Octobre 2019

1er octobre 2019 [RÉCIT : Nabuchodonosor 1] — Retour à la banlieue de la Défense après six mois au Portugal désargenté et une séparation. Rencontre au bar de Nabucho, étrange prénom aux résonances babyloniennes. Entre le clochard céleste et le valet dessiné à la hache. Nous devenons camarades de comptoir, invoquant Pessoa dès le pastis : « Navigar e preciso, viver nao e preciso... » Chambre minuscule donnant sur une cour avec un jeune cerisier. Livreur de paperasses en J7, victime de velléités littéraires et d’une passion pour la bouteille. Cette absurdité d’écrire m’avait entraîné dans un paysage décalé du réel. L’immaturité comme compagne de maquis dans l’âpreté du quotidien. L’existence me prodiguait tous les soins nécessaires à la survie et à préparer la gratitude future. Mais à l’époque, je préférais boire avec Nabucho. Le boxeur fit son apparition, façadier nantais con comme un balai mais qui gagnait bien sa vie. Grain à moudre pour poètes bistrotiers.

2 octobre — Henry Miller dans Tropique du Cancer : « L’homme que j’étais, je ne le suis plus. » Différence entre savoir et connaître. Le passé m’a longtemps obsédé comme pour maintenir une illusion d’identité. La mémoire comme colle assemblant les fragments. Mais on s’enferme ainsi dans une prison, perpétuant les mêmes fonctionnements. Le monde change à vitesse extraordinaire. En 1986, retour d’Asie, personne ne voulait entendre mon récit. Le passé n’intéresse personne. Entre le supporter aviné et le soldat, pas beaucoup de différence de programmation. Que faire du passé, lorsque la nuit se pose doucement à l’avant du véhicule qui roule vitre baissée dans cette soirée d’automne ?

3 octobre [RÉCIT] — Karachi, allongés nus, les oiseaux migrateurs dans le ciel pollué. Sa phrase à l’oreille me révèle mon inculture magistrale en matière de femmes. Déployer le salaud qui gisait au fond de moi. Elle se tord comme un serpent colossal, Lilith lubrique. Distance chirurgicale, rester dur et endurant. Après la sodomie, épuisés. Son sourire alimenté par mon dépit. Je m’abîme à nouveau dans le cri des oiseaux migrateurs au-dessus de Karachi.

4 octobre — Récapitulation par l’écriture depuis un an. Revisiter lieux et êtres pour pardonner à tous, dénouer les nœuds énergétiques. Travail chamanique au rythme des battements de cœur des nuits d’insomnie. Le tapotement du clavier comme incantation. Fil d’Ariane et petit poucet. Un mystère comme Thot ou Hermès. Position incertaine du narrateur, ubiquité nécessaire. Sacrifice sur l’autel de l’écriture. Les fantômes s’abreuvent de vie. « Sang d’encre » de ma mère. Laisser couler ce sang d’encre en cadeau. La mort, porte close que je veux ouvrir, animé par crainte, espoir et curiosité. Tradition chamanique et portes vers divers mondes. Sans doute le système capitaliste ne survivrait-il pas si nous acceptions les esprits. L’ami imaginaire de l’enfance, « un sale type », vision en négatif. Le déni des adultes permit à notre créativité d’être sans bornes. À la mort du père, le mur disparut. Nous sommes des amis ayant décidé de nous incarner pour progresser mutuellement. Histoire d’amour devenant consciente, définition de la poésie.

4 octobre [RÉCIT : Naissance] — Prématuré, prévu pour mars, arrivé fin janvier. « Celui-là, il veut être arrivé avant d’être parti. » Couveuse, puis le long couloir parisien du 15ᵉ. Chez les grands-parents. Ma mère surgissant de temps à autre, son départ provoquant confusion entre joie et douleur. Neutralité comme refuge. À quatre ans, la maison de l’arrière-grand-père instituteur qui connaît son dictionnaire par cœur. À sept ans, embrasser le mort sur son lit. Cauchemars de la bête à mâchoire démesurée. Le cerisier en fleurs provoquant un évanouissement. La petite porte noire vers la cave pour entendre les voix du territoire des ombres. « Tu as le diable dans la peau. » La peur comme vecteur vers de nouvelles versions de l’amour. La peinture exprimant ces strates autrement que l’écriture.

5 octobre [RÉCIT] — Atelier chamboulé par l’arrivée de deux femmes. La petite brune et la grande blonde aux yeux bleus embués. Potins sur le peintre vicelard. « Ce qu’elle adore, c’est se faire battre. » Le fantasme d’orgie s’accentuant avec le whisky. Elles disparaissent. J’aurais pu la culbuter mais je demande où dîner. Tornade de rage dans son regard vert.

9 octobre [RÉCIT : Castaneda] — Pas encore vingt ans, traversant Paris depuis la Bastoche. Découverte de Castaneda chez le bouquiniste : L’herbe du diable et la petite fumée. Enfin une porte vers le territoire immense du Nagual. Dévoré toute l’œuvre. Mais la rêverie ne suffit pas, il faut discipline et courage. L’écriture permit la récapitulation nécessaire, maîtresse féroce. Chaque matin, déverser sur la page, découvrir combien le narrateur ment. Travailler l’attention. Pendant l’amour, froideur éveillée observant la partouze universelle. Cela me coûta ma première compagne. Orgueil et mépris envers ceux voulant juste « la vie active ». Errer de chambre en chambre, écrire des milliers de pages pour pardonner à chaque monstre créé. Aujourd’hui attablé avec un ami chaman, trois chatons nous observent. Dans leurs yeux, le regard de l’écriture avec sa bonne froideur.

10 octobre [RÉCIT] — À la lisière, se dévêtant, nu il entre dans la forêt. Les arbres aussi nus. Pas besoin de mots dans cette nudité mutuelle. Le grand chêne, retrouvailles après dix ans. L’enlacer doucement. Son cœur battant, bandant vigoureusement sans imagerie érotique. La nudité contre la nudité suffisant à débloquer l’énergie sexuelle. Jusqu’au crépuscule dans cette étreinte silencieuse. Rentrer en regardant palpiter les premières étoiles.

11 octobre — « Tu prends tout par-dessus la jambe ! » Expression maternelle érotisée. Ce « tout » désignant le petit sexe pendouillant. Pendant des années, placer cerveau, désir, ambitions dans ce morceau de viande. Complicité malsaine, sexe au centre du je-m’en-foutisme. « Mon putain de garçon. » Histoires d’aiguilles à tricoter et désir de fille. « À quelques centimètres près tu n’étais qu’une crotte. » Elle aurait dû suivre son instinct de fauve et nous laisser. Derniers moments à l’hôpital de Créteil. Morphine conférant beauté à ses yeux. « Tu peux y aller maintenant. » Devant le marocain de Limeil : « Et si on allait se taper un bon couscous ? » Il pleura vraiment. C’était un jour creux, plein de places libres, un coup de chance.

11 octobre [RÉCIT] — Rousse au jardin arrachant les mauvaises herbes, visage rubicond. Blessée que je l’aie rejetée. Peau pâle qui s’empourpre, yeux verts. Mais Margot me hante toujours. Dépit confortable. Nous dévisageant à travers la vitre. La familiarité se dissipant. Tout à l’heure amants, maintenant étrangers s’épiant.

12 octobre — Ce corps battu, mordu, déchiqueté, éviscéré. Tentatives vaines de le rendre immobile et muet. Même au fond d’un trou, le corps continue, rejoignant le silex, tutoyant l’étoile. Passer par le corps lui recrée une mémoire nouvelle. Abandonner l’immortalité des vampires. Une seule minute vraie vaut toute une éternité de mensonges.

14 octobre — Cherché une rambarde contre l’anarchie des formes. « Trouve ton style », j’ai pensé art funéraire. Mes toiles confondues avec des planches de surf. Voyage sur les vagues. La peinture ouvrant des paysages intérieurs. « On dirait que ce n’est pas le même peintre. » Mais ceux que j’ai le plus entendus n’ont rien dit. En m’engouffrant dans leur silence, j’ai compris le mien. Mes toiles n’étaient que mutisme alors que je les imaginais silence. « Wouah, quel chemin ! » Je m’aime plus désormais, et peut-être que je me mets à t’aimer mieux toi aussi.

15 octobre [RÉCIT] — Le petit juif chétif avec son histoire de porte. Rêve récurrent, porte close, nullité effroyable. J’ai tout mon temps pour l’écouter. Décidé d’être juif depuis quelques années. Grand-mère estonienne éludant toujours, Disque bleue et fumée bleutée. L’exégèse m’est congénitale. Une petite salope certaine que je l’étais. N’ai jamais revu le petit juif, mais j’avais saisi le message. Les portes ne m’ont jamais posé problème, j’en ai défoncé plus d’une.

16 octobre — Hommage au doigt, celui qu’on se fourre dans le nez ou le cul. Mobile et libre. Doigt dans tous les creux, trous, fentes. Doigt dans la bouche de l’amante. Plus de couture sur la jambe pour poser le petit doigt. Tous les « je t’ai à l’œil » s’évanouissent dans la brume des automnes qui resurgissent.

17 octobre [RÉCIT : Filippo] — J’irai en bus savourer le paysage toscan. Me souvenir de Fiesole, de ta bouche et tes yeux. Du vieux maître parlant d’agathe, pourpre marin, lazzulite. Ferveur d’arpette plongée dans tes yeux comme une lame de Tolède. Combien de fois t’ai-je peinte. Retenir la fine ride de ton sourire qui m’échappe toujours. « Filippo » avec ton accent de Naples. Mon corps de lumière abolissait le temps. Voilà bien des années que nous ne sommes plus. Mais toi, ma magnifique, où donc es-tu que j’ai perdue ?

17 octobre — Pandore et Ulysse. Hésiode confondant Zeus et le tout-puissant. Dieux façonnant Pandore : beauté, musique, mensonge, curiosité, jalousie. La boîte interdite. Curiosité présentée comme défaut féminin. Mais Ulysse errant par sa propre curiosité masculine ? Si l’on joignait ces deux curiosités ? Seule vraie raison des complots divins. Le divin s’ennuyant ne trouve amusement qu’à travers les jeux des mortels.

18 octobre [RÉCIT] — Un matin, il s’aperçut qu’il marchait à côté de sa vie. Séparé d’elle par la haie de la mémoire. Idée simple : avancer à reculons. Modifier l’habitude confortable. Journée test : bonsoir au lieu de bonjour, miche au lieu de baguette. Lire le journal de la dernière page. Quelques jours ainsi, nouvelle routine menaçant. Devant la glace pour se raser, il sursauta : un inconnu se tenait devant lui.

20 octobre — Au-delà de l’art et du mensonge, l’être immobile dans une attente angélique. Fumer avec l’ange, faire des ronds de fumée. Le brouhaha s’évanouit, tinte la clochette de la rosée. Plus d’urgence, plus de temporalité. Un dessin d’enfant vaut celui des grands maîtres. Au-delà de l’art, n’est-ce pas le paradis finalement ?

20 octobre [RÉCIT] — SDF sur le banc, grosse canette. Je lui fais un doigt d’honneur. Mais je reviens m’asseoir. « Personne ne me regarde. » On fume ensemble regardant passer les gens. « Les bourgeoises tu les traites comme des salopes et les salopes comme des princesses. » Ça me fait chier, ce petit jeu. « C’est moi qui ai choisi d’être sur ce banc. » Légion étrangère. En partant, il me dit : « L’important c’est de savoir traverser le miroir. »

21 octobre [RÉCIT : Nabucho 2] — Nabucho, poète exilé, masques en papier mâché dans les écoles. Gros nounours noir de Salvador de Bahia. Syncrétisme cathoyorubesque. Gilberto Gil au téléphone, je l’accompagne. Leurs regards d’amitié, tendresse énorme. Pauvreté provoquant crises conjugales. Le boxeur me propose une chambre. Compris l’expression « mieux vaut un petit chez soi ». Satisfaire sexuellement sa compagne ogresse. Job paramédical : culs-de-jatte, bonbonnes d’oxygène aux mourants. Patrons sectaires voulant me présenter à leur magicienne.

25 octobre — Fuite, errance, sabotage. Rêve d’enfance : monde gris, petits personnages informes m’entravant. « Je sais que c’est un rêve. » Je m’évade en me réveillant. Capsule de toutes les amertumes. Chambre trouvée, automne, quatre heures du matin. Café chez Tati. Grande table ronde, feuilles, crayons. Urgence de mettre de l’ordre. Écrire sans relire. Nabucho : « Ton esprit est malheureux, il faut le nourrir ! » Cette phrase peut-être adressée à lui tout autant. Dégoût de ne pas glisser vers la fiction pure. Chômage, solitude. Technique respiratoire. Le soir, Montmartre, bars, alcool pour désinhibe. Masques en papier mâché la nuit. Écriture imposant la justesse. Remonter le fil des mensonges. À Montrouge, reconnu la voix de l’épouse de Nabucho. Elle m’invita connaître la fin de l’histoire.

27 octobre — Tous les mois à partir du 15, le découvert. Rituel du matin, café, elle s’impatiente. Rage contre lui-même. Au tabac, les deux jeunes Turcs ne rigolent plus. Kangoo refusé au contrôle technique, pas de pèlerinage cette année. Fin octobre, retour des morts, Samain. Le brouillard au coin de la rue. Vers le grand café ouvrant son rideau de fer.

28 octobre — Dessiner. Enfant, tu dessinais sans te soucier de savoir. « Bien dessiner » par rapport à qui ? Léonard c’est déjà fait. Dessiner c’est s’exprimer avec justesse, montrer qui on est. Garde tout, date et signature. Tout est précieux. L’estime de soi est importante. Dans quelques années tu verras les prémices. « Bien dessiner » souvent un mensonge qu’on se fait. Faux problème. Dessiner comme tu es. « Venez comme vous êtes. »

28 octobre [RÉCIT] — Toutes les possibilités de sa vie continuant sans lui. L’univers écartant les voiles. Tous ceux qui étaient lui sur des routes parallèles : le chanteur, l’écrivain irlandais, ceux restés avec leurs compagnes. Don d’ubiquité. Il se mit à rire remerciant le vieil univers. Tous se valaient désormais. La soixantaine apportant sérénité inédite. Plus de père. En première ligne pour la dégringolade dans le néant.

28 octobre [RÉCIT : Monsieur Paul, 1908] — Endormi avec la chatte. La repose délicatement. Remplit le poêle, la neige dehors. Toilette sommaire, galurin cabossé et pardessus. Salon chaotique avec chiens, chats, lapins, perroquet. Vers la mairie de Fontenay-aux-Roses espérant que le 86 sera en service malgré les intempéries. Nous sommes en 1908.

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