réflexions sur l’art
Ici, l’art n’est pas un objet figé mais un lieu de pensée en mouvement. Peinture, écriture, regard : tout devient matière à interrogation, parfois ludique, parfois grave. Ces réflexions empruntent autant à la philosophie qu’au souvenir de gestes, à l’anecdote d’atelier, à la mélancolie ironique. Peindre, c’est parfois rater ; dire, c’est souvent déformer ; l’œuvre est résidu de tentatives accumulées. L’artiste-écrivain avance en hésitant, creusant les mots comme la toile. Il ne cherche pas à expliquer l’art, mais à habiter ce qui se dérobe dans l’acte de créer. Chaque texte trace un sentier incertain, où l’intensité prime sur la clarté, où la seule vérité possible est celle de l’élan.
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Carnets | avril
11 avril 2019
En ce moment, deux choses reviennent obstinément quand je travaille : les Védas et les peintures aborigènes. Ça n’a rien de très exotique quand on enlève la couche de légende : ce sont d’abord des systèmes pour ne pas oublier. Dans un coin de la table, un volume des Védas traîne, pages annotées, sanskrit sur la colonne de gauche, traduction à droite ; sur l’écran, des reproductions de toiles d’Australie, constellations de points, pistes, silhouettes à peine esquissées. Les premiers textes ont été fixés des siècles avant notre ère, à l’entrée du Kali Yuga, comme si quelqu’un avait décidé qu’il fallait enfin écrire ce qui jusque-là passait seulement de bouche à oreille. Les chants, mis en forme, deviennent un mode d’emploi du monde où chacun, brahmane ou mendiant, trouve sa place et son morceau de phrase à retenir. De l’autre côté, les peintres aborigènes reprennent toujours les mêmes histoires d’ancêtres qui marchent, dorment, se battent, se métamorphosent, et les déposent en cercles, en lignes, en nappes de points. Les familles se répartissent les fragments du grand récit, chacune responsable d’un morceau de rêve à garder vivant. Dans un cas comme dans l’autre, il ne s’agit pas seulement de croyances, mais d’anti-sèches pour les vivants : un réseau de signes pour se rappeler d’où l’on vient, à qui l’on doit quoi, comment habiter un territoire visible et invisible à la fois. Le sanskrit lui-même est une langue fabriquée pour ça, taillée pour porter des sons précis, des formules qu’on doit pouvoir répéter sans les user. Les toiles, elles, sont faites pour être chantées autant que regardées ; celui qui peint sait qu’il devra, un jour, redire à voix haute ce qu’il a posé en points et en lignes. C’est cette fonction d’aide-mémoire qui me touche, bien plus que le folklore : l’idée qu’un dessin, un mot, une suite de sons puissent tenir lieu de nœud dans la trame, empêcher que tout se défasse trop vite. Je peins très loin de ces mondes-là, dans un coin de France où personne ne parle du Dreamtime, mais je sens confusément que mon affaire n’est pas si différente : revenir toujours aux mêmes formes, aux mêmes gestes, pour ne pas perdre le fil. Le français, lui aussi, porte des restes de cette vieille couture : sutra et suture ne sont pas si éloignés, et je n’ai aucun mal à voir dans “soutirer” une manière de tirer doucement sur un fil coincé dans le tissu. Soutirer au mystère juste de quoi avancer quelques pas, pas plus. Quand j’ouvre ces livres, quand je regarde ces peintures, je n’y cherche plus des réponses, encore moins une doctrine ; j’y reconnais surtout une obsession commune : laisser à ceux qui viennent après quelque chose comme un fil d’Ariane, une marque sur le bord du labyrinthe pour dire que d’autres sont passés par là avant nous.|couper{180}
Carnets | mars
16 mars 2019_3
On me demande souvent : « Vous voulez faire passer un message dans vos tableaux ? » Et à chaque fois, c’est le même petit vacillement dans la poitrine, comme si on me posait une question dans une langue que je connais mal. Je reste là une seconde, à osciller, oui non oui non, ralenti comme un métronome qui aurait perdu son tempo. Je souris, je botte en touche, je fais le clown — c’est pratique, le clown, ça évite de répondre trop vite. Mais la question m’a travaillé parce qu’elle en contient une autre : est-ce que l’art est censé être un messager ? Je ne crois pas. Quand j’entends “message”, j’entends “engagement”, et l’engagement, chez moi, a l’odeur des serments trop lourds et des slogans qui durcissent. Je n’ai pas envie de peindre pour convaincre, pour dénoncer, pour prêcher, ni pour porter au monde une découverte miraculeuse ; le monde continue sa route, avec ou sans mes tableaux. Alors non, je n’ai pas de message à délivrer. Ce que j’ai, c’est un chemin. Je peins pour me défaire de ce que le monde me jette sans arrêt, pas des choses elles-mêmes, mais de la façon dont je les tords en moi. Il suffit d’un bruit de rue que je prends pour une menace, d’un regard que j’interprète comme un jugement, d’une journée entière que je lis à contre-sens, et je sens la confusion se lever comme une poussière dans les poumons. À l’atelier, ça tombe. Je pose une toile, j’avance, je recule, je recommence, et peu à peu les lectures fausses se desserrent, les nœuds lâchent, le bruit devient bruit, le regard redevient regard. Ce n’est pas une morale, c’est une mise à nu. Si quelque chose sort de là, ce n’est pas un slogan : c’est une direction vers le silence, vers cette zone où l’on n’a plus besoin d’interpréter tout de travers pour tenir debout. Voilà ce que je peux “adresser”, si on veut : un geste pour revenir au réel sans l’empoigner. Le reste, qu’on y entende une alerte, une tendresse, un refus, ne m’appartient plus. Je peins d’abord pour que ça se taise en moi, et si quelqu’un reçoit quelque chose au passage, tant mieux, mais ce n’était pas le but. illustration Huile sur toile, pb 2019|couper{180}
Carnets | mars
14 mars 2019
Le galeriste que j’espère ne commence pas par compter. Il arrive, il se tient un instant devant les toiles, et je vois à sa façon de respirer qu’il a reçu quelque chose. Pas un verdict, pas un calcul, une secousse simple qui le déplace. Il ne regarde pas les murs, il regarde ce qui s’est passé là. Puis il lève les yeux vers moi comme si le travail l’avait poussé jusqu’à la source. Il tend la main, il serre franchement, il cherche moins un pedigree qu’une présence : qui a fait ça, avec quel corps, quel entêtement, quel prix. Je parle du travail avant de parler de moi, parce que je ne suis pas grand-chose d’autre que l’endroit par où il passe. Je dis la matière, l’heure, les reprises, les ratés, ce qui a résisté. Il propose un café. J’accepte. La tasse est chaude contre les paumes, le bruit de la cafetière retombe, et on boit sans se presser de remplir le silence. On s’observe juste assez pour sentir si l’on est en face d’un marchand pressé ou de quelqu’un qui, avant tout, a besoin d’aimer ce qu’il va défendre. Il y a des questions qui trahissent tout de suite : pas “combien ça vaut ?”, mais “qu’est-ce qui t’a obligé à la faire ?”, “où est-ce que ça t’a lâché ?”, “qu’est-ce que tu ne veux plus tricher là-dedans ?”. Je sais alors que je peux avancer. Quand la tasse est vide, il ouvre un carnet, pas pour aligner des acheteurs mais pour noter ce qu’il vient de comprendre. Et s’il est venu jusqu’ici, il se lève et dit simplement : “on va voir”. L’atelier est à deux pas, mais je sens mon ventre se contracter comme à une première rencontre. Si je l’aime bien, j’ai peur de faillir ; si je le sens froid, je suis capable de me transformer en guide bavard, en clown prudent. Là, je n’ai pas besoin. Il regarde lentement. Il s’approche, recule, recommence. Il pose une question précise sur une zone que moi-même je n’avais pas su nommer. Ça me désarme. Je parle alors sans numéro de charme, sans boniment : je dis ce que j’ai fait, ce que j’ai raté, ce que je poursuis, et il écoute comme on écoute quelque chose qu’on veut garder vivant. Je ne sais pas si ça fera une histoire longue ou une histoire brève, si ça finira en joie ou en eau de boudin. Je sais seulement que ce premier accord-là, même fragile, même provisoire, s’inscrit comme une origine. Quand ça tangue ensuite — parce que ça tangue toujours — je reviendrai à ce moment pour mesurer ce qui tient encore entre nous. Le reste, succès ou déception, entrera dans la peinture. C’est tout ce que je demande à ce galeriste-là : qu’il commence par aimer, et qu’on voie après, ensemble, jusqu’où ça peut aller. illustration Ambroise Vollard par Picasso|couper{180}
Carnets | mars
06 mars 2019_2
Si l’art doit devenir une priorité, il faut accepter un manque. La pauvreté, au sens le plus simple, y oblige : elle coupe les distractions, elle met l’essentiel à nu. C’est une ascèse souvent involontaire, mais elle a cet effet-là. Beaucoup d’artistes vendent peu non par posture, mais parce que ce qu’ils font ne se laisse pas avaler tout de suite ; et ceux qui les suivent vraiment ne sont pas toujours les mieux armés financièrement, plutôt ceux pour qui une œuvre compte plus qu’un confort. Le paradoxe, c’est que l’argent finit quand même par arriver — pas par amour, par faim. L’appât du gain récupère les œuvres, les rend visibles, les met sur la place. C’est sale et utile à la fois. Sale parce que ça domestique, utile parce que ça ouvre des passages. Alors le silence qu’une œuvre porte, ce noyau qui résiste au bruit du monde, circule malgré tout. C’est à ce silence-là que je fais crédit : non pas un apaisement vague, mais une force lente qui ronge l’effroi et l’aveuglement en nous, jusqu’à nous rendre un peu plus vivants. illustration Voyages ancestraux techniques mixtes pb 2019|couper{180}
Carnets | février
La sentinelle
Quand les oiseaux picorent, surtout les moineaux, il y a toujours un guetteur. Toute la troupe se jette sur les miettes, et un seul reste à l’écart, tête levée, corps un peu de biais, prêt à lancer l’alerte. Enfant je cherchais celui-là, je le repérais au bord du cercle, et mon cœur se serre encore devant cette intelligence muette : la scène ne tient que parce que quelqu’un renonce à manger pour surveiller. Je pense alors à nos villes, à la manière dont elles traitent leurs guetteurs forcés. On tolère à peine les sans-abri, puis on leur retire les lieux où un corps peut se poser : un banc découpé par une barre, un rebord planté de pointes, une bouche de métro où l’on a ajouté une grille la semaine suivante, un renfoncement muré, une avancée d’immeuble où l’on a vissé un plot. Ce n’est pas spectaculaire, c’est du bricolage froid, répété partout, jusqu’à rendre la misère mobile par obligation. La ville ne veut pas voir ce qu’elle fabrique en creux ; elle préfère que ça passe, que ça glisse, que ça n’ait pas d’adresse. Le guetteur humain tourne autour des vitrines comme le guetteur moineau tourne autour des miettes, mais ici il ne protège personne : il s’abstient d’exister pour que les autres n’aient pas à se souvenir qu’il existe. Je retrouve la même logique quand je regarde ce qu’on fait des artistes et des petits métiers. Les comédiens de spectacle vivant expulsés parce qu’un bail “ne rapporte plus”, les ateliers d’artisans qu’on déloge pour faire place à une banque, à un magasin de fringues, à une enseigne identique à toutes les autres, les bourgs rabotés jusqu’à devenir une suite de façades interchangeables : on nettoie ce qui dépasse. Et puis il y a l’autre versant, celui qui se dit protecteur. On vous accueille, on vous réside, on vous installe dans des lieux parfaits. J’ai vu un Bateau-Lavoir d’aujourd’hui : blanc, vaste, lumineux, le sol encore neuf, les murs sans une trace, si bien qu’on hésite à poser une toile contre eux. Le pinceau devient prudent dans cette propreté ; on parle, on reçoit, on fait tourner les tasses et les contacts, et la peinture reste au fond, comme si le lieu demandait d’abord d’être à la hauteur de sa vitrine. On tient l’artiste là où il ne dérange pas trop, on l’encadre, on le rend montrable. Mais on ne tient pas longtemps un vivant à l’intérieur d’une cage, même dorée. Il y aura toujours des moineaux qui guettent de travers et qui filent au moindre faux pas, des sans-abri qui préfèrent une clairière au quadrillage des trottoirs, et des artistes inconnus qui choisissent la paix, l’atelier sale, l’obstination lente, plutôt que les salons où l’on sourit avant de refermer doucement la porte. illustration Répétition en orange huile sur toile, pb 2019|couper{180}
Carnets | février
08/02/2019
Qu’est-ce qui sépare le peintre du dimanche de l’artiste ? Pas la main. J’en ai vu, des amateurs capables de poser une couleur juste, d’équilibrer une toile, d’attraper une lumière avec plus de netteté que certains peintres installés. Avec du travail, on peut tous faire un tableau qui tient debout. La séparation, si elle existe, se fait ailleurs, du côté de l’idée — et encore, pas l’idée comme médaille, pas l’idée comme slogan, mais l’idée comme besoin qui te travaille. Je dis ça, et pourtant je sais le danger de cette phrase, parce qu’il m’arrive de peindre des semaines sans idée véritable, en faisant du correct, du séduisant même, en avançant à l’habileté et à la culture, comme on avance à la rame sur un lac trop calme. J’ai connu ces moments où la toile s’améliore à vue d’œil, où les couleurs s’ajustent, où l’image “réussit”, et où, malgré tout, quelque chose en moi se retire ; je sens que je suis en train de produire un tableau possible, pas un tableau nécessaire. Je me vois alors, sans haine mais sans échappatoire, dans la figure du peintre du dimanche : pas parce qu’il manque de talent, mais parce qu’il travaille dans un espace où rien ne le mord. Et je comprends que la vraie différence ne se juge pas de l’extérieur ; elle se joue dans cette zone honteuse où l’on sait qu’on pourrait s’arrêter là, signer, être content, et où l’on choisit quand même de ne pas s’en contenter. Avoir une idée en peinture, en littérature, au cinéma, ce n’est pas une petite trouvaille quotidienne. C’est rare. Quand ça arrive, ce n’est pas un confort de plus, c’est une mise en demeure. Deleuze dit qu’une idée est un événement, une fête ; je le crois, mais je sais aussi que la fête a son revers : elle te désigne, elle t’oblige, elle t’arrache à tes façons tranquilles de faire. On peut passer des semaines à fabriquer du bon goût, à peindre comme on respire, et puis une idée tombe, et tout ce qui précédait paraît soudain être une préparation ou un évitement. Pourquoi une idée vient-elle à tel moment ? Kurosawa, explique Deleuze, se sent parent de Dostoïevski parce qu’ils partagent une obsession : l’agitation, le détour, cette manière de courir vers un but en le manquant. Dans L’Idiot, un homme part voir une cousine mourante et ne cesse de dévier, comme si une urgence plus obscure tirait son pas à chaque carrefour ; ce qui travaille le roman, ce n’est pas la mort au bout du chemin, c’est la question qui ronge le trajet : et s’il y avait plus urgent que la mort, qu’est-ce que ce serait ? Je connais ce mouvement dans l’atelier. Je commence une toile avec un but clair, presque banal : finir, tenir la forme, fermer. Très vite, une inquiétude arrive, d’abord fine, puis impossible à ignorer. Est-ce que je suis en train de finir pour finir ? Est-ce que je ferme parce que j’ai peur d’ouvrir ce que l’image réclame ? Je vais chercher une couleur, je reviens avec une autre, j’ajoute, j’enlève, je tourne autour de la toile comme autour d’une question qui s’est déplacée. Certains jours, je sens que je bifurque pour des raisons lâches : éviter la vraie décision, retarder l’endroit où l’idée me demande son prix. D’autres jours, la bifurcation est l’idée elle-même, son trajet propre, sa manière de me forcer à déplacer le tableau vers une nécessité que je n’avais pas prévue. C’est là que je mesure ce que vaut une idée : non pas quand elle me rassure, mais quand elle me met mal à l’aise, quand elle rompt mon petit régime de peintre compétent. Ce n’est pas réservé aux artistes : chacun vit avec une idée, une crainte, une promesse, une image de soi qui pousse en sous-main nos journées, et chacun trouve mille ruses pour s’en échapper. L’artiste véritable n’est pas celui qui a plus de talent ; c’est celui qui revient obstinément à son idée, qui accepte de vérifier si elle vient bien de son besoin à lui ou si elle n’est qu’un emprunt élégant, une imitation bien portée. Une idée authentique répond à un manque réel, à une pression qui ne te laisse pas en paix. Tant que ce manque n’est pas là, on peut peindre juste, écrire propre, filmer bien : on reste dans l’ornement, dans l’exercice réussi. Dès qu’il est là, la question “à quoi bon ?” cesse d’être un mot d’esprit ; elle devient une nécessité qui ne te lâche pas, et qui te fait parfois détester ce que tu faisais la veille. Un concept ne se trouve pas tout fait ; il se fabrique comme une chose de l’atelier, avec des reprises, des ratages, des entailles, et surtout avec l’acceptation de ne pas se payer de mots. Quand il naît d’un besoin impérieux, il cesse d’être une décoration intellectuelle et devient une ligne qui t’oblige à marcher dessus. On raconte que la petite-fille de Picasso s’est vue refuser l’entrée de la maison de son grand-père : ordre du majordome, ne pas déranger. On peut condamner l’homme, et on aurait raison sur l’homme. Mais on ne comprend rien à l’œuvre si on oublie ceci : Picasso ne protégeait pas son confort, il protégeait quelque chose de plus sommaire et plus dur, un besoin qui le tenait comme une faim. Ce besoin n’excuse rien ; il explique une force de travail et une obstination qui n’étaient pas des vertus morales mais une condition de survie intérieure. C’est ça, au fond, la différence que je cherche : l’amateur peint dans les interstices de la vie, et parfois l’artiste aussi s’y réfugie quand il fatigue, quand il a peur. Mais l’artiste ne peut pas y rester. S’il reste, il le sait. Et quand l’idée arrive — quand elle arrive vraiment — il n’a plus d’interstice où se cacher, parce que sans elle, la vie redevient impraticable. illustration huile sur toile pb 2019|couper{180}
Carnets | février
2 février 2019
Pourquoi montrer son travail. C'est souvent l'ambiguïté du métier de peintre, d'artiste en général. Nous avons un statut d'entrepreneur mais nous avons du mal à nous considérer totalement comme tel. J'ai trouvé peu de vidéos Youtube qui traitent vraiment de cette difficulté. Ou alors elles sont toujours orientées pour proposer des formations parfois coûteuses. Aussi je suis allé voir du côté des véritables entrepreneurs, ceux qui ne se cachent pas de l'être. Cela m'a mené aux techniques de marketing, à l'idée d'une persona, à la liste de mail incontournable qu'il faut de toute urgence mettre en place, à tout un tas de techniques chronophages comme par exemple l'étude des statistiques, des « ROI », etc. etc. Les vrais entrepreneurs, j'ai compris, plongent les mains dans le cambouis des besoins. Une foule, pour eux, est une carte en relief : creux, démangeaison, point sensible. Ils calent un produit dans la faille, puis oublient l'objet pour ne plus travailler que l'espace qu'il va occuper derrière le front des passants. Dans un monde saturé, ce qui fait tenir une affaire, ce n'est pas l'inédit. C'est la vitesse à laquelle l'objet se transforme en manque, puis en rituel, puis en membre fantôme du corps. Je ne méprise pas cette mécanique. Elle est limpide. L'artiste, lui, trébuche sur l'erreur symétrique. Il est persuadé que la valeur d'une toile se mesure à la sueur versée, aux heures plantées devant le châssis, au poids des reprises. J'ai vécu avec cette croyance comme avec une religion discrète. J'avais établi une hiérarchie secrète : la toile bâclée en une matinée valait moins que celle qui m'avait épuisé pendant des semaines. La lenteur était une preuve. La rapidité, une fraude. Ce système était confortable : il me permettait de fixer un prix en tournant autour de mon propre nombril, en évaluant ce que la toile faisait vibrer en moi, son importance dans mon petit théâtre intime, sans jamais me demander ce qu'elle déclenchait chez un inconnu. Des mois durant, j'ai tournicoté autour des chiffres comme autour d'un feu interdit. J'additionnais les efforts, je comptabilisais ma fatigue, j'oubliais l'évidence : un acheteur n'achète pas une crampe. Il achète ce qui le touche. Ce qui lui manquait sans qu'il le sache. La révélation est venue un soir d'accrochage, dans une salle des fêtes aux néons blêmes, silence de prétoire. Mes toiles alignées comme des prévenus. J'attendais, jouant l'indifférence, guettant les réactions en coin. Un couple s'est arrêté devant une toile que je tenais pour mineure, un écart à mes yeux, presque un péché véniel. La femme a laissé filer un « ah… » nu, sans admiration ni politesse. Le « ah… » de quelque chose qui vient remuer une ancienne douleur. Elle a murmuré : « On dirait chez mon père, quand on rentrait le soir. » Je suis resté sans voix. Heureux que ça touche. Vexé que ce ne soit pas la toile sacrée, celle qui, dans mon roman intérieur, devait remporter les suffrages. Ce soir-là, quelque chose en moi a cédé. Je sais maintenant qu'on ne vit pas d'art en traitant le désir des autres comme quantité négligeable. Il faut du pragmatisme, mais pas celui du flatteur. Le piège, je le connais, je m'y laisse parfois prendre : un matin terne, un café tiédi, je défile Instagram pour « voir ce qui se fait ». En dix minutes, mon album est plein de captures d'écran : une palette par ici, un motif par là. Je me persuade que c'est de l'inspiration. Je sais que c'est du pillage confortable. Cela supprime la peur. Cela donne l'illusion du travail en évitant soigneusement la zone où l'idée commence à coûter. Je ferme l'application comme on referme une armoire à pharmacie, avec un serrement de conscience. Aller piller dehors par peur de ce qu'on trouverait dedans, voilà la tentation la plus facile à se pardonner. Alors j'essaie l'inverse. Je cherche ce qui peut toucher, oui, mais je ne le demande plus aux réseaux. Je plonge dans ce qui résiste en moi depuis des années, dans mes fixations sans gloire, dans les images qui remontent aux heures de doute. Je ne poursuis plus l'originalité comme un drapeau, ni la beauté comme une promesse. Je cherche simplement l'accord le plus exact avec ces fantômes, en misant qu'ils effleurent quelque chose de plus large dans l'air du temps, même sans nom. Ce pari peut échouer. Il y aura des salles désertes, des regards qui glissent, des toiles sans écho. L'envie de plaire, d'être compris sur-le-champ, me prend parfois à la gorge. Mais si je déforme mon travail pour attraper ce « oui », je n'obtiens qu'un réconfort de surface. Ce que j'attends est plus furtif : qu'une toile, parfois, s'arrache à moi et cesse d'être mon reflet. Qu'elle devienne un territoire où quelqu'un entre sans passeport. Quand j'y pense, je revois la femme de l'accrochage : sa main à plat sur son manteau, comme pour se retenir, son regard immobile, ses lèvres entrouvertes. Moi, dans son dos, avec de la peinture sèche sous l'ongle du pouce, une tache bleue indélébile. Entre sa phrase et cette salissure, il y a eu un éclair où j'ai compris que le tableau ne m'appartenait plus. C'est à cet éclair que je me raccroche.|couper{180}
Carnets | janvier
L’émotion en France : entre exposition et exhibition
En anglais, “exhibition” veut dire exposition ; en français, le mot regarde de travers celui qui déborde. Cette différence suffit à dire notre malaise : un peintre peut s’exposer, mais s’il s’exhibe il passe pour suspect, ou pour grotesque, et le grotesque, ici, sert de paratonnerre à l’émotion. On rit pour ne pas recevoir ce qui arrive. J’ai grandi avec ce réflexe autour de moi, mais je ne l’ai jamais porté très bien. Il y a en moi un pli d’origine, une façon de ne pas tenir la bride quand ça monte. Je ne pleure pas “pour faire pleurer”. Je pleure parce que quelque chose déborde et qu’il n’y a pas de raison de le tenir au fond de la gorge. Plus je vieillis, plus ça vient vite : une phrase entendue, une photo, un ciel d’hiver soudain lavé, et ça remonte. Et je sais à quel moment la peur apparaît : pas la peur qu’on me trouve ridicule, ça je m’en arrange ; la peur qu’on me voie vrai, nu, pris en flagrant délit de vulnérabilité. C’est là que la bienséance française est la plus cruelle : elle ne t’interdit pas de sentir, elle t’interdit de le montrer. Elle te demande de placer un rideau entre toi et les autres, d’être poli même avec ta propre tristesse ou ta joie. Ce soir je ne mets pas le rideau. Je pleure et je l’écris. Je m’expose et je m’exhibe en même temps, et tant pis si ça gêne. Je pleure parce que cette vie est plus belle qu’on ne le voit quand on court dedans, je pleure pour les amis perdus sur la route, je pleure parce qu’aujourd’hui la lumière a été limpide, presque insolente au cœur de l’hiver, et que cette insolence-là m’a touché comme un rappel : on est encore là, et c’est déjà beaucoup. illustration Photographie noir et blanc, Dominique Kret, 1989|couper{180}
Carnets | janvier
Pourquoi le désordre revient toujours : une leçon de Bateson au Luxembourg
Quand sa fille demande à Gregory Bateson : « Papa, c’est quoi l’ordre ? », il répond qu’on a chacun le sien, mais que ça ne change rien au fait simple : les choses ont plus de chances de se mettre en désordre qu’en ordre. Cette phrase me revient au Luxembourg. Je passais là des journées entières, vides au bon sens du mot. Je tirais une chaise de fer jusqu’au bassin central. La peinture verte s’écaillait sous les doigts ; le métal était chaud au soleil, puis froid dès que l’ombre tournait. J’écoutais sans choisir : les cris des enfants, le roulement des poussettes sur le gravier, le jet d’eau qui insistait au milieu comme une respiration régulière. À force, je m’endormais. Et dans ce demi-sommeil une autre musique apparaissait, faite de tout ça ensemble, mais tenue, unifiée, comme si le parc avait une phrase à lui. Sur l’eau, les restes de la journée dérivaient : brindilles, papiers de bonbon, bouts de bâtons de glace, un pétale, une capsule de plastique. Ils se rapprochaient, se poussaient, finissaient par se coller par familles imprévues. J’aimais cette petite géométrie lente. J’y cherchais sans doute un ordre, mais pas celui du ciel : un ordre à hauteur d’homme, le mien, fabriqué par la manière même dont je regarde et dont je range ce que je vois. Il suffit parfois de nommer les choses pour qu’elles se mettent à tenir ensemble. J’ai toujours eu cette impression : une intuition de départ qui appelle une réalité, non pas magique, mais presque fatalement produite par l’attention. J’ai vécu longtemps dans le désordre, pour le laisser travailler sur moi. Le laisser m’exposer, m’obliger à le traverser. Vivre dans le désordre est une compétence rude : on apprend à marcher au milieu des empilements, des retards, des principes qui traînent, des « il faut » qui encombrent autant que les objets. Quand je me suis pris, certains jours, pour un petit démiurge domestique et que je me suis mis à ranger à la chaîne, je n’ai pas trouvé de paix : j’ai trouvé une autre confusion, plus sèche, plus morale, celle qui croit sauver la vie en alignant des choses. Créer de l’ordre, au fond, c’est facile. Cela ressemble même à une solution. J’ai rangé mon atelier récemment parce que j’y reçois des élèves : j’ai passé un chiffon sur les tables, fait des piles, dégagé les sols, pour ne pas avoir l’air trop “cochon”. L’ordre rend d’abord présentable, et c’est déjà beaucoup dans une économie d’apparences. Une habitude, dit-on, se fixe en trente jours ; on y met de la régularité, et très vite on y tient. Mais dès qu’on tourne la tête, le désordre recommence son travail tranquille, comme la poussière, comme la végétation. Il n’a pas besoin de nous, alors que l’ordre, lui, dépend de notre regard, de nos catégories, de notre fatigue aussi. Parfois je me dis que c’est peut-être ça, la vérité nue : ordre et désordre ne sont pas des ennemis dans les choses, mais deux complices dans notre esprit, deux façons nécessaires de continuer à croire à une réalité stable. illustration Photographie noir et blanc pb 1985|couper{180}
Carnets | décembre
10 décembre 2018
Parmi la toile, le pinceau, la peinture et le peintre, quel élément incarne le mieux ce cheval sauvage qu'il faut apprivoiser pour le monter et le guider ? Faut-il l'épuiser ou, au contraire, le juguler ? Cette question éclaire la pulsion - ces forces profondes que la famille, l'école, la religion, puis l'entreprise et le gouvernement tentent de canaliser pour préserver le vivre-ensemble. Un processus visant à éviter les conflits violents et assurer la pérennité de l'espèce, comme des modèles économiques et politiques. Pourtant, l'histoire révèle les failles de cette approche. Les sociétés tendent à marginaliser les phénomènes périphériques gênants - hier les forgerons chassés des villages, les druides persécutés, les sorcières pourchassées. Le premier niveau d'évolution, personnel ou collectif, réside dans cette gestion des pulsions pour maintenir un équilibre écologique global. L'opposition entre "épuiser" et "juguler" prend ici tout son sens, utilisant la stratégie des vases communicants pour créer des zones d'expression variées, espérant une coexistence pacifique. Mais remettre en question ces systèmes mène souvent à l'exclusion. Lorsque pratiques et individus marginalisés deviennent majoritaires, c'est le signe de l'échec des institutions traditionnelles - l'annonce potentielle de la fin d'un monde. Revenons à notre métaphore du cheval et de la pulsion. Le conditionnement apparaît comme le moyen de gérer ces réactions anarchiques. Dans le dressage équestre, qu'il soit par renforcement positif ou négatif, il reflète davantage la perspective du dresseur que celle du cheval, qui ne perçoit que confort ou inconfort. Pourtant, les chevaux savent lire le langage corporel de leur dresseur. Cette sensibilité dépasse les commandes explicites, tout comme le public perçoit les contradictions dans le discours des leaders - révélant les limites du conditionnement. En peinture, après avoir traversé les conditionnements académiques et confronté les réalités du marché, l'artiste arrive à ce carrefour : suivre sa voie ou se conformer aux attentes. Ce moment décisif peut faire naître une pulsion créative renouvelée, invitant à écouter les voix intérieures et extérieures, fusionnant enfin les inspirations de la terre et du ciel sur la toile.|couper{180}
Carnets | décembre
9 décembre_2 2018
J'aime parfois m'arrêter sur un mot de notre langue. Aujourd'hui, « admirer » a mis son clignotant et se gare non loin de chez moi ; j'en profite. Superbe carrosserie, un peu désuète - car désormais on « kiffe » plus qu'on n'admire. Alors, admirer va-t-il disparaître, emporté par le corbillard d'une soi-disant « modernité » ? L'extinction d'un mot est toujours triste, mais elle correspond à de nouveaux usages. « The times are changing », comme dirait Bob... Je ne me souviens d'aucune femme m'ayant dit « Comme je t'admire » sans ironie. Mes amis le pensent peut-être, mais ne le diront jamais - et c'est tant mieux, car être admiré est aussi gênant qu'une eau de toilette qui laisse une trace olfactive désagréable. Le dictionnaire parle de considération enthousiaste, d'émerveillement. L'admiration relève plus de l'émotion que du « ciboulot ». On l'éprouve, comme on éprouve de l'enthousiasme. Ce sentiment me revient en écoutant ma playlist YouTube : ces jeunes de moins de 30 ans, armés d'un pragmatisme et d'une créativité redoutables, qui cherchent à me vendre des formations. J'achèterais presque, si je n'étais aussi dubitatif quant au bénéfice réel. Pourtant, je suis tenté - tellement c'est bien amené chez certains. Il y a là un art de la persuasion qui, pour sembler inné, a été énormément travaillé. Eux connaissent la valeur du mot « admirer » ; ils en ont fait leur carburant. Ils ont puisé chez leurs aînés des stratagèmes absents des écoles de commerce, même les plus prestigieuses. L'art de vendre ne s'apprend pas en classe - ces jeunes loups du digital savent que c'est l'échec qui forme véritablement. Certains flirtent avec le génie quand, ayant compris les faiblesses humaines, ils réduisent leur cercle de clients pour en extraire la substantifique moelle : la durée, la fidélité. À les écouter, on jurerait des amis - et les vrais amis, comme on sait, ne se comptent que sur les doigts d'une main. De la rigueur, ils n'en manquent pas, ni de toupet. Cette nouvelle manière de vendre ? Devenir ami avec son client. Lui offrir du contenu - et ça, le contenu bien propre, n'a pas de prix. Rappelons-nous que l'enthousiasme était considéré par les Anciens comme un délire sacré, inspiré par le divin... Alors, tout bien considéré, ne lâchons rien, comme il est dit dans « Top Chef ». Je ne peux m'empêcher d'éprouver de l'enthousiasme, donc de l'admiration, alors que je ne « kiffe » que du bout des lèvres. Car le contenu, j'en produis moi-même en ce moment, peut-être trop. Et si le contenu peut en cacher un autre, tant pis pour vous, je vous aurai averti. Pour conclure : on peut admirer sans aimer, et aimer sans admirer, c'est certain. Le véritable amour, après tout, ça ne nous regarde pas. Comme dirait Céline, des caniches et des étoiles, « on kiffe ».|couper{180}