écriture fragmentaire
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fictions
Les ombres de Lisbonne : Rencontre avec Fernando Pessoa
Je ne sais plus où je l’ai rencontré. Pas à « A Brasileira », ça non. Peut-être une ruelle de Mártires, peut-être une salle enfumée du côté de Sacramentos. Les lieux se recouvrent quand quelqu’un s’est mis à compter pour de bon. Le temps aussi. Avions-nous vingt ans, trente, quarante ? Je ne retrouve pas l’étiquette. Je sais seulement que Fernando a pris sa place dans ma vie comme si elle l’attendait, et que je l’ai suivi, moi, avec mon air d’écrivaillon en partance, persuadé que la mélancolie était un viatique. Lisbonne, je la revois en pentes raides, en jasmin qui traîne dans les soirs, et en ce vin blanc un peu aigre qui nous tenait compagnie. Nous marchions beaucoup. Longtemps sans parler, sauf pour décider d’un verre, d’un comptoir, d’une ombre où se poser quand la lumière devenait trop dure. Fernando travaillait au port : traductions pour des transitaires, rien de glorieux, mais il s’y tenait avec une sorte d’élégance pauvre. Chapeau sombre, lunettes bon marché, moustache fine, coudes lustrés par l’usage. Il arrivait en fin d’après-midi, à pas mesurés, comme s’il ne voulait pas déranger le trottoir. Il avait ce mince sourire qui ne s’ouvre pas tout à fait. Sa gravité me faisait parfois rire intérieurement, tant elle semblait décalée avec la vie qui braillait autour de nous, mais je me retenais ; alors on allait boire, et regarder le quartier s’agiter sans s’y mêler. Il parlait peu. Quand il lâchait le nom d’une ville inconnue, c’était comme une allumette dans le noir. Un jour j’ai compris qu’il avait grandi à Durban, à cause de son anglais net, sans accent, et d’une façon de prononcer certains mots comme s’ils lui revenaient de loin. Il portait une mélancolie constante, non pas spectaculaire : quelque chose qui voilait le regard derrière les verres, même quand il paraissait simplement fatigué. Toujours discret, toujours exact. Il écrivait, bien sûr. Sinon, à quoi bon cette fidélité ? Les soirs où nous étions déjà trop avancés, il me lisait ses poèmes d’abord en portugais, pour la musique, puis il traduisait à sa manière, moitié français, moitié anglais, en cherchant le point juste. Je comprenais mal la langue, mais j’entendais la matière : les consonnes sèches, les voyelles humides, la phrase tenue sans emphase, dite d’une voix presque froide. Il m’arrive encore de l’entendre, longtemps après, dans son français hésitant : « Naviguer est précieux, vivre n’est pas précieux. » illustration Photographie noir et blanc de Fernando Pessoa|couper{180}
Carnets | décembre
17 décembre 2018
Plus j’avance en âge, plus je suis pris de vertige devant tout ce que je ne saurai jamais faire : piloter un avion de chasse, jouer dans un film, épouser Marilyn Monroe. Mon soufflé au fromage restera une énigme. En vérité, je n’ai jamais rien su faire vraiment de mes dix doigts. J’ai pourtant exercé mille métiers, connu des femmes magnifiques, sauté en parachute. Mais ce n’était jamais que moi, comprenez-vous ? Je pourrais me lamenter, à presque soixante ans, d’une crise d’adolescence prolongée. Mais ce malaise s’envole dès que je m’attable pour écrire. Alors j’avoue : j’ai toujours cru être plus malin que les autres. Plus malin que mes parents, que j’ai voulu arracher à leur condition par mes écarts. Pas par haine, mais par une envie désespérée de les voir exister au-delà des stéréotypes. Pour y parvenir, j’ai tout enfoui. Oui, j’ai éprouvé de la haine, de la colère. Oui, j’ai pratiqué l’entourloupe, le vol et le massacre. Si cela vous paraît contradictoire, c’est que vous avez du chemin à faire pour être vraiment vous. Moi, éternel insatisfait tremblant de trouille et de rage. Moi capable de toutes les petitesses pour ne jamais dire je t’aime. Moi hypertrophie des neurones sur pattes. Moi gros con attendrissant pour mieux vous planter dans le dos. Ce sale gamin qui se cache derrière un masque en espérant être découvert. Ce garçon envahi par tant d’ignorance qu’il s’est inventé un rasoir de lucidité pour se déchiqueter lui-même. Tout ce que je ne saurai jamais faire : être sans faille, lisse et poli comme ce galet avec lequel le vent et l’eau jouent en se déchirant, dans le cri des mouettes, la naissance des ruches. Pourquoi pas le silence ? Oui tu es froid et blanc sans accroc et sans rêve, l’haleine des rivières à l’aube embrume tes lointains et mon bouchon sur l’onde tremble, taquineries des algues ici pas de lourd brochet ni de fine ablette à ferrer Pas de ploiement de scion aucune tension de fil Juste le long cri de l’hirondelle là haut qui s’apprête à rejoindre les vents chauds du sud. Alors pourquoi pas le silence Total assourdissant comme un arbre qui tombe Et laisse derrière lui le blanc d’une trouée Et laisse derrière lui l’amitié des racines, la voix de l’étoile pâle jusqu’à la pierre enfouie. Pourquoi pas le silence Un chevreuil est passé près de lui une biche Les deux m’ont regardé J’étais au bord de dire au bord de leur parler quand soudain je ne sais plus je me suis rappelé Pourquoi pas le silence Alors je suis rentré. Puis ceci sur la Dombe : Quand je traverse la Dombe, je guette l’envol des grues, la pâleur des marais, le bruissement des herbes et tout m’appelle vers toi. Garce magnifique, amère comme une pinte dont le souvenir reste après qu’on t’ait baisée, si peu qu’on t’ait aimée… « Être vivant, c’est être prêt. Prêt à ce qui peut arriver, dans la jungle des villes et de la journée. D’une prévoyance incessamment et subconsciemment ajustée. L’état normal, bien loin d’être un repos, est une mise sous tension en vue d’efforts à fournir… Mise sous tension si habituelle et inaperçue qu’on ne sait comment la faire baisser. L’état normal est un état de préparation, de disposition vers les gouffres » Henri Michaux, Connaissance par les gouffres|couper{180}