Autofiction et Introspection
Habiter n’est pas impossible, mais c’est un vrai problème pour le narrateur. Il occupe des lieux sans jamais vraiment y entrer. Maison, atelier, villes traversées : ils existent, mais restent comme à distance. Il imagine que peindre ou écrire l’aidera à habiter autrement, à investir un espace intérieur qui compenserait l’absence d’ancrage. Mais cela demeure du côté du fantasme. Le réel, lui, continue de glisser, indifférent.
C’est de ce décalage que naissent ces fragments. Écrire pour traverser l’évidence, pour examiner ce qui ne s’examine pas. Écrire comme tentative d’habiter, sans garantie d’y parvenir.
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Carnets | mai 2025
12 mai 2025
Peut-on s’en passer, et à quel prix. La famille, l’école, l’entreprise, l’église, l’armée, le cimetière. Du début à la fin, ce même mouvement. Se sentir entouré ou, au contraire, rejeté par cette entité qui n’existe que dans nos esprits. Ce groupe qui s’impose, qui attire, qui blesse. Chaque fois que je ressens l’attrait pour l’un de ces groupes, cela finit mal. J’y vais pourtant, comme poussé par une force obscure, pour éprouver à nouveau cet espoir et cette désillusion. C’est peut-être ainsi que l’on forge quelque chose, à force de recommencements. Il y a cette joie initiale, violente, celle d’être accepté. Cette euphorie qui, comme un vertige, donne le sentiment d’exister au sein de quelque chose de plus vaste. Et puis, le désenchantement. La chute. À la chorale déjà, je déchantais. Ma voix se perdait, fausse et forte, dans l’amas des autres. C’était à Osny, près de Pontoise, quand j’étais enfermé. Chanter faux, chanter fort : un acte presque instinctif, comme une protestation sourde. Ne pas être ce qu’on attend de moi. Ne pas me fondre. Refuser d’être ce mouton docile, cet être standardisé. La voix du mauvais larron, celle du voyou, c’était la seule voie possible. Ne pas se laisser phagocyter par cette normalité qui dévore, qui dissout les singularités. Chanter faux, c’était ma façon de dire non. Ma manière de survivre. Parce que la norme, c’est une peau de chagrin, qui rétrécit et vous étouffe. Moi, du chagrin, j’ai fait une joie. Du rire solitaire, un graal. De la folie, une sagesse. De la laideur, un terreau fertile pour la beauté. De la banalité, un miracle. Ce qui s’écrit vient de moi, oui. Mais ça vient aussi de plus loin, de quelque chose qui me dépasse. Cette confusion-là, elle est troublante. On pense être soi, parmi d’autres soi. Mais le moi n’est qu’un reflet, une ébauche. Prendre le temps de s’éloigner de cette illusion, cela m’a pris cinq ans. Un lustre. Comme si le temps avait poli ma peau, m’avait rendu plus dense, plus silencieux, plus animal. Je me suis mis à rêver d’éléphants, d’hippopotames. Retrouver le fleuve. Se rouler dans la boue pour réapprendre à nager, entre deux eaux. Le groupe reste une nécessité que je ne justifie pas. Ce que j’y ai vu, ce que j’y ai subi, les merveilles entrevues, les horreurs expérimentées. Cela ne trouve pas d’équilibre. La paresse des uns, l’abandon des autres, et ceux qui en tirent profit. Les identités qu’on y gagne ressemblent à des étiquettes d’écolier : tout de craie et de crissement sur le noir des tableaux. Toujours prouver, toujours démontrer que l’on est ce que l’on prétend être. Parfois, il y a des miracles. Mais ils sont rares. Plus rares que les déconvenues. La joie d’être en groupe est un artifice, une victoire fragile contre la nuit totale. On y plonge, l’âme ouverte, et on en ressort plus triste, plus seul. Il m’est arrivé de vouloir créer un moi pour rejoindre le groupe. De me fabriquer un masque à ma mesure. Mais avec le temps, on comprend que c’est une perte, une paresse, une peur. On refuse de regarder en soi, on fuit ce dégoût latent. Aller seul, résolument, voilà la solution. Une fois que tu as accepté cette solitude, tu peux traverser tous les groupes sans que rien ne t’atteigne. Tu marches, tu avances, tu fais partie du monde sans t’y noyer. Et, surtout, tu t’en fous.|couper{180}
Carnets | mai 2025
11 mai 2025
La pensée m’a cueilli en pleine poitrine, avec la brutalité d’un coup, un choc qui résonne longtemps dans la cage thoracique, comme un roulement de tambour assourdi. Plus on est libre, plus on a de responsabilités. C’est venu d’un coup, en descendant l’escalier pour me rendre à la cuisine, alors que la journée n’était même pas encore posée, le café pas encore dans la tasse, la lumière basse dans l’escalier, filtrant par la fenêtre embuée. La cervelle en ébullition, comme ces matins d’hiver où la glace craque sous le pied, avec ce bruit sec qui vous avertit que quelque chose peut céder. À mesure que je franchissais les marches, la sensation se précisait, s’insinuait comme une eau lente qui monte, le long des murs, remplissant chaque interstice d’un froid humide. L’idée était là, vaguement familière, ancrée quelque part depuis longtemps, mais c’est aujourd’hui qu’elle s’imposait, définitive. Et à mesure qu’elle se déployait, l’étau se resserrait autour d’un point profond, logé au creux du ventre, cette sensation contrariante d’être devant quelque chose d’irrévocable. Il y a eu, comme en écho, un bruit étrange, une sorte de cri étouffé, un glapissement venu de loin, de l’intérieur, du cœur d’un lieu protégé, recouvert de gravats et de souvenirs anciens. Un for intérieur, si tant est qu’après la longue dévastation, il en reste quelque chose. Peut-être un bunker, un abri de fortune, un réduit construit de bric et de broc, au fil des ans, comme ces fortins qu’on érige dans les montagnes pour se protéger du vent, sans savoir si on y reviendra un jour. La question a suivi, naturellement, comme une lame de fond après la vague : qui, bordel de merde, est enfermé dans ce bunker ? J’ai levé la tête, et le reflet m’a renvoyé quelque chose d’irréel, ce visage que j’ai d’abord pris pour le mien, puis que j’ai reconnu comme étant celui de mon père. Il me hurlait dessus, mais c’était un cri sans voix, un hurlement muet, comme si la colère n’avait plus la force de sortir, étouffée par des décennies d’oubli et de fatigue. Une farce grotesque, si ce n’était déjà suffisamment monstrueux pour vous glacer sur place. Quelque chose frappait contre la porte du bunker, une secousse sourde, répétée, comme si une bête cherchait à sortir. J’ai collé mon oreille contre le métal froid, et là, distinctement, j’ai perçu des pleurs d’enfants mêlés à un grondement rauque, comme une bête blessée. J’ai su immédiatement que c’était Elle, la Bête du Gévaudan, celle-là même que j’avais cru avoir écrabouillée dans mes rêves d’enfant, il y a bien longtemps, dans ces bois sombres où le soir tombe vite et où les contes se délitent en bruits sourds. Un glapissement encore, d’enfant ou de caniche, la confusion était volontaire, pour me donner le temps de reprendre mon souffle, mais j’ai fini par ouvrir la porte. Elle a grincé, comme ces portes de grange qu’on n’a pas ouvertes depuis des années. Derrière, le vide. Rien. Absolument rien. Une béance muette, un espace si nu que même la poussière semblait avoir déserté. C’est alors que la sensation de liberté m’a submergé, avec une violence renouvelée, comme un marteau qui revient à l’envoyeur, me brisant les côtes, me coupant le souffle. J’étais libre, terriblement libre, et cette liberté pesait d’un poids que je n’avais pas anticipé. La vie nouvelle était là, devant moi, étendue comme un territoire sauvage. Je savais qu’elle serait plus rude, moins joyeuse que la précédente, que la légèreté avait fui avec l’enfance, que désormais, il faudrait assumer ce que je suis devenu, ce que je n’ai jamais vraiment voulu être. Et ce savoir-là, cette prescience, a résonné en moi comme un écho long, un souvenir des bois gelés et des bêtes qui s’y cachent, tapies dans l’ombre.|couper{180}
Carnets | mai 2025
10 mai 2025
L’effort me dégoûte. Non pas tout effort, mais l’exigé, celui qui vient d’ailleurs, qui pèse et s’installe, sans qu’on l’ait appelé, sans qu’on l’ait choisi. Un effort venant de l’extérieur, comme un poids qu’on n’aurait pas mérité de porter. Un effort qui parasite le moindre élan, déjà difficile à maintenir, de l’intérieur. Ce n’est pas que je sois réfractaire au mouvement ou à l’action. C’est juste que l’effort intérieur me coûte tant qu’il ne me reste rien pour l’extérieur. Comme si le peu de forces que je parviens à rassembler se dissipaient à l’instant où la contrainte surgit, brisant cette économie précaire qui me permet de tenir debout. Cette sensation d’appauvrissement, ce sentiment de ressources vidées, de manque total, comme si le peu de matière qui me constitue s’érodait en silence, me dégoûte, me révolte, et, au-delà de la colère même, me laisse presque indifférent, tant la fatigue a pris le pas. Je n’en suis plus à me demander si cela vient de moi. Si je n’ai pas fait ce qu’il fallait, si je me suis, une fois encore, trompé de direction. Je ne veux plus revenir à ce point d’interrogation, le retour à la case coupable, à l’accusation tacite qui ronge les heures et épuise la moindre chance de répit. Je m’oppose doucement. Pas de violence apparente. C’est presque imperceptible. Ça ne se voit pas. L’opposition est là pourtant, en veille sourde, en tension continue. À l’extérieur, il n’y a rien. Mais en dedans, c’est la dévastation, un chantier d’où tout s’est retiré, ne laissant que des structures ébréchées, des murs que l’usure finit par fendre. La colère ne prend pas la forme de l’éclat. Elle monte sans qu’on la sente venir, elle prend place, lentement, dans les articulations, les fibres, et reste là, coincée entre la cage thoracique et la gorge. Je ne crie pas. Ça n’a jamais été ma façon de faire. Mais je sens que la retenue, cette posture inflexible que je m’efforce de maintenir, finit par coûter plus cher que l’explosion. Ce silence, peut-être, est ce qui pèse le plus. Une colère contenue, muette, mais lourde, qui fait vibrer les nerfs et raidit le souffle. On dirait une cuirasse trop épaisse, qu’on ne parvient plus à retirer, qui s’incruste dans la chair, la durcit. Je m’interroge souvent sur cette fatigue particulière, celle de devoir répondre aux exigences qu’on n’a pas choisies, qu’on n’a même pas imaginées. Peut-être est-ce pour cela que cet effort m’apparaît si étranger, si insupportable. Il vient d’ailleurs. On vous demande d’être quelque chose que vous n’êtes pas, de vous plier à une logique qui vous échappe. On vous dresse, comme un cheval rétif. On vous somme d’avancer, même si vous n’avez plus de jambes. Alors le corps aussi s’épuise. Il ploie sous le poids de cette injonction qui ne cesse de revenir, comme une marée montante, qui ne laisse aucun répit. La colère fait vibrer les muscles, mais tout finit par se figer, comme si le seul moyen de ne pas se briser était de se contracter jusqu’à l’immobilité. Peut-être que cette révolte silencieuse est une manière de rester debout. Une façon de préserver ce qu’il reste de cohérence quand tout autour semble se désagréger. Ne pas exploser pour ne pas tout détruire. Mais à force de contenir, je me demande si ce n’est pas moi-même qui se disloque, à mesure que les jours s’empilent. Comme si le silence, peu à peu, me grignotait de l’intérieur, avec la patience infinie de la rouille qui gagne les charpentes et finit par faire céder l’édifice.|couper{180}
Carnets | mai 2025
9 mai 2025
Il est difficile de parler, à un moment ou un autre, de ce journal, sans retomber sur les traces, déjà anciennes, d’un propos que j’aurais tenu, mais qui s’estompe dans les méandres incertains de la mémoire, comme tout ce qui m’échappe, désormais. Il est difficile, disais-je, de contourner la question des religions — cette persistance, presque séculaire, dans les replis de l’histoire, ce tissu nerveux qui s’étire, fragile, à l’orée du siècle —, et plus encore d’ignorer le catholicisme, qui survit, malgré l’abandon, la décrépitude des pratiques, dans l’esprit même d’un monde qui se défait de ses attaches, peu à peu. Ce que j’en pense importe peu. Qui suis-je, en somme, pour émettre le moindre jugement sur cette ferveur qui me semble irréelle ? Je ne suis rien, en ce sens que devenir quelqu’un ou quelque chose ici-bas requiert de s’inscrire dans le jeu complexe des rapports humains, des gestes appris, des courbettes et des effusions sociales dont je suis, par nature, disqualifié. On y voit comme un vestige de ce que nous fûmes, avant l’effritement, quand l’ordre commun dictait la marche et l’ordonnance des jours. Mais tout ce vacarme pour un nouveau pape m’étonne. Hier soir, je me suis pris à compter tous les papes que j’ai vus passer depuis ma naissance. Huit. Huit papes en soixante-cinq ans, soit le double pour quelqu’un né en 1900. Ce chiffre m’a laissé songeur. Je suis resté, immobile, entre 18 h 45 et 19 h 00, l’heure où, comme chaque soir, je sors de la maison pour donner à manger au chat. J’en suis venu à penser que les papes étaient devenus des figures obsolètes, consommables, soumis à la dégradation programmée, comme tout ce qui nous environne depuis que le monde s’est engagé dans la voie rapide du capitalisme productiviste. Rien de surprenant, finalement, si nous en augmentons le nombre à proportion que la crédulité se dissipe, laissant la place à cette foi réduite à l’état d’ombre, un résidu, peut-être, d’une humanité qui se cherche encore. Car comment croire en Dieu, aujourd’hui. Après Auschwitz, après toutes les guerres entraperçues, après le Biafra, après Gaza, après l’Ukraine après tant d'images résiduelles toutes plus sordides les unes les autres Comment envisager ces actes, ces gestes sans nom, sous le regard impassible de ce Dieu silencieux. Je m’interroge, et cette interrogation, à peine formulée, évoque déjà la nostalgie d’une croyance naïve, celle de l’enfance, où le monde s’expliquait encore par des récits anciens, intangibles, sans appel. Hier, en voyant cette liesse diffuse, sur l’écran — ici, dans ce coin reculé où les voix résonnent faiblement, où les mouvements collectifs semblent se diluer dans l’air épais du soir —, j’ai pensé au mot tendreté. Non pas la tendresse, mais cette malléabilité de la chair, cette capacité de se laisser attendrir par le choc répété, comme la viande que l’on frappe pour la rendre plus souple. L’écran, lui, diffusait cette clameur continue, assourdissante, qui traversait la pièce jusqu’à la porte de l’atelier, restée ouverte, le temps d’aller nourrir le chat et de jeter un œil distrait à la floraison déclinante du jasmin. Cette effusion m’a suivi comme un caniche vieux et déglingué, l’une de ces bêtes que les vieilles dames tiennent en laisse, à la sortie de la messe, avec ce parfum de cachous Lajaunie, d'eau de Cologne et de pastilles Vichy qui s’accroche aux vêtements. L’écran, les hourras, cette ferveur brutale et télévisée m’ont évoqué des coups portés sur un blanc de poulet, cette percussion répétée qui finit par affaisser la fibre et l’amollir. C’est là, après ce mot de tendreté, que j’ai ressenti la compassion. Compassion et tristesse insondable mêlées. Une émotion déroutante, moi qui ne suis pas croyant pour deux sous. Un sentiment qui s’est superposé à cette solitude que je sais aiguë, la certitude que je ne retrouverai jamais l’empreinte crédule de mes cinq ou six ans, quand, pour la première fois, je me suis glissé au catéchisme, sans en parler à mon père, juste pour rejoindre les copains — sans conviction, mais pour appartenir, un peu.|couper{180}
Carnets | mai 2025
8 mai 2025
La conscience du don est déjà une forme de retour. La dette symbolique se crée aussitôt cette prise de conscience effectuée. Le véritable don ne devrait pas passer par la conscience, par la mémoire ; il devrait glisser vers l'oubli dans l'immédiateté même du geste de donner. On ne devrait pas prendre conscience de ce que l'on donne. Si l'autre manifeste une reconnaissance, s'il y a retour, souvenance, le don est déjà entaché par cette réciprocité. Ainsi, n'est-il pas faux, sous cet angle, de dire que toute gratitude annule le don. C’est là tout le paradoxe auquel je me heurte lorsque j’écris. Je voudrais croire en cette gratuité de l’écriture, offrir mes textes comme on laisse des cailloux sur le chemin, sans attendre qu’ils soient ramassés, commentés, ramenés à leur origine. Pourtant, ce geste qui semble si pur se heurte à un besoin presque inconscient de retour, un signe, un écho prouvant que quelqu’un, quelque part, a été touché par ces mots déposés. Consulter les statistiques de visite sur mon carnet n’est donc pas un acte anodin ; c’est comme vérifier si la bouteille lancée à la mer a bien touché une rive. Derrida dirait sans doute que cette recherche d’écho prouve l’impossibilité d’un don littéraire absolument gratuit. Pour lui, dès que l’on prend conscience d’avoir donné, le geste est déjà teinté d’un désir de retour, et donc, impur. Mais n’est-ce pas aussi, comme le suggère Marcel Hénaff, la preuve que la gratuité et la réciprocité appartiennent à des ordres différents ? Que l’élan de l’écriture peut rester gratuit tout en aspirant, secrètement, à être accueilli ? Peut-être que le véritable don de l’écrivain consiste précisément à jongler avec cette contradiction : offrir ses mots sans calcul, mais sans nier non plus ce besoin humain d’une reconnaissance, même discrète. Se poser en écrivain désintéressé, c’est vouloir le beurre et l’argent du beurre : être à la fois le roi et le serviteur, le maître des mots et celui qui les livre sans attendre de retour. Mais l’idéal d’un don pur et absolu est une utopie dangereuse, car elle vous place à une hauteur inconfortable, celle du roi sans sujet. Un geste de pureté qui crée paradoxalement un vide. Or, dès que je vais consulter mes statistiques, je ressens la joie trouble de transgresser cet idéal. Je cède à la tentation de vérifier si mes mots ont touché quelqu’un. Ce geste m’apparaît comme une souillure, un compromis avec le monde capitaliste, un effritement de ma noblesse littéraire. Mais peut-être est-ce aussi la preuve que je refuse cette posture royale, ce pouvoir sans partage, et que j’accepte d’être un écrivain parmi d’autres, en quête d’un écho humain. Finalement, l’utopie du don sans retour est une pureté qui me condamne à la solitude. L’écriture, au fond, n’est-elle pas aussi un appel à descendre de ce trône, à redevenir humain ? Ce plaisir que je nomme pervers, parce qu'il pervertit une utopie, est une façon de jouir de l'inatteignable. Une plus grande perversion serait peut-être que, par ce geste, je cherche à rejoindre ce qu'on nomme le sens commun, le bon sens. Comme si, en cherchant l'écho de mes mots, je m'autorisais enfin à partager ce que tout écrivain désire secrètement : la reconnaissance d'une lecture. Est-ce cela finalement, la vérité du don littéraire ? Non pas une offrande pure, mais une quête de sens, de lien, de résonance ? Il faut l'avouer enfin, il y a aussi la notion de rejoindre la bauge, de redevenir le cochon que je ne veux pas être. Ce qui est une forme de ségrégation ou de toupet magistral . C’est admettre que cette recherche d’écho révèle en moi une part plus triviale, plus humaine, qui refuse l’idéalisme élitiste et s’ancre dans la matière, dans le besoin viscéral d’être entendu, reconnu, accepté. Un roi qui, lassé de sa pureté glacée, se vautre dans la boue du monde. Peut-être que l’écriture, après tout, c’est cela : un élan vers le sublime, toujours contaminé par le désir de retour, de partage, de communauté et à terme d'aller se vautrer comme tout à chacun le veut plus ou moins consciemment dans les effluves du marché aux bestiaux, aux esclaves. Ainsi, et c'est peut-être ce qui aidera au renoncement des plus retors, s'ils l'acceptent : l'écriture, même lorsqu'elle se rêve geste pur, geste gratuit, reste ancrée souillée dans et par l'hémoglobine du monde|couper{180}
Carnets | mai 2025
05 mai 2025
Depuis que j’ai de nouvelles lunettes, j’ai plus de mal à lire. Il est possible que l’imagination en soit la plus grande responsable. Le fait d’avoir acquis ces lunettes au rabais, pour ainsi dire : monture sécu, verres non traités pour éviter le surcoût inévitable. Cette nuit, j’ai même roulé dessus. Il a fallu que je redresse les branches doucement pour ne pas les péter. Durant trois ans, je me suis contenté de simples loupes que j’achetais un peu partout où j’en trouvais : Action, Gifi, supermarchés de tout acabit — presque jamais aucune en pharmacie. J’en achetais plusieurs paires à la fois et j’avais une sensation d’opulence. Je pouvais en laisser une à l’atelier, une sur la table de nuit, une dans le bureau, une sur mon front, et le surplus, tout emballé encore, dans un tiroir. Et pourtant, malgré la profusion, il était assez rare que j’en brise une. En fait, j’éprouve une colère de tous les instants à comprendre à quel point je vieillis mal. Parfois, je me dis qu’il faudrait que je trouve la fameuse pilule rose ; puis, quelques secondes après m’être imprégné de l’imbécillité dans laquelle je ne manquerais pas, à mon avis, de pénétrer une fois ingurgitée, un ricanement s’empare de moi, me flanque au sol. — Tu penses que tu vas t’en tirer aussi facilement que ça ? une voix me dit — la voix de ma conscience ? Aiguë et aigrelette, faussement naïve, moqueuse. Du coup, non, bien sûr que non, je me dis qu’il faudra aller jusqu’au bout du film. Je connais déjà l’ennui de m’y rendre, évidemment, mais ça ne me flanquera pas la paix avant le générique de fin. Ce qui est une grosse différence par rapport à il y a encore un an, où je me disais encore beaucoup de balivernes. La phrase « il faut boire la coupe jusqu’à la lie » me rappelle le café turc et toute une série d’autres expériences, toutes plus idiotes les unes que les autres. Parfois, je pourrais écrire des histoires romantiques, amusantes, légères — je me disais encore ça l’année dernière. Mais, à vrai dire, non, je n’éprouve aucune envie de divertir : ni divertir autrui, ni moi-même. Illustration Huile sur bois d'après Serge Poliakoff / P.B 2025|couper{180}
Carnets | mai 2025
04 mai 2025
Rien écrit depuis deux jours. Littéralement avalé par le code. Puis ce message étrange, signé D. M’était-il adressé ? Rien n’est moins sûr. Il disait qu’il allait renoncer, que ça finirait en juin. J’ai pensé à L’Âge de cristal, ce vieux film, ou une série — où l’on disparaît à trente ans pour ne pas peser sur la communauté. Pour renvoyer cette image : celle d’une jeunesse perpétuelle, sans faille. Tout ce qu’on a pensé un jour, dans un roman de science-fiction ou dans la banalité du quotidien, finit par advenir. Peut-être pas vraiment : juste à l’état de possibilité. Dans un repli de ce que nous appelons, pour nous rassurer, le réel. De mon côté, la trouille de devenir « marteau », comme dans la chanson. Et cette certitude, en me réveillant ce matin, revenue une fois de plus : celle d’être exactement à la lisière — entre l’idiotie la plus crasse et le génie. Une frontière. Une ligne de crête qui revient chaque nuit, peu avant l’aube. Un combat intérieur, renouvelé, dans un décor de cirque romain. Je ne sais plus si je suis gladiateur, lion, ou simple spectateur sur les gradins. Mais le pouce, toujours, descend. Et puis la sensation : une dévoration ou une trempe, l’une ou l’autre, toutes deux sauvages. Et le pire, c’est que m’en souvenir me plaît presque. Castaneda dit qu’en récapitulant on peut rejoindre le point, le nœud, où l’énergie de vivre s’est figée. Je n’ai jamais douté que cette phrase dise vrai. Elle est peut-être, à elle seule, à l’origine de ce journal. Suis-je parvenu à récupérer cette énergie ? À retrouver le désir ? Je ne crois pas. Peut-être que je ne l’ai jamais compris, ce désir. Qu’il est resté bloqué, lui aussi, dans une version basse, dégénérée, de l’obstination. Récapituler, maintenant je le comprends, c’est écrire. C’est saisir une trace, un écho d’une souffrance traversée. Et craindre son retour. Ou bien désirer son retour. Car à terme, rien ne semble plus vrai, plus réel, que cette souffrance. C’est elle le critère. La carotte et le bâton à la fois. Écriture, récapitulation — peu importe le mot. On espère une délivrance, mais ce qui vient, c’est une fatigue. Une usure. L’inverse de la joie, de l’enthousiasme espéré. Ce qui reste, c’est une séparation acceptée, un isolement choisi. Mais la récapitulation, chez moi, est une forme dégradée. Une caricature. Une rumination. Peut-être parce que l’acte — ce que j’appelle l’acte — n’est qu’un prétexte. Et qu’il exige un genre de courage dont je ne dispose pas. L’amour me manque. Je reviens toujours à ce constat, chaque jour un peu plus net. Et ce manque est devenu un trou noir. Il attire tout ce qui passe dans sa périphérie. Et pourtant, m’offrirait-on tout l’amour du monde que je ne saurais quoi en faire. Je le trouverais insupportable, probablement. Plus jeune, j’avais peut-être l’intuition de ce manque ontologique. Je tentais de le compenser par une générosité excessive, factice. Une posture qui me dégoûtait, mais que je ne cessais de rejouer. Comme pour la pousser à bout, à l’absurde. Cela explique les replis soudains, les abandons, les fuites. La honte, surtout : celle d’avoir joué un rôle douteux face à des personnes simples, naïves peut-être, mais capables d’aimer réellement. Des gens qui n’avaient pas envie de chercher midi à quatorze heures. C'est ainsi que se construit cette incapacité, en la confrontant sans cesse à la capacité des autres. Que cette dernière soit avérée ou non importe peu. D’où cette culpabilité ensuite. Une forme de trahison sacrée. Comme si j’avais transgressé un tabou. Ne pas croire au ciment de l’espèce : l’amour. Et puis, hier, cette image. Dans la cour. S. avait acheté une nouvelle plante grimpante pour combler l’espace entre deux jasmins. De petites fleurs bordeaux, minuscules vasques. L’orifice sombre, entouré de dentelures comme celles d’un tournesol. Je fixais une de ces fleurs et elle grandissait. Grossissait. Elle devenait gigantesque. J’y voyais mon propre trou noir, là, matérialisé sous forme végétale. Je n’éprouvais rien. Ni amour, ni attendrissement. Juste une observation clinique : une chose, probablement moi, allait être absorbée par cette plante. Et ce n’était pas plus grave que d’aller faire les courses après en avoir écrit la liste.|couper{180}
Carnets | mai 2025
1 er mai 2025
Lancement de la version trois du site. En ligne, donc. Pas tout à fait au point mais, à ce stade, la quête de la perfection relevait plus de la divagation technique que de la finalité concrète. Après des heures à traquer le pixel voyou, j’ai dit stop. J’ai transféré les fichiers, comme on quitte une pièce en éteignant la lumière sans se retourner. Le principe, désormais : organiser la navigation selon des thématiques. Tenter d’extraire une forme – pas forcément élégante mais lisible – de ce foutoir textuel. Il reste deux mille articles à trier, réécrire, relustrer. À force de PHP, de scripts Python et d’intelligence dite artificielle, on finit par confondre l’outil avec l’intention. La vraie question, toujours : qu’est-ce que tout cela signifie ? Je bosse, donc, ce qui tombe assez bien : les vacances m’ennuient. Viscéralement. Le concept de détente m’inspire un dégoût instinctif. L’idée même de me la couler douce me hérisse. Ce que, d’après mon expérience restreinte mais significative, les femmes saisissent mal. Il faut se la couler douce, d’accord, mais tout en organisant des projets absurdes : Madrid, Valence, je ne sais plus quoi – des musées, des lieux « à voir ». Rien qu’y penser me gratte. Sur place, je trouve ça généralement passable. Pas de quoi grimper au plafond non plus. J’ai développé une forme d’indifférence aux voyages. J’y vais à reculons, rechignant un peu, puis je m’emmure dans un mutisme où mes seules expressions sont des borborygmes à peine articulés. Je ne parle plus. Et si on y regarde bien, la plupart des discussions sont des monologues alternés. Je préfère faire le mien ici. Donc voilà mai. Le temps file. Je crois que je ne suis pas encore tout à fait remis de Bilbao en août dernier qu’on projette déjà Avignon en juillet, l’Espagne en août. Rien qu’à l’évoquer, j’en suis las. Illustration Duo 2 huile sur toile 100x80 avril 2025 P.B|couper{180}
Carnets | avril 2025
30 avril 2025
Je ne suis pas un collectionneur. Non, pas un de ceux qui rassemblent les timbres, les armes rouillées, les papillons morts ou les ex-voto exsangues — je n’ai ni cette patience, ni cette foi-là. Mais parfois, l’idée me visite. Elle entre comme un vent de moisson dans une grange vide. Elle parle bas, me flatte, me fait croire à une vocation obscure. Alors je commence. Je trace, je numérote, je cherche à enfermer le monde dans des tiroirs bien rangés. Puis vient l’écoeurement. L’idée reste là, raide, morte, comme un Christ sans croix dans l’église d’un hameau déserté. Ces jours derniers, une nuée de collections a fondu sur moi. Elles ne sentaient ni la naphtaline, ni l'ordre : elles étaient étranges, hirsutes, inclassables. Il y eut celle-là, la plus persistante : recueillir chaque occurrence du mot silence dans ce grand fatras que je prétends écrire. Cent soixante-dix pages de texte serré, cinquante-cinq mille mots. Un travail de moine sans cloître, sans Dieu. J’y passai des heures à extraire les phrases, à guetter le point final comme une délivrance. Je rêvais — oui, littéralement — qu’une forme naîtrait de ce chaos, une structure, une nef, un vitrail peut-être. Mais rien. Sinon l’illusion fugace d’avoir domestiqué un peu de vide. Le soir, j’ouvris Tagebücher 1910–1923. Kafka. L’Allemand m’échappa comme l’eau d’une source entre des doigts gourds. Je lisais pourtant à voix haute, en trébuchant, avec Marthe Robert pour me rattraper. Une idée, comme une flèche douce, me traversa : lire Kafka au micro, en français. Faire podcast, oui, avec la voix d’un autre. Celle d’Alain Veinstein, par exemple. Pas la mienne — trop friable, trop moi. Une heure de si et de donc, comme Perrette et son pot au lait. Un rêve. Et puis : les droits d’auteur. Kafka, rien à dire. Mais Marthe Robert ? Trente ans encore, dit-on. Trente ans, c’est toute une vie pour quelqu’un comme moi, quelqu’un sans suite. Alors j’ai fui sur le site de Gutenberg. J’y ai trouvé Kafka, nu comme un martyr, libre enfin. J’ai balbutié Ich schreibe das ganz bestimmt aus Verzweiflung..., comme une oraison funèbre pour mon propre corps. Puis, nouvelle illumination : et si je le traduisais, Kafka ? À ma façon. En français dépouillé, ravalé. Des phrases pâles comme des os blanchis. Exemple : Écrire est plus facile que vivre. Rien de plus. Mais dans cette platitude, je sentais Pessoa murmurer : Navigar é preciso, viver não é preciso. Alors j’imaginai deux voix disant la même chose : la mienne et une autre, portugaise. Deux timbres, deux silences entre les mots. Une stéréo de l’obsession. Mais alors me prit un vertige. Un vrai. Une chute lente, infinie, comme si j’avais touché une amulette trop ancienne. J’y vis, d’un coup, tout : le ridicule, l’inutile, l’amour absent — surtout lui. L’amour qui m’aurait donné la constance. L’amour qui me manque pour mener quoi que ce soit à terme. Il me vint que je pourrais, à défaut de toute autre collection, faire celle de mes défaites. Elles sont innombrables, elles sont miennes. Mon seul territoire. Enfin, je pensai à ce tableau qu’on m’a commandé. Je revis la scène, très lente, très claire : on me le demande, et je dis oui. Mais j’aurais dû dire non, je le savais, je le savais déjà. Le oui est sorti comme on trébuche. Il ne fut pas prononcé. Il fut, tout simplement.|couper{180}
Carnets | avril 2025
16 avril 2025
Grand pas en avant. J’ai créé une rubrique Import pour les articles écrits dans WordPress (1850). La difficulté, désormais, consiste à les dispatcher par année et par mois dans la rubrique Carnets, dans un premier temps. Puis, à faire le tri entre les fictions, les lectures. Pour l’instant, je fais cela sur les bases locales. Mais un petit casse-tête s’annonce : il faudra changer les ID des rubriques, qui diffèrent entre la base distante (OVH) et la base locale. La solution serait peut-être de repartir une fois de plus de zéro : sauvegarder la base distante, l’injecter dans la base locale après avoir supprimé celle-ci, et ainsi retrouver une correspondance des ID de rubriques entre les deux sites. Pour me détendre un peu, j’ai créé une collection de textes réunis sous le mot-clé Essai sur la fatigue, en hommage à Peter Handke. J’ai également amorcé un index thématique : Identité, Temps, Mémoire. C’est encore très succinct : quarante-six entrées. Un site, c’est un texte en mouvement perpétuel. Il faudrait ne pas craindre, une fois un article publié, d’y revenir, de le relire, de le modifier si nécessaire. Peut-être même laisser au visiteur curieux la possibilité d’en consulter les différentes versions. Je sais que SPIP le permet ; j’ai vu cela, je crois, sur le site de Guillaume Vissac. Je réfléchis aussi à la cadence de publication par rubrique. En ce moment, la rubrique Carnets attire peu de monde — ce qui est normal, puisque j’y prends de simples notes, parfois ésotériques. Un travail au jour le jour. Ce que ça change, ensuite, de réunir ces textes par thème ou par mot-clé, de les reprendre, les étoffer, ou au contraire de les relier à d’autres, écrits à un autre moment. Une impression de cohérence, de continuité, alors qu’en les lisant au fil des jours, on a parfois l’impression d’un désordre ou d’un enchaînement obsessionnel. Hier, j’ai renoncé à emmener les enfants au cinéma. L’idée qu’ils consomment un film comme un morceau de gâteau, un jeu vidéo, n’importe quelle sortie, m’a flanqué un dégoût irrépressible. Ce jeu qui dure depuis des générations — vouloir faire plaisir, ou pire, gâter les enfants — me sort par les yeux. Ajoute à cela leur exigence, leur insistance à ce que l’on respecte les paroles dites — à peine des promesses — et leurs trépignements quand les choses ne se passent pas « comme c’était prévu »… Il me semble que je force un peu la dose exprès. Quitte à passer pour un vieux con. Tant pis. Peut-être me suis-je aussi souvenu de cette solitude dans laquelle je me retrouvais enfin lorsque les adultes se pliaient en quatre pour « me faire plaisir ». Je n’ai jamais été certain que ça vienne d’un si bon sentiment, malgré les apparences. C’était peut-être à eux-mêmes qu’ils s’adressaient, à une partie d’eux différée ou projetée sur moi, à qui ils offraient une sorte de revanche ou de rétribution. Et puis il y avait aussi ce désir qu’on se souvienne d’eux comme de vieilles personnes « gentilles, généreuses, aimantes ». Que de salamalecs. Avec le temps, ma préférence est allée peu à peu vers ceux qui ne donnaient rien. Qui s’en empêchaient — par pingrerie, peut-être, ou par pudeur. Mais dans mon souvenir, ils sont embellis par l’absence de remerciements à fournir, d’affects hypocrites à afficher en public. Tous ces efforts épargnés : avec le recul, ce fut sans doute leur plus beau cadeau.|couper{180}
Carnets | avril 2025
12 avril 2025
Si j'écris : elle faisait partie de ces rêves dans lesquels on croit que l'on peut encore se sauver, s'enfuir mais dont on s'aperçoit avec stupéfaction, colère, désespoir qu'on n'avance pas est-ce que c'est une phrase qui tient debout. Ou faut-il que je lui mette des contreforts de tous les côtés. Tout la question est là. Elle faisait partie de ces rêves où l’on croit, encore, pouvoir se sauver — s’enfuir — mais dont on s’aperçoit, avec stupéfaction, colère, désespoir, qu’on n’avance pas. c'est donc le verbe s'enfuir entouré de tirets qui produit ce petit quelque chose. Non. Ce que je veux dire n'est pas encore tout à fait ça. Ce que je veux dire plutôt c'est qu'elle était d'une telle profondeur de mollesse—je ne suis pas certain à cet instant de ne pas sortir le mot guimauve d'un chapeau—qu'elle m'étouffait, et le pire c'est que cet étouffement me plaisait. Insidieusement, j'espèrais certainement avoir trouvé le meilleur moyen d'en finir, dans l'asphyxie. Peu à peu les neurones s'avachissaient, mes synapses se vautraient, mon cerveau entier se transformait en pâté de tête. Etais-je seulement heureux comme on se doit l'être. C'est cette question qui me sauva. L'ultime question. Au moment quasi fatal, une lueur d'inquiétude traversa le vide sidéral de mon esprit mollasson, les choses se remirent à ronronner, puis à vrombir, et me munissant d'un couteau à trancher le pain je tranchais dans le vif du sujet. La laissant derrière moi, pantelante, sanguinolente, j'enclenchais la seconde, et la 4L s'élança. Pas loin, je n'avais plus de carburant, mais c'était suffisant. Je m'étais mis sur orbite. Je n'avais plus qu'à espérer dans les lois centripètes et centrifuges, au Loto, au tiercé et retrouver un petit boulot à la chaine. ça ne se fait pas On ne doit pas dire de mal ainsi, surtout des femmes. vous devriez le savoir que ce mode est caduque. Je restais indécis quelques minutes, puis quelques heures, enfin pour finir je me terrais durant des années dans l'indécision. Fallait-il ou non le dire ? J'hésitais j'hésitais j'hésitais. Mais enfin me dis-je s'il n'est question que d'égalité, de parité, ça vaut peut-être le coup de le dire enfin une bonne fois pour toutes. Car mâle ou femelle l'être humain est tout autant desespérant et qu'au bout d'un certain nombre d'années le trompe couillon n'agit plus, pas plus que l'entourloupe, les lois, l'autorité en général, la superbe, les montres Rollex, les villa Mon Q, le goncourt, la cerise sur le gateau, le nappé du millefeuille. il y a un petit côté j'ai tout lu j'en peux plus que je cacherais pas, que je ne cacherai plus. Est-ce que je crois à tout ce que j’écris ? Pas sûr. Beaucoup moins qu’à une certaine époque. Mais j’y crois — pleinement — le temps que ça s’écrit. Et c’est ça, l’étonnant. Chaque phrase est un bond : petit, vacillant, mais bond quand même. Puis ça passe. Et je n’en fais plus une maladie. On pourrait dire que j’ai acquis une forme de robustesse. Une endurance. Pas à la douleur — au doute.|couper{180}
Carnets | avril 2025
10 et 11 avril 2025
Tous pensent pareil, c’est entendu. Une sorte de camisole mentale, un établissement pénitentiaire sans horaires de promenade, où les pensées individuelles finissent toujours par épouser les contours de celles des autres. Et réciproquement. On ne s’en évade pas. On imagine s’en évader, c’est tout. Il y a bien ce moment, fugitif, d’élan — on s’est hissé tout en haut, les mains agrippées au rebord, le souffle court, prêt à basculer de l’autre côté. Et puis non : c’est encore la prison, en plus vaste peut-être, mais du même genre. Le service de l’évasion, voyez-vous, fait partie intégrante de l’administration carcérale. À partir de là, que dire qui ne ressemble pas à une vieille soupe de phoque tiédie pour seniors édentés ? Rien de bien neuf. Une sensation de déjà-lu m’a pris à la gorge en parcourant quelques articles d’EAN. Ce n’était pas leur faute. Jamais. Le problème, c’est moi. Mon ennui. Ma vacance. Si au moins je pouvais m’atteler à quelque chose de solide, quelque chose qui tiendrait plus de quarante-huit heures. Mais non. L’enthousiasme se dissipe et c’est là qu’elle revient, cette lucidité carnassière, fausse amie des soirs d’abandon, installée dans un coin de la pièce comme une concierge narquoise. Elle me regarde de travers. On dirait mon père. Ça boum ? Je hoche la tête. J’encaisse. Réflexe. Tout est joué. Impair et manque. T.C. se dresse aujourd’hui en cervantes du numérique, en distributeur automatique de sagesses. Et moi je comprends. C’est bien là le drame. Je comprends tout, chaque pièce du puzzle, chaque éclair d’insurrection qui me passe dans le dos comme des gravats de barricades au ralenti. Je croyais que ce qui allégeait, c’était l’âpreté du quotidien. Belle illusion de cœur pur. On vous programme ainsi, cœur pur, avec la panoplie complète : rustines, colle, grattoir. Puis, un jour, la sacoche est vide. On devient cynique. C’est déjà écrit. Ces armées de cyniques, je les ai croisées — haillons sur le dos, champ de bataille du bureau, du rabrouement quotidien. Parfois, j’ai envie de dessiner une machine à café de deux mètres de haut sur le mur de mon atelier. Pour me souvenir des complaintes de l’époque, entre collègues, entre deux crises de nerfs. C’était notre soupape, notre petite parade. Il ne reste que l’odeur rance des moquettes, la transparence assassine des cloisons, et cette étendue affolante, carnassière, de l’open space. Oppression généralisée. Partouze métaphysique. Fin du monde, fin de partie. Il ne reste pas grand-chose. C’est un constat qu’on devrait éviter de formuler au printemps, mais bon — tant pis. Je l’assume, comme on dit quand on ne sait plus très bien à quoi on renonce. Ce qui subsiste, au fond, c’est une espèce de colère à faible intensité, une humeur grise et traînante, pas exactement mélancolique mais qui y tend, tout en s’efforçant de ne pas y tomber. Et bien sûr, elle y tombe. Avec application. C’est comme ces erreurs qu’on repère de loin, qu’on s’applique à ne pas commettre, qu’on encadre presque, pour mieux s’y cogner quand même, avec toute la naïveté requise. Il y a là-dedans une logique, une régularité, disons même : un algorithme. Chaque version de soi — on les appelle comme ça désormais, des versions — semble promise au même destin : foncer droit dans le mur avec l’enthousiasme d’une bonne idée mal chronométrée. Chacune persuadée d’avoir trouvé l’angle, le twist, la lumière juste. Et chacune vouée à se crasher, méthodiquement, au pied d’un vieux cul-de-lampe, entre deux meubles suédois. Alors on recommence. On recompile, on ajuste la syntaxe intérieure. Version 12.4.7, qui se prétend plus éclairée, plus résiliente — mais que les mêmes lignes de code, les mêmes cycles, les mêmes petites catastrophes domestiques entraîneront vers le même néant mou. Et ainsi de suite, jusqu’à la saint Glin-Glin, qui tarde. Mais enfin, pour qui vous prenez-vous, jeune homme ? On dirait ce vieux professeur d’allemand de l'institution Saint-Stanislas — S.S. Osny, oui, rien que ça. Première fois que je faisais le rapprochement, c’est pourtant gros comme une enseigne en néon. S.S. Saint-Stanislas, avec dans ses couloirs ces anciens déportés qui, revenus de Dachau, Treblinka ou Auschwitz, s’étaient mis à jouer les kapos en blouse grise. Une reconversion sévère, presque logique. Aujourd’hui, paraît que c’est dans l’air du temps, la grande mode : raconter les affres des internats catholiques, dénoncer le traumatisme en latin, en classe d’étude et en catéchèse. Et vous, là, avec ce ton, cette salive aux commissures, faites attention : on vous croirait contaminé. Tais-toi, franchement, tu ferais mieux de te taire. —Monsieur Ribouldingue, je vous en prie, vous êtes hors sujet, hors service même — on l’entend encore, lui aussi, depuis sa chaire, sa voix tranchante comme un coupe-papier. Et puis Poinsard. L’infâme Poinsard, doigts en os de sèche, toujours glacés. Rien que d’y penser, ça fait frissonner. Merde. Merde. Merde. Qu’on me foute la paix. C’est le printemps, pourtant. Mais un printemps carcéral, sans effusion, sans hirondelles, juste un ciel blanc, dur, insondable. Rien que le bruit de la gare au loin, le train pour Marseille ou Lyon, des destinations qui n’éveillent aucune envie. D’ailleurs je n’ai envie de rien. Et si c’est ça la résistance, alors c’est celle d’un trou noir : béant, affamé, parfaitement efficace. Il aspire tout autour de lui — les projets, les sourires, les petits désirs — et moi avec. un roman noir serait parfait. Un tueur en série. On suivrait la dévastation à la trace. A la fin on tomberait sur un gamin de sept ans. Du sang lui coulerait des lèvres. Les yeux seraient hagards . Il y aurait un vol d'oies sauvage qui passerait très haut dans le ciel. Puis en bas la voix effroyable d'un sale lutin foireux dirait aller on rentre c'est l'heure de la soupe, pépère.|couper{180}