Septembre 2019
1er septembre — Bilan et silence
Cette année, j’ai participé à une trentaine d’expositions. Le bilan est positif pour la notoriété, mais je me demande ce que je veux vraiment : peindre, gagner ma vie, ou faire le clown ? Pour l’année qui vient, moins d’expositions. Me concentrer sur ce que je veux vraiment.
Dernier jour d’expo dans le Pilat. Un couple arrive tard. Lui regarde longtemps avant de parler. Nous parlons de ce qui ne se voit pas, de la peinture comme passage. Soudain, ses yeux brillent : « Ce que vous appelez le silence, c’est la vie et l’amour. Le véritable amour est sans émotion. Comme l’univers. Il répond, c’est tout. » En redescendant, cette parole résonnait encore.
3 septembre — Pakistan
L’air est doré, chargé du sable du Baloutchistan. Je photographie des enfants maigres dans les campements. Les hommes sont partis dans les montagnes repousser l’ennemi. Dans le bazar, un jeune homme m’invite pour le thé. Sa chambre est couverte de cartes postales du monde entier. Avant la gare, un crochet : l’hôpital. Photographier des victimes brûlées au napalm. Sur un lit, un homme délabré. Nos regards se croisent. Dans ses yeux, un étonnement infini recouvre une fatigue infinie.
6 septembre — Train pour Lahore
Une migraine terrible. En cherchant une pharmacie, je la vois de dos : épaules frêles, nuque pâle, chignon roux. Elle venait de Birmingham, se rendait en Inde. Je lui propose de venir avec moi en train pour Lahore. Quelques stations plus loin, tard dans la nuit, elle pose sa tête contre mon épaule et murmure : « C’est bien. Être là. Dans la nuit, dans ce train. » Nous n’étions plus deux étrangers, mais deux passagers fuyant chacun quelque chose.
7 septembre — Jalousie
La jalousie est une difficulté. En peinture, ce sentiment m’est pénible. Pour être le peintre que je veux être, il faut accepter que des flux nous traversent sans y faire obstacle. Mes meilleurs tableaux sont nés de l’absence : absence de jalousie, d’orgueil, de fausse humilité. Ils sont nés quand je cessais d’être quelqu’un pour n’être qu’un passage.
8 septembre — Cheng et l’automne
Cheng trace quatre ou cinq traits à l’encre pour se sentir éveillé. Il vient d’atteindre la soixantaine et sait qu’il lui manque encore l’essentiel. Chaque matin, il s’enfonce dans la discipline de ces coups de pinceau pour pénétrer dans l’espace de sa feuille blanche.
Je me souviens de L’Automne du patriarche. Chaque automne, cette qualité de lumière me parle de la fin et de l’héritage. Dans le roman, il y a Patricio Aragonés, le sosie du dictateur. Comme lui, j’ai mon Patricio à mon service. En automne, cette volonté de retraite atteint son comble.
9 septembre — Béquilles
Les béquilles de S. sont d’un bleu profond. S. vit dans le présent. Moi, je fais des allers-retours constants. Ces haines enfantines, ces colères, ces mensonges — tout cela est devenu mon stock. La colère, mon chalumeau. J’écris ces textes au jour le jour, ma manière d’écouler mon stock. Une façon de dire adieu aux vieilles béquilles, et de reconnaître qu’elles m’ont tenu debout.
10 septembre — Bataille
Quand Georges Bataille abandonne son père malade à Reims pendant la guerre, il accomplit un acte qui nourrira toute son œuvre. Ce que cet abandon révèle, c’est que nous sommes parfois poussés par le futur à briser les trajectoires prévues. Les chamans, quand ils opèrent un nettoyage, commencent par la mémoire. Notre mission est de fonder une harmonie, pas seulement un équilibre.
11-12 septembre — Champions et guides
Je me souviens de ma visite à Thierry Lambert. Aujourd’hui, je vois clairement ce que je cherchais : moins à rencontrer un homme qu’à trouver un miroir. Je me suis mis à parler de chamanisme, d’art sacré. Des mots trop grands pour une simple rencontre. Je ne suis plus ce pèlerin. Je n’ai plus besoin de chamanes.
La vérité est que la grande course, c’est le métro, le travail, les courses à faire. Des routines, pas une épopée. Le vrai courage n’est pas de gagner la course, mais de regarder en face la banalité de sa propre vie, d’assumer la douleur qu’on cause. Et de continuer, malgré tout.
15 septembre — Impeccabilité
Il m’a fallu des années pour me défaire de la culpabilité. En chemin, j’ai fini par sympathiser avec une petite voix. Je l’ai appelée « l’impeccabilité ». On ne peut que vouloir être impeccable. Pour cela, deux outils : devenir excellent et maîtriser son art. Il faut cesser d’obéir aux injonctions de la peur. Plus je me déleste, plus j’entends clairement la petite voix. Être impeccable, c’est être soi, pleinement engagé dans la relation que l’on entretient avec le monde.
16 septembre — Van Velde
Une exposition des frères Bram et Geer Van Velde se tenait à Lyon. À travers le cheminement des œuvres, je retrouve une sensation : le déracinement. C’est grâce à un voyage en Allemagne que Bram développe sa culture artistique. Mais c’est à Majorque qu’il élabore véritablement son langage. Ce parcours indique plusieurs choses essentielles : il faut la faim, celle de peindre. Il faut travailler sans relâche, multiplier les tentatives, échouer encore et encore.
22 septembre — Le cerveau et la solitude
Notre cerveau est une entité étrange. Nous ne savons toujours pas si le cerveau et l’esprit sont une seule et même chose. Si l’on observe le nombre de neurones et leurs connexions, on n’est pas loin du nombre d’étoiles dans l’univers. Pour comprendre la conscience, il faut parfois considérer les choses sous un angle différent. Considérer signifie littéralement « regarder toutes les étoiles en même temps ».
C’est en réécoutant mon ami chaman Luis Ansa parler de la solitude de la femme que ça a fait tilt. Cet attrait qu’elles ont toujours exercé sur ma vie, c’est bien de cette solitude que tout est parti. La solitude de la femme est insondable. C’est la solitude insondable des étoiles qui n’attendaient que notre visite pour briller et se transformer en lumière.
23 septembre — Insignifiance et rien
Quand le fils dit au père qu’il veut être écrivain, ce dernier hausse les épaules : « ce n’est pas un métier ». Il y avait eu une déflagration silencieuse. Un sentiment d’insignifiance formidable s’empara de lui. Il s’empara du petit carnet et inscrivit la date. Sa main resta en suspens dans l’attente de l’inspiration qui ne vint pas.
« Tu n’es rien » — cette petite phrase a fini par prendre une place centrale. À chaque fois c’est un château de sable qui s’effondre avalé par la mer et le temps. Tous ces personnages inventés ne furent que passe-temps, diversion pour échapper au maelström du rien. « Tu n’es rien » laisse percevoir un tout que je n’ai jamais voulu voir.
25-26 septembre — Le peintre chaman
Je rencontre un écrivain poète peintre chaman lors d’un vernissage. En voyant ses peintures sur Facebook, je reçois une grande secousse. Je me suis mis à dessiner pour m’accaparer son langage, son esprit, son âme. J’ai dessiné pendant des heures. Puis je poste sur Facebook. On me traite de copieur. Le peintre écrit : « Copier un artiste ce n’est pas bien ». Blessé au plus profond. « Tu n’as aucun talent » — encore une fois le « tu n’es rien ». Le lendemain, je vais quand même le voir. Nous passons ensemble un merveilleux moment.
La sensualité se tiendrait dans un entre-deux, entre grossièreté-vulgarité et sacralisation-sublimation. Cet écart que nous inventons sans cesse entre le sublime et l’effroi nous sert d’instrument maladroit pour tenter de comprendre ce que nous avons oublié.
28 septembre — Photographie et confusion
Je photographie l’œuvre du grand chaman. Plus de 300 photographies. Je mesurais le cadeau qu’il m’avait offert. Dans mon esprit, il était le chaman qui avait plutôt bien tourné. Quant à moi, j’étais le chaman vagabond, butineur, éparpillé.
Il est un territoire dans lequel je reviens régulièrement : celui de la confusion. Les tentatives de mise en ordre de ma vie sont légion. Ma vie entière est une succession d’échecs en matière d’ordonnancement. Cette distance qui s’installe avec le groupe me coûta une énergie formidable et m’offrit en contrepartie une créativité étonnante.
Au Musée du Louvre, je tombe sur la statue du scribe. Quelque chose en moi se brisa. Je me rappelais d’un nom : Thot. Moi le jeune homme perdu, avec une ventouse pour déboucher les toilettes dans le plus beau musée du monde. C’est en constatant l’état des toilettes que j’ai compris ce que pouvait être le contraste, pilier élémentaire de toute vocation de peintre.
30 septembre — Déjeuner
Je suis invité à déjeuner chez Michel et Marie. Je tente de chasser les miasmes de dépression chronique. Après quelques gorgées de vin de sureau, je me détends. Le grand chaman ne dit presque rien, il est heureux. Le grand chien blanc vient poser sa tête sur ma jambe. Ce moment familial m’étrille en profondeur. L’important, c’est cette bouffée de chaleur humaine que j’ai pu accueillir à cœur ouvert, courageusement, sans me réfugier dans le jugement ou la pitrerie.