08 janvier 2023

À les écouter, on deviendrait fou. C’est-à-dire qu’on ne serait plus soi-même. Tout cela à cause de la solitude, évidemment. Alors on se regroupe, on se caresse dans le sens du poil, on se lèche, on se tripote, on s’étreint. Derrière la Joconde, accrochée au Louvre, il y a le Radeau de la Méduse.

Hasard ou ironie ? Sans doute les deux. En tout cas, la vraie scène, celle qui mérite d’être observée, se trouve quelque part entre les deux tableaux. Entre Da Vinci et Géricault, on trouve toute la comédie, toute la tragédie humaine.

On ne choisit pas la solitude au début. Elle tombe sur nous comme une grâce. Elle est ce coup de hachoir flanqué par un boucher métaphysique, un ogre fabuleux qui dévore d’un coup tous les appuis que l’on croyait stables, juste un instant avant, et qui nous permettaient de dire « nous ».

C’est avec la solitude que je suis né véritablement. Avant, je n’étais que du « nous », en pagaille.

Il me faut fuir cette agitation, quitter les boulevards. Je l’ai fait à Venise, me glissant dans les ruelles du ghetto. C’est irrépressible. Cette pulsion est là, gravée dans mes cellules bien avant d’arriver à mon esprit. La mémoire de toutes les humeurs qui circulent dans le sang remonte loin, à l’infini des massacres perpétrés au nom des « nous ».

Dans le ghetto désert, tout me parle à mi-voix. Ce n’est pas une voix d’homme, ni de femme, ni même d’enfant. C’est une parole de pierre grise, un murmure qui se mêle à l’eau verdâtre, rejoignant l’écho sourd de mes pas sur les pavés du quartier de Cannaregio.

C’est le premier ghetto, créé en 1516, où l’on força les Juifs à vivre. Le mot « ghetto » pourrait venir de « déchet », en référence aux résidus de la fonderie de cuivre qui y était installée. On y produisait des armes, des canons, des bombardes.

La solitude, le ghetto, le déchet, tout cela résonne en moi, étant donné ma relation presque hébraïque au monde, mon obsession du commentaire et de l’exégèse.

Mais ici, seul le silence me tient compagnie. Il me parle. Je me souviens d’une époque où il m’était étranger. Le silence et moi, deux inconnus, dans ce ghetto ancien d’Europe. Cela semble absurde, presque risible comme sujet de réflexion.

Sauf si l’on pense à la mémoire inscrite dans nos cellules. Le destin, c’est tout ce que l’on ne comprend pas. C’est de l’intime, logé au plus profond de soi.

Et cet intime nous rejette sur la rive. Je comprends que l’on veuille fuir cela obstinément, lorsque l’on croit encore à l’intimité, à la chaleur humaine, à l’amour, à l’avenir.

J’avais perdu foi en tout cela dans le ghetto de Venise, cet hiver-là, semblable à cette fin d’année aujourd’hui.

Tout le monde parle de liberté, mais qui est vraiment prêt à en payer le prix ? Qui veut échanger son sang, ses nerfs, pour ce poids de solitude et de silence ? Et quand on ne pèse plus rien du tout, quand on est léger au point de se tenir dans l’antichambre de toutes les légèretés ?

Chaque fin d’année, la nostalgie revient en vagues, accompagnée de regrets, sans que je comprenne vraiment pourquoi.

C’est comme si je voyais un autre moi, dans une dimension parallèle. Cet autre à qui tout aurait réussi, ce moi insouciant pour lequel je me serais sacrifié, arrachant mes viscères pour que lui triomphe. Moi, un martyr dans la solitude et le silence.

Et pourtant, aujourd’hui, quelque chose a changé. Un vent léger a balayé les pavés de tous les ghettos réels ou imaginaires que j’ai traversés. Les nuages se sont écartés sans que je m’en aperçoive. C’est le cri d’un oiseau, quelque part dans le ciel, qui m’a fait lever les yeux et voir le bleu.

Je n’ai plus rien à dire aujourd’hui, sinon ce silence. Alors je peins, comme on boit pour s’oublier.

Comme un enfant qui creuse un trou à mains nues.

Carnets | janvier 2023

18 janvier 2023-4

Un homme qui monte doit descendre à un moment ou à un autre. Et ce, quel que soit le moyen qu'il choisira d'emprunter : ascenseur, escalier, ballon de Montgolfier, fusée. La loi de la pesanteur oblige. Il ne convient pas d'en être à chaque fois surpris ou étonné, ni de s'en plaindre, pas plus que de s'en réjouir. Ensuite, quand on le sait, ce que l'on en fait... Tu l'as toujours su puisque tu as vécu à la campagne. Tu as vu des hommes monter sur des charrettes de foin et d'autres tomber de haut quand ils s'apercevaient qu'ils étaient cocus ou bourrés comme des coings. Dès l'enfance, tu t'es trouvé confronté à la loi. Tous ces rêves de vol que tu effectuais de nuit alternent encore dans ta mémoire avec les raclées magistrales qui te jetaient à terre. Une longue répétition servant d'apprentissage comme de vérification de tes premières intuitions. Parfois quand tu y penses, tu pleures, d'autres fois tu ris. Les souvenirs, comme les émotions, subissent aussi la loi de la pesanteur, il ne faut pas croire.|couper{180}

Carnets | janvier 2023

17 janvier 2023-3

À l'église quand tu y allais, tu ne parlais pas. Tu chantais quand il fallait chanter. Mais en pension à Saint-Stanislas, et bien que tu chantasses la plupart du temps assez correctement, tu te mis alors à chanter faux. Tu voulais déranger quelque chose. Et cela, tu t'en souviens, n'était pas pour te faire remarquer, c'était plus profond que ça. Viscéral. À la cérémonie funèbre de ta mère, quelques minutes avant l'incinération, on t'a proposé de parler, de dire quelques mots, mais il n'y avait que ton épouse, ton père et ton frère, plus les employés des pompes funèbres. Tu as décidé que c'était grotesque juste à l'instant d'essayer d'ouvrir la bouche quand tu fus monté sur la petite estrade face au microphone. Tu as regardé l'assemblée puis tu as baissé la tête, tu as capitulé, vaincu par le ridicule. Une des seules fois dans ta vie où tu n'auras pas osé y plonger tout entier. Sur ta chaîne YouTube, tu as beaucoup parlé mais avec le recul tu n'as jamais pris le temps de réécouter ce que tu as dit. Sans doute parce que toute parole est liée à un instant et qu'une fois l'instant passé, cette parole devient morte, qu'il n'y a plus de raison valable de s'y intéresser. Comme si cette parole dans le fond n'avait fait que te traverser, qu'elle ne t'appartenait pas. Par contre, tu aimes écouter les vidéos de François Bon, tu les réécoutes avec plaisir. Et surtout tu y découvres au fur et à mesure des informations que tu n'avais, semble-t-il, pas entendues à la première écoute. Il y a ainsi des émissions que tu écoutes en boucle et d'autres, réalisées par d'autres créateurs de contenu, dont les bras t'en tombent dès les premières minutes. Est-ce que commenter, c'est parler ? Peut-être. Tu ne parviens plus à commenter dans certains lieux et dans d'autres oui. L'interruption des commentaires a commencé quand tu as fait une recherche sur ton nom sur ce moteur de recherche. Le nombre de commentaires qui te sont apparus idiots, inutiles t'a aussitôt sauté aux yeux. Rédiger un commentaire t'oblige presque aussitôt à affronter le ridicule puis à le vaincre ou à te laisser à l'à-quoi-bon. Quand tu te dis "ça ne changera pas la face du monde, qui es-tu donc pour t'autoriser ainsi à commenter, à apparaître ?" Le fait que ça puisse encourager l'autre, tu t'en dispenses désormais car d'une certaine façon c'était aussi une image trouble, cette pensée d'encourager l'autre dans une réflexivité ; d'ailleurs les réseaux sociaux fonctionnent sur cette réflexivité la plupart du temps. Le fait qu'elle te gêne jusqu'à l'insupportable est corrélé à tes états de fatigue, d'humeur, ou de lucidité. De la chimie. Tu préfères alors te taire devant cette réalité chimique quand tu ne peux faire autrement que de la voir comme un nez au milieu d'une figure. Parler, c'est faire signe avant tout. Mais pourquoi faire signe ? On en revient toujours à la question. Faire signe, désigner, dessiner non pour obtenir quelque chose ni pour dire "tu as vu, je te fais signe, je te signifie quelque chose." La fatigue de tout ça, due au poids de l'âge imagines-tu parfois, mais surtout au sentiment de ta propre insignifiance. Il y a des jours où l'insignifiance est ce refuge préférable à tout autre. Tu es capable de rester silencieux envers certaines personnes durant un laps de temps considérable. Tu n'as pas vu tes parents pendant 10 ans autrefois. Aucune parole échangée en 10 ans avec M. et aussi avec D. Cependant, la conversation reprend exactement là où elle s'est arrêtée dans le temps comme si pour toi il n'y avait pas de temps. L'expression "être de parole", tenir sa promesse, tu peux la comprendre bien sûr. Mais de quelle parole s'agit-il dans ce cas ? La question reste en suspens. Se fier à sa propre parole, d'expérience, te semble toujours suspect, tout comme se fier à n'importe quelle parole. La parole c'est du vent la plupart du temps et donc c'est l'esprit. Qui serait assez cinglé pour confondre l'esprit et soi-même ? L'indomptable esprit comme disent les bouddhistes. Non, il faut s'asseoir, l'observer agir, parler, ne pas vouloir l'enfermer dans une clôture, c'est ainsi que l'on s'en libère au mieux. Ce qui reste ensuite, on l'ignore. Un silence éloquent.|couper{180}

Auteurs littéraires

Carnets | janvier 2023

17 janvier 2023-2

Ainsi, pour que l'illusion soit complète, qu'elle se referme sur elle-même comme un cercle, il serait nécessaire de désigner deux points distincts mentalement, disons A et B, deux points choisis parmi une infinité. Tu le fais chaque jour, plusieurs fois par jour, la plupart du temps en prenant un crayon. Tu traces une ligne pour dessiner, mais depuis quel point de départ, quelle origine ? Tu peux dire n'importe quel point de départ fera bien l'affaire. Mais c'est botter en touche. Ce n'est pas cette origine-là qui importe mais celle qui t'a conduit, au travers de milliers et de milliers de possibles, à cet instant présent, à t'asseoir, à prendre ce crayon et à tracer cette ligne. Que matérialise pour toi véritablement une telle ligne qui s'élance d'un point à un autre, qui avec toi se déplace dans l'espace et le temps sur le lieu de la feuille ? Et si tu te mettais à y songer vraiment, si tu imaginais que cette ligne contient tout ce que tu as vécu depuis ta propre origine jusqu'à présent, est-ce que ça changerait quelque chose à l'action de dessiner ? Probable, voire certain, que c'est justement à ce genre de connerie qu'il ne faut pas penser pour dessiner. Donc quand tu te déplaces, tu sais peut-être d'où tu pars mais la plupart du temps tu te fiches de l'arrivée. Ou tu ne veux pas y penser pour pouvoir ainsi continuer à dessiner. Tu te déplaces sur la feuille de papier comme dans ta vie. Tu sais qu'il n'y a en fin de compte qu'une seule arrivée réelle et qu'il ne sert à rien de t'y intéresser de trop près, de peur d'être tétanisé par la peur ou par l'espoir - la joie ? La confiance ? - et au final de te retrouver dans une impossibilité de faire quoi que ce soit. D'une certaine façon, tu pourrais te ranger dans le mouvement de l'art pauvre, celui qui s'intéresse plus spécifiquement à l'origine des matériaux, à une origine tout court pour lutter contre l'obsession des buts qui ne sont que des ersatz. Sauf que toi, tu veux peindre des tableaux, tu es anachronique et tu te bouches les oreilles quand on te parle de Marcel Duchamp. Il faut aussi se foutre de Marcel Duchamp comme de Dieu.|couper{180}

réflexions sur l’art