Etre vieux, c’est prendre son temps pour la moindre tâche. Ou alors vivre dans une frénésie, une boulimie, comme si le temps manquait toujours, l’œil rivé sur les grains de sable d’un sablier. Derrière l’obsession du temps — celui qu’on possède ou qu’on perd — se cache l’idée de profit : profiter de la vie, refuser de vivre une existence "pour rien".
Mais il y a aussi cette résistance tenace : ne jamais accepter de profiter de quoi que ce soit. Un refus presque pathologique de tout profit. Ou à l’inverse, se jeter sur tout, jusqu’à la moindre miette, la moindre goutte. S’empiffrer, se gaver, puis regretter. Le remords, la honte, la culpabilité. Un étrange passe-temps.
Ça fonctionne par à-coups, en zigzag, en montagnes russes. Voilà l’homme.
Hier, les douleurs aux reins et aux jambes m’ont réveillé après une mauvaise nuit (pleine lune). Je suis parti plus tôt affronter la journée. D. n’était pas encore arrivée, j’ai commencé l’accrochage de la première salle. Bien avancé, sans bavardages : une heure de travail efficace. Quand les autres sont arrivés, l’atmosphère s’est alourdie, l’air devenu plus dense. Mes douleurs sont revenues, comme si le fait de m’activer seul les avait dissipées. J’ai poursuivi malgré tout ; les deux salles étaient finies dans la matinée. D. et E. se sont occupés des détails administratifs qui m’horripilent.
À 15 h, j’étais épuisé. Le travail accompli, j’ai annoncé que je rentrais. F. a tenté de me retenir, mais j’ai refusé, estimant avoir fait ma part. Les détails ne me concernent plus ; ce serait injuste que je doive m’y impliquer alors que j’ai fait le plus gros.
La notion de justice est aussi insaisissable que celle du temps. Cette difficulté perpétuelle à faire coïncider sa propre perception de la justice et du temps avec celle des autres.
Je suis rentré vers 17 h, éreinté, et me suis allongé jusqu’à 19 h. Ce qui m’épuise le plus, c’est d’entretenir cette relation aux autres. La politesse, la diplomatie m’aspirent toute mon énergie. Résister à cette hémorragie d’énergie en me concentrant sur l’essentiel demande presque autant d’efforts.
C’est cyclique, ça revient par vagues. Donner trop, puis ne plus rien donner. Chercher une stabilité dans cette dynamique se heurte à une forme de mesquinerie. Comme si le système primait toujours sur ses composants.
Hier, sur la route, j’ai entendu une émission sur les cellules artificielles. On connaît les composants d’une cellule, son fonctionnement, mais on ne sait pas encore les agencer pour qu’elle soit vivante. Le vivant n’est qu’une des propriétés de la cellule, une propriété secondaire pour la science.
En rassemblant ces bribes, un rêve me revient : une nouvelle forme d’énergie, celle du vide, des remous quantiques, des vortex inépuisables. Dans l’équation E=MC², M reste une inconnue. On ignore ce qu’est vraiment la masse, et donc l’énergie, dans ce cadre quantique. Se rassurer dans des cadres physiques erronés ne sert plus à rien.
Mon récit, tel que je l’imaginais hier, glisse vers le néant, comme le monde actuel glisse vers le sien. Tout narratif est suspect. J’écris ce journal en résistant à l’écriture, ne pensant pas trop à sa forme narrative pour ne pas sombrer dans l’abandon total.
Je pense à Fautrier, ce peintre inclassable, et je me retrouve dans cette phrase : « Comme je n’ai pas envie de m’ennuyer dans la vie, je m’ennuie à fond. » Voilà comment je prends le taureau par les cornes.
Aujourd’hui, 1er septembre, je quitte Twitter jusqu’à l’été prochain. Je trouverai un autre "divertissement". Peut-être la peinture…
Illustration : "Le grand sanglier noir" Jean Fautrier, 1926, Musée d’Art moderne, Paris.