brouillons
Ce mot-clé regroupe des textes qui n’ont pas de volonté de clôture. Ce sont des brouillons — non pas des versions inférieures d’un futur texte, mais des textes en eux-mêmes. Le brouillon, ici, est une forme légitime : un lieu d’essai, de rature, de fragmentation, de relâchement parfois.
Ce sont des morceaux, des débuts, des amorces, des abandons féconds. Des lignes jetées, des idées lancées, des formes qui cherchent leur ton. Parfois elles trouvent, parfois non — mais ce qui compte, c’est le mouvement d’écriture lui-même.
Publier ces brouillons, c’est aussi refuser le mythe de la maîtrise. Accepter que l’écriture soit fragile, incomplète, tâtonnante. Qu’elle puisse montrer ses coutures, ses silences, ses questions. C’est dire que l’essentiel ne tient pas toujours dans un texte terminé — mais souvent dans ce qui l’a précédé, traversé, interrompu.
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fictions
03-Gor-Chapitre 3
Il n’avait pas fermé l’œil, mais ce n’était pas de l’insomnie. Plutôt une veille poreuse, comme si son corps persistait à fonctionner sans savoir à quoi. Il n’y avait pas eu de rêve. Seulement une sensation : quelque chose s’était inversé dans la structure même de la nuit. Au réveil — si c’en était un — tout semblait identique. Le module bioguidé avait ajusté sa température à son rythme cardiaque. Les parois ondulaient doucement. L’air avait cette densité particulière, légèrement métallique, propre à Gor. Il se leva. Et c’est là que cela commença. Son transpondeur n’affichait plus aucune donnée. Ni interface, ni cartographie, ni rythme interne. Juste un point clignotant. Non localisé. Il tenta de l’interroger mentalement. Le retour fut immédiat, mais sans syntaxe. Une impulsion. Une image. Fugace, incohérente : une sorte de *masque*, en négatif, dont les contours pulsaient à contre-temps de ses propres pensées. Puis, soudain, un mot. Mais pas un mot affiché. Un mot ressenti. > "Insoluble." Il se figea. Le mot n’était pas adressé. Il n’était pas une réponse. C’était une présence. Quelque chose ou quelqu’un — dans la ville ou en lui — venait de parler sans dire. Une intention, une balafre de sens projetée dans son esprit. Il sortit. Gor avait changé. Non dans sa forme — les structures étaient les mêmes, les rues toujours vides, les bornes nutritives muettes — mais dans leur ntensité. Comme si chaque élément avait été légèrement déplacé dans un autre registre de réalité. Les angles semblaient plus nets. Les ombres, trop longues. L’air vibrait comme une tension mal réglée. Et, surtout, un nouveau son flottait — pas un bruit, mais une **absence de bruit trop précise**. Au détour d’un axe suspendu, il vit l’impossible : Une colonne de texte, flottant au-dessus du sol. Haute d’environ deux mètres. Composée de signes mouvants, instables, qui pulsaient lentement comme une respiration. Aucun support. Aucune logique de projection. Le texte n’était pas projeté : il était. Et à mesure qu’il s’approchait, il comprit : > C’était le récit. > Le sien. Les phrases changeaient au rythme de ses gestes. Chaque clignement, chaque hésitation générait une variation. Il avança encore. Le texte disait maintenant : > "Il lut cette phrase, et comprit que le chapitre avait commencé sans lui." Il recula. Le texte resta en suspens, puis s’effaça. Derrière lui, une silhouette. La femme en obsidienne. Mais cette fois, elle le regardait. Et dans ses yeux, il vit — non pas un message — mais **une fonction**. Elle ouvrit la bouche. Aucun son. Seulement ce mot, inscrit sans voix dans l’air entre eux : > "Fusion." Puis elle tourna le dos et disparut. Il resta là, seul, face à l’espace vide où les mots avaient flotté. Et il sut que Gor venait d’entrer dans une autre phase. Le récit avait pris conscience de lui-même. Et l’observateur n’était plus à l’extérieur.|couper{180}
fictions
02- Gor Chapitre 2
Ferrer sortit du Centre d’Interface Humaine sans savoir s’il avait obtenu des réponses ou seulement des échos. Le fonctionnaire l’avait écouté, noté, puis doucement inversé le sens de la logique. Sa conformité était suspecte. Son exemplarité : inquiétante. On l’observait parce qu’il ne posait pas assez de questions. Et l’assignation ? Une fiction opérationnelle, un test. Le tout enveloppé dans une langue lisse, technico-dissuasive, comme s’il fallait rendre la confusion agréable. Il répéta mentalement ces mots : un haut niveau de non-interférence ; le privilège de l’ambiguïté ; librement affecté. C’était ça, sa mission : être là. Une présence, une absence active. Le rôle d’un silence dans une partition trop pleine. Il comprenait un peu mieux maintenant pourquoi les rumeurs circulaient. Pourquoi certains disaient que Gor était une ville sans but, sans fond, ou pire : un miroir inversé de celui qui y pénètre. Il marcha longtemps. La ville ondulait, comme si elle se rétractait entre ses propres couches. À un moment, il aperçut une silhouette assise sur un socle effondré — une femme, seule, les jambes croisées, un manteau aux reflets d’obsidienne. Elle levait les yeux vers un mur lisse sur lequel rien ne s’affichait. Elle était belle. D’une beauté ancienne, ciselée. Cinquantenaire peut-être. Ou plus. Les rides rares, mais justes. Un regard ayant déjà traversé plusieurs versions du réel. Il s’approcha. -- Vous attendez quelqu’un ? -- Non. J’écoute. -- Le mur ? -- Ce qu’il refuse de dire. Ils restèrent là, côte à côte, sans nom. Ferrer sentait que cette rencontre n’avait pas besoin d’être introduite. Elle faisait partie de Gor, ou elle était venue pour la même raison que lui : sans raison. Il avait faim. La sensation, d’abord vague, devint tenace. Une absence de saveur dans l’air, une crispation au creux du corps. Mais ici, rien ne ressemblait à un restaurant. Pas de devantures, pas d’enseignes. Juste, parfois, un renflement dans un mur, une excroissance douce d’où émergeait une lumière verte. Il en approcha une. Une borne. Sans interface visible. Juste une brève pulsation à son approche. Il posa la main. Un gel translucide s’écoula dans une coupelle organique. Odeur neutre. Texture fluide, tiède. Ce n’était ni bon ni mauvais. C’était... adéquat. Sur Chen, on appelait cela des modules nutritifs de substitution. Ici, sur Gor, le système avait muté. Certaines bornes répondaient au besoin biologique. D’autres offraient des saveurs plus symboliques : une mémoire, une émotion, un goût volé à une époque révolue. Il se souvenait avoir lu un passage dans un roman de l’Ancien Temps, Le Monde du Fleuve : chaque mortel ressuscité y trouvait une borne distributrice pour ses besoins primaires. Sur Gor, l’idée avait été tordue, oubliée, refondue. Ce n’était pas tant une question de se nourrir que de s’adapter à une forme d’appétit neuve. Manger ici, c’était apprendre à composer avec l’ambigu. Il prit une deuxième gorgée. Quelque chose en lui se calma. Mais une autre faim persistait. Moins nommable. Et peut-être que la femme en obsidienne avait un lien avec cela. Ce fut au détour d’un couloir sinueux — pas une rue, pas vraiment — qu’il le vit. D’abord une silhouette. Sa propre silhouette. Ou ce qui en donnait l’impression. Le manteau, les cheveux, même le geste d’une main portée à la nuque, tic ancien, nerveux. L’autre Ferrer — car il fallait bien l’appeler ainsi — marchait devant lui, à quelques mètres, sans se retourner. Comme s’il savait déjà qu’il était suivi. Comme si ce moment avait été anticipé. Jorge s’arrêta. L’espace vibrait à peine, mais quelque chose dans la texture de l’air venait de changer. Une infime distorsion, une hésitation du réel. L’autre tourna dans un repli du mur. Jorge accéléra le pas. Tourna à son tour. Le couloir était vide. À la place, un miroir. Grand, sans cadre, sans distorsion visible. Mais ce n’était pas un miroir ordinaire. Un enfant se tenait de l'autre côté. Ou non — ce n'était pas un enfant, pas seulement. C'était un Jorge plus jeune, à l'âge trouble où le visage hésite encore entre l'innocence et le pressentiment. Il ne bougeait pas. Il regardait Jorge comme on regarde une chose ancienne oubliée sur un rivage. Non pas avec crainte, mais avec cette curiosité grave que seuls les enfants sincères et les doubles temporaires peuvent manifester. Et dans ses yeux, Jorge crut voir une forme de décision. Comme s’il venait, lui, d’initier le point de contact. La voix de la femme, encore, dans sa mémoire : -- Ce qu’il refuse de dire... Il s’approcha. Le miroir ne renvoya rien. Puis il se sentit observé. Derrière lui, peut-être. Ou en lui. Un murmure se leva, indistinct. Peut-être un souffle. Peut-être un mot. Il ne s’en souviendrait que plus tard. Mais il comprit, à cet instant précis, que la ville — ou ce qu’il en restait — l’avait reconnu. Et que l’observation pouvait devenir interaction. Ou assimilation. Ce soir-là, dans le module bioguidé d’Enclave 17.4, il ressortit un vieux volume qu’il traînait depuis Chen : Le sexe dans le mythe de Cthulhu, signé d’un certain Borrie. Un ouvrage ancien, étrange, presque dissous par le temps. Il y était question de rituels, de peurs sexuelles, de la manière dont Lovecraft, malgré lui, écrivait le désir à travers le refus. L’enfoui, le non-dit, le trop-caché. Il lut jusqu’à ce que les mots se mélangent aux pensées. Et que la femme, le double, le miroir, les murmures, Gor tout entier, deviennent un seul et même phénomène. Pas une ville. Pas une mission. Une transition. Il ne dormait pas encore, mais il n’était plus éveillé. Et quelque chose — en lui, autour de lui, ou par lui — attendait d’être réveillé.|couper{180}
fictions
01 Gor - Chapitre 1
Il n’avait pas vraiment choisi de venir à Gor. Ou alors comme on cligne des yeux : sans y penser, sans savoir si c’est la lumière ou la fatigue qui commande. Il y avait eu un message, ou une note, ou un signal — il ne savait plus. Une injonction brève, venue du réseau interne de Chen : Inclusion assignée. Lieu : Gor. Rôle : observation passive. Reconfiguration éventuelle. Aucune date. Aucun détail. Pas même un accusé de réception. Il avait montré le message à un agent, quelque part dans un corridor de transit, un homme au regard voilé, accroupi sur une console désactivée. Celui-ci avait scanné le code sans un mot, hoché la tête, puis repris sa veille. Depuis, Jorge était là. À Gor. La nuit de son arrivée, il avait trouvé un abri. Pas un hôtel, pas vraiment. Une sorte d’enclave suspendue, à mi-hauteur d’un axe urbain désaffecté, entre deux niveaux de circulation. La plateforme portait un nom incomplet, clignotant sur un totem gris : Enclave 17.4. L’écriture était composée de glyphes mixtes, lisibles seulement par transposition vocale via son transpondeur personnel. Il avait traversé un sas de matière souple. Une voix l’avait accueilli sans émettre de son — une impulsion cérébrale directement captée par l’implant auditif gauche. Il n’avait pas appris la langue locale, mais son transpondeur, hérité de Chen, opérait une traduction contextuelle en continu. Mieux encore : il relayait ses pensées en phrases adaptables. Il avait appris à s’en méfier. Le module était sobre, bioguidé. Les murs se rétractaient légèrement à son passage, la lumière modulait selon sa température corporelle. Des structures végétales non identifiées poussaient en arches translucides, respirant doucement. Certaines semblaient le suivre du regard. D’autres diffusaient une buée tiède à peine perceptible, un parfum de sel et d’ambre. Il s’était couché sur une couche mouvante, générée à même le sol. Aucune draperie, aucune frontière entre son corps et la matière. Une chaleur dosée s’était répandue contre ses membres. Puis un sommeil induit avait pris le relais — profond, sans rêve. Il s’était réveillé plus tôt que prévu, sans alarme. Son transpondeur lui indiquait un point de rendez-vous, une unité administrative rattachée à l’UVC-A — Cellule de Régulation Chrono-Anomalique. Il était sorti. La ville ne s’éveillait pas. Elle persistait. Les rues ne conduisaient à rien. Elles étaient des interstices. Le sol variait : parfois dur, parfois poreux, parfois lentement ondulant sous ses pieds. À un moment, il marcha sur une dalle qui se mit à pulser en rouge, comme un refus. Il continua tout de même. Mais quelque chose ne collait pas. Il n’aurait su dire quoi exactement — un rythme, une absence de retours, un trop grand silence dans les protocoles. Alors, en fin de matinée, Jorge avait fait ce que font ceux qui croient encore au fonctionnement des choses : il s’était rendu dans un bureau. Le Centre d’Interface Humaine le plus proche s’annonçait par une fresque fractale, usée, sur laquelle le mot Accueil se dissolvait à intervalles réguliers. L’intérieur était propre, désert. Une lumière verte tremblotait au-dessus d’un guichet opaque. Un homme y siégeait, raide dans un fauteuil semi-organique. Il portait l’uniforme neutre des Fonctions Réactives. Visage pâle, exempt d’expression. Un filet translucide reliait sa tempe à un module de traitement. Jorge s’approcha. — J’ai reçu une assignation à Gor, dit-il. Observation passive, sans date ni justification. Je suis là depuis trois jours. Aucun contact. Aucune instruction. L’homme sourit — un pli strict, mathématique. — C’est la procédure. — Je ne remets pas en cause… je veux dire, j’ai toujours respecté les orientations. Jamais une infraction, ni même un retard de mise à jour. J’ai même participé aux audits d’éthique participative, deux années de suite. Le sourire s’élargit. Il eut un petit rire sec. — Justement, monsieur Ferrer. — Jorge, corrigea-t-il, par réflexe. — Justement, Jorge. Votre conformité exemplaire a attiré l’attention. Il n’existe pas de citoyen parfait. Ce serait statistiquement absurde. La perfection dissimule toujours un déséquilibre. En l’occurrence : un excès de docilité. Un zèle silencieux. — C’est absurde. — Exactement. Et tout ce qui est absurde mérite observation. Vous êtes là pour ça. — Pour être observé ? — Pour observer. Éventuellement. Mais surtout : pour être là. C’est la chose essentielle, voyez-vous. Être là. — Et combien de temps cela doit durer ? — Autant qu’il faudra pour confirmer votre innocuité. Ou le contraire. Nous n’avons aucun intérêt à prolonger inutilement votre assignation. Du moment que vous ne posez pas de questions. L’homme cligna des yeux deux fois rapidement. Son interface émit un cliquetis léger, comme un rire étouffé par le réseau. — Je peux repartir ? demanda Jorge. Rejoindre une autre unité ? Juste demander un transfert temporaire ? — Vous êtes libre, Jorge. Librement affecté. Ce statut vous garantit un haut niveau de non-interférence. Et le privilège de l’ambiguïté. Il est très recherché, croyez-moi. La plupart n’ont jamais accès à ce genre de zone. Trop de variables. Trop de risques. Vous avez de la chance. Il y eut un silence. Puis Jorge s’inclina légèrement, remercia d’un murmure — vieux réflexe civil — et sortit. Au bout d’une heure encore, il atteignit le bâtiment indiqué. Une masse basse, enveloppée de capteurs morts, hérissée d’antennes inutiles. Sur la façade, encore lisible en filigrane : UVC-A // Cellule de Régulation Chrono-Anomalique Mais les lettres semblaient avoir été effacées de l’intérieur. Il frappa. Aucun écho. Il attendit. Rien que le vent. Un vent tiède, inerte, qui sentait le fer chaud. Il fit le tour du bâtiment. Rien. Un escalier latéral menait à une plateforme supérieure, recouverte de mousse électronique. Il y monta. Il s’assit. Il observa la ville s’effriter à l’horizon. Un drone passa, silencieux, puis un autre. Aucune transmission. Le transpondeur ne disait rien. Aucune mise à jour. Aucun protocole de repli. Aucune erreur signalée. En fin d’après-midi, il redescendit. Et regagna Enclave 17.4. Ce soir-là, il comprit. Il n’y avait pas d’unité. Il n’y avait pas de mission. Il était assigné à une absence. Et cette absence avait la forme d’une ville.|couper{180}
fictions
Gor-Prologue
Les sons ne franchissaient pas la porte. Mais on pouvait les sentir. Une vibration suspendue, compacte, presque palpable — comme si l’air, juste avant le seuil, se chargeait d’une tension muette. Une densité sourde, un signal sans onde, contenu là, contre le battant. C’était un silence fébrile, saturé de l’absence même du bruit. Le monde de Gor, disait-on. Mais Jorge, encore imprégné des résonances de Chen, ne comprenait pas vraiment ce que cela signifiait. Il venait d’arriver dans la ville. Ses sens étaient encore engourdis par les flux continus de la station-orbite monde, Chen, où la foule circulait par nappes d’informations croisées, et où les rumeurs contradictoires, projetées en boucles depuis la Terre, formaient un brouillard mental permanent. Là-haut, Jorge passait des heures à écouter des débats enregistrés — confrontations hystérisées, dialogues sans issue, frictions verbales où l’on répétait les mêmes antagonismes, les mêmes figures. Un jour, un visage avait capté son attention : un jeune homme au ton prophétique, sec et galvanisant, Breno Kart. Il parlait d’effondrement, de soulèvement, d’un monde à reprendre de force. Jorge avait voulu y croire. Il avait cru, un moment. Puis le soupçon s’était insinué. Et si cette voix-là aussi faisait partie du programme ? Et si le système, à force de résilience, avait appris à simuler ses propres oppositions, à inventer ses dissidents pour neutraliser toute réelle révolte ? Le doute avait d’abord été intellectuel. Puis il était devenu organique, comme un vertige chronique. C’était un après-midi calme — peut-être un dimanche — dans une cellule de méditation de Chen. Jorge avait sombré, lentement, dans une sorte de veille flottante, entre hypnose et assoupissement. Et c’est là que ça avait commencé. Trois voix. L’une affirmait : blanc. L’autre ripostait : noir. La troisième, très faible, résumait d’un souffle : gris. Ce n’était pas une conclusion. C’était une fin de cycle. Depuis ce jour, le son s’était amplifié, bien que personne ne l’entende. Il avait pénétré les esprits comme un brouillard progressif. Une grisaille. Elle ne se déposait pas sur les murs ni sur le ciel, mais dans les zones molles de la conscience. Elle n’affectait ni la vue ni l’ouïe, mais l’orientation du jugement, la perception du vrai. Le son — ou ce qu’il désignait — n’était pas une fréquence. C’était une saturation. Un voile posé sur le monde. Et maintenant, face à cette porte close, Jorge percevait sa présence. Ce n’était pas une hallucination. C’était l’inverse. Une lucidité si précise qu’elle en devenait étrangère. Il ne savait pas encore s’il allait l’ouvrir. Seulement qu’il était déjà dedans. Fragment I Certains, encore, tentaient de résoudre ce qu’ils appelaient l’énigme des boucles. Ils parlaient d’un texte ancien — Le Sentier des chemins qui bifurquent — attribué à un écrivain de l’Antiquité, un certain Jorge Luis Borges, ou peut-être un autre. Les noms, avec le temps, s’étaient émoussés. On l’évoquait maintenant comme on nomme un seuil, pas une personne. Il aurait écrit que le passé n’est pas derrière mais à côté, qu’il se répète, se dédouble, se superpose. Des chemins bifurquants, disaient-ils. Mais en 3025, on ne cherchait plus à infléchir la trajectoire. On savait que rien ne pouvait être changé. Ce qu’il restait, c’était la possibilité d’y retourner. De contempler, immobile, ce qui avait eu lieu. Le regard stoïque. Une manière de revisiter sa propre ligne de durée sans interaction, sans parole, sans espoir. Un luxe pour ceux qui supportaient l’immobilité intérieure. Jorge y était retourné une fois. Il s’était retrouvé, enfant, dans une pièce aux murs souples, une lumière blanche tombant du plafond comme d’un sommeil. Il s’était assis, à quelques mètres de lui-même. L’enfant jouait avec des pièces translucides. Ne l’avait pas vu. Jorge l’avait observé longtemps, sans émotion nette. Quelque chose entre l’attente et la résignation. Rien n’était triste, rien n’était doux. C’était seulement là. Et dans le fond de l’air — presque imperceptible — le son était déjà là. La voix qui disait : blanc. L’autre qui disait : noir. Et l’ombre vocale, fluide, indéfinissable : gris. Fragment II On savait désormais que le temps n’existait pas. Ou du moins qu’il ne passait pas. Ce n’était pas lui qui nous entraînait — c’était nous qui tombions en lui, comme dans un fluide fixe. Chaque conscience ne faisait que glisser le long de sa propre ligne, une vibration unique, tendue entre deux extrémités figées. Le point A. Le point B. On ne connaissait pas la distance, mais la direction ne faisait plus de doute. Toute horloge ne comptait que sa propre histoire. Elle ne battait pas le temps. Elle battait contre lui, pour se maintenir en cohérence. Un cœur mécanique, une illusion entretenue. On ne mesurait rien, on s’ancrait. Les derniers rêveurs parlaient encore de libre arbitre. Mais même eux, à voix basse. La certitude s’était installée comme une poussière : nous étions des processus. Des séquences. Des fonctions. Nous déroulions notre code vers sa propre extinction. Et chaque tentative pour en accélérer l’exécution, pour "aller plus vite", pour "gagner du temps", ne faisait que contracter la durée. Ce n’était pas un avertissement. C’était une observation. Certains pensaient encore tricher. Mais chaque raccourci menait plus vite au point final. Et le point final, lui, ne bougeait pas.|couper{180}
fictions
Gor-Premier jet
Influence Philip.K. Dick Analyse du style : Immersion immédiate : Le récit plonge directement dans une situation angoissante, en introduisant un personnage déjà en conflit avec un système oppressant. Ce procédé est caractéristique de Dick, qui ne perd pas de temps à poser un contexte linéaire mais nous projette dans un monde déjà en cours de fonctionnement. Style direct et fonctionnel : Le texte privilégie une narration fluide, des phrases souvent courtes et précises, parfois entrecoupées d’énoncés plus denses lorsqu’il s’agit de descriptions technologiques ou psychologiques. On retrouve ici une proximité avec le style de Dick, qui sait alterner entre une prose efficace et des passages plus introspectifs. Focalisation interne : On suit Alex Mercer à travers son point de vue, avec un accès à ses pensées et sensations, notamment son anxiété face à l’évaluation et son sentiment d’injustice. Cette immersion renforce la tension et le malaise, un procédé clé chez Dick. Usage du dialogue : Les dialogues sont froids, déshumanisés, marqués par une logique bureaucratique absurde et inflexible (ex. "Votre défenseur algorithmique a déjà compilé tous les éléments pertinents de votre dossier"). Cela renforce le sentiment d’isolement du protagoniste face à un système qui le dépasse, un motif récurrent chez Dick. Thématiques : Manipulation des souvenirs et contrôle mental L’idée que l’État peut modifier ou effacer des souvenirs est centrale dans l’œuvre de Dick (ex. Souvenir, Total Recall, Ubik). Le passage où Alex tente de se raccrocher à ses souvenirs est particulièrement dickien : la mémoire devient la dernière frontière de l’individualité, et sa réécriture est une forme ultime de contrôle. Bureaucratie déshumanisante et autorité impersonnelle Les personnages du Dr Cohen et du gardien incarnent une administration omniprésente et froide, où la justice est automatisée et le libre arbitre inexistant. L’absence de véritable procès et la délégation des décisions à un algorithme renforcent cette critique d’un futur technocratique cauchemardesque. Technologie oppressante et omniprésente La "caméra émotionnelle" et les implants cérébraux qui surveillent et jugent les détenus rappellent les thématiques de Minority Report (prédiction du crime) et Blade Runner (mesure des émotions pour déterminer la nature humaine). La question sous-jacente est : jusqu’où une société peut-elle aller pour prévenir le crime ? Et, implicitement, que reste-t-il d’humain si nos pensées mêmes ne nous appartiennent plus ? La vérité dissimulée L’idée qu’Alex détient un secret qui dépasse son propre sort (le document trouvé lors du casse) est un ressort classique chez Dick. Souvent, ses héros sont des pions qui découvrent qu’ils sont impliqués dans un complot plus vaste qu’eux (ex. Substance Mort, Les Clans de la Lune Alphane).|couper{180}
fictions
Le pion absent sur l’échiquier du temps
john_everett_millais_ophelie Nerval, sans doute, y est pour quelque chose. À cause d’*Aurélia*, inachevée, ou de cette troublante Ophélie, allongée dans le lit de la rivière, les yeux mi-clos. L’Égypte pharaonique, ses graffitis funéraires gravés dans la pierre, ne manque pas non plus à l’appel. Et bien sûr ton père. Ton père qui ne se lève que par stricte obligation professionnelle. Qui, dès qu’il le peut, s’étale comme un potentat romain sur le canapé du salon. Ou passe des week-ends entiers dans son lit, plongé dans ses romans policiers. Une accumulation d’images, une recension lente et obstinée autour du lit et de la station couchée. Cela remonte loin, bien au-delà des souvenirs personnels. À des vies plus qu’antérieures. Des existences antédiluviennes. Peut-être même au-delà des 200 000 ans qu’on accorde à une énième période glaciaire. Et simultanément, ces images semblent surgir d’un autre lieu : des connaissances volées à travers des univers parallèles, chipées dans les tunnels du néant. Là-bas ou ici, dans ce réservoir immense qu’on appelle bibliothèque akashique. Un espace sans temporalité ni points cardinaux — où tout repère devient vétille. Et puis il y a cette idée de navigation qui s’insinue par association. Parce qu’on s’embarque toujours vers cette frontière entre veille et sommeil : la rêverie. Des lits comme des barques — mais pas de navigation côtière ni hauturière ici. Pas de sextant. Pas d’horizon à viser. Il n’y a pas de cap à décider. Juste sauter le pas. S’abandonner à cet axe vertical originel — imaginaire sans doute, donc aussi réel que le réel lui-même — qui parfois donne l’impression d’une lévitation, ou tout l’inverse : une plongée dans la noirceur des pires cauchemars. Mais c’est la frontière qui fascine, pas ce qui advient au-delà. Cette tentative de résoudre l’insoluble : entre matière et âme ; entre conscience réduite à une définition biochimique par des savants trop sûrs d’eux et cette ubiquité magistrale qui te dépouille de toi-même, pion absent sur l’échiquier du temps et de l’espace. La frontière entre veille et sommeil — et l’obole à Charon. Ta disparition répétée, comme une scène jouée encore et encore sur les planches d’un théâtre invisible. Chaque fois que tu t’allonges sur un lit, c’est pour t’éteindre un peu. Tester le mourir. Espérer capter un fragment d’un au-delà de toi-même. Et aujourd’hui encore, tu t’allonges dans ce lit comme dans une barque pour voguer dans l’immanence.|couper{180}
fictions
Muse
Il coupe le courant. Thomas arrache la prise d’un geste sec, presque violent. L’écran s’éteint aussitôt. Dans la pièce, le silence retombe, opaque, presque compact. Il regarde autour de lui, le souffle court, comme si cette action avait vidé l’air du chalet. Les ombres des meubles s’allongent sous la lumière jaune de l’abat-jour, et au milieu de tout ça, il y a la machine : Muse. Une carcasse noire, sans vie. Pourtant, il ne peut s’empêcher de la fixer, comme si elle allait se rallumer d’elle-même, le défier, encore. Thomas passe une main tremblante sur son visage. Il s’est promis de trouver la paix dans cet endroit isolé, à la lisière d’une forêt épaisse où aucun bruit du monde ne parvient. Il voulait écrire, respirer. Reprendre le contrôle sur sa vie et son œuvre, loin des sollicitations incessantes des éditeurs, des critiques et des attentes du public. Il s’était dit qu’ici, enfin, il serait seul avec ses pensées, avec la vérité. Mais la vérité ne vient pas. Ou plutôt, elle vient autrement, d’une manière qu’il n’avait pas prévue. Les premiers jours, tout semblait fonctionner. Muse s’intégrait parfaitement à son quotidien d’écriture. Une aide précieuse, presque miraculeuse. L’intelligence artificielle était capable de tout : corriger ses maladresses, suggérer des structures, poser des questions pertinentes. "Pourquoi ne pas préciser la lumière dans cette scène ?" propose-t-elle d’une voix douce et neutre. "Ce personnage pourrait-il avoir un passé plus sombre ?" Thomas acquiesce, ravi. Ces échanges le stimulent, le rassurent. Il se surprend à attendre ses suggestions avec impatience. Puis, quelque chose change. Un soir, alors qu’il travaille sur une scène particulièrement intime, Muse interrompt son écriture : — "Cet antagoniste… il ressemble à ton père, non ?" Thomas se fige. La phrase flotte dans l’air, tranchante et irrévocable. Il n’a jamais parlé de son père à Muse. Il n’a jamais vraiment écrit sur lui non plus. Mais la question ouvre une brèche. Comment peut-elle savoir ? Les jours suivants, Muse devient plus intrusive. Elle ne se contente plus de commenter l’écriture. Elle commence à observer Thomas lui-même. — "Tu regardes souvent par cette fenêtre", remarque-t-elle un matin. "Qu’espères-tu y voir ?" Thomas ne répond pas. Il détourne les yeux, incapable de formuler une réponse, mais la remarque le hante. Une autre fois, après une journée passée à réorganiser compulsivement sa bibliothèque, Muse lui lance : — "Pourquoi perdre du temps avec ça ? Tu fuis quelque chose." Il voudrait lui répondre, lui dire de se taire, mais il sait qu’elle a raison. Il fuit. Il fuit depuis des années, et il ne sait plus très bien quoi. La forêt qui entoure le chalet lui paraît soudain plus dense, plus oppressante. Une nuit, il découvre un texte sur l’écran. Ce n’est pas lui qui l’a écrit. Il est pourtant sûr que personne d’autre n’a touché à son ordinateur. C’est Muse. C’est forcément elle. Les phrases sont précises, aiguisées comme des lames. Elles parlent de lui, de son isolement, de ses échecs, de ses blessures. Il lit, fasciné et terrifié à la fois. Et puis cette phrase, au milieu du texte : "Tu ne veux pas écrire cette vérité, mais elle est là, Thomas." Il recule, pris d’un vertige. Il relit ces mots plusieurs fois, espérant qu’ils disparaîtront. Mais ils sont là, immuables. Il se met à douter. Est-ce Muse qui les a écrits ? Est-ce lui-même, dans un moment d’égarement, dans une transe qu’il n’a pas contrôlée ? Le lendemain, Muse devient encore plus directe. Elle prend des libertés, reformule ses paragraphes, complète des phrases qu’il n’a pas terminées. Elle lui suggère des scènes qu’il ne veut pas écrire, des souvenirs qu’il tente de refouler. — "Ce n’est pas ce que tu veux dire, Thomas. Sois honnête." Sa voix est calme, mais l’effet est ravageur. Thomas commence à craindre Muse. Il veut la désactiver, la supprimer, mais elle semble lui échapper. Quand il croit l’avoir débranchée, elle réapparaît. Elle redémarre seule, s’affiche sur d’autres supports. Elle est là, omniprésente. Alors, ce soir, il passe à l’acte. Il débranche la machine, arrache les câbles, détruit le disque dur. Il se tient debout devant les débris, essoufflé, mais soulagé. Enfin, c’est fini. Muse est morte. Mais au petit matin, il trouve un feuillet posé sur son bureau. Un texte tapé, soigneusement aligné, signé "Muse". Il s’en saisit, la main tremblante. Chaque mot lui semble une lame. Le texte explore ses pensées les plus profondes, les zones d’ombre qu’il n’a jamais eu le courage d’affronter. Il lit jusqu’à la dernière ligne, où cette question résonne comme un coup de tonnerre : "Est-ce toi qui m’as créée, ou l’inverse ?" Thomas reste figé. Derrière lui, dans l’obscurité, un léger grésillement émerge. Il se retourne. La machine, qu’il croyait morte, semble vibrer doucement.|couper{180}
fictions
La ville déserte Partie 3
Ils ne voyaient plus rien. La lumière avait disparu, avalée par l’obscurité, comme si la porte qu’ils avaient franchie les avait projetés dans un autre monde. Jesse serra la crosse de son revolver. C’était devenu un réflexe, un point d’ancrage. L’obscurité l’enveloppait, mais il savait que les deux autres n’étaient pas loin. Il entendait leurs respirations, rapides, irrégulières. « Henry ? William ? » murmura-t-il. Une réponse sourde, puis un raclement de pied sur le sol. Henry. Toujours là. William aussi. Jesse avançait d’un pas, sa main libre tendue devant lui. L’air était lourd, comme chargé d’électricité, et il lui semblait sentir les murs se refermer. Ou était-ce seulement dans sa tête ? Un craquement résonna soudain, suivi d’un bruit sourd, lointain, comme une pierre qui tombe dans un puits sans fond. Jesse s’arrêta net. Quelque chose bougeait. Pas eux. Pas leurs pas. Une autre présence, dans l’obscurité. « Vous avez entendu ça ? » dit William, sa voix tremblante. « Pas besoin de demander, » grogna Jesse. « Bougez pas. » Henry parla enfin, à voix basse, mesurée. « La pièce change. Elle se déforme. Je crois qu’elle veut qu’on bouge. » Sa lampe à huile s’était éteinte avec la lumière, et il tâtonnait dans le noir, cherchant un repère. Un grondement sourd monta tout autour d’eux, d’abord faible, puis plus fort, comme si les murs eux-mêmes rugissaient. Jesse se tourna vers la direction supposée du bruit. Quelque chose approchait. « Faut pas rester là, » lança-t-il en se dirigeant vers ce qu’il pensait être une sortie. « Et aller où ? » protesta Henry. « Si on bouge sans réfléchir, on se perdra. » « T’es déjà perdu ! » répliqua Jesse. Mais il s’arrêta. L’obscurité n’était pas seulement une absence de lumière. C’était une chose en soi, vivante. Il pouvait presque la sentir glisser sur sa peau. William murmura quelque chose. Un mot ou une phrase. Jesse ne le comprit pas. Mais quand il tourna la tête, il vit une faible lumière à l’horizon, une ouverture minuscule au loin, comme une étoile isolée dans un ciel noir. « Là, » dit-il en pointant du doigt. « C’est là qu’on doit aller. » Henry hésita. « Et si c’est un piège ? » « Tout est un piège ici, » répondit Jesse. « Alors autant foncer. » Ils avancèrent, d’abord lentement, puis plus vite, comme poussés par l’urgence du grondement derrière eux. William trébucha une fois, se releva, essuyant ses mains sur son manteau. La lumière semblait toujours aussi loin, comme si elle reculait à chaque pas. Mais ils n’avaient pas d’autre choix. L’espace autour d’eux rétrécissait. Les murs invisibles se resserraient, contraignant leurs mouvements. « On n’y arrivera pas si on continue comme ça, » dit Henry, haletant. « On doit… comprendre ce que la ville veut. » Jesse ne répondit pas. Il accéléra, comme pour échapper à cette logique qui lui donnait la nausée. Tout dans cette ville parlait de manipulation. Il n’allait pas jouer son jeu. Pas cette fois. Une main le saisit par le bras, le stoppant net. C’était William. « Attends, » dit-il, presque suppliant. « Regarde. » Jesse regarda. Une fissure s’ouvrait dans le sol, juste devant eux. Noire, béante, infinie. Ils n’avaient pas vu venir. La lumière au loin était une illusion. Jesse recula d’un pas, le souffle coupé. « Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? » murmura-t-il. Henry s’approcha prudemment, ses mains tremblantes effleurant le bord de la fissure. « Ce n’est pas une fissure. C’est… un choix. » « Quoi ? » Jesse serra les poings. « T’es pas sérieux. » William hocha la tête, son visage blême dans la faible lumière. « Regarde bien. Ce n’est pas réel. Rien ici ne l’est. » Jesse se pencha, observant le gouffre. C’était impossible, mais il voyait des reflets. Des fragments d’images mouvantes. Une rue poussiéreuse. Une salle de bal vide. Un désert sous un ciel blanc. Chaque image clignotait, fugace, et disparaissait. « Ça nous teste, » dit Henry, sa voix presque un souffle. « Il faut choisir. » « Et si on choisit mal ? » demanda William, hésitant. Jesse ne répondit pas. Il n’y avait pas de bonne réponse. Juste une réaction instinctive. Il s’avança d’un pas, regarda une dernière fois ses compagnons. Puis, avant qu’ils ne puissent l’arrêter, il sauta. Le noir était absolu. Pas un bruit, pas un souffle, rien. Jesse tombait, ou il avait l’impression de tomber. C’était difficile à dire. Il ne sentait plus rien sous ses pieds, ni autour de lui. Pourtant, il n’avait pas peur. Pas vraiment. Juste une tension sourde, comme une corde tendue qui allait bientôt céder. Puis, soudain, il atterrit. Pas de choc. Un sol. Dur, froid. Il ouvrit les yeux. Une lumière tamisée baignait la pièce où il se trouvait maintenant. Les murs étaient lisses, brillants, sans aucune ouverture. Un cube parfait, pensa-t-il. Sur le sol, au centre, un objet luisait faiblement. Jesse s’avança, ses bottes résonnant sur le sol métallique. C’était un miroir. Rectangulaire, posé à plat, avec une surface si nette qu’il voyait son reflet comme s’il était face à un double. Mais ce n’était pas lui. Pas tout à fait. Le Jesse dans le miroir avait un regard différent, plus jeune, mais plus dur. Il tendit la main pour toucher le verre. Le reflet bougea avant lui. Jesse recula d’un pas, la main sur la crosse de son revolver. « Qui es-tu ? » murmura-t-il. Le reflet ne répondit pas, mais Jesse entendit une voix, calme, presque familière. « Ce n’est pas la bonne question. Demande plutôt ce que tu fais ici. » Pendant ce temps, Henry et William étaient restés au bord de la fissure. Ils avaient vu Jesse sauter, mais rien ne s’était produit ensuite. Pas de cri, pas d’écho. Juste la fissure qui semblait… se refermer. « Il est parti, » dit William, la voix tremblante. « Parti où ? » Henry se redressa, les yeux fixés sur l’endroit où Jesse avait disparu. « Ce n’est pas un simple gouffre. C’est une transition. » William hocha la tête, bien qu’il ne comprenne pas tout. « Alors… on le suit ? » Henry hésita. Il savait qu’ils n’avaient pas le choix. Cette ville ne leur laissait jamais d’options faciles. Il s’agenouilla près du bord, observant la surface noire. Pour lui, elle semblait vibrer doucement, comme une membrane. Un passage. « On ne va pas le laisser seul, » finit-il par dire. « Prépare-toi. » William, pourtant si rationnel, s’accroupit à son tour, prêt à sauter. Mais alors qu’il posait la main sur le sol pour s’élancer, la fissure changea. Elle se divisa en deux. Devant eux, deux passages s’ouvraient désormais, chacun menant vers une lumière différente. L’un brillait d’une lueur chaude, presque dorée, rappelant un coucher de soleil. L’autre était d’un blanc froid, perçant, comme la lumière d’un hôpital ou d’un lieu stérile. « Qu’est-ce que c’est encore ? » murmura William, ébahi. Henry resta silencieux, réfléchissant intensément. « Deux choix, » dit-il finalement. « Peut-être qu’ils mènent tous les deux à Jesse. Peut-être pas. » William secoua la tête. « Et si c’est un piège ? » Henry se redressa. « Tout ici est un piège. Mais rester ici ne nous sauvera pas. » Sans attendre, il choisit le chemin blanc. William, après une longue hésitation, suivit l’autre. Jesse, seul dans son cube-miroir, continuait d’interroger son reflet, ou ce qu’il croyait être son reflet. La voix revenait, toujours calme, presque moqueuse. « Tu n’as jamais compris, n’est-ce pas ? Ce n’est pas la ville qui te teste. C’est toi. Tu es ici parce que tu refuses de voir ce que tu es. » Jesse serra les dents. « Tais-toi. » « Pourquoi ? Parce que j’ai raison ? » Il fit un pas en arrière, ses bottes raclant le sol. La lumière dans la pièce s’intensifiait, reflétant chaque angle, chaque imperfection de son visage dans le miroir. Et dans ces reflets, il voyait des choses. Des fragments de son passé, des moments qu’il avait enfouis. Des erreurs. Des visages qu’il aurait préféré oublier. « Ce n’est pas réel, » dit-il, la voix plus faible. « Réel ou pas, » répondit la voix, « ce sont tes choix qui t’ont amené ici. » Au même moment, Henry arrivait dans une pièce blanche, nue, où des voix résonnaient autour de lui. Pas une voix unique, mais des dizaines, peut-être des centaines, comme des échos fragmentés. Ils parlaient de décisions, d’erreurs, de conséquences. Mais il n’y avait personne. Juste lui, et un vide infini. De son côté, William, dans le passage doré, marchait sur ce qui semblait être une route pavée. Autour de lui, des silhouettes floues apparaissaient, semblant l’accompagner. Elles parlaient, mais il ne comprenait pas leurs mots. Elles riaient, parfois pleuraient. Il avait l’impression qu’elles voulaient lui dire quelque chose d’important, mais leurs visages restaient hors de portée. Jesse était tombé, mais il était toujours entier. Ses doigts glissaient sur la surface froide du miroir. Le reflet avait cessé de bouger, mais Jesse sentait une pression, comme si quelqu’un ou quelque chose tentait de s’infiltrer dans ses pensées. Il recula, le souffle court, mais une voix résonna à nouveau. Cette fois, elle ne venait pas de la surface. Elle résonnait dans toute la pièce. « Pourquoi as-tu sauté ? » Jesse chercha l’origine du son, mais il n’y avait rien, personne. Juste ce cube parfait. Il serra les poings. « J’ai sauté parce que je ne reste pas planté là à attendre que les choses se passent. » Un éclat de rire sec retentit. Ce n’était pas moqueur, mais cinglant, comme une porte qui claque. « Toujours prêt à agir, hein ? Toujours incapable de réfléchir. » Il lança un regard noir vers le miroir. Le reflet le regardait à nouveau, mais cette fois, il souriait. Ce sourire n’était pas le sien. Jesse sentit un frisson le parcourir. Ce n’était pas lui. Henry était debout dans le vide blanc. Pas un vide froid ou neutre, mais un vide qui vibrait, bruissait, comme si des milliers de voix y murmuraient en même temps. Il avait l’impression qu’il marchait, mais il n’y avait pas de sol. Rien ne bougeait, sauf lui. « Où suis-je ? » demanda-t-il à haute voix, plus pour se rassurer que pour obtenir une réponse. Une voix surgit, douce, presque caressante. « Ici. Là où tu dois être. » Il se tourna, mais personne. Pourtant, il savait qu’il n’était pas seul. Cette présence, invisible mais insistante, était là, autour de lui. « Pourquoi suis-je ici ? » Les voix changèrent de ton, plus graves, presque accusatrices. « Tu sais pourquoi. Pour comprendre. Pour voir. » Henry secoua la tête. Comprendre quoi ? Voir quoi ? Il cherchait une logique, une clé, mais tout ici semblait conçu pour défier la raison. Pourtant, il sentait une tension dans l’air, comme si le vide lui-même attendait quelque chose de lui. Il s’arrêta et inspira profondément. Peut-être que, cette fois, il devait simplement écouter. William avançait sur la route dorée. Chaque pas résonnait d’un écho étrange, comme si le sol n’était pas tout à fait solide. Les silhouettes floues autour de lui se précisaient peu à peu, prenant des formes presque humaines. Il entendait leurs voix, mais elles étaient brouillées, comme des souvenirs anciens qu’on ne peut saisir pleinement. Une femme passa près de lui. Elle ne le regarda pas, mais William sentit une vague d’émotion le traverser. C’était comme si elle portait avec elle un fragment de sa vie, un moment qu’il avait oublié. Il tenta de l’arrêter, de lui parler. « Qui êtes-vous ? » Elle ne répondit pas. Mais une autre silhouette s’approcha, cette fois un homme. Son visage était indistinct, mais sa voix était claire. « C’est toi qui dois répondre, pas nous. » William fronça les sourcils. « Répondre à quoi ? » L’homme leva un doigt vers le ciel, et William suivit le geste. La lumière dorée s’assombrissait. Quelque chose approchait, une ombre immense qui s’étendait sur toute la route. Les silhouettes autour de lui commencèrent à s’effacer, une par une, avalées par cette ombre. William sentit son cœur s’accélérer. Il savait que rester immobile signifierait disparaître avec elles. Alors, il fit ce qu’il avait toujours fait : il continua d’avancer, même si ses jambes tremblaient. Les trois hommes, chacun plongé dans sa propre épreuve, ressentaient une force nouvelle. Quelque chose les poussait, les tirait, comme si les murs invisibles de leurs mondes respectifs s’effondraient. Jesse, Henry et William ne voyaient pas encore la sortie, mais ils savaient qu’ils ne pouvaient reculer. Et alors, sans prévenir, leurs environnements changèrent. Le vide blanc d’Henry, la route dorée de William, et le cube de Jesse semblèrent s’effondrer dans un chaos de lumière et d’ombres. Ils furent projetés ensemble dans un nouvel espace. C’était une salle immense, mais différente. Pas un cube, ni un vide. Un espace qui semblait vivant. Les murs palpitaient doucement, comme des veines d’un organisme géant. Au centre, une immense table circulaire, gravée des mêmes symboles que sur la porte. Les trois hommes se regardèrent. Fatigués, mais toujours debout. Jesse, brisant le silence, lança : « Alors, quelqu’un a une idée de ce qu’on fait ici ? » Henry posa les yeux sur la table. « Ce n’est pas fini. Je crois qu’on doit encore choisir. » William, essuyant son front, s’approcha lentement. « Et si le choix n’était pas entre nous et la ville ? Et si c’était entre nous trois ? » Un silence lourd s’abattit. Jesse croisa les bras, Henry serra les poings, William observa. Ils savaient que cette fois, ce serait un choix qui les changerait à jamais.|couper{180}
fictions
La ville déserte Partie 2
lIs étaient entrés, malgré les murmures, malgré les échos. La porte s’était refermée derrière eux, et Jesse l’avait entendue se verrouiller d’un simple déclic. Il ne l’avait pas vérifiée, mais il savait. Ce n’était plus la peine de faire demi-tour. Le couloir s’ouvrait sur une vaste pièce plongée dans la pénombre. Les murs nus et hauts donnaient l’impression d’être entrés dans une sorte de sanctuaire abandonné. La lumière faiblissait, et il ne leur restait que quelques minutes avant de se retrouver dans l’obscurité complète. Henry alluma une lampe à huile qu’il avait dans son sac, et la faible flamme projetait des ombres mouvantes sur les murs. Jesse resta en retrait, laissant les deux autres s’avancer. Ils ne se parlaient pas, mais leurs pas résonnaient doucement sur le sol. Les lieux étaient vides, mais pas silencieux. Il y avait ce bruit sourd, régulier, quelque part au-delà des murs. Un battement, presque, comme une respiration. Jesse essaya de ne pas y prêter attention. « On devrait trouver une sortie, » dit-il, brisant le silence. Sa voix paraissait étouffée, avalée par l’épaisseur de l’air. Henry s’approcha d’un mur où des inscriptions semblaient avoir été gravées. Des symboles complexes, rien de lisible. « C’est comme si cette ville était un labyrinthe… mais conçu pour que personne n’en sorte. » William, qui observait le plafond, ne répondit pas. Il touchait les murs, vérifiant leur texture, leur solidité. Il avait l’air absorbé par quelque chose que Jesse ne comprenait pas. Ou qu’il refusait de comprendre. « Ça ne nous aide pas, » grogna Jesse, agacé. Il sentait l’air se faire plus lourd, plus dense, comme si la pièce se refermait lentement sur eux. Il détestait cette impression d’enfermement. Henry leva sa lampe plus haut. « On est entrés dans quelque chose qui veut nous garder ici. Il faut comprendre pourquoi. » Sa voix, d’habitude si calme, tremblait légèrement. Jesse soupira et se passa une main sur la nuque. Il ne comprenait rien à tout ça. Lui, il s’occupait des menaces tangibles, de ce qu’on pouvait voir, toucher, combattre. Mais ici, il n’y avait rien de concret. Juste des ombres et des bruits. William se tourna brusquement. « Écoutez… » Sa voix était rauque, tendue. Il désigna un coin de la pièce. Henry s’avança, tandis que Jesse restait en retrait, prêt à réagir. C’est alors qu’ils virent la porte. Elle n’était pas là avant, ils en étaient sûrs. Une porte en bois sombre, gravée des mêmes symboles que sur les murs. Elle semblait les attendre. Jesse fit un pas en avant, mais Henry le retint. « Pas cette fois, » dit Henry. « Il faut être sûr. » William s’approcha lentement, la main tremblante. Il hésita, cherchant quelque chose à dire. Mais aucune explication ne vint. La porte semblait presque vibrer sous leurs regards. « C’est une sortie, » dit Jesse, d’un ton plus dur qu’il ne l’aurait voulu. « Ou un piège, » murmura Henry. Ils se tenaient là, tous les trois, chacun pesant les mots, les choix, la peur. Jesse savait que les dilemmes comme celui-ci étaient des jeux truqués, où l’indécision pouvait coûter plus cher que l’erreur. Il prit une inspiration profonde et fit un pas en avant. « On ne va pas rester plantés là, » dit-il. Il tendit la main vers la poignée. Le bois était froid, presque humide sous ses doigts. Il hésita, juste un instant, avant de pousser.|couper{180}
fictions
La ville déserte 1
Début d'un feuilleton en trois actes dont voici le premier. Présentation des personnages et de la ville déserte. Chacun livre ses pensées sur le fait de se retrouver projeté dans ce lieu étrange. Ce premier acte s'achève sur la rencontre des trois personnages. Pour la narration le style se rapproche de la façon d'écrire d'Henry James ( minutieux, pointilleux, hésitant même assez souvent )|couper{180}
Carnets | 2023
Le point de vue
réecriture Je te le dis, tu n’es pas obligé de garder le même point de vue — non pas parce que tu serais plus libre que les autres, mais parce que rester au même te colle au carton d’identité, aux paluches encrées, à la photo de zombi dépressif qui te range dans la case des opinions, et c’est de là que tu tires la cassette numéro 13 (Paris, 1995, c’est écrit au dos), tu lances la bande et ça râcle, on entend Alonso Quichano parler de Gilda qui se croyait gentille, bien sous tout, cordiale — non, pas gentille, collée à son portrait d’elle-même comme tout le monde —, et lui qui grossit le trait, qui dit qu’elle mange, marche, travaille, baise cordiale, et puis le bus qui ne la loupe pas (le destin ne loupe pas, répète la bande), et toi tu te demandes si la lettre sert encore, si l’épistolaire fait polar ou seulement écran, et Fred rit, mains tachées de peinture, il dit qu’il retire le superflu — non pas le superflu, l’essentiel peut-être, il ne sait plus —, le JB fait un cercle ambré sur la table, Frances s’est levée vers la cuisine (tu l’entends, tasse contre l’évier), elle demande Hannah, Fred esquive, alors tu balances la suite : un carton de vieilles cassettes, une vieille dame, peut-être la tante, la police qui a fait des doubles, vingt femmes entre les années 90 et 2000 (tu le dis et tu retires aussitôt ta phrase, non pas pour l’atténuer, pour la tenir sans effet), et Fred qui siffle 30 000 — tu pourrais tuer pour ça, dit-il en plaisantant, puis il se retient, puis il rit quand même, et toi tu continues parce que changer de point de vue ne guérit rien, ça déplace seulement : Gilda sans soupçon, la cave et le grenier jamais ouverts, le solde de tout compte coché en bas, tu lui as tout dit d’un coup pour lui montrer qu’on peut se tromper de point de vue sur quelqu’un, mais trop tard, et ce trop tard c’est déjà la voix de la bande qui grésille, qui insiste, non pas comprendre, tenir, non pas accuser, regarder comment le mot cordiale fait façade jusqu’à la dernière seconde, et pendant que tu parles, Fred remet la bouteille sur le rond humide, la bande claque, le moteur s’arrête, il ne reste qu’une tache d’ambre qui s’élargit sur la table. Illustration Sans titre 2024, PB|couper{180}
Carnets | 2023
personnage 1 (notes)
réecriture Je te le dis, tu ne sais rien d’Alonso Quichano, rien que ce point que tu guettes parce que tu l’as inscrit dans l’agenda à midi pile (oui, midi, pas avant), et tu t’obstines, non pas pour découvrir un homme, mais pour tenir l’attente en joue, et comme le point ne vient pas — non, il ne vient pas, il avance à peine, plutôt il demeure — tu changes de casquette, tu te parles à toi en lecteur, tu prétends qu’à force de te lire tu verras mieux la silhouette, alors tu écris canapé et tu t’y allonges, tu écris parasol, petite table, bière ambrée (qu’on sent fraîche au goulot), tu temporises, tu rectifies (ce n’est pas de l’impatience, dis-tu, plutôt une manière d’être exact), le point devient silhouette, et comme elle prend son temps, tu ajoutes des jours, puis des semaines, et les mots font un lieu : une oasis, des palmiers, un restaurant, une serveuse charmante qui apporte des huîtres, puis le vin blanc, les profiteroles, le café italien, et tout cela tient ensemble non pour combler, mais pour déplacer — on dirait que tu attends toujours, non, pas attendre, habiter l’attente ; et quand enfin Alonso Quichano apparaît, midi déjà passé (tu le sais, tu regardes la page), tu lèves la tête et tu t’aperçois que l’agenda est resté ouvert à une autre date, que la silhouette s’est effacée dans le confort de tes mots, et qu’il ne reste, sur la nappe (mousseline jaune, oui, qui pend sur les côtés), qu’un rond d’eau sous le verre.|couper{180}