réflexions sur l’art

Ici, l’art n’est pas un objet figé mais un lieu de pensée en mouvement. Peinture, écriture, regard : tout devient matière à interrogation, parfois ludique, parfois grave. Ces réflexions empruntent autant à la philosophie qu’au souvenir de gestes, à l’anecdote d’atelier, à la mélancolie ironique. Peindre, c’est parfois rater ; dire, c’est souvent déformer ; l’œuvre est résidu de tentatives accumulées. L’artiste-écrivain avance en hésitant, creusant les mots comme la toile. Il ne cherche pas à expliquer l’art, mais à habiter ce qui se dérobe dans l’acte de créer. Chaque texte trace un sentier incertain, où l’intensité prime sur la clarté, où la seule vérité possible est celle de l’élan.

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Carnets | août 2022

L’interruption volontaire du refus de croire

Samuel Taylor Colerige Si on ne croyait pas on n’écrirait pas. Écrire disait Coleridge c’est l’interruption volontaire du refus de croire. Et croire, qu’est-ce donc sinon la volonté permanente de transmuter le corps en mots, la violence en œuvres et de pauvres types en écrivains. Écrire est donc toujours lié à la foi, qu’on le veuille ou non. Encore plus désormais que le pauvre, le prolétaire, le héros, figures emblématiques de la société ont disparues, ou tout comme. Cela ne signifie pas que la pauvreté et l’héroïsme aient disparu, mais ils ne sont plus représentés en tant que figures du social. Comme Dieu a disparu également en tant que figure tutélaire même s’il est toujours le dédicataire plus ou moins avoué de toute œuvre d’art. Le refus de croire devenant norme et consensus, écrire ce serait recréer une distance, un écart. Mais de quelle écriture s’agit-il. Toute la question est là. Dans quelle langue, quelle liturgie. Autrefois écrire se faisait en latin ou en grec. Seuls les moines et les érudits utilisaient ces langues, surtout le latin considéré être au plus près de la langue des anges. Pour avoir peiné jadis sur des versions latines je peux me souvenir encore de l’exigence que la moindre traduction de mot imposait. Il n’était pas question d’aller dans l’à peu près, mais de se rapprocher au contraire d’une idée de justesse, presque de perfection. Cela faisait beaucoup travailler le discernement. Qualité que les adultes considéraient comme essentielle à la fois pour être en mesure d’affronter le monde, s’y tailler une place, et, dans la pension que je fréquentais alors, religieuse, trouver Dieu. Évidemment le latin n’était pas un pôle d’intérêt majeur. Nous préférions, mes camarades et moi, nous mesurer à la barre fixe, prendre du muscle, devenir barbares en opposition à cette volonté de l’ institution de faire de nous des jeunes gens biens sous tout rapport. Avions nous pressenti que cette éducation rigoureuse n’était somme toute qu’un déguisement correct, acceptable à notre barbarie naturelle… à la barbarie générale du monde. Que sous le latin, le grec et les prières se dissimulait toute la violence qui nous habitait afin d’être idéalement juguler, de la rendre plus habile, plus efficace pour atteindre des buts non moins méprisables finalement que notre brutalité naturelle briguait… ce que nous nommions hypocrisie, n’était qu’un apprentissage douloureux de la forme. Et c’était tout aussi douloureux pour la plupart d’entre-nous que d’avoir à marcher avec des chaussures trop petites. Évidemment nous rejetions, au bout de quelques années passées dans cette établissement, toute velléité de croire, ni ne voulions entendre parler de foi ni de catéchisme. Il était de bon ton de sortir de cette école dépucelé quant au fait religieux. Nous en tirions une triste fierté. Au bout du compte nous étions effectivement taillés pour le monde profane. Sans pitié, sans compassion. Cruels et raffinés, nous dévalions alors dans les établissements publics pour n’y découvrir que faiblesse, facilité, mollesse et naïveté. Nous avions remporté la palme, nous ne croyions plus à grand chose. Surtout pas qu’il puisse exister un Dieu ou un Père. Nous avions tué ce père déjà mille fois incarné par les prêtres polonais rescapés d’Auschwitz, de Treblinka qui nous accompagnaient pour chanter la messe en latin. À y regarder de plus près avec la distance de l’âge, n’est-ce pas ce parcours vers un athéisme convenu ou de convenance, qui me force aujourd’hui à peindre et écrire, ne sont-ce pas, ces deux moyens, une seule et même interruption de plus en plus volontaire du refus de croire…|couper{180}

réflexions sur l’art

Carnets | août 2022

Retour au fragment

illustration : Torse en carton Alexandra Athanasseides Très agréable surprise de découvrir, au musée d’art moderne de Chora, sur l’île d’Andros, une exposition d’Alexandra Athanasseides. D’autant plus touché par son travail qu’elle est de ma génération. Née en 1961 à Athènes, elle continue de travailler et de vivre en banlieue. Touchante, parce qu’elle exprime sa démarche à partir du fragment. Elle récolte des morceaux de bois flotté sur les plages, des fragments de métal rouillé, tout un tas d’objets hétéroclites qui sont des déchets, des parties mises au rebut, qu’elle réintègre dans ses créations, créant ainsi un cercle vertueux entre mort et résurrection. On peut voir beaucoup de sculptures de chevaux dans son travail, qui m’ont aussitôt rappelé des images de la mythologie grecque, notamment le fameux cadeau d’Ulysse aux Troyens. C’est un cheval constitué de vide et de bois flotté, avec parfois des incrustations de rouille, décliné en plusieurs pièces. Ainsi, par le déchet, rejoindre le mythe, fabriquer cette ellipse, provoque aussitôt une excitation. Elle utilise aussi du carton d’emballage sur lequel elle dessine au fusain, gratte et colle de nouveaux morceaux ondulés, ce qui crée des marines fantastiques sur lesquelles chevauchent des figures archétypales de cavaliers et de chevaux. Des bustes, semblables à des torses éclatés de héros grecs. Je suis resté longtemps à contempler ce travail et me suis attardé à visionner plusieurs fois de petits films vidéo dans lesquels Alexandra Athanasseides tente d’expliquer celui-ci. Peu de mots, en fait. Mais des gestes, des assemblages de morceaux épars, de fragments qui, s’ils empruntent souvent, pour s’assembler, l’idée du cheval, révèlent aussi un double aspect de l’artiste : un côté « fonceur », sauvage, retenu d’une main ferme par l’intention artistique. Le produit de ce paradoxe n’est-il pas semblable à ce que tout artiste cherche à équilibrer ? Qu’on soit sculpteur, peintre, poète, écrivain, il me semble que l’essentiel est de trouver l’équilibre entre cette sauvagerie et ce que l’on entend par « civilisé », la civilisation. D’autant plus difficile, cet équilibre, qu’il n’y a que par la compréhension de son asymétrie qu’on puisse s’y introduire. Je ressens une fierté qu’une femme de ma génération produise un tel travail, une telle œuvre, comme si j’y étais pour quelque chose aussi, parce que c’est notre génération. Sentiment inédit ? Pas vraiment, mais peu observé jusqu’à ces derniers jours.|couper{180}

réflexions sur l’art

Carnets | juillet 2022

Entretenir une correspondance

Entretenir une correspondance, et non une suite d’e-mails. Se peut-il d’éprouver la nostalgie d’un objet imaginaire au point de m’en surprendre d’y penser, ce matin aux alentours de sept heures. À vrai dire une fois pourtant j’ai bel et bien entretenu une correspondance. Cependant en même temps que le souvenir de celle-ci se crée ou se recrée, semblable est la sensation désagréable ressentie lors de son achèvement définitif, en mille neuf cent quatre vingt neuf. Et je suis presque certain que c’était au milieu d’octobre. Un paquet de vieilles lettres datant de mille neuf cent soixante quinze et seize. Une correspondance avec une jeune femme, et dont la relecture me paru tellement plate, après que mon imaginaire se soit depuis belle lurette reporté sur d’autres objets, que je brûlai l’ensemble dans un des deux bacs de l’évier en porcelaine, faïence ou acier inoxydable, de l’atelier que l’on l’avait prêté au 135 ou 138 rue de Clignancourt. Depuis je n’ai plus éprouvé ni l’envie ni le besoin de recommencer. Malgré la lecture presque acharnée de nombreuses correspondances entretenues par des célébrités : peintres, poètes, écrivains, philosophes. Le sentiment d’imposture totale qui s’attache de façon indélébile au genre de la correspondance m’amuse, me détend, me divertit, ne m’émeut toutefois que rarement et seulement par fatigue ou distraction.|couper{180}

réflexions sur l’art

Carnets | juin 2022

Autodidacte

Je peux l'avouer même si je prends garde à ne pas m'en servir, ce mépris vis à vis de toute forme de subordination face à toute forme d'autorité est là. Et bien là. En tâche de fond. Ca doit venir encore de l'enfance. Mon père asseyait tout son pouvoir sur cette autorité de celui qui sait sur ceux qui ne savent rien. Je me suis énormément bagarré avec ça, mais vous savez bien que l'on finit par sympathiser plus ou moins avec ce que l'on déteste le plus puisque ça nous appartient, et qu'il faut l'accepter comme tout le reste. L'agacement me vient rapidement sitôt que je m'en rends compte. Si par exemple un élève me flatte, s'il s'abaisse à me confier ses inaptitudes crasses que pour mieux me rehausser, me flanquer sur un piédestal, ça m'agace. Je serre les dents, je fais tout pour ne rien montrer, mais bon sang parfois j'adorerais frapper du poing sur la table. Cette facilité qu'ont les gens à se soumettre à une autorité me rappelle bien sur mes toutes premières abdications perpétuellement. Encore que pour moi ce ne fut pas du tout facile, j'ai du endurer pas mal de raclées avant de m'y mettre. Et le pire c'est qu'une fois qu'on a accepté, la résistance passée provoque une sorte de vertige. On se dit tout ça pour ça. c'est une question d'âme, et aussi d'une idée de vouloir la conserver intacte, de fabriquer tout seul dans son coin un tri entre le propre et le sale. Avant de se jeter dans l'arène finalement. Et alors on comprend que l'arène est le seul destin du taureau d'élevage. Donc sur le plan du paradoxe je ne suis pas bon dernier. Puisque je suis professeur d'arts plastiques, ce qui revient à être le chantre plus ou moins d'une autorité, que dis je d'une institution, celle qui a fait de l'art désormais un petit entre soi. Sauf que je suis un prof dissident, j'ai lu le traité du rebelle plutôt de bonne heure. Et pratiquement tout des observations d'Ernst Jünger sur les insectes. Ce qui surement aura entrainé la fabrique des astuces dont je me sers pour enseigner, pour tenter de faire comprendre surtout à mes élèves qu'il n'y a pas de haut ni de bas. Qu'ils en savent autant que moi pour ainsi dire, s'ils prennent seulement la peine d'aller au fond d'eux mêmes. Sauf qu'ils ne pensent pas avoir le temps. Voilà d'où vient l'argent au final, simplement du fait qu'ils pensent gagner du temps à venir suivre mes cours. Je peux proposer des raccourcis bien sur. Débloquer des situations, proposer des paliers. Mais en fait je ne peux pas faire beaucoup plus car seul le travail personnel peut leur faire comprendre à l'intérieur d'eux-mêmes ce qu'ils pensent trouver à l'extérieur. Dans le fond j'aimerais qu'ils comprennent que le vrai travail est de nature autodidacte plus que tout autre chose. C'est surement difficile à comprendre tellement le mot ne bénéficie pas de gloire, de renommée, qu'il est terni presque toujours par l'idée qu'il faille beaucoup de savoir, de science pour créer quoi que ce soit. Ce qui est faux, archi faux. Et cela ne veut pas dire que les autodidactes sont des abrutis célestes non plus et qu'il faille les porter aux nues. Pas du tout. Car beaucoup d'autodidactes possèdent des références, ils ont lu énormément, puis ils ont décidé de laisser tomber tout ça , tout ce qui justement venait de l'extérieur. Ils se sont poser une seule question. Que puis je faire tout seul ? voilà tout. Et ils l'ont fait. Que le résultat ensuite plaise au plus grand nombre ou à une élite, ce n'est pas important, on s'en fout. Mais le plaisir de créer quelque chose qui n'appartient qu'à soi est un des plus grands plaisirs que je connaisse. Et vous savez, quand ça n'appartient vraiment qu'à soi, ça finit toujours plus ou moins par toucher tout le monde dans le fond. Mais toucher tout le monde n'est pas un but premier il faut aussi s'en rappeler.|couper{180}

réflexions sur l’art

Carnets | mai 2022

15 mai 2022

Vachement bien ce plancher qui chante. 16h28 dimanche, enfin quelqu’un entre à l’étage. Je m’étais assoupi et grâce au plancher j’ai pu me recomposer une tête à peu près digne de ce nom. “Je vois un bébé” dit l’homme Et un peu plus loin on dirait un violoniste … est-ce que c’est bien ça un violoniste ? — c’est vous qui voyez ! Un dimanche de permanence. J’avais oublié tout ça pendant dans mon assoupissement. De permanence. J’ai écouté leurs pas qui tentaient de réduire le plancher au silence, en vain bien sûr. La gêne d’une pesanteur ça se met sous cloche.|couper{180}

Auteurs littéraires réflexions sur l’art

Carnets | avril 2022

21.notule 21.

C’est inéluctable, on ne peut pas fabriquer autant d’armes pour ne pas être tenté à un moment ou l’autre de vouloir s’en servir. Ma génération, les sexagénaires nous avons en même temps de la chance et de la malchance quant à cette habitude initiatique des générations précédentes de participer à une « bonne guerre » On n’en veut pas mais tout de même il y a une petite amertume qui se love dans la partie reptilienne de notre cervelle. Le fantasme de la guerre, c’est un peu comme le fantasme tout court. On n’en guérit pas avant d’être passé à l’acte. Et la raison n’y peut pas grand chose. Le je doute donc je suis est un peu court. Par contre si on change la syntaxe on pourrait se dire Je crois donc je crée. Je crois en l’humanité donc je la crée. Chacun selon ses moyens, sur un plan local. C’est justement le doute qui nous emmerde le plus actuellement, et tout le cartésianisme qui va avec. Le doute a fait son temps, il nous faut de la certitude, de la foi. Pas celle des hypocrites des grenouilles de bénitiers qui veulent s’acheter une bonne conscience, rien à voir avec Rome pas plus qu’avec les ayatollahs de tout acabit. Foi en la conscience je dirais Foi en la lumière de la conscience C’est à partir de là qu’un commencement est possible. Le doute se débat il veut perdurer, ses secousses ses sursauts sont imprévisibles. La raison est devenue irrationnelle. Je ne suis que peintre et par l’exercice de la peinture j’ai vécu le doute l’absence de certitude, je cherchais à être un peintre « raisonnablement »… Ça ne fonctionne pas. Donc, je remplace peu à peu le doute par la certitude, j’espère ainsi apporter ma petite pierre à l’édifice, pour accompagner cette grande transformation qui s’accomplit en ce moment même. Il est possible que nous ayons encore besoin d’une guerre pour convaincre une grande part de la population que cette transformation est notre seule issue. Ceux qui gouvernent sont devenus fous. Nous ne sommes pas obligés de les suivre dans cette folie. Nous avons le choix celui de douter encore ou bien de croire. Quelque soit la suite cette transformation s’effectuera de toutes façons. Mais plus il y aura de monde qui prendra conscience de cette transformation plus elle sera facile. Sinon il y aura encore beaucoup de souffrance. Par peur, par doute. Il n’y a rien à l’extérieur de notre conscience. C’est la première certitude. Celle qu’on nous cache car elle nie toute séparation.|couper{180}

réflexions sur l’art

Carnets | avril 2022

Notule 18

Je regarde mon compte Instagram pro, ça fait un bail que je ne poste plus rien. Sur cette plateforme aussi faut pas être dupe. Je te like tu me like etc. Mais parfois je vais jeter un œil, comme on va sortir la poubelle. Les influenceurs, ceuses... ça me la coupe. toujours pimpants, souriants pas de mèche rebelle ou alors vraiment hyper bien calculée, au petit poil. Et des bisous et des chatons et de l'amour qui déborde de partout j'avoue que j'ai un peu de mal. voir que je suis à deux doigts de dégobiller à chaque fois. Pour la peinture c'est pareil. Vais demander d'avoir l'air d'une poupée Barbie dans ma prochaine incarnation. Klosie Barbie of course. Un truc qu'il faudra que je me trouve c'est un genre de baromètre pour accrocher au mur de ce bureau. Prévoir l'humeur de chien ( pourquoi de chien d'ailleurs on se demande ) Et les élans d'amour universel aussi, on ne sait jamais. Ne sortir que lorsque l'aiguille est bien calée entre les deux. Ou la boucler aussi. Ne rien dire, rien écrire, attendre que la force magnétique m'oublie un moment.|couper{180}

réflexions sur l’art Technologies et Postmodernité

Carnets | décembre 2021

La fulgurance de l’hésitation

Une phrase de Nicolas de Staël tourne dans ma tête depuis l’aube. Il parle de la fulgurance de l’autorité et de la fulgurance de l’hésitation, et il les met côte à côte, comme deux façons d’entrer dans la peinture. J’entends ça très simplement, dans l’atelier : le moment où la main tranche, pose une forme sans discuter, et l’autre moment, tout aussi vif, où elle recule d’un millimètre, reprend, doute, non pour ralentir mais pour viser autrement. Les deux fulgurances se ressemblent vues de près : elles font avancer. Alors je me demande ce qui, en moi, fait sauter la certitude dès qu’elle se présente. C’est presque physique : une idée se fixe, et tout de suite une autre force se lève, déplace la main, dérange l’évidence. Ce n’est pas une morale, c’est un réflexe de survie de la peinture. Si je m’installe trop vite dans “je sais”, la toile se ferme. Si je laisse un espace au doute, elle continue à respirer. Le doute n’est pas le contraire de l’autorité ; il en est une autre forme, plus latérale, plus inquiète, mais tout aussi nécessaire. Quand De Staël bascule dans le tragique, je ne crois pas que ce soit la peinture qui le tue. La peinture, chez lui, est un foyer. Ce qui brûle, c’est le bois qu’il y met : une urgence intérieure, un rapport aux autres qui ne trouvait pas d’issue tranquille, cette pente vers des amours impossibles qui finissent par dévorer l’air. Il meurt à quarante et un ans. J’essaie d’imaginer ce que ça fait d’avoir déjà tout donné à cet âge, de pousser la peinture à ce point de tension. Et je me dis aussi que l’âge n’éclaire pas toujours comme on le croit : il ne règle rien, il déplace seulement la question. Ce qui reste, peut-être, c’est la manière dont l’hésitation travaille la surface. Une toile de Staël n’est pas un décret : c’est une suite de reprises, de corrections, de décisions contredites par la suivante, un palimpseste de gestes où l’on sent encore l’ancienne couche sous la nouvelle. C’est là, dans ces reprises visibles, que je reconnais quelque chose de vivant : non pas la certitude affichée, mais la trace de ce qui a résisté, et de ce qui a fini par passer quand même. illustration dessin de Lucas|couper{180}

peintres peinture réflexions sur l’art

Carnets | décembre 2021

Les reprises

Reprendre un tableau, reprendre un texte, repriser les chaussettes : pourquoi ? Parce que quelque chose cloche, parce que ça ne tient pas, parce que ça ne suffit pas. Parce qu’il faut s’y remettre. Pour certaines choses, ça ne coule pas de source. Il y a un point dur, un nœud qu’on approche puis qu’on contourne, et on ne le voit pas toujours venir. Deux heures cette nuit sur un texte, et rien n’a pris ; ça reste inachevé, surtout quand j’arrive près de ce qui compte et que ça me repousse ailleurs. L’écriture et la peinture ont au moins ça en commun : on tourne autour, on avance par biais, on fait mine de ne pas insister, on revient. Il faut du temps, de la patience, et une manière d’apprivoiser ce qui fait peur, ce qui fait fuir, ce qui met les nerfs à vif. Apprendre à tenir sans se crisper. Aujourd’hui, 8 décembre, je sais à quoi va penser mon épouse vers 17 heures, au moment où la nuit tombe. Elle me demandera le carton des petits verres et des bougies, et comme chaque année elle voudra que je l’aide à les poser sur les rebords des fenêtres. Il y a eu des années où ça m’agaçait : la tête pleine, pas de place pour ce rituel. Je râlais. Encore tes bougies, tu sais qu’on est les seuls ici, dans ce trou de cul de village, à faire ça ? On n’est plus à Lyon. Elle tenait bon. Le 8, c’est les bougies ; tu la boucles, tu m’aides. Et je finissais par la boucler, puis je me brûlais les doigts à allumer ces foutus lampions avec un briquet. Depuis le temps, j’aurais pu prendre un allume-gaz ; non. J’y vais à l’ancienne, et je me plains. Puis, une fois que tout est allumé, je suis content. Vraiment. Le sale gamin retombe un moment, et c’est l’autre qui revient, celui qui s’émerveille d’un rien, celui que j’ai longtemps planqué sous une carapace parce qu’il prenait tout trop fort. Chaque 8 décembre depuis presque vingt ans, c’est le même petit scénario : je grogne, j’obéis, je vois que ça lui fait plaisir, et au bout du compte ça nous en fait aussi. Ça nous rapproche, un peu, chaque fois. Elle ne lâche pas là-dessus. Elle reste droite dans ce qu’elle est. C’est sa façon à elle de tenir, de ne pas laisser le monde tout emporter. Répéter ces gestes, à date fixe, ça fabrique quelque chose de simple et de solide ; ça met une lumière dans la maison et dans la tête, même quand on arrive de mauvaise grâce. Et je pense à ceux qui n’ont plus ça, qui laissent filer, qui jettent au lieu de repriser, qui ne savent pas quoi faire de leur colère ou de leur fatigue. Moi, ce soir-là, je finis avec les doigts un peu brûlés et la maison allumée, et ça suffit.|couper{180}

réflexions sur l’art

Carnets | décembre 2021

Cette importance

Qu'est-ce qui est important lorsque je prends un pinceau pour déposer de la couleur sur la toile ? Quelle hiérarchie d'importances suis-je en train de fabriquer ? Cette question qui ne cesse de tourner en rond, cette hésitation, ce doute, comme un mouvement perpétuel. Parfois je suis tenté de donner une réponse à la hâte, mais ce n'est pas la réponse qui résoudra quoique ce soit. Car chaque jour est un autre jour, et me rend autre vis à vis de toute réponse à cette question importance. Je rêve qu'un tamis me tombe soudain dans les mains, à mailles fines, mais pas trop. Je n'ai pas le palais si délicat pour gouter à la finesse. Mais l'âpreté aussi est importance, aussi utile que la délicatesse. Cette question comme une fusée qui, plus elle s'élève perd du poids. Cependant qu'il est nécessaire de brûler beaucoup pour propulser sa masse. Je me dis c'est le plaisir enfantin de peindre comme réponse, comme pansement pour cacher la plaie. Et puis cela dure quelques minutes, parfois une heure ou deux et d'autres réponses s'ajoutent et je fais de beaux nœuds avec les brins. Parfois je ne donne des réponses que pour parvenir à ces nœuds, pour provoquer ma patience à tenter de les dénouer ensuite. Exactement comme lorsqu'on parvient, une fois tout l'enthousiasme, la naïveté première consumés, à ce moment de vérité du tableau. Le choix et l'ordre. Cette élève possède un cœur simple. Elle dit je suis perdu aide moi. Elle ne le dit pas pour que je la remarque plus qu'une autre, elle ne le dit pas pour que je lui fournisse une preuve d'amour. Elle le dit parce qu'elle est assoiffée de trouver son chemin dans le fatras. Elle est ma sœur. Et je ne suis qu'un professeur. Ferme les yeux je lui dis et flanque de la couleur comme ça n'importe ou n'importe comment sur la toile avec un couteau à peindre, rentre complètement dans ce désordre, il n'y a rien d'important lorsqu'on peint comme ça. Tu verras bien où ça te mène, ce que ça donne. Ferme les yeux... Elle m'écoute et le fait, un bonheur d'élève. Nous regardons ensuite le résultat. Est-ce que c'est bien ? elle demande. Je ne dis rien parce que parfois j'oublie ce qui est bien ou mal en peinture, le résultat je veux dire. Trouver le bon silence, c'est aussi ça l'important.|couper{180}

réflexions sur l’art

Carnets | décembre 2021

zéro, nul, à chier

Cette élève qui ne vient plus à l’atelier, j’y repense comme on rumine un raté. Une femme entre deux âges, veuve depuis un an quand elle s’est inscrite, au plus bas mais décidée à remonter. Avec elle, rien n’allait simplement. Chaque séance se coinçait. Un jour — le dernier pour elle, je crois — elle s’est lancée dans la copie d’un Gauguin. Le tableau a traîné des semaines. À la fin de chaque cours, elle râlait tout bas ; son corps bougeait, s’agitait, et je regardais malgré moi, puis je revenais à la toile. Je lui demandais de me laisser la place, je rectifiais une bouche, un œil ; à l’huile, je lui disais d’attendre, de ne pas toucher à ce que je venais de peindre : “On reprendra la semaine prochaine.” Elle repartait aussitôt dans les mêmes phrases : je suis nulle, c’est nul ce que je fais. Elle ne disait pas plus cru, mais ça s’entendait. La semaine suivante, ce que j’avais repris était défait, le visage retombait dans le terne, dans la boue des couleurs sales, et on recommençait. Soupirs, épaules qui lâchent, mains crispées, puis encore : c’est nul, je suis nulle. Ça a duré. Jusqu’au jour où j’ai commencé à compter le temps que je lui donnais, et à sentir le reste du groupe derrière moi. Ce matin-là, je ne sais plus : une nuit courte, un ciel bas, un truc de travers. Elle m’a reproché de ne pas m’être assez occupé d’elle. J’ai vu rouge. J’avais passé des heures sur son tableau, j’étais intervenu plus que je ne le fais d’habitude, et ce que je reprenais était systématiquement repeint, abîmé, comme si la correction devait disparaître avant tout. On a échangé deux ou trois phrases sèches. Elle est restée campée là, et j’ai lâché : “Si ça ne te plaît pas, la porte est grande ouverte.” La phrase est sortie, impeccablement inutile et pourtant soulageante. Elle a rangé ses pinceaux, pris la toile, et je ne l’ai plus revue. Je la revis quelques années plus tard par hasard. J’étais en train de travailler dans un atelier temporaire à S. Elle était avec une amie ; elle entra sans me reconnaître, je crois. Puis, à mesure que ses yeux s’habituaient à la pénombre — la lumière était chiche dans cet ancien atelier de verrier — je vis son visage se décomposer, sa bouche se tordre, comme au souvenir d’une vieille nausée. Elle resta le temps nécessaire à la politesse, puis elle enjoignit son amie de repartir, laissant derrière elles un sillage qui me glaça jusqu’aux os. Après coup, la question revient : qu’est-ce qu’on fait avec quelqu’un qui s’acharne à se détruire sous vos yeux, qui refuse l’appui, même quand on le lui tend ? Ce qui me serre encore, c’est que je la connais trop bien. Cette façon de gâcher ce qui tient, de revenir au pire comme à une certitude, je l’ai portée longtemps ; il en reste quelque chose. Depuis, je n’interviens plus sur les tableaux. Je dis moins, je laisse les gens aller au bout de leur propre manière d’échouer, et je lâche une piste quand elle peut servir. J’ai aussi instauré une règle simple : un euro chaque “c’est nul”, “c’est moche”, “je n’y arriverai jamais”. Ça fait rire, et ça coupe net la petite litanie. De temps en temps, le mot “nul” revient dans une bouche, dans un livre, et la scène remonte : une femme penchée sur son Gauguin, ce refus sans fin, et ce que ça réveille. J’essaie d’en faire quelque chose d’utile ; au minimum, de ne pas laisser la phrase me tirer vers le fond avec elle.|couper{180}

peinture réflexions sur l’art

Carnets | novembre 2021

Les trois étapes d’un tableau

L’huile est une matière vivante, comme le peintre. Que savons-nous du vivant sinon ce que nous rapporte la rumeur ? Que savons-nous de la peinture qui tienne jusqu’au lendemain ? Jusqu’à ce que l’on se penche sur le chiffre 3. Jusqu’à ce que l’on accepte le temps comme un processus de germination dont le but est la floraison. À quoi servent les fleurs ? À quoi servent les chefs-d’œuvre ? Parfois, lorsque je suis fatigué, je me dis que tout ça ne sert à rien. Ça ne dure jamais bien longtemps, la fatigue est un voile qui s’estompe pour laisser place à d’autres. Autant de voiles, autant de couches. Jusqu’à ce qu’un jour je rencontre mon maître et qu’il me dise : « Il est important de comprendre puis de respecter les trois étapes. Alors tu naîtras avec, tu connaîtras. L’huile est une matière vivante, tout comme toi. La première étape est le domaine de la boue, de l’ignorance, du bien et du mal, du beau et du laid. C’est aussi celle de la peur et de la liberté. C’est dans ce royaume que tu construiras ton égo à coups de hache, à coups de couteau, à coups de pinceau. Tu te gonfleras d’orgueil et de vanité puis tu retomberas plus bas que terre. Tu n’auras pas d’autre choix que le beau ou le laid et tu détesteras l’entre-deux. Tu verras mille mondes merveilleux, mille déserts, mille champs de bataille, tu traverseras les couleurs sans les voir, car tu n’auras encore aucune valeur. Tu t’enthousiasmeras le matin pour te désespérer le soir et ainsi durant des jours et des nuits, des mois, des années jusqu’à ce que la magie décide de te faire grâce et ouvre enfin tes yeux. Et c’est au moment où enfin tu verras, que tout t’échappera pour sombrer ensuite dans l’aveuglement. À la seconde étape tu seras totalement perdu. Tu regarderas la toile et tu ne verras plus rien, tu seras perclus de doutes et si, par hasard, tu réussis un tableau tu diras : ce n’est pas possible, ce n’est pas moi qui ai fait cela. Peut-être que tu ne peindras plus durant des semaines, des mois, des années, tellement le doute te tenaillera. Tu peindras tout de même parce que l’habitude est plus forte que tout. Des petites choses insignifiantes, de grandes choses sans intérêt, tu commenceras peu à peu à comprendre que le résultat n’est pas le plus important. Tu commenceras aussi à devenir plus attentif à tout ce qui se présente aussi bien venant de l’intérieur que de l’extérieur. Au bout de cette étape, tu n’arriveras plus vraiment à dire qui peint le tableau, à dire « je ». Passeront ainsi les jours, les semaines, les mois, peut-être les années. La seule chose à laquelle tu pourras t’accrocher est la régularité. Tu t’enfonceras dans celle-ci comme dans une tombe. Jusqu’à ce que la magie te permette, à l’aube d’un matin, de décrypter la toile. La troisième étape te semblera irréelle. Il n’y aura plus de différence entre la toile, la peinture et toi. Il n’y aura plus que du bien et du beau partout ; même au plus sombre du plus sombre tu verras la lumière. Les noirs seront profonds comme la nuit percée d’étoiles et de galaxies et toutes les nébuleuses auront pour toi leur raison d’être. La finesse des lumières s’étendra vers l’infini. Tu ne chercheras plus, tu ne douteras plus, tout simplement parce que tout cela n’aura plus de sens, parce que le doute et l’insensé auront disparu de la surface de la toile, comme de sa profondeur. Il n’y aura pas beaucoup de couleurs mais elles seront utilisées chacune à leur juste valeur sans même que tu n’aies à te demander pourquoi ou comment. Et une fois le tableau au bord de l’achèvement tu pourras rire ou sourire à ta guise enfin et dire vraiment tout cela pour rien. Pour rien. Ce sera ta récompense pour avoir respecté à la lettre les trois étapes. Pour rien, le vrai but de la peinture comme de toutes choses. »|couper{180}

réflexions sur l’art