Résister par tous les moyens à l’écoulement linéaire des choses, des êtres, des images, des pensées, des rêves. Prendre le taureau par les cornes, gaiement, légèrement, comme ces danseurs sur une fresque entrevue à Cnossos, en Crète. Mais en quelle année déjà ? Un blanc. Ou danser avec les dauphins au-dessus du précipice de notre incommensurable ignorance. Écrire aujourd’hui le J.182 en ayant prévu de rédiger le J.181 demain à l’aube. Autant dire que je suis encore bloqué à J.180, mais l’insatisfaction persiste.
L’impérieux désir de dire des sottises se fait plus fort que n’importe quelle autre réalité. Comme un fantoche sur un théâtre de guerre perdue d’avance — « Aller les gars, faut y aller, la fleur entre les dents, sabrons-les ces salauds ! » Et voilà qu’on se retrouve soudain à cheval, face à des chars d’assaut, des tanks. Merde alors.
Où en étais-je ? Ah oui, l’idée de Butor sur le prix des terrains à Manhattan, où les terrains vagues sans construction valent plus cher que ceux où se dressent les gratte-ciel. Enfin, j’avoue, j’ai perdu le fil. Rouge ou non, il disparaît dans cette pelote de réalité cousue de fil blanc. Écrire, c’est cavaler sur la steppe, comme un cavalier Mongol, un chaman possédé par ses rituels. Le personnage prend le dessus sur l’auteur, l’auteur sur l’homme — une justice à sa manière.
Je découvre par accident la beauté des petites choses, en appuyant sur « small » sans le vouloir. Les pattes de mouche sur l’écran, fascinantes. XL, c’est autre chose, un cri. Mais revenons à la normalité, tant qu’on le peut encore. La linéarité d’un récit, sa cohérence, ne devrait pas poser question : des phrases simples, une idée par paragraphe. Ne pas tout mélanger en trois mots. C’est agaçant.
N’as-tu jamais pensé que tu étais de la race des gallinacées, une poule pondeuse, tous les jours asservie à la tâche de pondre un œuf, puis de vaquer on ne sait où ? Combien d’œufs pond une poule dans sa vie ? Environ 1250, selon le stress, les vers de terre, les grains. Un écrivain est soumis à des contraintes aussi naturelles qu’une oie de Toulouse : 30 à 50 œufs par hiver pendant vingt ans. Combien d’hivers encore ? Mystère et boule de gomme.
Plus je sens que je deviens fou, plus j’ai le sentiment d’être dans le vrai. Le monde, lui, est fou ; on se passe le mot sans le dire, pour éviter de le prononcer.
Le président de la France, seul contre tous, n’a certainement pas lu le second tome de Don Quichotte. S’il l’avait lu, il éviterait de dire qu’on enverra nos braves au casse-pipe. Franchement, j’ai raison, non ? Oui, me répondis-je.
La réalité, les « réalités » disent les sérieux, sont contraignantes, aussi inévitables que l’impôt sur le revenu. Mais qu’est-ce que le réel, sinon une supposition ? Aller à sa rencontre, c’est une prière silencieuse. Mais avancer vers quelque chose qu’on suppose réel, c’est autre chose. Des fils barbelés, des miradors, des mitrailleurs à l’affût. Ici, c’est notre réalité, vous n’y êtes pas en odeur de sainteté. Vous puez l’irréalité.
Je repense à l’enfance, à gauler des noix, à sentir cette enfance échouer dans le bruit de chaque noix qui tombe. Une image lue quelque part, perdue dans les méandres de ma mémoire. Pardonnez-moi. La poésie est un fracas pour tous, ou peut-être pour personne.
Je ne sais plus. Tout m’échappe. La vie glisse entre mes doigts, se faufile entre les touches usées de mon clavier, où les lettres s’effacent lentement.