Ce n’est pas au café « A Brasileira » du Chiado que je rencontrai Fernando pour la première fois. Peut-être était-ce dans une ruelle des Martyres ou au fond d’une salle enfumée des Sacramentos… À vrai dire, je n’en sais rien. Avec lui, le réel a toujours semblé glisser. Un ami, on ne se souvient jamais vraiment de la première rencontre ; il se fond dans le paysage de notre vie, comme une silhouette familière qu’on aurait toujours connue. Et Fernando, lui, avait ce don étrange de se dissoudre dans les lieux, dans le temps, comme s’il avait toujours été là, éternel compagnon de mes divagations d’écrivaillon mélancolique.

Lisbonne, je l’associe à lui : des pentes abruptes, le parfum du jasmin mêlé à celui d’un vin blanc âpre et acide. Nos promenades se faisaient en silence, rompues seulement par les décisions urgentes à prendre : où s’arrêter, quel verre lever pour fuir la lumière trop crue.

Fernando, silhouette d’aristocrate déchu aux coudes râpés, chapeau sombre enfoncé sur les yeux, moustache fine sous des lunettes cerclées d’acier bon marché, passait ses journées à traduire pour des transitaires du port. Mais c’est en fin d’après-midi que je l’attendais, guettant sa silhouette lente et mesurée qui s’avançait vers moi. Chaque fois, ce même sourire esquissé, ce regard à la fois présent et absent, comme plongé dans une pensée lointaine. La gravité théâtrale de ses gestes me semblait souvent trop appuyée ; parfois j’avais envie de rire, mais la pudeur nous rattrapait toujours, et nous allions nous noyer en silence dans les cafés, observant sans vraiment voir, Lisbonne s’agiter autour de nous.

Il parlait peu de lui, mais lâchait parfois des bribes de sa vie comme autant de poèmes inachevés. Des villes inconnues, des fragments d’exil : Durban, où il avait grandi, l’anglais fluide qui trahissait ce passé lointain. Taciturne est un mot trop doux pour lui ; il vivait dans une mélancolie épaisse, presque palpable, à peine voilée derrière ses lunettes et l’alcool.

Mais c’est surtout lorsqu’il écrivait que Fernando révélait sa véritable nature. Sans cela, l’aurais-je même remarqué ? Quand l’ivresse nous rendait plus légers que la nuit, il me lisait ses textes, en portugais d’abord, laissant les mots claquer et s’étirer, comme des notes sèches et humides à la fois. Ensuite, il les traduisait, un peu en français, un peu en anglais, avec cette lenteur calculée qui faisait résonner chaque syllabe. C’était comme écouter un chant venu d’un autre temps, prononcé sans passion, mais lourd de sens.

Encore aujourd’hui, sa voix murmure au fond de ma mémoire, ce simple vers jeté entre deux verres, en français hésitant :

« Navegar é preciso, viver não é preciso. » [1]