4 janvier 2023-3

En pénétrant dans l’exposition de Gérard Garouste au Centre Pompidou, je suis immédiatement frappé par l’ampleur de son travail. Il s’agit d’une œuvre monumentale. Jusqu’alors, je n’avais vu son travail qu’à travers des photographies ou dans des livres d’art, mais être confronté à la puissance visuelle de ses œuvres en personne est une expérience saisissante.

Dès les premiers instants, le fusain me prend aux tripes. Le trait de Garouste est d’une ambiguïté fascinante : à la fois violent et doux. C’est un jeu perpétuel entre la folie et la sagesse, comme s’il cherchait à exprimer la dualité fondamentale de l’âme humaine. Ce trait qui oscille entre l’ordre et le chaos crée un doute permanent, un fléau difficile à stabiliser, mais qui devient un élément central de sa signature artistique.

Dans ses peintures à l’huile, je retrouve ce même paradoxe, particulièrement dans sa série théâtrale qui mêle le classique et des éléments plus sauvages, presque tribaux. Le contraste entre le blanc éclatant, presque aveuglant, et les fonds bruns profonds produit une opposition puissante. Pourtant, entre ces extrêmes, les couleurs intermédiaires jouent un rôle de médiation, atténuant et adoucissant les contrastes les plus durs, tout en créant un dialogue visuel entre la folie et la raison, le doute et la certitude.

Les œuvres de Garouste révèlent aussi une certaine générosité picturale : elles donnent sans compter, mais laissent toujours un espace pour l’interprétation, pour le mystère. C’est une peinture complexe, qui refuse de livrer toutes ses clés d’un coup. La figure de l’artiste lui-même, érigé par l’institution comme un grand maître, pourrait susciter de la méfiance, mais face à cette force, il est impossible de rester indifférent.

En empruntant l’escalator qui me mène à cette exposition, mon corps retrouve une posture familière mais oubliée. Le pied droit posé sur la marche supérieure, je sens en moi la résurgence d’un temps passé. Il y a plus de trente-cinq ans, je montais le même escalator. Cette petite joie de revivre ce moment, ce sentiment d’éternité, m’envahit avant même que je n’arrive à la surprise de l’exposition.

Je pensais me rendre à une autre exposition — celle d’Oscar Kokoschka ou peut-être d’Alice Neel —, mais comme à mon habitude, je me trompe. Mon épouse avait tout organisé pour cette visite de Garouste, et cela me fait réaliser à quel point tout emploi du temps m’échappe. Je vis dans une certaine confusion des temps, un état auquel je me suis habitué et qui, d’une certaine manière, me rassure.

Face aux œuvres de Garouste, une claque visuelle s’impose. Mais cette claque réveille aussi en moi des souvenirs personnels. En notant cette sensation de choc, je me rappelle les coups que mon père me donnait enfant. Et comme à chaque fois après un de ces coups, une sensation d’apaisement infini s’installe en moi. Il est étrange de constater que cet apaisement, je le retrouve face à l’œuvre de Garouste, dont la biographie résonne avec mon propre passé familial. Comme moi, il a eu un père dur, et comme moi, il a dû transformer cette violence infligée en quelque chose de complexe, de fascinant, peut-être même de monstrueux.

Devant son immense triptyque, Le Banquet, un sentiment de gratitude m’envahit. Ce triptyque devient pour moi une sorte de rétribution. Quelqu’un a exprimé ce que je ressens, ce que j’ai vécu. Peu importe que ce ne soit pas moi qui l’ai peint. Je me sens libéré par cette reconnaissance et une paix profonde s’installe, comme un dénouement.

Carnets | janvier 2023

18 janvier 2023-4

Un homme qui monte doit descendre à un moment ou à un autre. Et ce, quel que soit le moyen qu'il choisira d'emprunter : ascenseur, escalier, ballon de Montgolfier, fusée. La loi de la pesanteur oblige. Il ne convient pas d'en être à chaque fois surpris ou étonné, ni de s'en plaindre, pas plus que de s'en réjouir. Ensuite, quand on le sait, ce que l'on en fait... Tu l'as toujours su puisque tu as vécu à la campagne. Tu as vu des hommes monter sur des charrettes de foin et d'autres tomber de haut quand ils s'apercevaient qu'ils étaient cocus ou bourrés comme des coings. Dès l'enfance, tu t'es trouvé confronté à la loi. Tous ces rêves de vol que tu effectuais de nuit alternent encore dans ta mémoire avec les raclées magistrales qui te jetaient à terre. Une longue répétition servant d'apprentissage comme de vérification de tes premières intuitions. Parfois quand tu y penses, tu pleures, d'autres fois tu ris. Les souvenirs, comme les émotions, subissent aussi la loi de la pesanteur, il ne faut pas croire.|couper{180}

Carnets | janvier 2023

17 janvier 2023-3

À l'église quand tu y allais, tu ne parlais pas. Tu chantais quand il fallait chanter. Mais en pension à Saint-Stanislas, et bien que tu chantasses la plupart du temps assez correctement, tu te mis alors à chanter faux. Tu voulais déranger quelque chose. Et cela, tu t'en souviens, n'était pas pour te faire remarquer, c'était plus profond que ça. Viscéral. À la cérémonie funèbre de ta mère, quelques minutes avant l'incinération, on t'a proposé de parler, de dire quelques mots, mais il n'y avait que ton épouse, ton père et ton frère, plus les employés des pompes funèbres. Tu as décidé que c'était grotesque juste à l'instant d'essayer d'ouvrir la bouche quand tu fus monté sur la petite estrade face au microphone. Tu as regardé l'assemblée puis tu as baissé la tête, tu as capitulé, vaincu par le ridicule. Une des seules fois dans ta vie où tu n'auras pas osé y plonger tout entier. Sur ta chaîne YouTube, tu as beaucoup parlé mais avec le recul tu n'as jamais pris le temps de réécouter ce que tu as dit. Sans doute parce que toute parole est liée à un instant et qu'une fois l'instant passé, cette parole devient morte, qu'il n'y a plus de raison valable de s'y intéresser. Comme si cette parole dans le fond n'avait fait que te traverser, qu'elle ne t'appartenait pas. Par contre, tu aimes écouter les vidéos de François Bon, tu les réécoutes avec plaisir. Et surtout tu y découvres au fur et à mesure des informations que tu n'avais, semble-t-il, pas entendues à la première écoute. Il y a ainsi des émissions que tu écoutes en boucle et d'autres, réalisées par d'autres créateurs de contenu, dont les bras t'en tombent dès les premières minutes. Est-ce que commenter, c'est parler ? Peut-être. Tu ne parviens plus à commenter dans certains lieux et dans d'autres oui. L'interruption des commentaires a commencé quand tu as fait une recherche sur ton nom sur ce moteur de recherche. Le nombre de commentaires qui te sont apparus idiots, inutiles t'a aussitôt sauté aux yeux. Rédiger un commentaire t'oblige presque aussitôt à affronter le ridicule puis à le vaincre ou à te laisser à l'à-quoi-bon. Quand tu te dis "ça ne changera pas la face du monde, qui es-tu donc pour t'autoriser ainsi à commenter, à apparaître ?" Le fait que ça puisse encourager l'autre, tu t'en dispenses désormais car d'une certaine façon c'était aussi une image trouble, cette pensée d'encourager l'autre dans une réflexivité ; d'ailleurs les réseaux sociaux fonctionnent sur cette réflexivité la plupart du temps. Le fait qu'elle te gêne jusqu'à l'insupportable est corrélé à tes états de fatigue, d'humeur, ou de lucidité. De la chimie. Tu préfères alors te taire devant cette réalité chimique quand tu ne peux faire autrement que de la voir comme un nez au milieu d'une figure. Parler, c'est faire signe avant tout. Mais pourquoi faire signe ? On en revient toujours à la question. Faire signe, désigner, dessiner non pour obtenir quelque chose ni pour dire "tu as vu, je te fais signe, je te signifie quelque chose." La fatigue de tout ça, due au poids de l'âge imagines-tu parfois, mais surtout au sentiment de ta propre insignifiance. Il y a des jours où l'insignifiance est ce refuge préférable à tout autre. Tu es capable de rester silencieux envers certaines personnes durant un laps de temps considérable. Tu n'as pas vu tes parents pendant 10 ans autrefois. Aucune parole échangée en 10 ans avec M. et aussi avec D. Cependant, la conversation reprend exactement là où elle s'est arrêtée dans le temps comme si pour toi il n'y avait pas de temps. L'expression "être de parole", tenir sa promesse, tu peux la comprendre bien sûr. Mais de quelle parole s'agit-il dans ce cas ? La question reste en suspens. Se fier à sa propre parole, d'expérience, te semble toujours suspect, tout comme se fier à n'importe quelle parole. La parole c'est du vent la plupart du temps et donc c'est l'esprit. Qui serait assez cinglé pour confondre l'esprit et soi-même ? L'indomptable esprit comme disent les bouddhistes. Non, il faut s'asseoir, l'observer agir, parler, ne pas vouloir l'enfermer dans une clôture, c'est ainsi que l'on s'en libère au mieux. Ce qui reste ensuite, on l'ignore. Un silence éloquent.|couper{180}

Auteurs littéraires

Carnets | janvier 2023

17 janvier 2023-2

Ainsi, pour que l'illusion soit complète, qu'elle se referme sur elle-même comme un cercle, il serait nécessaire de désigner deux points distincts mentalement, disons A et B, deux points choisis parmi une infinité. Tu le fais chaque jour, plusieurs fois par jour, la plupart du temps en prenant un crayon. Tu traces une ligne pour dessiner, mais depuis quel point de départ, quelle origine ? Tu peux dire n'importe quel point de départ fera bien l'affaire. Mais c'est botter en touche. Ce n'est pas cette origine-là qui importe mais celle qui t'a conduit, au travers de milliers et de milliers de possibles, à cet instant présent, à t'asseoir, à prendre ce crayon et à tracer cette ligne. Que matérialise pour toi véritablement une telle ligne qui s'élance d'un point à un autre, qui avec toi se déplace dans l'espace et le temps sur le lieu de la feuille ? Et si tu te mettais à y songer vraiment, si tu imaginais que cette ligne contient tout ce que tu as vécu depuis ta propre origine jusqu'à présent, est-ce que ça changerait quelque chose à l'action de dessiner ? Probable, voire certain, que c'est justement à ce genre de connerie qu'il ne faut pas penser pour dessiner. Donc quand tu te déplaces, tu sais peut-être d'où tu pars mais la plupart du temps tu te fiches de l'arrivée. Ou tu ne veux pas y penser pour pouvoir ainsi continuer à dessiner. Tu te déplaces sur la feuille de papier comme dans ta vie. Tu sais qu'il n'y a en fin de compte qu'une seule arrivée réelle et qu'il ne sert à rien de t'y intéresser de trop près, de peur d'être tétanisé par la peur ou par l'espoir - la joie ? La confiance ? - et au final de te retrouver dans une impossibilité de faire quoi que ce soit. D'une certaine façon, tu pourrais te ranger dans le mouvement de l'art pauvre, celui qui s'intéresse plus spécifiquement à l'origine des matériaux, à une origine tout court pour lutter contre l'obsession des buts qui ne sont que des ersatz. Sauf que toi, tu veux peindre des tableaux, tu es anachronique et tu te bouches les oreilles quand on te parle de Marcel Duchamp. Il faut aussi se foutre de Marcel Duchamp comme de Dieu.|couper{180}

réflexions sur l’art