! La louche s’égoutte et la poêle applaudit. Frappe la table et chante les restes ! Matières premières Farines de blé, de seigle, de rien. Riz blanc, riz brun, riz sans âge. Pommes de terre terreuses, betteraves endormies, oignons qui pleurent. Carottes torses, choux qui grincent, navets oubliés. Et là : lentilles par sacs, pois cassés, haricots durs comme la faim. Refrain absurde Oignons au plafond, carottes en prière, Haricots qui rient et navets qui se perdent ! Les miettes courent et le pain fait des bonds ! Épices et condiments Huile ancienne, et rances, vinaigre acide, sel blanc comme l’oubli. Paprika des jours gris, cumin fendu, muscade endormie dans un rêve d’enfance. Bouillons noirs, cubes dorés, herbes invisibles froissées par des mains qui n’existent plus. Sauces acides, ketchup sucré, relents d’épices venues d’un autre monde. Refrain absurde Sel qui danse, poivre qui tousse ! La muscade s’échappe et le vinaigre siffle. Coups de louche, tambour des casseroles ! Couverts Couteaux lourds, couteaux fins, couteaux tordus. Cuillères larges, cuillères longues, louches qui tournent sans fin. Fourchettes maigres, piques cassées, passoires percées. Écumoires et râpes, ciseaux rouillés, fouets fouettant l’air comme des sorts. Refrain absurde Fouet qui crie, écumoire qui dégraisse ! Couteaux bavards et louches timides ! Silence des râpes, et voilà qu’elles mordent ! Recettes Et les recettes ? Ah ! Les recettes, elles aussi ânonnent leur litanie : Soupe claire, soupe épaisse, soupe de restes. Riz collé, riz sauté, riz brûlé. Ragoût d’hier, omelette d’aujourd’hui, pain noir du jour, pain dur de demain. Refrain absurde La soupe rigole, le riz rougit ! Les restes murmurent : « Mangez-nous, mangez-nous ! » Et l’omelette s’étale, sans fin ni début. Convives Ici, dans cette cuisine, dans cette cantine sans lumière, les assiettes se tendent vers les mêmes noms : L’Innommable à Pieds Nus, Celui-Qui-Marche-Dans-La-Pluie, Faim-Noire, Gorge-Fermée, Petit-Poing-Dans-La-Poche. Les yeux regardent sans voir, ils appartiennent à : Grande-Larme-Coulante, La Vieille-Échine, Nez-Coupé, Lèvres-Blanches, Silence-Des-Deux-Jours. Ils attendent tous, ces convives-là, des portions chantées. Ils mâchent des prières au sel, avalent des morceaux de rires oubliés. Chaque bouche appelle. Chaque bouche bénit : la louche, le ragoût, la soupe encore chaude. Refrain absurde Mains tendues, bouches ouvertes, La faim crie, les assiettes chantent, Et le chaudron murmure encore : « Encore ! Encore ! » Chorale de fin Dans cette cantine aux casseroles cabossées, chaque gamelle n’a pas de pot. Chaque couteau trace un cercle. Chaque assiette attend. Chaque nom, chaque corps, chaque bouche : un refrain qui s’efface, un écho qui reste, une note tenue dans le silence du soir.|couper{180}

Auteurs littéraires fictions brèves idées

fictions

Le château, le parc, les limites.

(Un espace vide. Une lumière froide éclaire des ombres indéfinies. Par instants, une ombre massive s’impose, évoquant la silhouette d’un château. Les voix se succèdent, parfois se chevauchent. Elles apparaissent comme des entités autonomes. Pas de corps visibles, sauf pour l’ENFANT et le RECTEUR G., qui entrent et sortent de l’espace à leur rythme.) LE CHÂTEAU (Voix grave, lente, résonnante.) Je suis ici depuis toujours. Pierre sur pierre, mémoire sur mémoire. Ils passent. Je reste. Je les observe sans bouger, et je les dévore. LE PARC (Voix mouvante, éparpillée, presque mélodique.) Je frémis ! Je murmure ! Je m’étire dans le vent ! Ils courent ! Ils chutent ! Ils m’arrachent des feuilles, et je les rends toujours. Franchis-moi, si tu oses ! L’ENFANT (Entrée en courant. Voix vive mais hésitante.) C’est ici ! C’est ici qu’ils sont morts. Et pourtant, c’est ici qu’on joue. Pourquoi les murs nous regardent ? Pourquoi les pierres respirent ? Je cours, je cours, mais les arbres sont si grands, et derrière eux, il y a… il y a… LA LIMITE (Un murmure qui surgit, coupant l’ENFANT. Elle parle par fragments, comme une pensée qui traverse l’esprit.) Ne viens pas. Viens. Tu vois la ligne ? Non, tu ne la vois pas. Viens quand même. Tu veux me toucher ? Tu veux me briser ? Viens ! Mais laisse tout derrière toi. (Murmure plus fort, comme une incantation.) Les os. Les corps. Les ombres. Les rires. LE RECTEUR G. (Entrée brusque. Il parle avec une rigidité presque mécanique, ses mots tombent comme des pierres.) Silence. Les règles ne bougent pas. La prière avant tout. Le parc est interdit. (Le regard fixe, vers l’ENFANT.) Tu crois pouvoir courir ? Franchir ? Mais les pierres te regardent. Elles te regardent. UN PRÊTRE (Voix monocorde, détachée, presque sans vie.) Les enfants grattent les murs. Ils cherchent des secrets dans les fissures. Mais il n’y a que du vide. Du vide et des souvenirs qui ne leur appartiennent pas. (Pause.) Nous avons survécu, mais nous ne vivons pas. Nous gardons ce qui ne peut être gardé. Nous reconstruisons, chaque matin, le château qui s’écroule. L’ENFANT (Regardant le RECTEUR G., mais s’adressant au public.) Pourquoi est-il si grand ? Ou bien… suis-je si petit ? (Se tournant vers les ombres du parc.) Les prêtres disent que c’est interdit, mais c’est pour ça qu’on y va. On y court, on y tombe, et parfois, on n’en revient pas. LA LIMITE (Toujours murmurante, mais plus insistante. Elle semble répondre à l’ENFANT.) Tu crois franchir ? Tu crois passer ? Mais je suis partout. Au bord de ton regard. Au fond de tes rêves. (Elle rit, d’un rire fragmenté.) Tu m’aimes, n’est-ce pas ? Parce que je te défie. LE RECTEUR G. (Fermement, avec colère.) Retourne en arrière ! (À l’ENFANT, mais aussi à lui-même.) Tu ne vois pas ? Ces ombres t’engloutissent ! Elles t’appellent, mais elles te briseront. Elles m’ont brisé. (Se reprend brusquement.) Silence. Discipline. LE CHÂTEAU (Reprenant, lentement, comme une sentence.) Ils sont tous passés. Tous ont cru franchir, mais ils sont restés ici, en moi. (Le ton se fait presque mélancolique.) Je suis pierre. Je suis mémoire. Je garde tout, même ce qu’ils veulent oublier. (Plus bas, presque inaudible.) Les enfants courent. Les prêtres prient. Mais moi, je veille. Toujours. LE PARC (Avec un souffle léger, comme un écho.) Cours, enfant. Cours ! Les limites n’existent pas. Ou peut-être que si. Mais tu ne le sauras qu’après les avoir franchies. L’ENFANT (S’arrêtant, hésitant à franchir une ligne invisible.) Je vois les limites. Je ne vois rien. (Se tournant vers le public, en chuchotant.) Et si ce n’étaient pas elles qui me retenaient ? Et si c’était moi ? (L’ENFANT tend une main vers un point invisible, mais n’avance pas. Un long silence s’installe. Les lumières s’éteignent progressivement, laissant le murmure de LA LIMITE résonner dans le noir.)|couper{180}

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Lectures

Les mondes souterrains

Je suis assis à mon bureau, une pile de livres usés à ma droite, leurs tranches marquées par cette teinte rouge caractéristique de la collection J’ai lu. Ce sont ces livres-là, avec leurs couvertures criardes, qui ont hanté mon adolescence et probablement celle de beaucoup d’autres. Des titres étranges, prometteurs, comme des clés d’un savoir interdit : Le Livre des secrets trahis, Les Anciens Astronautes, Les Mystères des Mondes Oubliés. Je feuillette l’un d’eux, celui de Robert Charroux, ce nom qui m’évoque à la fois un chercheur et un conteur. Charroux n’écrivait pas seulement des livres : il ouvrait des tunnels. J’ai toujours été fasciné par cette idée qu’il existe des choses que nous ne voyons pas, que nous ne savons pas. Ce que nous ignorons devient un espace vierge, une surface à recouvrir de nos propres obsessions. Dans les pages de Charroux, de [Spalding](https://ledibbouk.net/la-vie-des-maitres-spalding.html) (La Vie des Maîtres), ou dans les théories ésotériques des années 60 et 70, ces obsessions prenaient des formes concrètes : des civilisations disparues, des continents engloutis, des êtres invisibles qui auraient choisi de vivre sous terre. Sous mes pieds, sous les vôtres, des mondes entiers. L’Agartha, le Tartare, Telos, Shamballa. Des royaumes où l’histoire humaine se poursuit en silence, loin de notre chaos de surface. J’ai relu Charroux ce matin. Ou du moins, j’ai cru le relire. Ses mots me paraissent moins facilement crédibles qu’à l’époque où je les découvrais pour la première fois, mais tout aussi hypnotiques. Il parle de l’Agartha, cet immense royaume souterrain que les survivants de l’Atlantide ou de la Lémurie auraient bâti après avoir fui les cataclysmes. Je suis frappé par la manière dont il mélange le mystique et le technologique. L’Agartha, dans son imaginaire, est un lieu qui dépasse la simple survie : c’est une utopie. Les habitants de ce monde souterrain auraient atteint une sagesse que nous, habitants de la surface, avons perdue. C’est peut-être pour ça que ces récits continuent de circuler, que des auteurs comme Charroux, ou même Spalding, ont trouvé leur place sur mes étagères. Il y a un confort dans l’idée qu’un savoir ancien existe quelque part, intact. Qu’il suffit de trouver la bonne caverne, le bon passage, pour accéder à une bibliothèque secrète où tout, absolument tout, nous serait révélé. Mais il ne s’agit pas seulement d’Agartha. Le Mont Shasta, cette montagne volcanique en Californie, revient constamment dans ces histoires. À chaque fois que je lis quelque chose sur le sujet, je me demande pourquoi. Pourquoi cette montagne ? Charroux et d’autres prétendent qu’elle abrite une colonie souterraine de Lémuriens. Helena Blavatsky, quant à elle, évoque des "Maîtres de Sagesse" vivant dans des cavernes autour du désert de Gobi. Des êtres éclairés qui veillent sur nous, mais de loin, comme des parents distants. Dans La Vie des Maîtres, Spalding va plus loin : il nous invite à croire que ces maîtres ont un pouvoir quasi-divin, qu’ils transcendent la matière et peuvent même manipuler la réalité. Je n’ai jamais su quoi faire de cette idée. Ces maîtres sont-ils des figures de consolation, inventées pour combler un vide spirituel ? Ou bien ces histoires renferment-elles quelque chose de plus proche de la vérité, quelque chose que nous n’osons plus croire dans ce siècle saturé de cynisme ? Je pense à tous ces mythes anciens que j’ai croisés en travaillant sur cet article. Dans la mythologie grecque, Zeus emprisonne les Titans et les Cyclopes dans le Tartare, un abîme si profond qu’on pourrait s’y perdre pour l’éternité. Les Amérindiens, eux, parlent du "Popolo-Ant" et du "Popolo-Locusta", des peuples ayant trouvé refuge sous terre pour échapper aux colères du monde de la surface. Ces légendes semblent toujours revenir au même point : le sous-sol comme lieu de refuge, comme ultime possibilité de survie. J’ai souvent essayé de comprendre pourquoi ces récits m’obsèdent. Peut-être parce qu’ils ne concernent pas seulement des lieux géographiques, mais aussi des lieux intérieurs. Le sous-sol, c’est notre inconscient. C’est tout ce que nous avons enfoui et oublié. Nos peurs. Nos vérités. Ce que nous refusons d’affronter à la lumière du jour. Ces derniers jours, j’ai commencé à voir une sorte de fil conducteur dans toutes ces lectures. Les livres de Charroux, les idées de Blavatsky, les contes amérindiens, même les OVNI supposément liés à l’Agartha : tout cela parle d’un besoin profond de se connecter à quelque chose d’autre. Quelque chose qui n’est pas seulement humain. Je ne peux m’empêcher de penser à ce que m’a dit un ami, il y a quelques années. Il m’avait parlé d’un voyage qu’il avait fait au Pérou, d’un chaman qui lui avait raconté l’existence d’un "monde inversé", une sorte de miroir où tout ce que nous percevons est à l’envers, mais néanmoins réel. Ce n’est pas une métaphore, m’avait-il dit. C’est un lieu. Je me demande s’il avait raison. Quoi qu’il en soit, je continue à ouvrir ces livres rouges, ces vieux J’ai lu pleins de poussière et d’exagérations. Ils ne me livrent pas de réponses, mais ils me rappellent que l’essentiel se trouve souvent dans ce que nous ne voyons pas. Dans les ombres. Sous la surface.|couper{180}

fictions brèves Mondes souterrains

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Le double

1952_Study-for-Crouching-Nude- F.Bacon Je ne me souviens plus du moment où il a cessé de parler. Je crois que c’était le jour où j’ai rencontré Jessica. Elle est arrivée avec ses tresses et son accent américain, sa robe jaune qui tranchait contre le vert sombre des herbes hautes. Elle parlait peu, mais chaque mot semblait chargé d’une gravité qui me fascinait. J’ai voulu lui montrer les choses que j’aimais : les insectes, les pousses de lierre entre les pierres, les ombres mouvantes sur le mur quand le soleil baissait. Elle regardait tout ça sans rien dire, avec un sourire léger. Ça m’a suffi. Pour la première fois, j’ai ressenti ce qu’on appelle l’amour. Une chaleur qui montait en moi, à la fois douce et déchirante. Lui, mon double, n’a pas supporté ça. Il m’a regardé d’un air moqueur, comme s’il ne comprenait pas ce que j’étais devenu. « Tu es ridicule », semblait-il dire. Puis il s’est tu. Jessica n’est pas restée. Ce n’était qu’un été pour elle, une parenthèse lumineuse dans sa vie. Pour moi, son départ a tout changé. Le monde a perdu quelque chose. Les pavés sous mes pieds paraissaient plus ternes, les ombres plus lourdes, le vent dans les peupliers ressemblait à une plainte. Je me suis senti seul. Vraiment seul. C’est là que j’ai commencé à voir par les yeux de mon double. Pas parce que je le voulais, mais parce qu’il n’y avait rien d’autre. Il était là, silencieux, terne, maussade, mais présent. Je n’ai pas eu le choix. Quand on se sent vide, même un double grisâtre peut devenir une compagnie acceptable. « Je t’avais prévenu », disait-il parfois, sa voix basse comme un écho dans ma tête. J’ai commencé à faire des choses que je ne comprenais pas. D’abord des broutilles : un paquet de bonbons volé, quelques pièces prises sur une étagère. Puis, c’est devenu plus grave. Un billet dans la caisse des grands-parents. De l’argent pris dans le portefeuille de mon père. À chaque fois, j’entendais un murmure en arrière-plan, presque tendre, comme si c’était lui qui tirait les ficelles. Peut-être que je le faisais pour lui. Peut-être que c’était ma manière de lui dire : « Tu es toujours là. » Contre mauvaise fortune bon cœur, disait mon grand-père. J’ai fini par comprendre ce que ça voulait dire. Parfois, on n’a pas le choix. Quand on est vide, on s’accroche à ce qu’on trouve. Même si c’est un double terne et maussade de soi-même. Même si ce n'est que lui.|couper{180}

fictions brèves peintres

Carnets | octobre 2024

Ver luisant

Il disparaissait, réapparaissait, encore et encore. Au début, cela surprenait, mais peu à peu, plus personne ne posait de questions. Sa compagne, Linda, ne l’attendait plus vraiment. Dans le ronronnement du frigo et la fumée des cigarettes, il réalisa que sa révolte contre le quotidien n’était qu’un jeu futile. Comme un ver luisant, il brillait un instant avant de s’éteindre, sans jamais changer l’obscurité qui l’entourait.|couper{180}

apparaître, disparaître fictions brèves

fictions

Les Silences de l’Appartement : entre veille et oubli

Dans le silence oppressant de son appartement, une femme se débat avec ses pensées et ses doutes. Une tache rouge, des bruits étranges, et une mémoire qui lui échappe peu à peu. Un texte qui explore la fragilité de la solitude et la menace de l’oubli.|couper{180}

fictions brèves

Carnets | décembre 2023

9 décembre 2023

Il se dit parfois que, sans la rage, la jalousie, le ressentiment, il ne resterait pas grand-chose à raconter. L’idée d’un monde “tout amour” l’épuise d’avance : il imagine des gens qui se sacrifient sans fin, qui se crucifient à force de vouloir être bons, et ça lui donne envie de fuir. Chez lui, l’amour a toujours ressemblé à une porte de prison : une fois entré, plus moyen de sortir sans casse. Alors il s’est appliqué à se tenir au bord, à admirer de loin, à être amoureux de l’idée d’aimer plutôt que de quelqu’un en particulier. Il repère avec une précision ridicule les changements de ton, les micro-silences, la moindre ombre dans un regard. Au lieu de s’en servir pour s’approcher, il en fait une alerte permanente : signe qu’il faut reculer. Terrifié par avance, il en vient à se réfugier dans l’idée que tout le monde ment, joue un rôle, poursuit un intérêt qui lui échappe. C’est plus simple ainsi : personne n’est vraiment fiable, donc rien ne l’oblige à s’engager. Dans ses mauvais jours, il se dit qu’il pourrait être un assassin. Non pas qu’il en ait le projet, mais l’idée le traverse comme un test : “Je pourrais vous éliminer un par un et je ne le fais pas.” Cette abstention devient une sorte de preuve inversée de sa “bonté”. Il se surprend à penser, en regardant quelqu’un qui l’agace : je me retiens, tu ne sauras jamais à quel point je te fais crédit. Ce petit théâtre intérieur le dégoûte autant qu’il le rassure. Les faits divers nourris de “crimes passionnels” le laissent froid. Il n’y voit qu’une panique de propriétaire : peur de perdre ce qu’on croit posséder. Lui ne possède pas, ou si peu, qu’il préfère s’abstenir à la source. Alors il réduit ce en quoi il croit : manger, boire, dormir, marcher, parfois ne rien faire du tout. Une hygiène minimale, un socle. Le reste, dit-il, n’est que scénographie. Pourtant l’envie d’un ailleurs revient comme un tic : partir, s’évader, se distinguer, se mettre un peu de côté pour voir ce qui cloche, ce qui est déséquilibré. Il voudrait se tenir au point exact où l’on perçoit le défaut dans la trame, sans être pris entièrement dans l’étoffe. Mais dedans et dehors se mélangent, il ne sait plus très bien d’où il regarde. Il a tenté, à sa manière, de “mourir à lui-même”, d’éteindre ce qu’il jugeait trop encombrant. À chaque essai, il a surtout senti la boue monter, les complications s’empiler. Plus il voulait se simplifier, plus tout devenait questions emboîtées. Veux-tu être seul ? Veux-tu la faim, la soif, l’immobilité ? Veux-tu le mensonge pour ne pas affronter ce que tu vois ? Ces interrogations tournaient en rond dans sa tête, sans réponse nette. Il se méfie de la folie comme on se méfie d’un voisin bruyant : de loin, elle pourrait presque faire envie, comme une liberté brute, mais il sait qu’il ne supporterait pas de vivre collé à ce niveau de solitude. La raison, de son côté, lui apparaît comme une manière élégante de renoncer avant même d’essayer. C’est là, sans doute, que l’écriture s’est glissée : ni la raison pure, ni la folie pure, un couloir entre les deux où il peut marcher en rond sans trop de dégâts. Un jour, il a commencé à écrire “il” à la place de “je”, et ça l’a soulagé comme lorsqu’enfant il serrait contre lui son ours en peluche. “Il” pouvait penser les pires choses, imaginer des meurtres, des renoncements, des fuites, et lui se tenait un demi-pas en retrait, assez près pour sentir, assez loin pour ne pas être entièrement compromis. Les liens, en revanche, restent son point faible. L’idée même d’avoir à les entretenir le fatigue d’avance. Il sait que c’est là que quelque chose se joue, et c’est précisément là qu’il recule. Il se console en se disant qu’il écrit pour lui seul, qu’il se moque d’être lu. Il espère ainsi se redresser un peu, écrire “droit”, lui qui se sent “courbe”, tordu comme une branche qui aurait trop poussé sous le vent. Il joue avec les mots – courbe, fourbe, fourbi – comme d’autres astiquent une arme. Et quand lui vient cette phrase : “Si écrire, c’est être en guerre avec le monde, c’est désolant”, il éclate de rire. Pas un grand rire libérateur, plutôt ce hoquet qui lui plie les côtes, un rire un peu trop large qui tient tout à la fois la fatigue, la lucidité et le léger vertige de voir à quel point, au fond, il n’a réussi qu’une chose : transformer sa façon d’avoir peur en matière à phrases.|couper{180}

Autofiction et Introspection fictions brèves

Carnets | décembre 2023

7 décembre 2023

Avant que son nom ne s’efface comme se sont effacés son visage, sa voix, sa corpulence, son odeur, il me reste cette hypothèse enfantine : si je dis tout haut « Monsieur Renard », peut-être que quelque chose reviendra. Monsieur Renard ! Voilà. Ce n’est pas lui qui revient, mais le seul élément encore net de cette histoire : la chambre à air. Une grande bande molle de caoutchouc vidée de tout son air, qu’on plie et qu’on emporte comme un butin. Grise, avec ce décalage de teinte entre l’extérieur poussiéreux et l’intérieur talqué. Il suffit d’essuyer le talc d’un revers de main pour faire apparaître un gris plus foncé, presque brillant, qui donne l’impression de découvrir un secret. Pour en arriver là, il a d’abord fallu voler une paire de gros ciseaux. La chambre à air fermée sur elle-même ne s’ouvre pas de bon gré. On tourne autour, on cherche l’angle, le point d’attaque. On finit par planter la pointe de métal dans la matière flasque mais étonnamment résistante du caoutchouc, en forçant un peu, par impatience plus que par courage. Ensuite viennent les longues minutes de découpe, la main qui se fatigue, la lame qui accroche. On avance par à-coups, on progresse lentement, on taille des lanières plus ou moins régulières. Le caoutchouc oppose une résistance sourde, refuse les lignes droites : les bords deviennent des dents, des crans irréguliers, comme une crémaillère mal limée. Pendant tout ce temps, l’odeur vous colle au nez : mélange lourd d’huile, de métal chauffé, d’air enfermé trop longtemps. Pas la pourriture, plutôt quelque chose d’usine, de piston, de bielles, avec certains jours d’avant-hiver, vers novembre, un fond de tristesse, de fatigue. À force d’insister, la chambre à air finit par céder, accepte de quitter son rôle de réserve d’air invisible pour devenir autre chose : lance-pierre tendu entre deux morceaux de bois, corde d’arc maladroite, ceinturon de cow-boy, étui de revolver découpé de travers. Elle résiste encore un peu, impossible de tirer de cette matière des bandes parfaitement sages, mais justement, ces bavures, ces dents, nourrissent la fantaisie. À un moment, elle se laisse percer par l’aiguille et le fil, se plie à l’invention de l’enfant qui l’attache, la noue, l’ajuste. Le jeudi soir, il ne reste plus que sa dépouille dans un coin de l’appentis, au bout du jardin. La chambre à air a été mise en pièces, elle ne sera plus jamais gonflée d’air, ni enfermée dans la dureté d’un pneu, ne roulera plus sur les routes, ne traversera plus de frontière. Elle restera là, à se décomposer lentement, à s’écailler, à se rider. Elle tiendra encore un peu, plus longtemps sans doute que le nom de Monsieur Renard, plus longtemps que le souvenir précis de sa main tendant ce morceau de caoutchouc, tandis que, dans le temps, se fendillent et se détachent les visages et les voix, alors que l’objet, lui, continue d’occuper exactement la même place dans la mémoire.|couper{180}

fictions brèves nommer la chose

Carnets | juin 2023

3062023

l'enfant surgit de la forêt où il s'était caché et la première chose qu'il fit fut de chanter la plaine généreuse et blonde, grasse le bleu profond du vaste ciel et les baies mûres sucrées des haies sombres. toute une éternité de mort s'oublie dans le présent de la plus pure des voix, une voix d'enfant qui sait l'enfance du monde. Qui scelle le pacte de l'ancien et du neuf au sceau du son infini Lussas, Ardèche du sud. nous avons loué deux nuits un minuscule bungalow dans ce camping 3 étoiles. 35 euros la nuit, il n'y a personne, les autres bâtiments sont vides. Arrivés jeudi soir avec le beau temps nous repartons ce matin sous le pluie. Du pays charmant au presque lugubre. Mais le pays n'y est pour rien pas plus que la météo, concernant le glissement de la sensation elle m'appartient. Résultat du vernissage d'hier, deux correspondants de journaux locaux, une poignée d'élus, et quelques badauds. Madame le maire, la maire, la mairesse a produit un discours, elle avait étudié son sujet. Moi mauvais élève ai balbutié quelques banalités. A 20 h tout fut plié. Nous sommes partis dîner au routier du rond point entre Villeneuve et La Villedieu. Durant le repas on se rassurait de temps en temps que l'exposition dure un mois. Nous recherchions des souvenirs d'autres expositions, où malgré l'absence de vernissage, nous avions tout de même vendu quelques toiles. P. qui avait été depuis le début très enthousiaste avait l'air absent lors du vernissage. S. me dit soudain, c'est drôle j'aurais pensé que sa compagne viendrait. Ceci explique peut-être cela. rien écrit hier. S voulait regarder une série sur la tablette, et je me suis rabattu sur le téléphone portable pour lire quelques pages de ce bouquin qui traîne beaucoup en longueurs, en détails superflus, en considérations inutiles. Impression que l'auteur a fait un pacte avec lui-même d'attendre 900 pages ou rien. Ce qui me semble possible me concernant bien sûr. Écrire un roman ainsi juste en s'imposant un nombre précis de pages à noircir, pas plus idiot que de vouloir épuiser de belles idées, ou pire livrer un message, une théorie. En même temps le titre en dit long comme le bras sur l'intention. Pour la plupart un titre pareil évoque des histoires à dormir debout. Si j'ai décroché de l'histoire à partir des 300 premières pages, je continue toutefois à tourner les pages avec une même avidité. Mais son origine s'est déplacée. La curiosité tient beaucoup plus à la nature ou l'organisation des mots dans la phrase, les façons d'empiler, d'assembler les divers paragraphes qui forment un chapitre, taille de ceux-ci, les rythmes que propose ce récit. La lecture comme le marathon peut très bien entraîner le lecteur à supporter le point de côté, à la patience nécessaire pour atteindre à un second souffle. Ensuite pourquoi veut on courir un marathon devrait être la première question. Encore cette impression d'être un éternel débutant. Rêve. Très agité, des foules, un mouvement général de houle. Puis zoom tout à coup sur un personnage, sorte d'alter ego, mais bien plus âgé. Un guerrier à la retraite devenu moine, svelte et crâne rasé. Il y a des témoins de cette rencontre qui font cercle autour de nous, aussi nous ne pouvons nous exprimer clairement. Tout est dans le non-dit. A bien y réfléchir ce matin c'est dans ce non-dit que nous savons à quel point nous sommes semblables. nous sommes le même enfant.|couper{180}

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Demande

Frappe aux portes ? Non, pas ton truc, pour qu'on t'ouvre et qu'on t'en mette une. Non, passée l'époque masochiste. Tu n'es plus aussi jeune pour encaisser tout ça, tu es devenu méfiant. Ça frappe encore à l'intérieur, pas mal fort d'ailleurs, mais ça te regarde. Plus rien à l'extérieur, que dalle. Une résistance rompue à toutes les formes de la question, de la torture. Mais tout doucement, tu sais bien comment ça marche. Demande la nuit, le jour, plusieurs fois, en boucle, une insistance. Demande comme ça, pour rien, demande pour voir, pour apercevoir le signe qui te ferait signe, un rire, un sourire. Demande pour t'exercer à demander – et quand on te répond, si on te répond, admets-le : rien d'important, mais tout de même quelque chose. Ni précieux, rien de grave, même si tu ne sais que faire des réponses, surtout quand tu ne sais qu'en faire. Demande alors ce que tu peux faire des réponses, ça répondra peut-être. Ou pas. C'est toujours comme ça : oui ou non. L'idée, c'est de tout demander et de ne pas te plaindre, trop te réjouir non plus ensuite du tout et rien de la réponse. Demande par réflexe, comme un batch, une tâche de fond permanente, et ensuite creuse ce rien, creuse ce tout. Il est tard, c'est bientôt la nuit, je t'en prie, demande.|couper{180}

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Echange standard

Je gagne ma vie en tant que peintre. Ou, plus précisément, j’échange des fragments de ma propre existence contre quelques unités numériques qui, elles-mêmes, me permettent d’acquérir des objets censés avoir une valeur. On pourrait dire que je troque du temps contre des conseils, des cours, et parfois une toile que j’ai peinte contre un chèque. Vu sous cet angle – et il vaut mieux ne pas trop incliner l’angle – je suis un commerçant, bien que ce mot ne soit qu’une approximation. Le problème, c’est la fluctuation. Le temps n’a pas de valeur fixe. C’est une donnée glissante, comme un rêve que l’on oublie au réveil. Une institution pose un contrat sur la table, des chiffres apparaissent en bas du document, et voilà, on m’assigne une équivalence en minutes et en sommes abstraites. C’est peu, je trouve que c’est peu, mais qui pourrait dire ce que vaut vraiment une heure de conscience ? Il ne faut pas trop penser à tout ça. À force d’y réfléchir, on peut sentir quelque chose s’effriter sous ses pieds. On commence à voir le vide sous l’échafaudage de chiffres et de conventions. Alors j’imagine. Je me fabrique un artiste, un double qui se moque de l’argent, qui poursuit une quête pure, qui offre aux autres un peu de plaisir, une infime dose de joie filtrée à travers la matière et la couleur. Ce n’est pas une illusion, pas vraiment. Juste un mécanisme d’adaptation. La réalité n’est pas simple. L’argent manque, et ce qui manque crée un champ de tension. Ce n’est pas de la tristesse, c’est autre chose, un phénomène oscillatoire qui ressemble à de la colère mais qui n’explose jamais vraiment. Peut-être parce que cette colère se retourne contre moi-même. Contre mon incapacité à structurer une autre solution, à fabriquer un meilleur système. Par exemple, cela fait des mois que j’essaie de concevoir une page pour vendre des formations en ligne. Une simple interface, un échange automatique, mais je n’arrive pas à m’y mettre. Quelque chose coince, une résistance invisible. Peut-être parce qu’en vendant ce savoir, je deviendrais entièrement commerçant. Peut-être parce qu’en acceptant cet échange, je contribuerais à un déséquilibre plus grand. Ou alors c’est juste une excuse. Peut-être que tout cela n’est qu’une immense distraction. Il y a des forces en mouvement que l’on ne perçoit pas. L’économie, les transactions, ce ne sont pas de simples équations. Elles s’infiltrent dans le tissu du monde, créent des tensions, des déformations dans l’équilibre des choses. Les premières sociétés humaines savaient cela. Elles avaient compris que donner sans recevoir créait un vide, une faille où quelque chose d’imperceptible s’engouffrait. Un déséquilibre que personne ne savait vraiment nommer. Alors je fais autrement. Je ne compte pas uniquement les transactions visibles. J’observe les échanges invisibles. Ceux qui ne s’opèrent pas dans la sphère monétaire mais dans un réseau plus vaste, un système qui dépasse le simple cadre des humains. Ce sont ces micro-déséquilibres qui m’apportent un retour, une forme de compensation qui échappe aux calculs comptables. Vendre une toile ? Pas de problème. Vendre du temps ? Non plus. Parce qu’une partie de moi reste dans ce système, mais une autre fonctionne ailleurs. Dans une réalité parallèle où le temps, l’argent et l’individu ne sont que des abstractions passagères. Un monde où seul compte l’équilibre, cette oscillation constante entre le plein et le vide. Une mécanique déréglée, auto-régulée, qui tourne encore et encore sur elle-même, perpétuellement alimentée par l’attention de ceux qui savent regarder. Illustration : Alberto Giacometti, L'Homme Qui Marche|couper{180}

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Je ne me sens pas tranquille

Je ne me sens pas tranquille. La gouttière crisse sous les rafales de vent. Une branche d’olivier en pot la frotte, à intervalles irréguliers. Ce n’est pas grand-chose, un simple bruit métallique, mais il me dérange. Et puis, il y a la musique. Une musique que je n’ai pas choisie, qui s’infiltre dans la cour, qui s’impose. Les voisins. Un couple, la trentaine, un enfant. Le bébé vagit, hurle, rit. Eux aussi crient, rient, s’engueulent. Un flot de sons qui déferle. Impossible d’y échapper. Impossible d’être tranquille. Je ferme les yeux. Je veux m’y habituer, je tente de reléguer ce vacarme au second plan, de ne plus y prêter attention. Mais l’effort est épuisant. Ce bruit exige que je l’entende. La chaleur écrase la cour. L’air est lourd, stagnant. Une torpeur qui n’endort pas mais qui agace, qui s’accroche à la peau. Le vent revient, fait claquer une persienne, remue la branche d’olivier. La gouttière grince. Un petit bruit, ridicule à côté de la musique. Pourtant, il m’irrite autant. Et puis, soudain, la musique monte d’un cran. Un coup de poing sonore. Du rap. Des basses qui cognent. Une voix saccadée, mâchée, agressive. Je ne distingue pas les paroles, mais je ressens leur violence. Une musique qui attaque, qui cherche une cible. Moi. Je suis ce quelqu’un à qui elle s’adresse, celui qu’elle veut déranger. La colère monte. Une colère bête, incontrôlable. Ils n’en ont rien à faire des autres. Ils savent qu’ils dérangent, et ils s’en foutent. Le voisin est un roi qui tourne son bouton de volume comme on donne un ordre. Un tyran sonore. Je serre les poings. Si je monte et que je frappe à leur porte ? Si je leur hurle qu’ils sont insupportables ? Si je monte le volume à mon tour ? Non. Rien. Je ne peux rien. Je suis là, assis, impuissant. Et puis… Le silence. La fenêtre des voisins s’est refermée, la musique s’est tue. Plus un bruit. Même le bébé s’est calmé. Alors, je devrais être soulagé, non ? Mais non. Mon oreille cherche. Je scrute le silence, à l’affût du moindre son. Là, au loin, les voitures sur la nationale. Klaxons, accélérations. Avant, je ne les entendais pas. Maintenant, ils me sautent aux oreilles. Peut-être que ce ne sont pas les bruits qui m’empêchent d’être tranquille. Peut-être que c’est moi. Je m’adosse au mur. Je ferme les yeux. Un coup de vent fait tinter doucement le carillon suspendu à l’olivier. Un son léger, apaisant. La gouttière grince. Je rouvre les yeux. Et j’attends. Illustration : Vilhelm Hammershøi , Ida lisant une lettre, 1916|couper{180}

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