En pénétrant dans l’exposition de Gérard Garouste au Centre Pompidou, je suis immédiatement frappé par l’ampleur de son travail. Il s’agit d’une œuvre monumentale. Jusqu’alors, je n’avais vu son travail qu’à travers des photographies ou dans des livres d’art, mais être confronté à la puissance visuelle de ses œuvres en personne est une expérience saisissante.
Dès les premiers instants, le fusain me prend aux tripes. Le trait de Garouste est d’une ambiguïté fascinante : à la fois violent et doux. C’est un jeu perpétuel entre la folie et la sagesse, comme s’il cherchait à exprimer la dualité fondamentale de l’âme humaine. Ce trait qui oscille entre l’ordre et le chaos crée un doute permanent, un fléau difficile à stabiliser, mais qui devient un élément central de sa signature artistique.
Dans ses peintures à l’huile, je retrouve ce même paradoxe, particulièrement dans sa série théâtrale qui mêle le classique et des éléments plus sauvages, presque tribaux. Le contraste entre le blanc éclatant, presque aveuglant, et les fonds bruns profonds produit une opposition puissante. Pourtant, entre ces extrêmes, les couleurs intermédiaires jouent un rôle de médiation, atténuant et adoucissant les contrastes les plus durs, tout en créant un dialogue visuel entre la folie et la raison, le doute et la certitude.
Les œuvres de Garouste révèlent aussi une certaine générosité picturale : elles donnent sans compter, mais laissent toujours un espace pour l’interprétation, pour le mystère. C’est une peinture complexe, qui refuse de livrer toutes ses clés d’un coup. La figure de l’artiste lui-même, érigé par l’institution comme un grand maître, pourrait susciter de la méfiance, mais face à cette force, il est impossible de rester indifférent.
En empruntant l’escalator qui me mène à cette exposition, mon corps retrouve une posture familière mais oubliée. Le pied droit posé sur la marche supérieure, je sens en moi la résurgence d’un temps passé. Il y a plus de trente-cinq ans, je montais le même escalator. Cette petite joie de revivre ce moment, ce sentiment d’éternité, m’envahit avant même que je n’arrive à la surprise de l’exposition.
Je pensais me rendre à une autre exposition — celle d’Oscar Kokoschka ou peut-être d’Alice Neel —, mais comme à mon habitude, je me trompe. Mon épouse avait tout organisé pour cette visite de Garouste, et cela me fait réaliser à quel point tout emploi du temps m’échappe. Je vis dans une certaine confusion des temps, un état auquel je me suis habitué et qui, d’une certaine manière, me rassure.
Face aux œuvres de Garouste, une claque visuelle s’impose. Mais cette claque réveille aussi en moi des souvenirs personnels. En notant cette sensation de choc, je me rappelle les coups que mon père me donnait enfant. Et comme à chaque fois après un de ces coups, une sensation d’apaisement infini s’installe en moi. Il est étrange de constater que cet apaisement, je le retrouve face à l’œuvre de Garouste, dont la biographie résonne avec mon propre passé familial. Comme moi, il a eu un père dur, et comme moi, il a dû transformer cette violence infligée en quelque chose de complexe, de fascinant, peut-être même de monstrueux.
Devant son immense triptyque, Le Banquet, un sentiment de gratitude m’envahit. Ce triptyque devient pour moi une sorte de rétribution. Quelqu’un a exprimé ce que je ressens, ce que j’ai vécu. Peu importe que ce ne soit pas moi qui l’ai peint. Je me sens libéré par cette reconnaissance et une paix profonde s’installe, comme un dénouement.