mai 2019
1er mai — Fin des haricots
Quand il ne restait plus rien à manger à l’internat, on sortait les haricots. La "fin des haricots" n’était pas une expression, c’était une table avec presque rien dedans. Je me demande si ce moment n’est pas celui que nous passons notre temps à repousser : le jour où il faut bien regarder le fond de l’assiette. La violence ne naît pas de rien ; elle s’accumule dans les existences étriquées, les profits qu’on protège. Rimbaud parlait de Charité, pas au sens mièvre, mais comme d’un mot terrible qui coupe le calcul.
2 mai — Colère
On cite Gandhi pour la non-violence, alors qu’il n’a jamais cessé de parler de colère. Homère commence l’Iliade par là : "Chante, déesse, la colère d’Achille…" Les pouvoirs qui nous administrent ont trouvé une méthode : nettoyer. On gomme les traces. On traite la colère comme un choléra moderne : quelque chose de contagieux qu’il faut repousser au-delà du périphérique.
3 mai — Pied de veau
J’étais en train de lui expliquer comment mon père préparait le bœuf bourguignon. Elle a dit : "Fait chaud, ça ne te dérange pas si je me mets à l’aise ?" Le t-shirt, le reste, tout posé sur une chaise. Elle est revenue s’asseoir, complètement nue. J’avais encore en bouche les mots "pied de veau". J’ai bafouillé, attrapé mes clés, traversé la pièce. Dehors, je me suis senti vaguement grotesque.
4 mai — La toile
Longtemps, j’ai cru qu’on tenait debout en collant des étiquettes sur tout. J’ai testé "campagne", puis "ville", les bordels, les comptoirs collants. La fatigue a pris le dessus. J’ai ouvert les mains et je t’ai trouvée, toi : une toile blanche, dans une pièce qui sentait le tabac froid. Tu ne promettais rien, seulement cette surface vide prête à recommencer tous les voyages.
5 mai — Faire avec
On m’a collé pas mal de mots : "dispersé", "instable". Un jour je me suis entendu dire : "Il va falloir faire avec." Ce n’était pas baisser les bras, c’était regarder le terrain tel qu’il est. "Faire avec" reste du côté de l’intime. Depuis, je me balance entre "faire avec" et "c’est comme ça" comme un pendule fatigué.
6 mai — Lieux
Après l’exposition au Prieuré, le calendrier m’emmène vers des lieux plus modestes. J’ai compris que c’était moi qui dressais la carte avec des lieux "haut" et "bas". Les tableaux ne changent pas de nature. Si un tableau n’a pas sa propre lumière interne, on pourra le noyer sous tous les spots, il restera plat. La seule grandeur qui m’importe, c’est celle d’une toile qui tient debout, où qu’on la pose.
7 mai — Cabane
Un jour il faudra que tu la sentes remonter, la joie. Arrêter de tourner autour et se remettre à l’ouvrage : choisir un bout de terrain, guetter la perche, commencer une cabane. Juste une pièce, ronde ou presque, avec de quoi tenir debout en hiver. La nuit, tu verrais les étoiles à travers une toiture disjointe, des bêtes viendraient flairer l’odeur d’un homme qui ne leur demande rien.
8 mai — Jaune
Il y a des nuits où tout se passe dans un gris sale. Puis, une fois de temps en temps, il y a la couleur. Je me souviens d’un rêve où une porte s’est ouverte sur un champ de colza. Un jaune violent, si net que j’ai eu l’impression de respirer dedans. C’est elle qui m’a réveillé, comme un sursaut.
9-12 mai — Le navire
Le capitaine ne déjeunait jamais avec nous. Le second relayait les ordres avec une précision maniaque. Nous avons vu des masses blanches de glace dépasser l’horizon. On sentait que nous avions dû remonter trop au nord. Le soir, le capitaine a fait monter les femmes sur le pont, percer des tonneaux. Les chaînes ont claqué au rythme des pas. Le jeune mousse se tenait au bastingage, perdu dans sa solitude, comme s’il attendait qu’on lui prête assez de force pour ne pas basculer dans le noir.