Dans la langue de l’autre
Józef avait huit ans quand son père se mit à traduire Shakespeare. C’était à Vologda, dans cette ville du nord de la Russie où l’on vous envoie quand vous avez eu des idées, des idées sur la Pologne par exemple, ou sur la liberté, enfin des idées qui dérangent. Apollo Korzeniowski en avait eu, des idées. Résultat : l’exil. Avec femme et enfant, s’il vous plaît, parce que dans ce genre de situation on ne vous fait pas de cadeau.
La tuberculose, ça ne pardonne pas non plus. Ewa Korzeniowski mourut en 1865, laissant Apollo seul avec le petit Józef dans cette ville aux consonnes impossibles. Alors Apollo se mit à traduire. Pour gagner trois kopecks, d’abord, parce qu’il faut bien vivre. Mais aussi, on peut le supposer, pour ne pas devenir fou. Traduire Shakespeare en polonais quand on est coincé au fin fond de la Sibérie occidentale, c’est une forme de résistance. Ou de folie douce. Les deux peut-être.
Józef regardait son père penché sur ses dictionnaires. Apollo avait cette manie de lire à voix haute en traduisant, testant les sonorités, cherchant le rythme juste. "To be or not to be", puis quelque chose en polonais que l’enfant ne retenait pas, puis de nouveau "To be or not to be". L’anglais s’incrustait dans la tête du gamin comme une mélodie étrange. Plus tard, beaucoup plus tard, Józef devenu Joseph Conrad écrira que sa première rencontre avec l’anglais eut lieu dans cette baraque de Vologda, par l’intermédiaire d’Hamlet et d’un père qui traduisait pour ne pas sombrer.
Apollo traduisait aussi Victor Hugo. Les Travailleurs de la mer, tiens, comme c’est curieux. Hugo écrivant son roman sur une île - Guernesey - pendant son propre exil, Apollo le traduisant dans le sien. Deux îles d’exil qui se parlent à travers les langues. Le petit Józef entendait défiler les tempêtes, les pieuvres géantes, les marins perdus. Il ne savait pas encore qu’il passerait sa vie sur des bateaux, que la mer deviendrait son métier, son obsession, sa métaphore de prédilection pour dire l’inquiétude humaine.
Inquiétude, inquietudo en latin. Négation du repos. Apollo ne trouvait pas le repos, comment l’aurait-il transmis à son fils ? Dans les dernières années à Vologda, puis après l’amnistie quand ils purent s’installer à Cracovie, Apollo ressemblait à ces personnages de Conrad qui ne tiennent plus en place, qui sont hantés par quelque chose d’innommable. Le petit Józef l’observait. Il apprenait, sans le savoir, ce que c’est qu’un fugitif.
Apollo mourut en 1869. Józef avait onze ans. L’orphelin fut confié à son oncle Tadeusz, homme raisonnable qui trouvait que les Korzeniowski avaient décidément le sang trop chaud. "Ton père était un rêveur", répétait-il au gamin. Sous-entendu : toi, ne rêve pas, sois pragmatique, trouve-toi une belle situation dans l’administration autrichienne. Józef hochait la tête. Mais il pensait à autre chose. Aux bateaux, par exemple. Aux îles lointaines. À l’anglais d’Hamlet qui résonnait encore dans sa tête.
En 1874, à seize ans, il fila à Marseille. Comme ça, du jour au lendemain. L’oncle Tadeusz n’y comprenait rien. Le gamin avait pourtant tout pour réussir : intelligence, éducation, relations. Mais non, il voulait naviguer. "C’est le sang Korzeniowski", soupirait l’oncle. Le sang des rêveurs, des exilés volontaires, de ceux qui ne tiennent pas en place.
À Marseille, Józef découvrit le français. Nouvelle langue, nouvelle personnalité. Il s’adapta, comme il avait appris à s’adapter en Russie, puis en Autriche-Hongrie. Les langues, c’était son affaire. Il en collectionnait les accents, les tournures, les façons de dire le monde. Le polonais pour l’enfance et la douleur, le français pour l’aventure et l’élégance, l’anglais pour... eh bien, on verrait.
En 1878, nouveau départ : l’Angleterre. Józef ne parlait que quelques mots d’anglais, ceux d’Hamlet resurgi du passé. Mais il apprit vite. Il apprit en naviguant, en écoutant les ordres, en lisant Dickens et Thackeray pendant les longues traversées. Il apprit comme on apprend une musique, par imprégnation. Sauf que cette musique-là, il la parlait avec un accent impossible. Toute sa vie, on se moquera de son anglais. Tant mieux : cet anglais d’étranger, c’était son style.
Vingt ans de marine marchande. Vingt ans à accumuler les histoires, les types louches, les situations impossibles. Un jour à Bangkok, un autre à Sydney, un troisième au Congo. Józef observait, notait mentalement. Il ne savait pas encore qu’il deviendrait écrivain, mais il stockait déjà la matière première. Ces marins alcooliques, ces administrateurs coloniaux, ces indigènes mystérieux - tout cela finirait dans des livres. Dans des livres en anglais, s’il vous plaît. Parce que entre-temps Józef était devenu Joseph Conrad, citoyen britannique et futur maître de la prose anglaise. L’ironie de l’histoire.
En 1889, Conrad commença Almayer’s Folly. Premier roman, première expérience de l’écriture en anglais. Il traduisait littéralement ses pensées du français vers l’anglais, créant au passage une langue impossible, un anglais teinté de gallicismes et d’étrangeté polonaise. Les éditeurs ne savaient qu’en penser. Ce type écrivait comme personne, mais vraiment comme personne. C’était exaspérant et fascinant.
Conrad lui-même ne comprenait pas très bien ce qui lui arrivait. Il se retrouvait à Londres, dans un petit appartement de célibataire, en train d’inventer des histoires. Lui qui avait passé sa vie à fuir - la Pologne, puis la France, puis la routine de la marine marchande - il se retrouvait assis à une table, immobile pour la première fois de son existence. Mais l’inquiétude était toujours là. Elle avait simplement changé de forme.
Dans Tales of Unrest, son premier recueil de nouvelles, Conrad mit en scène des fugitifs. Karain, ce chef malais hanté par ses fantômes. L’administrateur colonial d’An Outpost of Progress qui devient fou dans la brousse africaine. Tous ces personnages que quelque chose poursuit, quelque chose d’invisible et d’inexorable. Conrad savait de quoi il parlait. Il avait grandi avec un père fugitif, il était lui-même un fugitif, un apatride qui avait trouvé refuge dans l’anglais.
L’anglais de Conrad n’appartenait à personne. Ce n’était ni l’anglais d’Oxford ni celui de la rue. C’était une langue d’invention, forgée par quelqu’un qui pensait en trois langues à la fois. Quand il écrivait "the horror, the horror" dans Heart of Darkness, on entendait derrière toute l’histoire de l’Europe, les exils, les révolutions ratées, les empires qui s’effondrent. Kurtz au Congo, c’était aussi Apollo à Vologda : le même isolement, la même dérive vers l’innommable.
Les critiques anglais ne savaient que faire de Conrad. Trop compliqué pour les amateurs d’aventures maritimes, trop exotique pour les littéraires. Mais Henry James avait compris tout de suite. Lui aussi venait d’ailleurs, lui aussi écrivait dans une langue qui n’était pas tout à fait la sienne. Ils se rencontrèrent, se reconnurent. James disait que Conrad avait "le génie de l’inquiétude". Conrad répondait que James était "trop gentil". Ils se comprenaient.
En 1914, Conrad retourna en Pologne pour la première fois depuis quarante ans. Avec sa femme anglaise et ses fils qui ne parlaient pas polonais. Étrange retour aux sources : les sources avaient changé, lui aussi. Il se promenait dans Cracovie comme un touriste dans sa propre jeunesse. L’oncle Tadeusz était mort depuis longtemps. Apollo aussi, évidemment. Ne restait que la maison où l’enfant avait entendu traduire Shakespeare.
La guerre éclata pendant qu’ils étaient là. Les Conrad durent rentrer en catastrophe en Angleterre. Nouveau départ, nouvelle fuite. Conrad avait soixante ans, il était devenu un écrivain respecté, mais il était toujours en mouvement. L’inquiétude, ça ne se soigne pas.
Il mourut en 1924, citoyen britannique célébré par toute l’Europe littéraire. Ses funérailles furent suivies par des délégations venues de partout. On traduisait ses livres dans toutes les langues, y compris en polonais. Le gamin de Vologda était devenu un classique. Mais au fond, il était resté fidèle à son héritage : comme son père Apollo, comme Hugo à Guernesey, comme Byron en Italie, il avait fait de l’exil une force créatrice. Il avait prouvé qu’on peut écrire de grands livres dans la langue de l’autre, à condition d’y mettre toute son inquiétude.
L’exil, au final, c’était peut-être ça : apprendre à habiter la langue comme on habite un pays qui ne vous appartient pas tout à fait, mais où l’on peut quand même construire quelque chose de durable. Conrad y était arrivé. Il avait fait de l’anglais sa patrie définitive, sans pour autant oublier d’où il venait. Une belle revanche sur l’histoire, une victoire par K.O. de la littérature sur le déracinement.
Voilà. L’histoire d’un homme qui a passé sa vie à traduire, d’une langue à l’autre, d’un pays à l’autre, de l’expérience vécue aux mots écrits. Un homme qui a fait de son exil sa signature, de son accent impossible son style. Au fond, tous les écrivains sont des traducteurs. Conrad l’était juste plus littéralement que les autres.
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L’asile
Un homme lit Dostoïevski dans un asile. Chaque jour, il tourne la même page, vérifie la présence d'une clé invisible. Quand la violence explose, elle vient de là où personne ne regardait.|couper{180}
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oscar
Reprise décembre 2025 Au début, elle riait quand je lui lisais mes phrases à voix haute. Pas par moquerie. Elle riait parce qu'elle trouvait ça drôle, la manière dont je tournais autour d'une idée pendant trois pages pour finalement dire quelque chose de très simple. « Tu compliques tout », elle disait. Elle avait raison, bien sûr. Mais à l'époque, ça me semblait une qualité. C'était il y a six mois. Une éternité, dans une histoire comme la nôtre. Maintenant je ne dormais plus. Le matin, elle partait travailler vers huit heures et je faisais semblant de dormir encore. Quand elle rentrait le soir, j'étais devant l'ordinateur avec trois lignes d'écrites et vingt pages de notes qui ne menaient nulle part. « Tu as avancé ? » elle demandait. « Un peu. » Elle hochait la tête. Elle ne demandait jamais à lire. Nous ne faisions plus l'amour depuis plusieurs semaines. L'âge de notre relation — six mois — aurait dû nous rendre insatiables. Mais je me couchais tard, très tard, après qu'elle s'était endormie. Je cherchais des mots. Je trouvais d'autres mots qui me cachaient les premiers. Des mots parasites, des mots brillants, des mots qui formaient des phrases que je notais dans un carnet : « Le ridicule, c'est le nom poli qu'on donne à l'impuissance. » J'avais trouvé ça lumineux. Je l'avais même recopié au propre. Le problème, c'est que je collectionnais les formules sur l'impuissance au lieu d'affronter l'impuissance réelle. Mais ça, je ne le comprendrais que plus tard. Un soir, elle est rentrée avec un sac de courses et elle a dit : « J'ai croisé ton éditeur. Il m'a demandé comment avançait le roman. » J'ai fermé l'ordinateur. « Qu'est-ce que tu lui as dit ? » « Que tu travaillais beaucoup. » Elle a posé les courses sur la table de la cuisine et elle est allée dans la chambre. J'ai entendu la porte de l'armoire. Le bruit des cintres. Puis plus rien. Quand je suis entré, elle était assise au bord du lit, les mains sur les genoux. Elle regardait le mur. « Il faut qu'on parle », elle a dit. Mais nous n'avons pas parlé. J'ai dit que j'étais fatigué, qu'on en reparlerait demain, et je suis retourné devant l'écran blanc. J'ai entendu l'eau couler dans la salle de bain. Puis j'ai entendu autre chose, un bruit étouffé que j'ai fait semblant de ne pas reconnaître. Le lendemain matin, quand je me suis levé, il y avait un mot sur la table : « Rendez-vous 18h, atelier. Apporte l'appareil. » L'atelier, c'était son studio de photo au sous-sol de l'immeuble. Elle y allait parfois pour des projets personnels. Je n'y étais descendu que deux ou trois fois. Un espace blanc, trop éclairé, avec des toiles au fond et des projecteurs sur pied. Et Oscar, bien sûr. Le squelette pédagogique qu'elle avait récupéré je ne sais où. « Tous les squelettes s'appellent Oscar », elle m'avait expliqué un jour. « C'est la règle. » À dix-huit heures, je suis descendu avec le Nikon. Elle était déjà là. Elle avait disposé les lumières différemment, plus rasantes, presque théâtrales. Oscar était décroché de sa potence, allongé sur le fond blanc. « Je vais faire une série », elle a dit sans me regarder. « Tu photographies. » « Une série sur quoi ? » « La mort. La proximité. Je sais pas. » Elle portait une robe légère. Elle a commencé à se déshabiller. J'ai détourné les yeux, ce qui était absurde puisque nous avions vécu ensemble pendant six mois, puisque j'avais vu ce corps des dizaines de fois. Mais quelque chose avait changé. Ce corps nu n'était plus le même. Il était devenu une proposition, un langage que je ne savais plus lire. Elle s'est allongée contre le squelette. Sa peau contre les os. Sa tête près du crâne. Sa main gauche sur les côtes, comme une caresse. « Vas-y », elle a dit. J'ai regardé dans le viseur. J'ai fait la mise au point. C'était beau, d'une beauté dérangeante. La courbe de son dos, la ligne de sa hanche, et puis cette chose morte, blanche, articulée. On aurait dit qu'elle baisait avec Oscar. Ou plutôt : qu'elle baisait avec l'absence, avec le manque, avec tout ce que je n'étais plus capable de lui donner. Ça aurait pu être moi, j'ai pensé. Le squelette. Ce qui reste quand on a tout brûlé. L'idée est revenue plusieurs fois, par bouffées. Je l'ai chassée. J'ai continué à photographier. Des gestes techniques, anodins. Cadrer, régler, déclencher. Le bruit du déclencheur couvrait autre chose, un bruit sourd que je refusais d'entendre. Elle a changé de position. Elle s'est mise sur le côté, face à Oscar, son visage près du sien. Les yeux fermés. Sa main pendait vers moi, paume ouverte. J'ai pris plusieurs clichés. La lumière était bonne. Ensuite elle s'est relevée sans un mot. Elle a remis Oscar à sa place, l'a raccroché à la potence avec des gestes méticuleux. Elle a enfilé un pull — pas la robe, juste un pull gris trop grand qui lui descendait à mi-cuisses. « Tu pars quand ? » elle a demandé. Je n'avais rien dit. Je n'avais rien décidé. Mais elle savait. « Je ne sais pas. » « Tu y penses depuis combien de temps ? » « Quelques semaines. » Elle a hoché la tête. Elle a éteint les projecteurs un par un. Dans la pénombre, je ne voyais plus son visage. « Ce que tu veux, c'est écrire sur l'amour », elle a dit doucement. « Pas aimer. » Elle a ramassé la robe par terre. « Moi je te demande juste d'être là. En face de moi. C'est tout. » Elle avait raison. Mais je ne l'ai pas dit. J'ai serré l'appareil contre moi et je suis remonté. Cette nuit-là, j'ai regardé les photos sur l'écran de l'ordinateur. Elles étaient magnifiques. Troublantes. Je me suis dit que je pourrais écrire quelque chose là-dessus. Une nouvelle, peut-être. Sur un photographe et son modèle. Sur l'intimité et la distance. Sur les gestes techniques qui nous protègent de nos émotions. J'ai ouvert un nouveau document. J'ai tapé quelques phrases. Puis je les ai effacées. Je suis parti trois jours plus tard. Elle n'était pas là. J'ai laissé les clés sur la table de la cuisine, à côté du carnet où j'avais noté toutes mes belles formules sur le ridicule et l'impuissance. Les photos, je ne les ai jamais regardées à nouveau. Elle ne me les a jamais réclamées. Elles sont quelque part dans un disque dur, dans un dossier que je n'ouvre pas. Un silence partagé. Une scène figée entre deux personnes qui avaient oublié comment se parler. Vingt ans plus tard, je sais ce qui s'est brisé ce jour-là. Ce n'était pas l'amour. C'était plus simple et plus grave : elle m'avait tendu la main, paume ouverte, et j'avais choisi de regarder la lumière à la place. J'ai fini par écrire des livres. Plusieurs. Certains ont même eu du succès. Mais aucun ne parlait de cette scène dans l'atelier, d'Oscar, de cette main tendue que j'avais cadrée si parfaitement avant de l'ignorer. Ridicule. Grotesque. Les mots que j'avais trouvés à l'époque. Maintenant j'en ai un autre : lâcheté.|couper{180}
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L’ange rebelle
On dit qu’un ange n’accomplit pas deux missions. On dit aussi qu’il n’a pas de libre arbitre : il exécute, il transmet, puis il s’efface. Il ne discute pas. Il ne diffère pas. Il n’a pas ce luxe-là. Lui, au contraire, différait Il avait découvert, sans l’avoir cherché, que la honte avait un talent particulier : elle savait se déguiser en prudence. Elle se présentait comme une vertu — ne pas déranger, ne pas s’imposer, ne pas faire d’histoire — alors qu’elle n’avait qu’une idée : le retirer de la scène, le faire disparaître proprement, le rendre invisible. Il connaissait ce mouvement. Il l’avait pratiqué longtemps. L’effacement comme hygiène. L’exil comme solution. Il se disait : je suis de passage. Il se disait : je ne dois rien. Il se disait : ce n’est pas grave. Et ce “ce n’est pas grave” était la forme polie du pire. Cette semaine-là, pourtant, quelque chose avait tenu. Pas une résolution. Pas une conversion. Une manière de rester. Une perplexité active. Il aimait l’expression parce qu’elle ne promettait rien. Elle ne disait pas : je vais comprendre. Elle disait seulement : je ne vais pas fuir. Au lieu de chercher le sens, il cherchait la position. Où se placer pour ne pas mentir. Où se placer pour ne pas se sauver par une idée. Il s’installait dans l’entre-deux et il y restait, comme on reste debout dans un courant. Il répétait. Il reprenait. Il revenait. Ce n’était pas un art de conclure, c’était un art de maintenir. La clef était restée accrochée à son trousseau, au fond de la poche de son manteau d’hiver. Une clef gardée par mégarde. Une affaire insignifiante. On lui avait écrit : tu peux la rendre ? Il avait répondu : oui, bien sûr. Il l’avait pensé : demain. Et demain avait passé. Il avait pensé : la semaine prochaine. Et la semaine suivante avait passé. Chaque fois, la honte venait se glisser dans les interstices : ne pas y aller, ne pas affronter le geste, ne pas voir l’autre en face. Rien de tragique. Rien d’important. Et pourtant une résistance entière, compacte, comme si le monde se jouait dans ce métal. Il avait fini par comprendre ce qu’il redoutait. Accomplir la plus petite mission, dans son esprit, ce n’était pas “faire ce qu’il faut”. C’était se faire retirer du monde des vivants. Passer de la vie — avec ses retards, ses excuses, ses possibles — à une simple exécution. Une fonction. Un rouage. Une présence vague parmi d’autres présences vagues. Des milliers, peut-être des millions, toutes interchangeables, toutes occupées à des tâches minuscules, toutes définies par la même chose : leur insignifiance apparente. Il y avait là une terreur froide : rendre la clef, ce n’était pas rendre une clef, c’était accepter d’être quelqu’un qui rend des clefs. Et après ? Après il n’y aurait plus rien à tenir, plus de tension, plus de récit intérieur — seulement cette circulation d’actes sans épaisseur, la vie réduite à l’obéissance, l’existence à la liste. La perplexité active, cette semaine-là, lui avait servi à autre chose qu’à écrire. Elle lui avait servi à ne pas se raconter d’histoire. Il s’était observé résister, sans s’excuser. Il s’était observé dramatiser, sans s’y croire. Il avait vu la honte à l’œuvre, non pas comme une faute, mais comme une technique de survie : garder une clef pour garder une possibilité, garder une possibilité pour ne pas tomber. Il était resté là, devant cette mécanique, sans la casser, sans l’adorer. Il l’avait laissée tourner jusqu’à ce qu’elle s’épuise. Au bout du compte, il rendit la clef par un de ces concours de circonstances qu’on juge d’abord anodins. Une élève qu’il n’avait pas revue depuis des mois lui demanda, comme ça, si elle l’avait encore. Il alla dans le vestibule. Il fouilla les poches de son manteau d’hiver. Il sentit le trousseau. Il décrocha la clef. Il la tendit. La femme le remercia, la glissa dans son sac. Rien de plus. Une scène banale, sans relief. Il n’y eut pas de musique. Il n’y eut pas de phrase juste. Il n’y eut même pas, sur le moment, de panique. Il y eut un léger vide, comme après un bruit qui s’arrête. C’est en revenant dans la pièce que cela arriva. L’impression d’avoir été vidé de toute raison d’exister, simple, nue, sans justification. Il s’était souvent demandé si l’on serait en mesure, quelques jours avant l’arrivée de la mort, d’en éprouver la venue par des indices quelconques. Il avait imaginé ces indices : une confusion, une présence floue, une manière différente d’habiter les choses. Maintenant que la clef n’était plus dans sa poche, que le trousseau s’était allégé, il oscillait entre un soulagement et cette peur qui revenait au galop. Il eut envie de fuir, comme toujours. Fuir vers une explication. Fuir vers une morale. Fuir vers une grande mission qui recouvrirait la petite. Mais la perplexité, cette fois, resta active. Elle ne le sauva pas. Elle le retint. Elle lui dit : reste là. Reste dans ce vide. Ne le remplis pas. Ne l’appelle pas destin. Ne l’appelle pas maladie. Ne l’appelle pas révélation. Regarde ce que c’est : une clef rendue. Un trousseau allégé. Un homme qui tremble. Durant un moment, les murs de la pièce vacillèrent légèrement. Il eut un vertige. Il s’assit par terre, sans décision, comme on s’assoit quand on n’a plus d’appui. Il attendit que ça passe. Il attendit sans savoir ce qu’était, au juste, “passer”. Puis il sentit, très faiblement, quelque chose d’autre que la peur : le fait qu’il était encore là. Pas sauvé. Pas grandi. Juste là. Et que ce “là” — même réduit, même pauvre — valait mieux que l’effacement. **Illustration** L'ange déchu, Alexandre Cabanel 1823 - 1889|couper{180}