peinture
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Carnets | avril
21 avril 2019
Il y a d’abord cette cruauté d’enfant qu’on rebaptise plus tard “innocence” pour pouvoir la regretter en paix. Elle m’a longtemps accompagné au bord de l’eau : retirer l’hameçon planté dans la gueule d’un poisson, le voir se débattre une seconde de trop ; couper un ver en deux pour qu’il tienne mieux sur la ligne ; piquer des bonbons à l’épicière sans la moindre honte. C’était le jeu, le monde allait de soi. Un jour, sous la pression de la morale, tout cela a changé de nom : ce n’était plus de la curiosité ou de la gourmandise, c’était du “péché”. On m’a expliqué le bien, le mal, la faute, la culpabilité. J’ai mis du temps à comprendre ce qui se passait : on me demandait de devenir poisson après avoir été pêcheur. Se retrouver de l’autre côté de l’hameçon ne s’est pas fait sans casse, ça m’a arraché la gueule et fendu en deux. La peinture est arrivée dans ce moment-là. Je ne dirai pas qu’elle m’a “sauvé”, mais elle m’a offert un terrain où je pouvais revenir au mélange sans demander la permission à personne. Sur la toile, tout commence par un chaos : taches, lignes incertaines, masses vaguement posées. C’est un état où rien n’est encore décidé, où tout se mélange naturellement. C’est sale, brouillon, indéterminé, et c’est précisément là que ça m’intéresse. Ensuite seulement vient le besoin de sens, la nécessité d’organiser ce foutoir : rejeter ici, accentuer là, donner du poids à telle couleur plutôt qu’à telle autre, faire monter une forme en laissant les autres se dissoudre. Je range, j’ordonne, mais à partir d’un désordre que je ne prétends pas dominer. Dans la tête, c’est pareil : plusieurs niveaux de conscience s’allument et s’éteignent comme des étages dans un entrepôt, et je passe mon temps à monter et descendre les escaliers pour recompter, vérifier l’inventaire, comme un magasinier obsédé qui a peur d’avoir perdu quelque chose. C’est là que le hasard se mêle au travail : rencontres, coïncidences, signaux qu’on croit adresser à soi. On appelle ça “synchronicités” maintenant, comme si le mot suffisait à domestiquer ce qui nous échappe. J’ai appris à me méfier de cette tentation de transformer le hasard en système, en martingale secrète. Chaque fois que je veux “maîtriser” ce qui arrive, ça se retourne. Ce que j’appelle lâcher prise n’a rien d’une retraite confortable : c’est plutôt une chute contrôlée, un moment où les choses s’effondrent, où les justifications ne tiennent plus, et où il faut accepter qu’une part de soi soit recadrée, remise en place, parfois brutalement. Dans cette histoire, la peinture et la pêche ont toujours été liées au désir. Attraper un poisson, viser une forme sur la toile, chercher un corps : c’est la même main qui se tend. On veut saisir un sein, une chatte, un cul, une bite, comme on veut saisir un reflet dans l’eau ou une tache qui nous échappe sur le tableau. On avance avec une conscience embarrassée de boue, chargée de couches, de dépôts, de tout ce que le petit moi a laissé dans le lit au fil des années. Il a fallu, à un moment, tirer sur d’autres fils : dégonfler la figure de la mère idéale ou maudite, abattre l’ogre paternel qu’on promène dans sa tête, brûler ces deux silhouettes et enterrer leurs cendres pour voir un peu mieux ce qui reste. On ne sort pas pour autant de la solitude, et on n’en finit pas non plus avec la masturbation, qu’elle soit sexuelle ou conceptuelle : on peut très bien se caresser avec des idées, tourner en rond dans des théories pour éviter de sentir un désir vivant. Ce sont des désirs de façade, des poupées russes qu’il faut ouvrir une à une jusqu’à tomber sur le noyau. Au bout du compte, quand on a renoncé à accuser les poissons, les parents, les hasards, la société et tout le reste, il ne reste plus qu’un dernier adversaire à abattre : soi-même, dans ce qu’on a de pourri, de mensonger, de fabriqué. C’est seulement là, dans ce tri final, qu’on commence à distinguer ce qui, en nous, finit toujours par se décomposer, et ce qui, pour une raison obscure, ne pourrit pas.|couper{180}
Carnets | mars
16 mars 2019_2
Je pense à Pollock par le bas, par la poussière. La toile est au sol, grande, offerte, et lui tourne autour comme autour d’un feu. Il ne la domine pas : il l’habite. Les semelles crissent, le genou plie, le buste repart, il s’approche, recule, revient sur ses pas avec la précision d’un corps qui cherche son propre tempo. Le bâton trempe et ressort, chargé ; la peinture file en gouttes lourdes, puis en fines éclaboussures, avec cette odeur d’huile âcre, ce petit bruit mou quand ça touche, cette seconde où le fil tient dans l’air avant de rompre. Ce qu’il fait n’est pas un dessin, c’est un lâcher de gravité réglé à la main, une pluie tenue par le rythme. La tête ne commande pas, elle suit. Dans l’atelier, les grilles savantes ne valent rien : tout est là, dans l’accord immédiat entre le mouvement et la matière. Et quand on regarde longtemps, on comprend que la toile garde la trace d’une loi plus ancienne que nos intentions : une répétition sans centre, comme une ramure qui se divise et se redivise, obstinée, jusqu’à saturer l’espace. Ce n’est pas une image de la nature, c’est la nature remise en circuit par un corps humain qui, le temps de peindre, s’est retiré. Devant ces entrelacs, on cherche d’abord de quoi s’accrocher — une forme, un chemin, une figure — puis ça cède. Il ne reste que cette surface devenue vivante, sans récit, sans visage, et le silence qu’elle impose : un silence qui ne te laisse pas dehors, mais te prend, te garde, et t’oblige à regarder encore. illustration A visitor to MoMA views Jackson Pollock’s painting « One (Number 31, 1950) » (CHIP EAST/Reuters/Corbis)|couper{180}
Carnets | décembre
8 décembre 2018
Il y a une différence majeure entre croire être parvenu à un niveau et y être véritablement. La peinture n'échappe pas à cette règle. Pour comprendre ce qui ne fonctionne pas à un stade d'évolution, il faut accéder aux niveaux supérieurs, sans quoi le recul nécessaire fait défaut. Puis, en regardant le chemin parcouru, il s'agit d'apprécier honnêtement, à la lumière des nouvelles connaissances, le fil imperceptible qui relie l'ensemble. Sans cela, nous tournons en rond comme des hamsters en cage. Ces derniers jours, j'ai eu envie de ranger, classer, jeter. Faire le tri entre l'important, le nécessaire qui fait levier, et l'inutile qui entrave. Dans des cartons, j'ai retrouvé une kyrielle de travaux de jeunesse. En découvrant cette feuille de journal tachée de couleurs, j'ai hésité avant de la froisser. Prenons le temps d'en reparler, comme à un ami. Je peignais alors dans des chambres de hasard, réchauffée seulement par la flamme de mes illusions. J'étais au niveau le plus bas de l'échelle - celui où l'on se préoccupe encore de l'environnement, de quoi manger, comment payer. Pour subvenir à mes besoins, je travaillais comme archiviste dans un sous-sol poussiéreux. La tâche était si facile que je disposais de longues périodes pour lire - Plutarque et bien d'autres, de façon aussi désordonnée que désespérée. Pour lutter contre l'ennui, j'avais élevé la rêverie au rang de sacerdoce. Je me projetais dans un avenir où je serais inéluctablement peintre, écrivain, riche... Sans organisation, sans plan d'action, je n'étais pas libre - je m'enchaînais davantage. Cette suite, je ne la raconterai pas aujourd'hui. L'important est ailleurs : pour voir, il faut fermer les yeux. Revenir à la racine de soi et considérer le mental comme un périphérique - souris, clavier, écran, mais pas l'ordinateur. Changer, c'est lâcher prise, terme aujourd'hui galvaudé au point que je n'y ajouterai rien. Hier encore, j'évoquais Ulysse attaché à son mât. Enfant, j'admirais son ingéniosité face aux Dieux. Aujourd'hui, je n'y vois qu'un homme prisonnier d'une fausse idée de la liberté. Alors, cette feuille froissée et tachée que personne n'a jamais vue : devrais-je la jeter ou la garder ?|couper{180}