27 novembre 2025
angle : tu es en train de découvrir que ce qui t’intéresse n’est plus le flux ou la “grande forme”, mais la coupe, la réduction, et que cette “compression” n’est pas un renoncement mais une manière de survivre (éviter le naufrage) et de toucher à quelque chose qui échappe aux catégories prose/poésie.
Montagnes russes : quelques moments de joie, beaucoup de nausée. Juin 2019 se résume à peu de choses, et ce peu me sert maintenant de terrain d’exercice pour aller vers encore moins, d’où cette sous-partie “compression” en juillet. Après plusieurs mois de réécriture presque automatique, à corriger ici ou là des textes passés à la moulinette de l’IA, une fatigue s’est installée. Au début, je croyais qu’elle venait d’elle, de sa manière de tout raconter, mais je me suis rendu compte qu’elle révélait surtout la mienne : mon propre bavardage, grossi, caricaturé, comme vu à la loupe. Et c’est très bien ainsi. Je cherchais ça, confusément : une caricature de ma manière de faire, comme celles que je demande aux élèves pour qu’ils comprennent une ressemblance en portrait. Cette fatigue déclenche la compression sans effort : on coupe parce qu’on n’en peut plus. Elle m’aide aussi à comprendre pourquoi les textes de C.me retiennent : cette façon de laisser apparaître un vide lisible entre les phrases, une respiration où l’émotion passe sans commentaire. À partir de là, la vieille question revient, prose ou poésie, alors que je sens bien qu’elle ne sert qu’à bordurer quelque chose que je n’arrive pas encore à nommer, faute de force ou d’envie. Le même mouvement se retrouve dans le choix de partager ou non ces textes sur les réseaux. La fatigue joue là aussi : elle me pousse à laisser tomber la première impulsion, celle qui voudrait publier trop vite, se rassurer, cocher la case. Les premières idées ont presque toujours cette odeur dont parle Artaud, l’odeur de merde ; on s’y accroche par peur de lâcher la planche glissante au-dessus de l’eau. Tout semble aller vers le naufrage, c’est vrai. Mais il arrive aussi que la mer vous rejette sur une plage, contre votre gré. Reste alors cette question, la seule qui vaille peut-être : qu’est-ce qu’on garde avec soi sur ce bout de sable, et qu’est-ce qu’on laisse repartir avec la vague suivante ?
compression
Juin 2019 tient en peu, et ce peu me sert à une chose : compresser. À force de réécrire des textes passés par l’IA, une fatigue s’est installée. Elle ne vient pas seulement de la machine, mais de moi : mon bavardage, agrandi comme en caricature. C’est utile. C’est le même principe que pour un portrait : exagérer pour voir enfin ce qui coince. De là, couper devient facile. Je comprends mieux pourquoi les textes de C. m’accrochent : ce vide volontaire entre les phrases, cette réserve qui laisse passer l’émotion. Prose ou poésie ? La question revient pour tenter de ranger quelque chose qui échappe encore. Le partage sur les réseaux obéit au même mouvement : la fatigue m’aide à renoncer à la première idée, celle qui pue la complaisance. On s’agrippe à des planches glissantes par peur de couler, alors que, parfois, la mer vous rejette sur une plage. La vraie question n’est peut-être plus de savoir comment appeler ce qu’on écrit, ni où le publier, mais quoi garder avec soi une fois qu’on a touché le sable.
Plus tard en fin d’après-midi Plutôt que d’avoir à payer pour lire les articles de X ou d’ Y, comme il va en être de plus en plus l’usage, tenté ce soir de me désabonner de tout . Dans le fond je me heurte à mon incapacité à soutenir qui que ce soit car je ne me sens même pas capable de me soutenir moi-même. C’est, encore une fois cette phrase qui revient : "charité bien ordonnée commence par soi-même" et qui n’a rien à voir avec de l’égoïsme mais plutôt avec un principe de réalité.
illustration beyond the appareances, huile sur toile pb 2019
Pour continuer
Carnets | novembre 2025
30 novembre 2025
Un tel se demande si écrire un journal est un travail. La question m’agace, je la tourne en dérision, mais elle reste là. Si ce n’est pas du travail au sens de l’administration, qu’est-ce que c’est ? Une manie, une hygiène, un exercice de survie ? Je crois que je continue ce journal surtout pour ne pas avoir à répondre. Tant que j’écris, la question reste en suspens ; si j’arrêtais, il faudrait décider si j’abdique ou pas. En revenant sur 2019, je vois ce que le journal fabrique concrètement : des questions laissées en plan qui se redressent à chaque relecture. Des phrases, des scènes, des reproches qui reviennent vers moi comme de petites figures qu’on a mal finies et oubliées dans un coin. Chaque mois, j’en reprends une, j’enlève un peu de poussière, j’ajoute trois mots, et elle se remet à marcher. Mon “travail”, c’est ça : entretenir ce petit peuple de questions plutôt que les laisser se figer. Si je devais le dire autrement, je prendrais une journée précise. Ce dimanche, par exemple, au lieu de répondre à la première réflexion désobligeante qui pointe — une remarque de plus sur ma façon de vivre, de travailler, ou de ne pas travailler justement —, je claque la porte, je descends à l’atelier, j’ouvre le cahier. J’aurais pu envoyer un texto à S., dérouler “ceci, cela, encore ceci et cela”, comme je l’ai déjà fait cent fois. Je sais que ça ne servirait qu’à rejouer la scène à l’identique. Alors j’écris ici. C’est une autre manière de tenir : déplacer la dispute de la bouche vers la page. Vu de l’extérieur, ce n’est pas du travail. Pourtant, de l’intérieur, ça y ressemble : ça revient, ça presse, ça fait mal par moments, et si je laisse passer trop de temps, ça se bloque. Si je dois parler de travail, je pense plutôt au travail d’un accouchement : des contractions régulières qui empêchent que tout se fige, qui forcent quelque chose à sortir au lieu de se calcifier dans la tête. Tant que j’écris, je ne suis pas complètement affalé. En dessous, il y a la colère. Pas une colère spectaculaire, pas celle qui casse des assiettes, mais une chose sourde qui refuse de mourir. Il a fallu du temps pour accepter ce mot sans le maquiller : oui, c’est vrai, ma colère est tenace. Et rien que le fait de le dire la rend déjà un peu moins absolue. Le journal sert aussi à ça : donner une forme à ce qui, sinon, sortirait en injures, en silences lourds, en portes claquées sur les autres plutôt que sur moi. Plus tard, S. a reçu pour son anniversaire deux fois le même livre : le Goncourt des lycéens, sans doute parce que sa dernière pièce a été très prisée. En ce moment elle vient d’être jouée à La Réunion, cette semaine à Villeurbanne. Tout ça s’inscrit bien dans l’air du temps : il faut dériver la colère, la violence vers des faits concrets, appuyés par des chiffres, des dossiers, des débats. Le théâtre, la littérature surfent sur la vague. Je ne dis pas ça pour déconsidérer qui que ce soit ; je me fais simplement la réflexion à mi-voix. L’an prochain, on aura peut-être des œuvres sur les animaux de compagnie, les abattoirs, une gastronomie à base de farine d’insectes. Les sujets changent, la même colère cherche des issues “présentables”. Ce que je redoute, en filigrane, est assez banal : la forme d’abdication qui guette tant de corps passé un certain âge. S’affaisser devant la télé, hurler contre des marionnettes, avoir peur de tout, remplir son assiette pour ne plus rien sentir. Le journal ne me rend pas meilleur que ceux-là, il m’évite juste de me raconter que je n’y suis pour rien. Au lieu de crier sur l’écran, je note ce qui remue. On pourra bien dire qu’écrire est une thérapie, je n’ai plus envie de discuter le mot. À ce stade, tout le monde se soigne comme il peut : accepter un boulot à la chaîne, porter des charges d’un rack à l’autre, se montrer, se vendre, parler pour les autres dans un micro, tout cela aide à supporter quelque chose qu’on ne veut pas regarder en face. Le journal est une de ces béquilles, je l’assume : la mienne consiste à tracer une carte approximative de ma vie, de mes pensées, de mes ratages, pour vérifier que je n’ai pas encore tout refermé. Pendant longtemps, j’ai pris goût à déranger : écrire pour piquer, poster pour provoquer, parler pour mettre les autres mal à l’aise. C’était ma manière de ne pas voir que ce qui m’intéressait vraiment, c’était de me déranger moi, de déplacer mes propres meubles intérieurs. Alors, écrire un journal, est-ce un travail ? Oui, mais pas celui qu’on déclare au fisc. C’est un travail d’accouchement modeste, une façon d’accueillir la colère sans la jeter à la figure de tout le monde, et de retarder un peu l’abdication. Pour le reste, la question reste ouverte : ai-je jamais été rangé, et ces “autres” que j’invoque sans cesse, le sont-ils vraiment plus que moi ?|couper{180}
Carnets | novembre 2025
29 novembre 2025
[...] Ça montre un homme qui voit très clair dans la logique du prestige contemporain – même à petite échelle – et qui en est profondément écœuré. Il a compris que l’aura d’un artiste ou d’une figure publique est un capital constitué par les autres, par des « petits épargnants » d’attention et d’argent, et que la tentation est grande de les « siphonner » via goodies et dérivés. En même temps, il sait qu’il n’est pas complètement extérieur à ce système, qu’en tant que peintre il pourrait – ou a déjà commencé à – jouer ce jeu. L’homme de 2019 est donc pris entre une lucidité critique forte et une position inconfortable : il juge ce commerce symbolique, s’y sent impliqué, et cherche une figure comme Diogène pour valider son dégoût et sa volonté, au moins en paroles, de s’en tenir à distance.[...] -- ? [...] Parce que cette réalité lui tombe pile là où ça fait le plus mal : son orgueil et sa honte. est-ce que ça ne casse pas le fantasme d'exception : Il aime se raconter qu’il est du côté de l’art, de la recherche, de l’ivresse “propre”. Or ce système de micro-aura dit l’inverse : tu as un nom, tu as des gens qui te suivent, donc tu es aussi une boutique potentielle. Ça le renvoie à Dali–Lanvin, Gainsbourg–billet, le peintre qui devient logo. Il découvre qu’il n’est pas “hors système”, mais dedans. ne pas oublier Saint-Antoine mon petit bonhomme, la tentation : Elle le met face à sa propre tentation. Ce qui lui dégoûte, ce n’est pas seulement les autres qui lancent des goodies, c’est le fait qu’il sent très bien qu’il pourrait le faire lui aussi. Qu’il pourrait monétiser son aura, flatter un “petit fan-club”, vendre des morceaux de lui. Il ne supporte pas cette part de lui qui, quelque part, a envie d’être désirée et d’en vivre. Qu'est ce qui va rester de sacré si tu piétines ça aussi : va t'il piétiner sa représentation sacrée de l’art. Pour lui, la peinture, l’écriture, c’est lié à quelque chose de grave, de vital, presque chamanique. Donc voir ça : ramené à des “produits dérivés”, des “fonds de tiroirs”, c’est comme voir profaner un lieu qu’il tient pour sacré. Il préfère la figure de Diogène dans son tonneau à celle du créateur avec boutique en ligne. La réalité c'est que les choses n'existent plus sans prix, la valeur est devenue le prix. Les “petits épargnants”, ce sont des gens qui donnent temps, argent, attention. Il sait ce que c’est que manquer. L’idée de vivre en pompant leur manque (de sens, de beauté, de lien) lui est insupportable. Il y voit une forme de prédation affective et économique. Et, derrière tout ça, il y a sa vieille haine de lui-même. Plus il comprend le mécanisme, plus il se voit comme quelqu’un qui pourrait y céder. Donc la lucidité tourne en auto-dégoût : “je ne vaux pas mieux”. D’où ce ton : pas seulement critique, mais presque nauséeux. [...] donc nous y voici : si le péché c'est l'erreur , on peut dire que lui péche pas pure débilité, il ne veux pas comprendre les règles de ce jeu ( je ), la vérité c'est qu'il veut inventer les siennes. L'idéaliste rejoint le dictateur. après ça comment se taire le plus profondément possible, s'enterrer dans le silence, se pétrifier en silex, granit. [...] et ce n'était pas tant le honte que le dégout auquel il fait face Plus tard dans ma messagerie [...]Y a-t-il sur Substack trop de verbiage de gens qui semblent avoir un inexplicable besoin de partager leur journal intime ? Certes. et un peu plus loin : Vous êtes actuellement un abonné gratuit à Angle mort, par Steve Proulx. Pour profiter pleinement de l'expérience, améliorez votre abonnement. Ce mépris pour les journaux intimes m'agace , d'où l'explicable raison : pas un radis à ton bidule. Un peu plus tard, découverte de textes de Kafka par l'intermédiaire de F. Ce qui répond à une enigme, notamment pour l'année 1916 qui s'arrète dans le Journal, édition du Livre de Poche à octobre. Les dates se poursuivent dans Cahiers in-octavo (1916-1918) traduits de l'allemand par Pierre Deshusses|couper{180}
Carnets | novembre 2025
28 novembre 2025
Aller au bout de ces relectures n’a rien d’héroïque, c’est juste épuisant. Revenir sur ces textes est peut-être une erreur, mais ce qu’ils me renvoient, en creux, est cohérent : pendant des années, j’ai avancé avec une manière bien rodée de me mettre en scène, que je le veuille ou non. Maintenant que je vois ça, je peux enfin me prendre en grippe pour de bonnes raisons. Mais aussitôt une autre inquiétude arrive : je sens bien qu’il y a en moi quelque chose qui se frotte les mains devant cette crucifixion, qui se dit que ce spectacle-là aussi peut servir. Me traiter de con, de lâche, d’aveugle, c’est encore une façon de me placer au centre, côté victime lucide. Je pourrais décider que ce texte est bon, que ce texte est mauvais, que le type de 2019 mérite d’être cloué au mur : au fond, ça ne change rien si l’objectif secret reste de me faire remarquer, même en négatif.|couper{180}