Mutisme et écriture
De moins en moins envie de parler. Proche d’un dégoût total de la parole. Comme si, d’un coup, tout le vêtement était tombé à terre, et que tu te perçoives nu, nu jusqu’à l’os. Ce qui te poussait à combler le moindre silence, le vide, par cette parole incessante, s’est brusquement dissipé. Et te revoici dans ta fragilité d’origine, perdu. Totalement perdu. Mais avec une prise sur la perte que tu n’étais pas en mesure de saisir enfant. De saisir même hier.
Tu parlais pour te protéger surtout. La parole comme bouclier et la lucidité comme arme blanche. Tu parlais pour mentir sans arrêt, afin de comprendre surtout où se situait cette fameuse vérité que l’on ne cessait jamais de brandir comme un drapeau, un étendard dans tout le mensonge ambiant — non pour te rallier, mais plutôt pour t’en écarter. Tu n’y as jamais perçu autre chose que cette fabuleuse déroute, un champ de bataille et de ruines qui n’a jamais cessé de t’entourer.
Tu t’es mis à mentir pour faire silence. Pour être seul, irrémédiablement. Pour ne jamais dire à personne qui tu étais. Et aujourd’hui, voici que la parole est devenue inutile. Tu n’as que faire de te réfugier derrière celle-ci. Le monde en ressort à la fois plus étriqué et plus hostile, par la répétition que tu y perçois, comme une longue vérification que tu aurais dû effectuer pour être enfin sûr d’une intuition ancienne.
Tous les échanges te semblent étranges aujourd’hui. Tu pourrais presque les dire vains. Il n’y a que la réserve du doute qui t’empêche encore de parvenir au mutisme total. Quelques paroles sans gravité, automatiques, avec ton épouse et ceux qui ont fini par être considérés comme des amis. Mais tu le sais. C’est acquis. Tout le monde ne parle que pour brouiller les pistes, dissimuler quelque chose de honteux ou d’effrayant.
C’est un spectacle qui ne t’amuse plus. Qui ne t’intéresse même plus. Tu ne fais même plus semblant de t’y intéresser. C’est une donnée, c’est devenu une constante. Tu t’y ennuies. L’ennui aussi est revenu comme autrefois, encore plus puissant que jamais. Sauf que derrière son masque, tu sais mieux l’immense vide qui y gît. Celui de la mort, bien sûr. Cette mort dont on ne parle jamais autrement qu’avec d’infinies précautions, pour ne pas heurter, ne pas déranger, mais qui ne cesse pourtant pas d’être toujours là, en tâche de fond.
Pour un peu, tu écrirais encore un truc du genre où la mort est ton but, comme jadis la solitude, l’ennui furent eux aussi des buts. Es-tu encore suffisamment vigoureux pour continuer d’aller ainsi à rebours du monde ? Non, bien sûr que non. Fragile, vulnérable, tu t’accroches encore à la vie malgré tout. Tout en n’omettant pas de fumer cigarette sur cigarette.
En face de cela, l’écriture t’offre une possibilité de dire ce que tu as toujours eu tant de peine à dire, ce que tu n’as jamais dit. Et tu sais aussi maintenant comme il est facile d’écrire à côté, d’errer, de mentir, de se mentir encore à soi-même, de se faire croire qu’on écrit. Même constat avec la peinture. Le fait que l’habileté, ou disons un certain confort, une sorte de confiance en soi, une arrogance insupportable, te fasse rater le but systématiquement. Comme si tu cherchais encore à vouloir dissimuler quelque chose derrière de belles couleurs et un « flou » artistique savant.
Tout cela parce qu’à plus de soixante ans, tu es toujours dans la survie, dans une précarité d’être plus que d’avoir. Sans doute que cette précarité, tu l’as choisie, qu’elle est le seul lien encore avec ce qui ne peut être dit ou peint. Elle se calque finalement sur un très peu. Un cri rauque, animal, un rien — mais dont tu n’as jamais cessé de faire ton tout. Ton véritable nid.
Et souvent ces derniers jours, tu as songé à tout lâcher, rejoindre enfin le destin auquel tu as cherché à échapper, en t’en rapprochant cependant bien des fois.
Il faudrait que tu reviennes à cette difficulté première, le premier jour où tu as essayé d’écrire quelque chose. Tu t’en souviens, cette difficulté à écrire autre chose qu’une date. Te souviens-tu du lieu précis où cette première tentative s’est déroulée ? Sans doute un café près de la Gare de l’Est, à l’heure du déjeuner. Tu venais tout juste de trouver un emploi dans la petite imprimerie familiale. Les propriétaires se nommaient Lacroix.
Toi, tu voulais t’échapper de quelque chose en écrivant à cette époque. Et regarde aujourd’hui, plus de cinquante ans plus tard, comme tu cherches à être au plus près de ce qui te faisait fuir. Comment ne pas comprendre que ce que tu cherchais à fuir, c’était toi-même, car tu ne te convenais pas. Tu t’étais rendu à toi-même insupportable.
Aussi t’usais-tu déjà dans des boulots parmi les plus pénibles, tu voulais te retrouver avec ceux que tu considérais comme tes pairs : les petites gens, les ouvriers, les insignifiants. Insignifiant, voilà ce qui ne te convenait pas — et pourquoi tu voulais écrire. Pour dire : je suis mieux que cela, je ne suis pas cet être insignifiant. Et ces insignifiants sont aussi mieux que tout ce que vous pouvez imaginer. Comme si écrire allait t’aider à sauver quelque chose du désastre. Le désastre de ta propre existence, se confondant avec le désastre du monde.
Tu te souviens de tes lectures et de ces romans oubliés que tu avais exhumés d’une boîte de bouquinistes sur les quais. Panait Istrati était pour toi un modèle d’écrivain. Qui peut lire Panait Istrati à 20 ans aujourd’hui ? Qui, sérieusement, pourrait pleurer comme toi tu as pleuré en le lisant ? Sans doute, malgré toute ta carapace de cruauté, de mensonges, de barbarie, il avait touché un organe tout aussi fictif que tes mensonges.
Tu t’étais même sans doute inventé un cœur d’artichaut dans le seul but d’aller à sa rencontre et de fondre en larmes à la plus petite occasion. Et peut-être aussi avais-tu compris que la seule et unique vérité qu’on ne pourra jamais atteindre, il nous faut l’inventer soi-même. Comme s’inventer un cœur pour verser des larmes.
Où est-il, ce cœur, à présent ? Sans doute au même endroit que sont tous les romans de Panait Istrati : dans un recoin obscur de la bibliothèque. Oserais-tu aujourd’hui en reprendre un seul et le relire avec ce vieux cœur qui n’a plus aucun sens, ce cœur déboussolé totalement, le cœur d’un homme qui s’est battu contre des moulins à vent, qui se croyait Don Quichotte alors qu’il n’a à peine la carrure d’un Sancho Pança.
Et quelle part de fiction faut-il encore biffer pour parvenir à dire ce peu, cet indicible ? Tu vois bien qu’encore une fois tu écris à côté, tu n’es pas vraiment là, tu es toujours dans un fichu ailleurs. Sans doute parce que, tenace encore, est cette éducation, cet apprentissage qui te porte à croire qu’écrire ou peindre nécessite de l’imagination.
Tu sais que c’est faux, qu’au contraire il faut être dans ce qu’on nomme le réel, au plus près de ce réel : le réel des lieux, des objets, des êtres. Regarde ce que tu viens d’écrire : rien n’est exprimé du réel. Encore cette facilité de t’évader dans les mensonges pour dissimuler une gêne, une peur, une honte, une culpabilité — et rien d’autre.
Pour continuer
Carnets | août 2022
Mourir et renaître à Andros
Andros est une île dans les Cyclades, la racine du mot signifie “homme”. Il y a longtemps en 1989 j’avais eu ce rêve de partir dans les Cyclades, de vivre de rien pour écrire. Et puis j’ai dû faire autrement, la contingence. Arrivé ici en mauvais état après ces deux dernières années si difficiles. Partant pour mourir s’il le faut tant ce ras le bol d’être moi m’accompagne depuis des mois. Mais le bleu du ciel, de la mer, ces longues journées rythmées par le chant des cigales, difficile de crever dans de telles conditions. L’écriture s’est appauvrit, un ras le bol aussi de toujours tourner autour du pot dans de longues trop longues dissertations. Des propos creux. Apprendre à mourir aussi à cela, à la fuite en avant perpétuelle. A cette hystérie que me renvoie l’écriture. Réduire la voilure, tenter du court, éliminer, flinguer. Parfois presque rien qu’un bégaiement, un balbutiement, comme signes avant-coureurs du collapse fantasmé. Rudyard Kipling en tâche de fond avec son tu seras un homme mon fils. Comptines enfantines, vieil écho. J’ai donc imaginé en finir dans l’écrit. Parvenir à cette pauvreté de mots et d’idées. Probablement un nouvel échec. Mais peu importe, toute l’idée de crever c’est réfugiée là dans ces petits textes écrits à la sauvette ou encore dans l’insomnie. Aucune raison de ne pas jouir le reste du temps de ces quelques jours de répit, et d’être présent pour mon épouse. Parvenir à cela déjà je me dis que ce n’est pas si mal. De là à renaître vieux fantasme aussi, une plaisanterie. Finalement être juste ce que je suis tel quel, un il un homme dans cette île, à Andros. Le paysage fragmentaire de ces îles provient, selon la légende, de l’orgueil du serpent Ophion à qui la déesse Eurynomee avait confié l’œuf, fruit de son union avec le vent Borée. Ophion s’était soudain mis en tête une paternité qui ne lui revenait pas. Coup de talon de la déesse dans la mâchoire, le voici qui crache toutes ses dents et voici les Cyclades, dont Andros, la plus septentrionale.|couper{180}
Carnets | août 2022
Porosité du dire
We are not the last peinture de Zoran Music Ce que l’on dit du vrai et du faux est-ce que tout cela possède encore un sens désormais. Le vrai pas plus que le faux ne sont plus étanches, l’ont-ils jamais vraiment été en dehors d’un fantasme de rigueur. Rigueur qui, si on veut bien s’y intéresser de près n’est sans doute qu’une invention, un arbitraire, un empirique dont on aurait tout à coup décidé d’extraire des règles et dont on aurait oublié plus tard leur origine. La même origine que celles qui régissent l’imaginaire et le mensonge. Et peut-être est-ce un signe de la décadence, de la chute d’une civilisation que d’assister en direct à cette porosité qui ressurgit à date régulière dissolvant la solidité d’une telle distinction entre réalité et imaginaire. Un bon ami chaman m’écrit des mails chaque jours dans lesquels il me propose moyennant un don d’effectuer un rituel pour me faire gagner un pactole au loto. Je ne l’ai jamais rangé dans la catégorie des spams. J’aime recevoir son boniment. Et le silence régulier que forme ma non-réponse est un acte dont l’intention est amicale. Car il déploie chaque jour des trésors d’imagination, pour m’inciter. C’est un véritable travail non. D’où la qualification de bon ami. Car s’il est tenace, endurant il m’enseigne à l’être aussi à ma façon. Le silence, ce silence là, incontestablement nous lie. Beaucoup botteraient en touche. Trouverait cette situation débile. Ils évoquerait une arnaque, le charlatanisme, que sais-je encore. Ils parleraient d’honnêteté et de malhonnêteté qui sont des catégories encore appartenant à ce monde en train de s’écrouler. J’y vois une relation d’être à être, et plutôt amicale par ce qu’elle m’apprend du doute, de la patience et d’une certaine fidélité. Cette porosité entre vrai et faux pourquoi s’en plaindre, pourquoi lutter contre. J’imagine qu’elle possède plus d’un avantage, notamment si on veut écrire ou peindre. Mieux encore si on veut garder un peu la tête hors de l’eau. Ne pas crever de dépit. Cette porosité du dire offre un grand calme, un peu comme ce calme que l’on peut éprouver au beau milieu d’un champs de bataille, une fois celle-ci achevée, et que les sols sont jonchés de cadavres. Accepter cette porosité permet de survivre sans doute à tous les massacres que la vérité et le mensonge n’ont jamais cessés d’organiser à nos dépens plus qu’à notre avantage.|couper{180}
Carnets | août 2022
Paleopoli, Andros
Olivier de Paleopoli, Andros Paléopoli signifie vieille ville en grec, il convient donc de préciser que celle que nous allons évoquer se situe sur l’île d’Andros dans les Cyclades. Vous trouverez plusieurs villes du même nom dans toute la Grèce. Située sur la côte Ouest à une dizaine de kilomètres de Batsi, Paleopoli fut autrefois, bien avant J.C, la capitale de l’île. Aujourd’hui l’antique capitale a été remplacée par Chora la vénitienne. Paléopoli n’est plus désormais qu’un minuscule village comptant moins de 150 âmes. Si vous passez par ici en bus vous n’apercevrez que quelques maisons, un atelier de couture spécialisé dans la confection de robes de mariées. une petite taverne dont les propriétaires fabriquent et vendent de délicieuses confitures et un musée archéologique. Ce dernier est installé dans un bâtiment offert en 1981 par la Fondation Basil et Elise Goulandris. Armateurs et amateurs d’art célèbres sur l’île car ils ont aussi créé par l’intermédiaire d’une fondation un musée archéologique et un autre d’art moderne dans la nouvelle capitale. Il règne ici une atmosphère particulière sans doute due en premier lieu à la présence du mont Petalo qui surplombe la vallée s’étendant de façon abrupte vers la mer, et en second lieu aux arbres multi centenaires. C’est toute l’histoire des lieux qui semble inscrite sur les troncs imposants des oliviers et des platanes qui peuplent les pentes et nous accompagnent en silence tout au long des 1309 marches dégringolant jusqu’à la plage. De temps à autre lorsque le vent balaie les pentes et les feuillages, on jurerait entendre les voix entremêlés des anciens habitants de la vieille ville, en partie enfouie sous la mer. Quelques images sur les pentes de la montagne Kouvara, Paleopoli Nous avons bien sûr visité le musée. Ce qui s’effectue rapidement car il n’est constitué que d’une seule salle. Néanmoins c’est toujours émouvant de contempler les traces laissées par ces êtres qui ont vécus leurs vies bien avant la nôtre. Notre passage sur cette terre semble si fugace au regard de tous ces gens enfouis sous la surface des sols quelque soit le lieu d’où ressurgit leur souvenir. Et on ne peut s’empêcher de penser que nous les rejoindrons un jour où l’autre, qu’ils seront nos compagnons d’éternité. Petite statue féminine en terreQuelques images du musée de Paleopoli Le culte d’Isis semble avoir été ici très présent. Ce qui n’est pas étonnant pour une ancienne capitale où se trouvait un roi, une reine, et donc un trône (set) dont le terme Isis tire son étymologie égyptienne. Il y a même dans ce musée un fragment retrouvé d’une ode à la déesse. A mi-pente on découvre un groupe d’habitations, une petite église, et une source doit exister dans les parages car nous sommes accompagnés par le clapotis de l’eau durant quelques centaines de marches. En revanche nous ne verrons aucun habitant, les volets sont clos et les grilles de l’église également. Un petit chien nous accompagne sorti d’on ne sait où. Il disparaîtra aussi mystérieusement qu’il aura surgit lorsque nous remonteront les escaliers un peu déçus de n’avoir pas pu approcher les ruines. Celles-ci sont fermées au public, découpées en grandes parcelles entourées de grillage. Mais peu importe, durant quelques heures nous avons pu ressentir ce lieu, nous avons pu un peu imaginer, et partager avec les morts en nous appuyant sur le relief, les quelques traces laissées dans les constructions de pierre, les troncs noueux des oliviers.|couper{180}