peinture
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Carnets | juillet 2021
Se déserter
Par la peinture, une fois les buts traversés comme on traverse des villes, des pays, des illusions, se présente le désert et avec lui une nouvelle frayeur. Disons plutôt la même frayeur débarrassée de tout ce dont on la maquille sans relâche. Disons une frayeur brute. Peindre alors c'est pénétrer désarmé dans ce désert cette frayeur. Désarmé parce qu'aucune arme ne sert plus à rien et même entraverait toute progression. La toile vierge posée sur le chevalet face au peintre il faudrait cette rencontre du désert avec lui-même idéalement. Mais c'est encore une pensée, quelque chose que je fabrique pour tenter de me débarrasser de la gène que provoque le silence. On me dira mais où est donc le plaisir dans tout cela ? Pourquoi ne vas tu pas travailler comme tout à chacun à l'usine, au bureau au lieu de nous gonfler avec tes états d'âmes ? Et à cette question je ne répondrais comme d'habitude que fort mal, c'est à dire que je tenterais de plus en plus maladroitement de légitimiser le fait que je préfère peindre. De plus en plus maladroitement parce que ce qui compte ce n'est pas de prouver quoique ce soit à quiconque mais à moi-même en premier lieu. Et que j'ai acquis une telle adresse justement à broder et tisser que je pourrais habiller la terre entière pour des décennies. La maladresse me conduit à la nudité et j'aime ce chemin. Parce que la nudité et le désert offrent grosso modo la même sensation, une fois passée la stupéfaction, le silence. Et tout alors se joue à la fois au niveau de l'œil comme de l'oreille pour évacuer le bruit, trouver le mélodieux. Mais avant s'opère une destruction de toutes les images comme de toutes les mélodies. Non pas qu'une volonté soit à l'œuvre pour détruire. Ce sont plutôt des pans entiers qui se dissipent comme s'ils n'avaient plus aucune sorte d'utilité. C'est à dire que l'on devient étranger à l'image comme au son. Comme un nouveau né qui découvrirait le monde. Sauf qu'aucune mère aimante, aucun père rassurant ne se trouve à cet instant à ses cotés. C'est en ce sens que j'évoque le désert. Et aussi ce fantasme accompagné d'une hâte de l'incarner encore une fois en quelqu'un ou quelque chose. Le désert n'est ni mère ni père, il est seulement cette vastitude dans laquelle on hésite à s'engager, à faire confiance. Exactement comme la toile vierge. On trempe alors le pinceau dans la peinture, et quelque chose encore s'offre comme un passage, un sas. Ce temps à mélanger le pigment au liant, au médium est comme une chanson que l'on invente pour se donner du cœur au ventre. Aspiration, les poumons se remplissent Puis le pinceau parvient après un voyage dont non ne peut mesurer la durée ni l'origine à la surface de la toile. L'acte de peindre commence comme la marche du voyageur dans le désert. Aucun chemin n'est indiqué, des sables et des dunes à perte de vue. Il faut avancer seul. C'est sans doute pourquoi j'invoque souvent le hasard comme compagnon. Pour tromper ma solitude. Par une sorte d'abracadabra je redeviens primitif et je m'accroche à l'invisible comme cette part de moi dissociée enfouie à laquelle je n'ai pas d'accès sinon par les mots ou plutôt ce qui réside toujours entre les mots. dissocié coupé en deux je progresse ainsi en gesticulant comme un pantin tiraillé par ce qu'il pense comme par ce qu'il ignore et qui ne cesse d'agir sous la pensée. Puis enfin après un temps difficile à mesurer à l'horloge arrive ce point particulier du tableau où je suis totalement incapable de dire si c'est bon ou mauvais. Un point qui si je n'en tiens pas compte entraîne irrémédiablement le tableau dans la boue ou dans la séduction. C'est sans doute ce point que j'ai cherché tout au long de ma vie et dans toutes les circonstances de celle-ci. Parvenir à déceler enfin sa présence de manière irréfutable. A cet instant je m'écarte du tableau comme le désert s'écarte sous les pas du voyageur. Je crois, j'espère, mais je ne peux jamais en être vraiment certain que je me suis enfin déserté. Et c'est ce doute qui me fait prendre une nouvelle toile, qui me fait reprendre le processus tout entier depuis zéro. Et là effectivement on pourrait dire que peindre c'est renaître. Mais cela ne vaut que si on sait la présence du désert.|couper{180}
Carnets | juin 2021
Le modèle
J'avais passé une annonce dans un journal il y a de cela des lustres. Cherche modèle, sexe et âge indifférent. J'avais eu un nombre de coups de fil prodigieux durant les quelques jours qui suivirent la parution. A chaque fois que je décrochais je fixais toute mon attention sur la voix de mon interlocutrice ou interlocuteur, pour traquer la fausseté. Elle appela en fin de semaine, un vendredi en tout début d'après-midi et le timbre de sa voix était tellement spécial, que je décidais d'aller à sa rencontre dans un café de Saint-Germain. Elle n'était pas jolie, ni laide et pourtant pas quelconque non plus. Une femme qui avait dépassé la trentaine avec les traits qui commençaient à s'affaisser. Et durant notre entretien elle parla avec le même timbre qui me fit penser à une frontière, à la lisière d'une foret impénétrable. Cela m'excita bien sur et je n'eus plus qu'une envie alors c'est de pénétrer cette frontière. Nous traversâmes tout Paris pour nous rendre à Aubervilliers où je vivais. J'installais une toile sur le chevalet et lui demandais de s'asseoir près de la fenêtre. Lorsque je me déplaçais pour la voir enfin, elle était nue. Je dus montrer un signe d'étonnement car elle me dit à ce moment là Il fallait bien que je me mette toute nue n'est ce pas ? Toujours avec cette voix parfaitement égale sans la moindre aspérité. Evidemment que cela m'excita encore plus. J'ai pris un morceau de fusain et sans la quitter des yeux j'ai strié la toile de lignes Son regard était dans le vague elle semblait fixer un point de la cloison derrière moi, jamais elle ne croisait mon regard. Regarde moi dis je en passant au tutoiement Elle orienta alors son regard vers le mien et j'eus cette sensation assez désagréable de me sentir traversé. Comme si j'étais transparent. Je tentais de mettre de coté cette sensation pour dessiner mais je voyais bien qu'elle agissait sur mon trait quelque chose qui n'arrivait pas à se fixer entre l'hésitation et la décision. Au bout du compte j'obtins assez rapidement un gribouillis, quelque chose d'insupportable. comme si le désordre était la seule chose dont j'étais capable face à cette femme qui s'était mise nue devant moi pour que je la peigne. Je n'étais déjà pas bien riche à l'époque et ce n'était pas l'argent qui l'avait convaincue. Je crois que l'on s'était mis d'accord pour un échange, quelques dessins contre une séance. Elle travaillait, ce n'était pas pour l'argent m'avait t'elle déclaré. Et cependant elle ne semblait afficher aucune curiosité, elle paraissait être là dans cette pièce comme si elle avait été n'importe où ailleurs. Et bien sur moi j'étais un peintre comme j'aurais pu être facteur, boulanger ou chef de gare, cela ne semblait pas revêtir pour elle la plus petite importance. Au bout de l'heure et de nombreuses esquisses ratées Elle me dit, tu as l'air de vouloir t'acharner contre toi-même. Je posais le fusain et me laissais tomber sur le tabouret attenant sans répondre quoi que ce soit. -ça se voit que tu ne tournes pas rond, ajouta t'elle -Les autres peintres m'auraient déjà touchée tu sais tu n'es pas le premier. C'est à cet instant précis qu'elle se leva et marcha vers moi et j'eus la sensation de voir une géante me foncer dessus j'étais désarçonné totalement impuissant Elle me prit dans ses bras comme un petit enfant et je sentis à ce moment là l'odeur de ses aisselles affreusement désagréable mais dont pourtant je ne pouvais me détacher. je me débattais mollement pour ne pas la vexer - du moins c'est ce que j'imaginais. Elle se mit à genoux, dégrafa ma ceinture, baissa mon pantalon et me prit sans un mot dans sa bouche. Ce fut si long que quelque chose de douloureux m'en reste encore à la mémoire. Je ne me souviens même plus d'avoir joui ou pas. Cette fascination de la voir à l'œuvre de la sentir enfin vivante, réelle, agissante était de la même teneur que ce que j'ai coutume de chercher dans la peinture. Une réalité. Et qui sans cesse m'échappe évidemment. Elle se leva enfin et me caressa la joue. Une sorte de geste automatique comme avec les chevaux. Voilà ça va aller mieux maintenant me dit-elle Et elle fit mine de retourner s'asseoir. Mais je n'étais plus du tout à la peinture à cet instant je voulais la baiser sauvagement pour me venger comme si elle m'avait dérobé quelque chose d'important. Peut-être un truc comme mon âme je me disais. Je fis mine de me ruer vers elle mais elle leva la main paume grande ouverte -Il n'en est pas question- dit elle avec une autorité que je ne lui aurais pas prêtée quelques minutes auparavant. Je me remis à l'ouvrage avec une sorte de dégout, d'écœurement de moi-même Et chose inconcevable le dessin prit aussitôt fière allure. Nous nous vîmes plusieurs fois durant quelques semaines durant lesquelles exactement le même scénario se produisit. Et puis je ne la vis plus. La vérité c'est que je ne l'ai jamais pénétrée ou possédée comme on dit et je n'ai jamais su si c'était quelque chose qu'il fallait considérer comme une défaite ou une victoire. Mais je crois que j'ai été comme guéri de quelque chose à partir de là bien que je sois totalement infichu de dire quoi.|couper{180}
Carnets | juillet 2021
Peindre sans but
Je peins pour me débarrasser du but, de tous les buts Pour fuir tout ce le que mental fait miroiter Donc c’est un but Donc merde ! Demain je recommencerai.|couper{180}
Carnets | juillet 2021
La première impression en peinture
Je viens de peindre une bonne partie de la journée. Une grande toile de 100x100 cm à l'huile et je poste le travail en cours sur mon compte Instagram. Je pourrais me demander pourquoi je me sens obligé de poster ce travail sur les réseaux sociaux en premier lieu. Est-ce parce qu'il faut que je poste absolument quelque chose pour ne pas perdre ma place dans l'algorithme ? Est-ce parce que j'en suis tellement fier que je ne peux conserver cela pour moi seul, que je me trouve dans une sorte d'obligation de le partager ? de partager l'exaltation pour en réduire ainsi la charge ? Est-ce parce qu'en le regardant au contraire je ne puis éprouver la moindre sensation que je puisse trouver suffisamment solide pour m'appuyer et que je compte sur celle des autres afin de pouvoir décider de l'orientation future de ce tableau ? La plupart du temps comme je l'écris plus haut je ne me pose jamais ces questions. C'est une sorte d'habitude que je me suis donné de poster les tableaux dans leur état d'avancement tels qu'ils sont. Ceci pour obtenir un peu de visibilité sur internet, ajouter un peu d'eau au moulin de ce personnage de peintre qui ne cesse de se débattre entre une idée de la peinture et la peinture elle-même. En préparant mon nouveau livre, le tome deux de "propos sur la peinture" je relis un texte dont le sujet est "la première impression". A la relecture je découvre des maladresses, des passages flous que je me mets à corriger moi qui ne me relis quasiment jamais. Cela vient aussi d'une impression que j'éprouve à me relire que je pourrais résumer dans les mots confusion, désordre, bancal. C'est la fameuse première impression à la relecture de la plupart de mes textes depuis toujours. Du coup j'ai décidé de rebloguer ce texte corrigé puis d'aller me servir un café. En fumant la cigarette qui l'accompagne invariablement à cette heure de la nuit, les idées arrivent par vagues successives autour de cette idée de "première impression". Des idées que je n'ai évidemment pas mises dans ce texte. C'est la même chose lorsque je vois mes tableaux exposés dans les différents lieux qui ont la gentillesse d'accueillir mon travail. Une sorte d'insatisfaction chronique si je peux dire qui se résume par une sorte de prise de conscience désagréable concernant le fait que la plupart de mes toiles ne me paraissent plus du tout abouties comme je l'avais pensé en les signant quelques mois ou années plus tôt. Je crois que derrière l'aspect désagréable il y a tout de même quelque chose de positif dans ce jugement, c'est l'idée que rien n'est jamais totalement terminé et que tout peut encore s'améliorer. Il y a des peintres qui devaient éprouver la même sensation puisqu'ils n'hésitaient pas à se rendre dans les salons où leurs toiles étaient exposées avec des tubes de gouache ou d'huile pour ajouter quelques touches à la sauvette par ci par là. Ainsi Bonnard par exemple était-t 'il connu pour cela. D'ailleurs il existe un mot pour ce genre de manie : c'est le mot "bonnarder". Dans le film "Turner" On voit également le peintre s'approcher de l'une de ses toiles, puis sortir un tube de rouge pour réaliser une bouée au premier plan de sa mer qu'il trouve subitement trop vide. Bref cela montre bien à quel point nous avons du mal à nous fier vraiment à ce que l'on appelle une première impression comme à une dernière d'ailleurs. A l'impression du moment qui peut nous faire agir de la pire ou de la meilleure des manières. Mon épouse qui est une passionnée de séries policières et psychanalyste de métier, rejette en bloc la notion d'impression lorsqu'il m'arrive de l'ennuyer avec les miennes. La phrase : j'ai l'impression qu'il va pleuvoir, que les choses vont bien ou mal se passer dans telle ou telle situation, j'ai l'impression qu'on va toucher un joli petit pactole car ma paume me gratte etc. cette phrase là au mieux la fait toujours sourire, au pire l'agace et j'en prends alors pour mon grade. Toi et tes impressions... J'imagine que tout le monde connait plus ou moins cela n'est-ce pas. Ce qui fait qu'au bout d'un moment on n'en parle plus. On finit par garder ses impressions pour soi et la boucler. Ce n'était pas le cas du Capitaine du navire sur lequel devait embarquer Charles Darwin lors de la fameuse et légendaire expédition du Beagle. A cette époque on croyait dur comme fer à la physionomie en tant que science et le bonhomme se faisait fort d'être physionomiste. Monsieur Darwin n'a pas le nez qui convient pour un tel voyage aurait t'il dit. Ce nez n'inspire aucun courage ni détermination. Heureux 19eme siècle qui avait donc tenté de faire des impressions une science exacte. En vain évidemment. Pour en revenir à Columbo et à ma femme, les policiers ne peuvent s'empêcher de le dire au moins une fois par épisode : "je n'imagine rien, je ne pense rien, je m'appuie seulement sur les faits, rien que les faits." Cela me fait rebondir sur un petit texte qu'avait écrit Calaferte sur un fait divers afin de se guérir de la maladie des écrivains : leur perpétuelle tendance à la digression. Des phrases sèches et courtes, sujet verbe, complément, sans pratiquement aucun adjectif ni adverbe, voilà une jolie retraite et largement de quoi méditer par la même occasion. Mais pour revenir à mon titre, c'est à dire cette fameuse première impression en peinture, celle qui surgit lorsqu'on repose le pinceau et que l'on s'éloigne du travail pour le regarder vraiment, sur quoi nous appuierions nous si ce n'était celle-ci ? On peut examiner le tableau au travers de différents points de vue bien sur, tant par sa composition par exemple, son jeu de couleurs, la température générale de l'atmosphère qui s'en dégage , mais c'est souvent au travers de l'impression générale première que nous tentons d'établir le contact avec le travail en cours ou achevé. Cela me fait penser au métier d'entrepreneur. Quelle est la principale qualité d'un entrepreneur ? c'est l'intensité. Et c'est aussi l'intuition, la rapidité de décision. Il serait impossible pour un entrepreneur d'examiner une problématique en se perdant dans le méandre des détails et des nuances. Cela c'est le travail des salariés généralement. C'est donc seulement armés de leurs impressions que les entrepreneurs vivent et choisissent intensément au travers leurs décisions l'avenir de leurs entreprises. Cela ne signifie pas qu'ils croient en la magie. Cela signifie qu'ils font confiance au cumul de l'expérience qu'ils ont déjà vécu en de nombreuses situations, à l'intuition qui en surgit pour tel ou tel cas de figure qui se représente ou se présente et qu'ils décident selon leur impression. Autrement dit et c'est paradoxal un entrepreneur fait presque plus confiance à ses premières impressions qu'un peintre ou qu'un artiste. Pourquoi ? Parce que dans le monde de l'entreprise il est convenu que les choses se passent ainsi la plupart du temps. Que le succès n'a aucune raison valable et qu'il ne sert à rien de disséquer les choses pour l'expliquer. En revanche ils passent beaucoup de temps à examiner leurs échecs à les ruminer pour en extraire certains principes et s'améliorer. Ils ne s'enlisent pas dans l'émotion que provoque généralement l'échec chez la plupart d'entre nous, ils l'examinent froidement et en tirent des conséquences pour l'avenir. Est ce qu'un peintre fait cela ? Je dirais oui et non en ce qui me concerne. Oui parce qu'a force d'échec on finit par comprendre comment il arrive la plupart du temps et non parce que je ne suis pas toujours apte à en extraire la substantifique moelle, parce que je crois que je m'en fous. Parce que je dois aussi aimer l'ambiance, l'énervement que m'apporte l'échec, parce que l'échec pour moi est une sorte de norme. Et que le succès est un accident qui me perturberait plus que tout autre incident en fin de compte. Je n'arrive jamais à me fier à mes premières impressions en peinture concernant mon propre travail. En revanche je suis tout à fait excellent pour remonter le moral de mes élèves et ce de façon naturelle, spontanée, comme je respire. Car je sais immédiatement en parler étrangement alors que devant mes toiles, je reste muet. Sans doute reviendrais je encore sur cette affaire de première impression car il y a encore beaucoup à dire. Mais trop en dire fatiguerait le lecteur, donnerait une mauvaise impression d'emblée en observant la taille du texte déjà bien assez long. Une prochaine fois peut-être ... Presque rien Evidemment je me dépêche de publier ce texte sans même le relire, pour ne pas m'empêtrer à nouveau dans la première impression que ne manquerait pas d'en surgir et ce dès la première ligne, le premier mot.|couper{180}
Carnets | juillet 2021
Mon "secret" pour écrire et pour peindre.
En regardant une vidéo de mon ami Patrick Robbe Grillet sur la réalisation d'un dessin au fusain, je me suis posé cette question : Quel est donc son secret pour posséder une telle fulgurance ? Le dessin ne dure qu'à peine 3 secondes et je suis resté bluffé par la virtuosité de sa ligne et par la rapidité d'exécution. https://youtu.be/js6OxtLW4bA S'était-t 'il entrainé comme ces adeptes des arts martiaux à répéter sans relâche le même geste ? Y avait t'il une façon particulière de mobiliser l'énergie pour la concentrer dans ce geste ? Utilisait il la respiration et si oui le geste partait-t'il de l'inspire ou de l'expire , ou encore de ce moment entre les deux ? Bref, j'étais là me poser toutes ces questions lorsqu'il se mit à parler du fait de dessiner ou de peindre "entre les pensées". -Aussitôt qu'une pensée surgit je relève le crayon ou le pinceau- dit il de mémoire. La raison invoquée est que la plupart du temps nos pensées sont des jugements, des comparaisons, et que celles ci polluent le trait sans même que l'on s'en rende compte. Du coup je suis resté un moment comme deux ronds de flan devant la vidéo et évidemment ce qui ne devait pas manquer d'advenir advint : Je me suis demandé si moi aussi j'étais capable de peindre entre les pensées ? Du coup j'ai tout de suite essayé de faire une série de peintures au brou de noix et à l'encre de chine sur papier pour observer ce qui se passait à l'état brut, c'est à dire sans tenter d'arrêter la moindre pensée ni chercher à peindre évidemment entre celles ci. Le but était juste d'observer ce qui se produit durant l'acte de peindre. Et là problème de taille : Aucune pensée. Du coup je m'affole, je grille immédiatement quelques cigarettes en tournant en rond dans mon atelier. Quelque chose semblait ne pas tourner rond, cette absence totale de pensée pendant que je peignais m'a carrément flanqué la trouille. Et bien sur à partir du moment où j'ai arrêté de peindre les pensées ont fini par se bousculer dans ma pauvre tête Du genre : Tu dois être complètement marteau mon pauvre gars. C'est impossible de ne pas penser et tu n'es pas assez attentif pour remarquer toutes les pensées qui t'assaillent à ce moment là voilà tout. Ou encore : à l'opposé si on veut : Tu es tellement vide de sens, totalement, absolument, que ce vide est ton état naturel. Bref plutôt les boules en gros. J'ai laissé passé quelques mois, évidemment je suis passé à bien d'autres choses et puis soudain aujourd'hui je lis un article de Julian Chapiro sur l'écriture et là une sorte de déclic s'opère. voici une traduction de ce qu'il dit : Les grands esprits sont devenus brillants grâce à la communication. De grandes idées émergent en écrivant ou en parlant, pas avant. Lorsque vous exprimez des idées, votre cerveau ne peut s'empêcher d'établir des liens entre elles et de les faire progresser.L'écriture est un laxatif pour l'esprit. En fait j'avais toujours imaginé qu'il fallait penser avant de faire quelque chose du genre peindre ou écrire et je me sentais toujours extrêmement mal à l'aise, voir coupable de ne jamais parvenir à y arriver. En peinture bien sur j'ai quelques thématiques récurrentes, comme dans les sujets qui m'obsèdent quant à l'écriture, mais on ne peut pas dire que j'y pense vraiment. Les choses viennent seulement lorsque je me mets à peindre ou à écrire. Je ne fais jamais de plan, jamais d'ébauche ou d'esquisse. Mon manque de confiance dans ma pensée pour créer est tel que j'occulte totalement celle ci systématiquement pour écrire ou peindre. Les raisons sont sans doute multiples et je ne vais pas les énumérer ici car cela dépasserait la limite supportable d'un article de blog. Ce que je veux dire pour résumer c'est que cette faille, ce soi disant handicap dont je pensais être une sorte de victime au bout du compte pourrait bien s'avérer mon meilleur atout pour écrire et peindre. En ne m'attachant à aucune pensée, ignorant totalement le mécanisme de la pensée je plonge littéralement dans l'inconnu pour en extirper des phrases, des idées, des lignes et des couleurs. Du coup il y a bel et bien un résultat après coup et ce résultat je l'analyse évidemment comme tout à chacun pourrait le faire en décidant que c'est bien ou que c'est médiocre. Au début la confrontation avec ce résultat m'était tellement pénible que je ne relisais jamais mes carnets, j'empilais mes peintures dans un coin de la maison sans vraiment prendre le temps de les regarder vraiment. J'étais tellement obnubilé par l'idée de l'écriture ou de la peinture comme étant des actes artistiques que je me sentais souvent en dessous, pas au niveau, pas de taille à affronter le moindre verdict, à commencer par le mien. C'est avec le temps que les choses se sont calmées, en acceptant peu à peu de livrer à d'autres regards ces textes et ces tableaux. Ce n'était pas aussi catastrophique que je l'aurais cru c'était ça aussi la réalité. Donc oui finalement j'ai véritablement un secret pour écrire et peindre, c'est à dire quelque chose que j'ai toujours imaginé comme une tare , quelque chose de honteux. Je ne pense à rien, je me lance et je me dis on verra bien. La vérité c'est qu'avec les années la peur du ridicule a peu à peu disparu de mes préoccupations. Je l'ai même étudié en profondeur ce sentiment de ridicule à une époque de ma vie à seule fin de l'explorer, comme on explore une terre hostile à première vue mais qui dissimule des trésors inouïs quand elle nous devient de plus en plus familière. Je crois que cette peur du ridicule y était pour beaucoup dans le jugement abrupt que je portais sur mes créations littéraires et autres. Et tant que cette peur m'entravais je ne pouvais parvenir à une certaine justesse d'exécution. Soit j'en mettais trop soit pas assez. C'est cette difficulté de pondération sans doute qui est au centre de l'acte créateur. Cette difficulté avec le temps s'est elle aussi transformée en quête, en cheminement. Le but n'est pas d'arriver à un beau texte, à une belle peinture, le but est de parvenir à une certaine idée de justesse qui n'existe ni en amont ni en aval de ces instants durant lesquels j'agis. Le but est de parvenir au présent et d'en capturer quelque chose par l'action afin d'en témoigner. C'est juste cela. C'est aussi pour cette raison qui ne me paraissait pas vraiment utile au monde que j'ai eu un mal de chien à me considérer comme un artiste ou un écrivain. Ca va mieux maintenant. C'est toujours bon de partager un peu de ses hontes comme de ses secrets n'est-ce pas ? Toutes mes amitiés Patrick ! voici, pour les anglophones ; le lien vers le site de Julian Chapiro au cas où un déclic puisse se produire, se répéter à l'infini https://www.julian.com/|couper{180}
Carnets | juin 2021
Comment le beau devient le laid
Une préoccupation de peintre : le beau En tant que peintre évidemment la beauté est un sujet de préoccupation. Une sorte de tarte à la crème si je peux dire. Il y aurait quelque chose d'impérieux qui gouvernerait toutes les intentions du peintre afin de les ramener tant bien que mal à une idée de beau. La question que l'on pourrait alors se poser si on avait un tant soit peu de jugeotte c'est de savoir si le beau est une notion subjective ou objective ? Elle est un peu des deux à mon avis lorsqu'on débute. Une confusion s'opère entre le gout personnel et l'opinion générale concernant la beauté dans laquelle nous baignons en toute inconscience. Parvenir à effectuer le distinguo, n'est certes pas une sinécure. Le beau est t'il une décision ? Et puis il faut une sacrée dose de vanité aussi pour déclarer quelque chose comme "c'est beau parce que j'ai décidé que ce l'est tout simplement" et persister afin d'éprouver ce sentiment très particulier : celui de vouloir avoir raison. Cette décision est le fruit d'un choix et de nombreux renoncements. Mais malgré tous les efforts à produire pour y parvenir nul ne peut en garantir la réalité pas plus que la véracité. C'est un "beau empirique". Et cela tombe bien car nous sommes désormais dans l'ère la plus empirique qu'il soit. Si les grecs se perdaient autrefois dans les méandres de la philosophie et des mathématiques pour rêver d'harmonie, notamment en architecture on voit clairement désormais le résultat de cette formidable perte de temps. Y a t'il encore beaucoup de temples hellènes vaillants ? La plupart ne sont plus que ruines plus ou moins bucoliques. Ce qui n'est pas le cas du Colisée à Rome apogée si l'on veut d'un apprentissage "à la dure" ou dans "le vif" du sujet. C'est qu'il y a une grande différence entre ceux qui réfléchissent et qui au bout de longues réflexions parfois agissent, et ceux qui font, subissent des échecs puis recommencent. Le beau chez les anciens Ce qui est beau pour un romain est sans doute ce qui dure, ce qui est utile et se mesure à la sueur de tous les fronts qui l'ont bâti. Depuis le premier muret , la première route départementale, en passant par les aqueducs petits moyens puis grands. Alors que pour un Grec le beau est du domaine des Idées et la plupart du temps il y reste. Cela fait réfléchir sur l'apprentissage en général et en peinture en particulier. Faut-il donc un diplôme sanctionnant un parcours intellectuel la plupart du temps et très peu de pratique ? Ou bien faut il l'intensité et la persévérance, l'obstination de vouloir seulement s'exprimer ? L'idéal serait de posséder les deux évidemment mais ce n'est jamais vraiment le cas. Ce que l'on gagne en savoir, en connaissance agit de façon inversement proportionnelle à l'intensité, à l'énergie que l'on doit déployer en toute ignorance pour parvenir à ses fins. C'est sans doute la raison pour laquelle tellement de diplômés des Beaux-arts entament une carrière dans le marketing ou sur Youtube plutôt que de s'acharner devant une toile, une sculpture. Pour en revenir à nos moutons Vous me direz c'est intéressant mais comment le beau devient-il le laid ? puisque tu le dis, puisque en quelque sorte tu l'as promis ... c'est que forcément tu as une idée là dessus, non ? C'est vrai j'ai une idée. Mais ne croyez pas que cette idée apparaisse dans mon esprit d'une façon claire, une idée n'apparait jamais ainsi, ou du moins ce qui s'avance en tant que tel n'est jamais une idée intéressante. C'est plutôt une couche superficielle d'éléments qui s'agglutinent à la va vite pour masquer autre chose. Et il faut d'abord s'intéresser à cette pellicule et la gratter avec un minimum de patience pour la crever et apercevoir enfin se qui se dérobe pour être capturé. L'Idée comme le Beau se dérobent. C'est la raison pour laquelle la plupart des gens restent attachés à une notion collective, rassurante, facile de ces ces deux notions. Le beau un lieu commun d'où surgit la laideur ? On se rassemble ainsi dans les idées comme dans une notion de beauté d'une époque Cela ne serait pas bien grave après tout, s'il n'y avait cette fichue manie de tout vouloir s'approprier pour soi. C'est mon idée, Moi je trouve ça beau et puis ça laid. Comme on le dit encore dans certaines campagnes : "la fille la plus belle du monde ne peut donner que ce qu'elle a." C'est à dire que ces mots d'ordre de l'Idée et du Beau si rassurants puissent ils être, si attrayants par le confort dans lequel ils nous installent sont comme un sein. On peut les pétrir autant que l'on veut il n'en sortira pas une seule goutte de lait. La disparition du banal C'est lorsque on se détourne du sein comme du mot d'ordre qu'une fissure s'opère, que la matière s'écarte mystérieusement. C'est du plus profond de l'ennui et de l'à quoi bon que soudain l'aurore pointe son joli minois. Eblouissement du banal jusqu'au plus haut degré du vertige ! On lévite sans même le vouloir tout à coup au dessus des cohortes qui s'étripent et qui s'accolent. Comment le beau devient-il le laid ? Il n'y a qu'à constater les dégâts, à compter les points, à ramasser les cadavres et les enterrer. Et même si l'on veut pour marquer le coup graver des noms pour la postérité à la craie blanche. Le beau c'est un peu comme la connerie au bout du compte c'est la chose la mieux partagée du monde. Sauf que chacun veut se l'approprier rien que pour soi envers et contre tous mine de rien. L'Idée et la Beauté stigmatisées par l'idée de propriété. Et ce, même dans un état dit démocratique, ce qui est plutôt fort de café ! parce que d'emblée on pourrait penser que c'est une préoccupation de privilégié, pour ne pas dire de seigneur ou de bourgeois.|couper{180}
Carnets | juin 2021
Désorientation
"Je ne sais pas où je vais" est une des phrases récurrentes que j'ai entendue le plus avec "je ne vais pas y arriver", "c'est moche", " je n'arrive à rien". Ces phrases m'ont beaucoup posé de problèmes au début de ma carrière d'enseignant car évidemment je me sentais responsable, ce ne pouvait être que de ma faute si les élèves émettaient des opinions que je considérais moi-même comme négatives vis à vis de la progression de leurs travaux. Pourtant la culpabilité possède certaines limites. Et à force d'avoir les boyaux en chantier permanent j'ai cherché à résoudre ce problème peu à peu en expérimentant ce concept de "désorientation". Je crois même que désormais le cœur de mon métier est d'entrainer les élèves à reconnaitre cet état de désorientation le plus rapidement possible. A se sentir à l'aise si je peux dire avec le fait d'être totalement désorienté durant une bonne partie du temps de leur travaux. Pourquoi rendre "confortable" la désorientation La plupart des gens se font des idées de là où ils veulent se rendre, cela signifie qu'ils prennent une carte, ou plutôt désormais une application de GPS puis ils étudient plus ou moins la route avec quelques critères comme le temps, la beauté du paysage à traverser ou pas, Les différentes villes où ils désireront s'arrêter ou les contourner jusqu'à parvenir enfin au but final. Il y a des lieux que l'on connait déjà et dont la familiarité procure un "je ne sais quoi" d'apaisant, et puis il y a tous les autres, inconnus que l'on découvre totalement différents de ce que l'on a pu imaginer, même si on s'est documenter. La sensation de réalité balaie en général toutes les autres. En peinture c'est souvent la même chose. Si vous voulez vous lancer dans la reproduction d'un tableau il est fort possible que le résultat soit assez différent de ce que vous aviez imaginé. C'est à dire la copie parfaite à s'y méprendre de votre modèle. Qu'allez vous ressentir en percevant soudain le gouffre qui sépare l'original de la copie ? Et même dans le cas où vous parviendriez à reproduire le plus fidèlement cette copie sur quoi portera vraiment votre satisfaction ? Vous aurez réussi un challenge avec vous même ? Vous aurez acquis un peu plus de confiance en vous dans le domaine de la copie ou de la peinture Et vous vous direz certainement que vous serez capable de recommencer pour retrouver le même type de satisfaction par la suite. Même cette émotion deviendra une sorte de but en soi à peine conscient la plupart du temps. Partir sans savoir où l'on va. C'est ce que l'on ne fait jamais, on ne sait pas du tout ce qui risque de se produire, on a juste cette peur de ne pas savoir où aller et la plupart du temps elle nous gâche une belle partie du voyage ou du travail sur la toile. Souvent c'est parce l'on oublie l'énoncé. Il y a toujours un énoncé évidemment. Par exemple j'aime assez le thème du "Labyrinthe" en peinture qui permet d'explorer à la fois la transparence, la notion de plans, et évidemment pour bien enfoncer le clou je raconte toute l'histoire sans oublier cet homme à tête de taureau enfermé là quelque part. C'est même la raison pour laquelle le labyrinthe est crée. A la fois pour enfermer quelque chose de monstrueux, et pour tomber dessus lorsqu'on s'y engage. J'ai perdu quelques élèves à jamais en proposant cet exercice. Car la première chose avec laquelle il est difficile de trouver du confort est qu'il va falloir s'égarer dans les méandres de ce travail. Les premières couches de peinture acrylique sont assez ingrates car je demande qu'elles soient aquarellées, étalées en jus successifs. Cela finit par créer assez rapidement une surface boueuse sur laquelle tous les plans sont confondus. Il n'y a pas de profondeur, pas vraiment non plus de sens de lecture, pas d'indication d'issue. Voilà donc l'égarement dans lequel on tombe rapidement en réalisant cet exercice. Lorsqu'on s'égare on ne perd pas pour autant le choix. On a le choix pour empirer la situation ou pour s'en sortir sans trop de casse. C'est dans ce moment qu'on devrait être le plus attentif à la fois à la peinture et à soi-même. Dans cette indécision. Evidemment il ne faudrait pas qu'elle dure trop longtemps et je donne toujours quelques conseils à ce moment là. Mais la panique semble avoir aussi une sorte de vertu c'est qu'elle met en cause si je peux dire l'égo. Après tout ce n'est pas vraiment un secret, cet homme taureau peut aussi bien être une femme à tête de méduse. C'est l'égo qui n'est pas du tout content de ne pas pouvoir exercer son pouvoir de décision. Une bonne nouvelle qui récompense les plus tenaces. Ceux parmi les élèves qui confondent qui ils sont avec l'ego sont assez mal en point. c'est parmi eux que se situeront les déserteurs. Ceux qui claqueront la porte de l'atelier avec dépit. Pour ceux là je ne peux plus grand chose j'ai fini par l'admettre avec le temps et avec la culpabilité traversée de long en large à chaque fois. La culpabilité mon Minotaure personnel si on veut. Je ne courre plus après ces élèves pour les rattraper par la manche et tenter de les rassurer. Je considère que chacun est responsable de ses actes et de ses choix et intervenir dans ce cas en basant sur mon expérience n'apporte en général pas grand chose de bon. Ceux qui restent et qui gagnent ce combat avec leur propre ego découvre quelque chose qui se dissimule derrière le minotaure. C'est leur propre version d'eux même enfantine si j'ose dire ce qui n'est pas péjoratif bien au contraire. C'est en faisant retour vers cet enfant qu'il percevront la leçon qu'offre le labyrinthe et l'égarement qu'il leur a fallu traverser. Peu à peu les plans se précisent, la transparence apparaît, des chemins deviennent de plus en plus perceptibles de strate en strate et ma foi lorsqu'on ôte le ruban de masquage à la fin de cet exercice il est très rare que je n'aperçoive pas un contentement sur leurs visages.|couper{180}
Carnets | janvier 2020
Les poissons de Fautrier
Des yeux vides et noirs sur un espace gris clair, sans plat, sans assiette autre que leur horizontalité parfois oblique, celui ci tout au bout cerné d'ombres. Ce ne sont que des tâches presque informes à peine si une ligne de contour évoque le poisson. Et pourtant ils sont tellement vivant quelque part dans la profondeur de la toile. Je suis resté longtemps devant les poissons de Jean Fautrier au Musée de Grenoble. Et puis j'ai réussi à m'évader enfin pour rejoindre la journée.|couper{180}
Carnets | décembre
À travers le sang et la couleur : Soutine
Tout pourrait venir, à première vue, d’une scène mythique, d’une origine sanglante qui, malgré toute l’épaisseur de peinture que l’on pourrait poser pour à la fois la retrouver et l’oublier, ne pourra jamais échapper — ni au peintre, ni au spectateur hébété contemplant l’œuvre de Chaïm Soutine. Soutine évoque un souvenir d’enfance dans une lettre : la lame d’un couteau tranchant, avec précision, avec netteté, la gorge d’une oie. Il voit encore le sang jaillir en flots épais, rouge rubis. Et l’on pourrait s’arrêter là. Tout est déjà là. Mais non. Car, au beau milieu de cette boucherie, l’œil du peintre est attiré par autre chose : la joie qu’il lit sur le visage du boucher, en pleine action. La joie, l’horreur, la violence, la stupeur. Voilà ce que contient chaque tableau de Soutine. Il y a ce petit livre d’Élie Faure sur Soutine que je devrais relire, ou piller sans vergogne, tant je ne me souviens de rien d’aussi juste écrit sur cet immigré juif-lituanien venu à Paris, qui fut un temps protégé par ce grand homme, ce médecin humaniste. Un temps seulement. L’affection du peintre pour la fille de Faure mit fin, brusquement, à leur relation. J’aurais pu commencer par le début, par la naissance de Soutine à Vilna. Une approche calme, chronologique. Mais il me fallait un déclencheur. Une raison d’écrire maintenant. Cette raison, c’est un souvenir vif de 2013, une visite au Musée de l’Orangerie, à Paris. L’exposition s’intitulait : Soutine, l’Ordre du chaos. C’était la première fois que je voyais ses tableaux en vrai. Avant cela, seulement des reproductions pâles et glacées. J’ai découvert un frère. Pas un combat, mais une harmonie née du chaos. Une magnifique harmonie disloquée. La peinture était liquéfiée, coagulée. Dure et molle à la fois. Les rouges et les turquoises entraient en collision. Les blancs craquelés comme du plâtre sec. Comment expliquer une émotion sans la trahir ? J’essaie. J’essaie toujours. Je cherche par les mots à atteindre ce qui ne se touche qu’en silence. Mais puisque j’ai commencé, continuons. Alors que l’avant-garde parisienne s’éparpillait dans toutes les directions — comme toujours —, Soutine s’enfermait. Il peignait. Il ne voulait pas être dérangé. Marc Chagall, peut-être, était pareil. Peut-être Soutine espérait-il hériter de l’atelier de Chagall. Absorber la solitude, l’obstination que Chagall avait laissées derrière lui. Il ne l’a pas fait. Il a raté le moment. Alors, il s’est tourné vers Rembrandt. Il a peint de la viande. De la chair. Mais plus que de la chair. Il faut traverser le dégoût pour atteindre la grâce. Les quartiers de bœuf de Soutine l’exigent. J’imagine que, si j’avais eu la chance de le rencontrer, l’odeur m’aurait d’abord repoussé. Et pourtant, à travers cette odeur, peut-être aurais-je atteint le parfum du miracle. La peinture de Soutine me rappelle quelqu’un d’autre. Quelqu’un dont j’ai déjà parlé. Chomo. Un autre reclus. Plus récent. Tout aussi mort. Ils ne négocient pas. Ils sont repliés. Affamés. Indifférents. En contact direct avec le feu, la grâce, la vie, la terreur, le sublime. Leur seul axe est celui qui les relie à ces forces. Ils ont abandonné l’illusion des liens sociaux. Oui, quelque chose en eux me parle. Je t’écris cela rapidement ce matin. Parce qu’au fond, comme je l’ai dit, penser et écrire ne servent peut-être pas à grand-chose. Mieux vaut peindre. Everything could stem, at first glance, from a mythical scene, a bloody origin that, no matter how much paint one might apply to try to both recover it and forget it, will never escape either the painter or the stunned viewer contemplating the work of Chaïm Soutine. Soutine recalls a childhood memory in a letter : the knife's blade slicing expertly, cleanly, across the throat of a goose. He still sees the blood spurting out in thick, ruby-red jets. And it could stop there. Already, everything is there. But no. Because in the middle of the carnage, the painter's eye is caught by something else : the joy he sees on the butcher's face. In the act. Joy, horror, violence, and awe. That’s what you get in every Soutine painting. There’s that little book by Elie Faure about Soutine, which I should reread, or shamelessly pillage, because I remember nothing comparable being written about this Jewish-Lithuanian immigrant who came to Paris and who, for a while, found himself under the wing of that great man, the humanist doctor. Only for a while. The painter's affection for Faure’s daughter put an end to their relationship. Suddenly. I could have started at the beginning, with Soutine’s birth in Vilna. A calm, chronological approach. But I needed a trigger. A reason to write now. That reason is a vivid memory from 2013, a visit to the Musée de l’Orangerie in Paris. The exhibition was titled "Soutine, the Order of Chaos." It was the first time I saw his paintings in person. Before that, only pale, glossy reproductions. I discovered a brother. Not a battle, but a harmony made from chaos. A magnificent, disjointed harmony. The paint was liquefied, coagulated. Hard and soft at once. Reds and turquoises colliding. Whites cracked like dried plaster. How do you explain an emotion without betraying it ? I try. I do this all the time. I use words to reach what can only be touched in silence. But since I’ve begun, let’s keep going. When the Parisian avant-garde was tearing off in every direction, as it always does, Soutine locked himself away. He painted. He didn’t want to be disturbed. Marc Chagall might have been the same. Maybe Soutine hoped to inherit Chagall’s studio. To absorb the solitude and stubbornness Chagall had left behind. He didn’t. He missed the moment. So he turned to Rembrandt. He painted meat. Flesh. But more than flesh. You have to pass through disgust to reach grace. Soutine’s slabs of beef demand it. I imagine if I’d had the chance to meet him, the smell alone would have repelled me. And yet, through that smell, maybe I would have reached the miracle’s scent. Soutine’s painting reminds me of someone else. Someone I’ve written about before. Chomo. Another recluse. More recent. Just as dead. They don’t negotiate. They are curled inward. Starving. Unconcerned. In direct contact with fire, grace, life, terror, the sublime. Their only axis is the one that connects them to these forces. They have discarded illusions of social ties. Yes, something in them speaks to me. I write it to you quickly this morning. Because, in the end, as I said, thinking and writing may not be very useful. Better to paint.|couper{180}
Carnets | septembre
Impeccabilité
En tant que peintre, il suit une voie qu’il n’a pas choisie. L’envie de créer ne lui a apporté que des problèmes. Longtemps, il lutte contre elle. Il culpabilise quand ce plaisir l’éloigne de ce que l’on appelle « la vie active ». Il met des années à se débarrasser de cette culpabilité. C’est sans doute l’un de ses travaux les plus importants. Il ne sait pas exactement ce qui l’aide à assumer ce rôle. C’est un peu comme un rat dans un labyrinthe : au début, il se cogne partout, puis il comprend. Une seule voie mène à l’assiette. Il explore beaucoup, mais rien ne mène directement à soi. Pourtant, c’est l’ensemble de ces détours qui lui révèle qui il est. Et cela aussi, il le refuse. Une petite voix murmure : « Ne te berne pas toi-même. » Il apprend à l’écouter. Il l’appelle l’impeccabilité. L’impeccabilité n’est pas la perfection. Elle ne s’atteint pas. On ne peut que vouloir l’être. Pour cela, deux outils : devenir excellent et maîtriser son art. Il faut cesser d’obéir. Non seulement aux autres, mais aussi à nos propres convictions. Elles finissent par nous emprisonner. Plus il se déleste, plus la petite voix devient claire. Elle n’a pas besoin d’emphase. « La petite voix », cela suffit. Être impeccable, ce n’est pas vivre en ermite. C’est être pleinement engagé. On peut vivre dans la société en gardant ce son en soi. Il y a un humour dans cette voix, comme dans la vie. On apprend à le savourer. Il enseigne l’humilité. Il faut parfois serrer les dents, avaler des couleuvres. Et si l’on tente de s’éloigner, la vie nous ramène. Il n’y a pas de quoi s’inquiéter. Mais mieux vaut ne pas rester cancre trop longtemps. Il y a un but à tout cela.|couper{180}
Carnets | septembre
1 septembre 2019
Cette année j’ai déjà participé à une trentaine d’expositions allant du simple café perdu au fin fond du Vivarais à des lieux magnifiques comme le Prieuré de Salaise-sur-Sanne, ou encore la Maison du Chatelet à Bourg l’Argental dans la Loire. Le bilan de tout cela est positif pour ce qui est de l'effort de notoriété. Ajouté à cela un effort pour partager mon travail sur les réseaux, mais toujours avec cette gène atavique de devoir "se mettre en avant" et presque aussitôt la blessure d'orgueil si pas assez de retours. Ce qui me fait réfléchir à ce que je veux vraiment. Peindre, gagner ma vie ou faire le clown ? Donc pour l’année qui vient moins d'expositions, se tenir au planning déjà établi avec quelques expos clefs placées.Mais ne pas en chercher de nouvelles afin de me concentrer plus sur ce que je veux vraiment.|couper{180}
Carnets | juillet
13 juillet 2019
le texte ne parle pas des héros en général, mais du fait que, sans ces figures de fiction, tu n’aurais peut-être pas trouvé la force de te fabriquer une histoire à toi. Tes tableaux sont la version transposée, digérée, de ces panoplies d’enfance. Les Grecs anciens avaient inventé des héros de tragédie pour traverser en public les passions humaines ; moi, j’ai eu Zorro sur une télé noir et blanc. Quand il est arrivé dans le poste, c’était très simple de m’identifier à ce cavalier masqué qui maniait l’épée comme je brandissais mon bâton. J’allais chez le père Renard, au garage d’à côté, récupérer des chambres à air de camion. Avec les ciseaux de couture de ma mère, au grand scandale domestique, je découpais là-dedans des holsters pour mes revolvers imaginaires. L’“homme à la carabine”, c’était un bout de bois arraché à la tonnelle, retaillé à la va-vite. Puis sont venues les frondes, les héros de la Bible, Thierry la Fronde, les croisés de Thibaud des Croisades, et le manche de pioche, enfin assez lourd pour faire une épée crédible. Ce besoin de m’inventer des armes, des panoplies, des scénarios, me permettait de me fabriquer un univers parallèle où déverser ma rage d’enfant maltraité, mon désespoir, très loin de toute idée de “citoyenneté”. La figure du héros servait de bouchon sur le trou béant ouvert par l’incompréhension et l’absurdité des adultes que j’avais sous les yeux. Devenir le héros de ma propre histoire, sans le savoir, c’était déjà admettre qu’il pouvait y avoir une histoire, que je n’étais pas condamné à subir la leur. C’était un premier geste créatif, poussé par la nécessité. En grandissant, les héros se sont faits plus discrets. Ils ont vieilli avec moi, se sont usés, puis ont disparu sans que je m’en rende compte : l’ingratitude de la jeunesse fait ce travail-là très bien. Je les croyais réduits en poussière au fond du placard quand, en regardant un jour ma vie de peintre avec un peu de recul, j’ai eu une intuition brutale et comique. Dans le fond, chaque tableau est un épisode de Zorro, de Thierry la Fronde, de Bonanza ou de Mission Impossible. Je suis le fils prodigue de tous ces pères de carton-pâte, un descendant direct de leurs combats en studio. J’ai éclaté de rire en m’en rendant compte. Le rire est venu d’abord, comme après un effondrement, puis le sourire, plus tard, avec la gratitude et l’acceptation de ce que je suis. À bien y penser, je pourrais dédier une bonne partie de mes premiers tableaux à ces héros de pacotille : c’est grâce à eux, autant qu’à moi-même, que j’ai tenu la route sans me fracasser pour de bon. compression Enfant, je bricolais des holsters dans des chambres à air et des carabines dans des bouts de bois pour rejouer Zorro, Thierry la Fronde, les croisés vus à la télé. Ces héros me servaient de refuge contre la violence et l’absurdité des adultes ; ils me donnaient au moins une histoire dont j’étais le centre. En grandissant, je les ai oubliés, persuadé de les avoir laissés derrière moi. C’est en regardant mes tableaux que je les ai revus : chaque toile comme un épisode de série, un combat rejoué autrement. J’ai ri en me découvrant fils de ces pères de fiction, puis j’ai fini par leur dire merci : sans eux, je ne suis pas sûr que je serais arrivé vivant jusqu’à la peinture. illustration La jeunesse d'Hercule huile sur toile pb 2019|couper{180}