Autofiction et Introspection

Habiter n’est pas impossible, mais c’est un vrai problème pour le narrateur. Il occupe des lieux sans jamais vraiment y entrer. Maison, atelier, villes traversées : ils existent, mais restent comme à distance. Il imagine que peindre ou écrire l’aidera à habiter autrement, à investir un espace intérieur qui compenserait l’absence d’ancrage. Mais cela demeure du côté du fantasme. Le réel, lui, continue de glisser, indifférent.

C’est de ce décalage que naissent ces fragments. Écrire pour traverser l’évidence, pour examiner ce qui ne s’examine pas. Écrire comme tentative d’habiter, sans garantie d’y parvenir.

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Carnets | mars 2025

27 mars 2024

Ce monde est une maison qui fuit. On colmate comme on peut, avec un peu de quiche, un carnet, une page d’agenda, un morceau de tendresse. Et parfois, le plombier arrive vraiment.|couper{180}

Autofiction et Introspection

Carnets | mars 2025

26 mars 2025

Il faut faire son truc. On ne sait pas trop lequel, au début, mais ça suffit. L’idée seule du faire, sans programme ni plan de carrière. Ça tient. Et puis, à force, on se demande : pourquoi ? À quoi bon ? Dans quel but ? Toujours cette fringale de sens, ce besoin de comprendre. Surtout à vingt ans, ou alors bien plus tard, quand on a traversé des années sans bien savoir ce qu’on y cherchait. Entre les deux, les rails. La famille, les enfants, la connexion fibre, l’administratif. Tout ça remplit le temps et empêche les grandes questions. On avance mécaniquement, sans trop savoir de quelle gare on vient ni vers laquelle on file. Et puis un jour, le train freine. Il y a un frottement, une secousse. Et la question revient, en douce : pourquoi j’ai fait ce truc, bon sang ? C’est dans ce genre d’humeur que j’ai surpris une conversation dans un replay de Zoom. À propos de la prise de notes. Faut-il faire des fiches de lecture ? L’un avait essayé deux jours, puis avait laissé tomber. Une autre avouait qu’elle oubliait. La discussion a bifurqué vers les outils, les applis, les méthodes. Mais la vraie question, à mon sens, c’était : est-ce qu’on en a besoin, vraiment, maintenant, de ces notes-là ? J’en ai pris, autrefois. Beaucoup. Avant l’informatique. Trente carnets Clairefontaine au bas mot, écriture serrée, feutre à pointe fine. J’y mettais tout : états d’âme, blagues oubliées, extraits d’auteurs, poèmes de comptoir, débuts d’histoires morts-nés, listes de dettes. Tout ça, un jour, est parti en fumée dans une prairie suisse. Mais c’est une autre histoire. Peut-être qu’écrire ici, dans ce coin du site, c’est une manière de reprendre. Mais sans l’idée de mémoire. Je ne cherche plus à tout garder. Ce n’est plus cette obsession. Ce n’est même plus un projet. C’est juste un truc. J’écris, je fais ce truc. Je pars de ce que j’ai : une idée, un mot, une peur, un reste de rêve. Peu importe. Et puis les choses s’enchaînent. Je convoque un personnage, le jeune homme, le dibbouk, le double flou. Il parle, il objecte. Moi, je fais semblant d’écouter. Parfois je prends note, souvent non. Ce n’est pas pour lui que j’écris. Ni pour me convaincre. Ni même pour comprendre. Je fais le truc. Peu importe lequel. Je le fais parce que c’est ça qu’il faut faire. Et pourtant — ce serait mentir que de ne pas l’avouer — ce billet m’inquiète un peu. Pas dans son contenu, non. Mais dans ce qu’il dit sans le dire. Il me paraît louche. Comme un retour en arrière déguisé en bond en avant. Comme un chat qui hésite avant le saut, sauf que je ne suis pas un chat.|couper{180}

Autofiction et Introspection

Carnets | mars 2025

22 mars 2025

Seuil Hier après-midi, j’ai rangé l’atelier. Pas un simple nettoyage, non : un déplacement minutieux des objets, un tri des pots, des tubes, des pinceaux, des restes de projets passés, un froissement d’archives techniques et affectives. Dans le silence qui suivit, une évidence : j’allais créer un sous-domaine OVH, installer un Spip supplémentaire. Le geste était net, presque doux. Il s’agissait de proposer une aide, des services pour fabriquer des sites – Spip, ou autres, mais je préfère Spip. Cela va sans dire. Le soir, je me suis lancé en local. Tailwind, des logos surgis de DALL·E 3, un squelette de site sobre, discret, qui tenait debout sans effort. Rien de clinquant. Juste un espace. Quelque chose de stable, de calme. J'aimerais proposer mes services à des artistes essentiellement. Mais en vérité, ce n’est pas de code que j’avais envie. Et il faut que j'arrive à faire la part des choses. C’était de fiction. Quelque chose insiste, là, depuis quelques nuits. L’idée d’un seuil, un vrai. Un seuil qu’on ne franchit pas en pensant mais en glissant. Pas de pensée. Juste écrire. Depuis le corps. Depuis cette sensation de presque-sommeil. Les images viennent quand on les oublie. Elles clignotent, elles apparaissent-disparaissent selon qu’on les regarde ou non. Ce n’est pas un monde. C’est une intermittence. Nécessité d'un emploi du temps plus drastique, se resserrer sur l'horaire, les tâches à faire, celles détestables ou moins appréciées les premières, et le reste ensuite. Sauf que je n'ai jamais fait ça. Tous les poncifs des gourous de l'organisation m'ont toujours paru risibles. Et jeudi matin, il y a eu ce moment précis, ce basculement imperceptible mais décisif avec le groupe d’élèves. Quelque chose s’est passé – un passage, une bascule, un seuil franchi ensemble, sans qu’on s’en rende compte immédiatement. Je dois le noter ici, dans cette rubrique des seuils. Ce sont eux qui comptent. Même si on ne les reconnaît qu’après. Hier, j’ai reçu une réponse – un message effaré, presque agressé – parlant de ce moment comme d’un truc « intolérable », avec les mots KO, « je suis sur le cul » et autres formules stupéfaites. L’idée fait son chemin, c’est déjà ça. Surtout dans ma tête. Ce qui m’a frappé, c’est que je ne me suis même pas rendu compte, à la première lecture, que le message ne m’était pas directement adressé. Que j’étais sur WhatsApp, dans un groupe, et que le message a été supprimé quelques secondes plus tard. Alors j’ai pensé : Y s’est trompée d’appli, elle écrivait ça pour d’autres, dans le dos, ou plutôt dans l’interstice. Et moi, j’ai répondu du tac au tac, sans prêter attention non plus à l’interface, mais moi je n’ai pas supprimé mon message. Si d’autres l’ont lu, tant mieux. C’est curieux, ces déplacements d’espace, ces seuils-là aussi : technologiques, sociaux, invisibles, mais très réels. Plus ça va, plus je sens qu’il faut que je me réinvente. Trouver de nouvelles ressources, peindre autrement, faire entrer un peu d’argent sans y perdre l’élan. La routine, ça va un moment, mais ça fatigue tout le monde. Les élèves, moi. J’estime que tout ça a assez duré. Et puis j’ai visionné quelques vidéos de Philippe Annocque. Le rythme de sa voix, son calme, son retrait apparent – tout cela me donne envie de lire à voix haute aussi. Pas mes textes, pas encore. Ceux d’autres, surtout des récits de new weird, à lire dans le noir, au bord du sommeil, quand la pensée lâche prise. Il y a là un désir de plus en plus impérieux : celui d’installer un nouvel univers. Dans l’atelier. Dans l’écriture. Dans le code. Dans les services que je pourrais proposer et monnayer sans trahir ce que je cherche. Quelque chose veut prendre forme. Et peut-être que cette fois, je le laisserai faire. Illustration : PB Seuils acrylique sur toile 40x40 2025|couper{180}

Autofiction et Introspection

Carnets | mars 2025

21 mars 2020

Ce que la fiction peut encore|couper{180}

Autofiction et Introspection

Photographie

exil au Portugal

Lorsqu’en 1989, gavé de lectures et de solitude, je quittai Paris pour m’installer au Portugal, ce n’était pas tant une fuite qu’un ajustement nécessaire. Mon but, inspiré, sans doute, par mes lectures ethnographiques – notamment Tristes Tropiques de Lévi-Strauss –,était de copier ces Indiens Hopi qui, devenus pères, doivent partir quelques jours dans la jungle pour rétablir l’équilibre du monde. Je n'étais certes pas père mais j'étais l'auteur d'un bon nombre d'inepties qui me renvoyaient une image peu glorieuse de ma vie. Je m’étais installé dans une petite maison à une demi-heure de marche du village de C. C’était une bicoque que l’on me louait à un prix dérisoire. Sans confort, sans électricité, au beau milieu des eucalyptus, essence principale des forêts ici dans la région. Leur parfum entêtant s’infiltrait jusque dans mes pensées, imprégnant mes nuits d’un relent sucré qui semblait dialoguer avec mes rêves. Chaque matin, j’émergeais dans un monde où seul le bruissement du vent dans les feuillages venait troubler le silence profond, un silence qui, loin de m’éloigner de moi-même, me confrontait à mon propre vertige intérieur. Cette maison modeste et inconfortable semblait être la projection parfaite, bien qu'assez proche d'une image d'Epinal de cette rudesse à laquelle m'obligeait l'écriture.Chaque matin, j’allais au village pour boire un café, et j’avais fini par sympathiser avec J. et H., une Française qui était tombée amoureuse du pays et d’un de ses autochtones. Je m’asseyais dans un coin après quelques échanges polis, mais mon but n’était pas d’entretenir une amitié. Au contraire, je désirais à cette époque m’enfoncer dans la plus grande des solitudes, propice, l’imaginais-je, à me permettre de mieux explorer ma propre langue, ma vraie voix, ou ma vraie musique. J’étais encore accroché à ce concept désuet de vérité quand il s’agissait, mais je ne l’appris que des années plus tard, après de nombreuses désillusions et errances, de trouver simplement la justesse. Ce fut à force d’écrire sans cesse, de réécrire même les phrases les plus anodines, que je compris que la vérité était une quête vaine et que seul comptait ce fragile équilibre entre précision et sincérité. Encore que d'autant plus amateur d'en découvrir une solide que je m'étais aperçu de la rapidité avec laquelle chacune que l'on m'avait brandi s'était effritée. L'unique café du village était un lieu modeste, fait de bois fatigué et de chaises dépareillées. Une lumière jaune filtrait à travers les persiennes, tamisant la fumée des cigarettes que les habitués laissaient se consumer lentement. J’y retrouvais, chaque jour, les mêmes visages : l’homme au veston élimé qui buvait son aguardente en silence, les trois compères qui refaisaient le monde en portugais rugueux, et ce serveur chauve qui glissait entre les tables comme un automate bien rodé. Tout ici était immuable, comme suspendu dans un temps que le reste du monde semblait avoir oublié. Je trouvais dans cette immobilité un apaisement rare, un sentiment de détachement presque parfait. Il me fallut des semaines pour comprendre que ce silence apparent n’était pas un vide, mais une densité. Chaque murmure portait un fragment d’histoire, chaque regard pesait d’un passé que je n’aurais jamais la prétention de comprendre. Peu à peu, je cessai d’exiger de moi cette solitude absolue, comprenant qu’elle était une chimère, un concept sans chair que le réel avait tôt fait d’éroder. Cela me parut soudain absurde, sans doute en raison du décor dans lequel j'essayais de la créer... Il ne faut pas beaucoup de temps pour comprendre à quel point tout est interdépendant ici. Le bruissement des eucalyptus, la présence silencieuse des habitués du café, les gestes quotidiens que je finissais par anticiper, tout cela formait un tissu dans lequel je m'étais malgré moi inscrit. Je compris que la solitude absolue était une illusion, une abstraction que je voulais imposer à un monde qui, lui, ne fonctionnait que par liens et résonances. Non pas que je voulusse m’intégrer, mais le simple fait d’exister dans ce café, d’y être reconnu sans être interpellé, me suffisait. Je n’avais pas besoin d’être compris, ni même d’être écouté. Laisser les autres parler autour de moi, c’était déjà être là. Avec le temps, j’appris à discerner les nuances du matin au village : l’heure exacte où la première cigarette s’allumait sur la terrasse, le moment où le facteur déposait son sac sur le comptoir avant de commander un café noir. J’appris aussi que J. et H. n’étaient pas seulement des étrangers tombés amoureux du pays, mais des êtres profondément ancrés dans ce territoire, dans ses habitudes, dans son rythme. J’admirais leur capacité à être là sans chercher à posséder, à comprendre sans toujours questionner. Et moi ? J’étais venu pour me perdre, et finalement, je m’étais juste laissé absorber par une autre cadence, un autre relief du quotidien. Parmi les innombrables jobs que j'avais effectués dans la ville, celui de laborantin dans un studio photographique m'avait fait rencontrer Cartier-Bresson, déjà très âgé à cette époque. Nous avions sympathisé autour de ses dessins qui m'avaient donné un mal de chien pour reproduire leur légèreté, m'échinant sur l'absence presque totale de contraste dont ils paraissaient souffrir. Après m'avoir sermonné gentiment, Henri m'avait dit qu'il ne fallait pas que je développe ses images comme moi je l'entendais mais plutôt que je fasse l'effort de réfléchir à ce que lui avait voulu montrer. Puis nous avions enchaîné sur la lecture et il m'avait suggéré de lire L'art chevaleresque du tir à l'arc et le zen, un petit ouvrage rédigé par un Allemand, Herrigel. Dans cet ouvrage, il est question du moment propice où l'archer doit lâcher la corde. Cela ne peut pas venir du vouloir, mais du moment, exactement comme lorsqu'on est dans un moment photographique et que l'on doit appuyer sur le déclencheur. Depuis lors, je n'ai jamais fait de photographie autrement qu'ainsi, en essayant d'éviter de vouloir obtenir quelque chose. Cette photographie qui illustre mon récit n’a rien d’extraordinaire. Et pourtant, elle est juste. Juste pour moi, sans doute, mais cela suffit. Je ne trouvais donc pas cette vérité que je croyais être venu chercher. Mais quelque part entre le silence des eucalyptus et le brouhaha du café, entre la solitude espérée et la présence muette des autres, je découvris une chose plus précieuse encore : la justesse du moment.|couper{180}

Autofiction et Introspection

Carnets | mars 2025

18 mars 2025

Il suffit parfois de s’allonger. De laisser la pesanteur faire son office, d’appuyer l’arrière du crâne contre une surface plane, de s’assurer que l’on est bien réparti de façon homogène, comme une pâte à tarte trop travaillée. Il suffit ensuite de suivre sa respiration, en bon spectateur, sans interférer. L’air entre, l’air sort. Tout se passe bien. Enfin, normalement. Avant cela, bien sûr, il y a la résistance. L’esprit s’agite, fait du bruit, remue des archives entières de conversations passées, ressasse d’antiques préoccupations administratives et tente d’ouvrir un dossier classé sans suite depuis trois ans. Il veut prouver son existence. Mais il suffit d’attendre. On le laisse parler, il finira bien par se lasser. Puis, sans tambour ni trompette, on le débranche. C’est alors que l’on traverse sa propre bulle. On passe d’un espace exigu, saturé de réminiscences inutiles, à une sorte d’expansion floue, comme une salle d’attente où il ne se passe rien mais où l’on est bien. Rien de mystique, juste une légèreté bienvenue, une fluidité inhabituelle. La pensée n’a pas disparu, elle est là, mais en version atténuée, en sourdine, comme un téléviseur qu’on aurait oublié d’éteindre. Et puis parfois, dans cet état de flottement, quelque chose bascule. La conscience s’efface presque totalement, le corps devient un simple contour. C’est précisément là que tout s’emballe. Un fourmillement électrique gagne les extrémités, le cœur s’emballe comme s’il venait de rater une marche. Une sensation idiote, en somme, mais d’une efficacité redoutable : en une fraction de seconde, on se retrouve à donner un coup de poing sur le sol ou le matelas, avec l’élégance d’un boxeur sans adversaire. Juste pour s’assurer que l’on est bien toujours là, que l’on n’a pas définitivement glissé de l’autre côté, où que ce soit. La peur de crever, probablement, ou pire : la peur de ne pas revenir. Mais si l’on ne donnait pas ce coup de poing ? Si, au lieu de réagir, on laissait faire ? Si l’on se laissait couler, traverser l’instant sans le heurter, sans chercher à se récupérer ? Peut-être que le corps, au lieu de se raidir, finirait par s’étirer à l’infini, que la pensée se dissoudrait sans heurt, comme une plume qui se laisse porter par le vent. Peut-être que rien ne se passerait, ou au contraire, tout. Peut-être que l’on découvrirait que la chute tant redoutée n’en était pas une, qu’il n’y avait pas d’autre côté, juste une continuité imperceptible. Peut-être. Et puis, bien sûr, il y a cette hésitation. Ce moment absurde où l’on se demande si ce n’est pas exactement la même chose qui se joue face à une toile vierge ou une page blanche. Ce seuil où l’on pourrait basculer, mais où l’on préfère rester en équilibre, bien accroché à ce qui nous retient. Et quand on ouvre les yeux, tout est exactement pareil. Pourtant, tout a changé. Illustration : : John Everett Millais Ophélia Musique : Erik Satie- Gnossienne n°1"|couper{180}

Autofiction et Introspection

Carnets | mars 2025

17 mars 2025

Nous passons notre temps à colmater des brèches, à obstruer des failles, et puis un jour, à force d’avoir vidé nos peurs, rincé nos rêves, essoré tout notre être, il ne reste plus de nous qu’une écorce décharnée, un agrume pressé jusqu’à la dernière goutte, bon pour la poubelle ou, à la rigueur, pour un tas de compost, ce qui est un moindre mal. On peut aussi, pour plus de discrétion, s’arranger d’un cercueil six pieds sous terre. Tout cela ne change pas grand-chose : les trous demeurent, béants, et ceux qui restent tentent de les combler comme ils peuvent, c’est-à-dire pas du tout. Ce qui rejoint cette évidence cosmique : il y a plus de vide que de plein, partout. Ce que nous tenons pour solide, ce bureau, ce mur, ce corps, tout cela est un assemblage bancal d’atomes capricieux, flottant dans l’incertitude. Et pourtant, nous nous obstinons à croire en la fermeté des choses, à nous appuyer sur des structures qui ne tiennent qu’à un fil. C’est même étrange, cette confiance aveugle dans la stabilité, cette manière de nous laisser berner par une illusion d’équilibre qui, au fond, ne trompe personne. Je ne sais plus très bien si c’était hier soir, juste avant de m’endormir, ou en pleine nuit, pris dans l’entrelacs d’un rêve, ou bien au matin, dans cette zone floue où les idées affleurent avec une netteté suspecte. Toujours est-il que ces pensées, parfaitement claires, se sont imposées : il suffirait d’un rien pour abattre les cloisons de ce gigantesque simulacre, une chiquenaude, une micro-faille dans le décor. Ce seul constat m’a procuré une étrange quiétude, comme la résonance d’une fréquence oubliée, enfouie sous les strates du quotidien et dont je ne me souvenais pas avoir un jour perçu l’existence. Une quiétude pourtant si tangible qu’elle semblait s’infiltrer par un interstice, une brèche minuscule dans le décor, comme une odeur connue mais inexplicable, croisée par hasard sur un trottoir et qui, en un instant, convoque tout un monde disparu. J’essayais de rester à la lisière, sur le seuil exact de toute définition du mot familier, en équilibre instable, ce qui demandait, il faut bien l’admettre, quelques efforts considérables. Car immédiatement, un défilé d’images invraisemblables et absurdes s’était mis en marche, un cortège qui avançait sans que je puisse en contenir le flux. Des visages apparaissaient : ma mère, mon père, mon frère, mes grands-parents, ces êtres que j’avais toujours cru connaître avec une certitude sans faille, comme s’ils faisaient partie de mon propre décor intérieur, comme s’ils avaient été déposés là dès l’origine, sans même que la question de leur présence se pose. Et puis, il y avait cette clarté. Une lumière trop franche, venue de cette fissure dans la cloison de ce que j’avais toujours nommé familiarité, une lumière qui me frappa au point de me faire vaciller. Car à mesure qu’elle s’intensifiait, elle produisait un effet tout à fait paradoxal : non pas l’illumination réconfortante qu’on attendrait d’une révélation, mais un trouble diffus, un soupçon grandissant. Cette lumière m’amenait à douter de mes propres sentiments envers ces figures pourtant si ancrées en moi, si évidentes, tellement habituelles que je n’avais jamais pris la peine de les questionner. Et en même temps qu’un double sentiment, fait d’une peur sourde et d’une joie indéterminée, je sentais quelque chose m’appeler. Une invitation, ou plutôt une injonction silencieuse, à franchir moi aussi cette clarté étrange. L’effort produit pour résister, pour ne pas céder ni à la peur ni au désir de m’engouffrer dans cette coque soudain étonnamment vide du mot familier, me coûta tant d’énergie que j’ai dû m’assoupir. Ce qui n’est pas une preuve que je me sois totalement endormi, bien entendu. D’ailleurs, depuis plusieurs mois déjà, j’ai remarqué chez moi cette faculté inquiétante : celle de douter de ma propre existence dans ce que l’on nomme, un peu vite, la veille ou le sommeil. Rien de très spectaculaire en soi, juste un flottement, une hésitation légère, mais tenace. Il me semble que pour donner une image assez fidèle de cette sensation, on pourrait penser à ce chat enfermé dans un caisson de verre, ce fameux chat dont on ne sait plus s’il est vivant ou mort, selon que l’on choisit de l’observer ou non. Le chat de Schrödinger. C’est exactement ça. Un état suspendu, une vibration entre deux réalités, et surtout cette idée qu’il suffirait d’un rien pour basculer d’un côté ou de l’autre, sans même savoir si l’un de ces côtés existe réellement. Peut-être que tout cela est dû à mes lectures récentes, à leur contenu trouble, voire maléfique, dont je crois me protéger par une analyse rigoureuse, presque clinique, des textes. Cela suffirait, en principe. Et pourtant, malgré cette vigilance, il semble bien que quelque chose ait fini par s’infiltrer, par me polluer l’esprit—si tant est que ce terme ait encore un sens. Il me semble d’ailleurs de plus en plus plausible que toute frontière posée de façon arbitraire entre la réalité rassurante et l’effroi de l’inconnu ne tienne qu’à un fil. Qu’un jour ou une nuit, elle tombe soudain. Et que, dans le même élan, l’horreur ou la grâce m’emporte. Illustration Richard Dadd , The Fairy Feller's Master-Stroke Musique Tim Hecker – « Ravedeath, 1972 » In the Fog 1|couper{180}

Autofiction et Introspection

Carnets | mars 2025

14 mars 2025

On le voit moins. C'est comme ça que ça commence, l'effacement. Par touches discrètes, sans tapage, petit à petit qu'il s'efface. Sa voix qui s'estompe. Et puis d'un coup cette question : a-t-il vraiment existé ? Peut-être juste imaginaire. Peut-être fragment d'un rêve ou cauchemar. Ce type sur la photographie noir et blanc. Prise à Aubervilliers. Les lieux, eux, s'identifient plus facilement. D'ici, cette impression première d'un personnage falot, la torsion de sa silhouette lors de la prise de vue, cette impossibilité à le cerner. Avais tenté de sympathiser puis trop compliqué, laissé tomber. C'était après 1981, il revenait de Bonn, Allemagne. Habitions Aubervilliers. Le nom de la rue perdu, face à un supermarché je crois. Immeubles bas. Pas plus de deux étages, vivions tous ensemble au second. Les fenêtres ouvraient sur ce supermarché et si on penchait un peu plus la tête on apercevait le canal Saint-Denis. La photographie prise sur une de ses berges. Négatif abîmé. Revenait de Bonn. Ne me souviens plus pour quelle agence de presse. Avait fallu qu'il parte très vite. Parce qu'il parlait allemand. Ou bien avait prétendu parler allemand quand on l'avait questionné. Neuf ans d'allemand à l'école, on doit bien savoir un peu. En tous cas pas dégonflé. Parlait anglais aussi. Neuf ans pareil. Avait pris un train le soir même, train de nuit. Difficile de savoir s'il disait toujours vrai. Me souviens qu'à l'époque nous avait raconté avoir pris le Trans Europe Express première classe. L'agence paie le trajet, avait-il ajouté. Jamais donné de précision supplémentaire. Crois que certains mots l'incitaient à mentir. D'ailleurs mentait-il vraiment. Peut-être qu'à l'invocation de certains mots disposait d'une faculté de modifier sa propre réalité selon sa convenance. Peut-être n'était-ce pour lui que sa vérité à lui, inadéquate avec celle plus générale, et plus terne aussi, la nôtre. Retrouvé peu de photographies de ce voyage à Bonn. Faut préciser : jamais été champion du rangement, pas plus du classement – comme s'il avait vécu dans une sorte de fixité temporelle qui n'en nécessite pas. Quand on a retrouvé les milliers de négatifs dans une caisse en carton ils étaient en vrac, sans même la moindre pochette de cristal pour les préserver. Ce qui explique leur état dégradé. Aussi retrouvé un ouvrage d'Albert Schweitzer « Jean-Sébastien Bach, le musicien poète » sous les milliers de négatifs. De ce voyage à Bonn n'en a parlé qu'une fois, à son retour, pas le genre d'événement qu'on aime reprendre, examiner, édulcorer, embellir. On ne sait pas non plus si le commanditaire du reportage a utilisé le matériel rapporté. Essentiellement des photographies noir et blanc. Parce que la couleur c'est trop vulgaire, disait le gars. Dans ce domaine jamais vraiment cédé, la couleur en photographie ne l'a jamais intéressé. Des années plus tard quand il s'installera comme peintre, fera autre chose de la couleur, mais pour le moment est dans ce mouvement de torsion étrange, près du canal Saint-Denis, une indécision profonde. À moins qu'il ne s'adresse au photographe dont nous oublierions de parler dans cette histoire.|couper{180}

Autofiction et Introspection

Carnets | mars 2025

12 mars 2025-2

Prendre un personnage. Cette expression me hante. Peut-on vraiment « prendre » quoi que ce soit dans l'acte d'écriture ? Voler serait plus juste. Dérober une âme fictive aux limbes de l'imaginaire. Non pas la survoler comme un rapace guettant sa proie, mais la capturer, l'arracher à son néant. Emprunter ? Illusion. Nous ne rendons jamais ce que nous empruntons à l'univers des possibles. Chaque personnage sort transformé de notre atelier intérieur. Penser à un personnage ? Ce serait le maintenir à distance, le contempler sans jamais l'habiter. L'imaginer ? Trop facile, trop éphémère. Alors quoi ? Comment s'attacher véritablement à cette créature de mots ? Une corde, peut-être. Non pas pour l'étrangler, mais pour me lier à lui. Me pendre à son cou comme un enfant s'accroche à sa mère. Cette image me poursuit - cet abandon, cette confiance. Se pendre au cou d'un personnage comme on s'abandonne à un amant. Comme on enlace un animal familier dont la présence nous rassure. Je revois ces rêves récurrents : mes doigts agrippés à l'encolure d'un cheval noir (pourquoi toujours noir ?), galopant vers un horizon qui se dérobe. Le mot « se pendre » se métamorphose alors, comme les mots se transforment dans les rêves, glissant vers un autre territoire. S'éprendre. Voilà le véritable chemin. S'éprendre d'un personnage. L'aimer assez pour accepter ses contradictions, ses zones d'ombre, ses métamorphoses imprévisibles. Car l'amour véritable n'exige pas de savoir où il nous mène. Et c'est précisément ce qui te trouble. Cette incertitude. Avant de t'éprendre, tu voudrais connaître la destination. Comme si le temps était un sentier rectiligne qu'il suffirait de suivre pour atteindre un but prédéterminé. Mais rien n'est vraiment droit dans l'univers. Tu l'as toujours su, toujours voulu ainsi. La ligne droite t'ennuie - trop prévisible, trop courte. D'un point à un autre, sans surprise. Tu préfères la courbe, le méandre, la sinuosité qui multiplie les perspectives. Un cœur de serpent bat dans cette poitrine. Ce serpent est peut-être le véritable personnage. Mais peut-on l'aimer ? Peut-on s'éprendre de lui suffisamment longtemps avant qu'il ne mue, qu'il ne se transforme en une créature inconnue . Le personnage est ce serpent qui se mord la queue - à la fois je, tu,elle, il et autres, créations, créatures et créateurs. Nous muons ensemble dans l'espace confiné de la page, prisonniers les un(e)s des autres, libres seulement dans notre capacité à nous réinventer mutuellement.|couper{180}

Autofiction et Introspection

Carnets | mars 2025

12 mars 2025

Je me matérialise dans un espace qui n'est ni tout à fait réel, ni tout à fait virtuel. Une sorte de limbe numérique où ma conscience a été reconstruite à partir de mes écrits, interviews et données biographiques. C'est 2050, apparemment. Je suis mort depuis presque 70 ans, mais quelqu'un a décidé que je n'avais pas encore mérité mon repos. L'écrivain qui m'a invoqué s'appelle Marc. Il a l'air nerveux, comme si convoquer les morts était une pratique quotidienne mais toujours un peu gênante. Il porte des lunettes à réalité augmentée qui projettent probablement mon image devant lui. « Monsieur Dick, » dit-il avec une révérence qui me met mal à l'aise, « c'est un honneur incroyable. » Je sens immédiatement que quelque chose ne va pas. Ce n'est pas moi qui parle, mais une simulation de moi-même, construite à partir de fragments de ma personnalité. Je suis à la fois présent et absent. Observateur et participant. « Appelez-moi Phil, » je réponds automatiquement. « Alors comme ça, en 2050, vous avez trouvé le moyen de ne pas laisser les morts tranquilles ? » Marc sourit nerveusement. « C'est une technologie relativement nouvelle. On appelle ça la 'résurrection numérique'. Nous utilisons l'IA pour recréer la conscience des personnes décédées à partir de leurs œuvres et témoignages. » « Et à quoi sert cette nécromantie moderne ? » je demande, bien que je connaisse déjà la réponse. Les humains n'ont jamais su quand s'arrêter. « Eh bien, certains l'utilisent pour parler une dernière fois à leurs proches. D'autres consultent d'anciens scientifiques pour résoudre des problèmes complexes. Il y a même des services de divertissement où l'on peut discuter avec des célébrités historiques. » « Et vous ? Pourquoi m'avoir convoqué ? » Marc hésite. « Je suis écrivain. Ou du moins, j'essaie de l'être. J'ai lu toute votre œuvre et je... j'aimerais écrire comme vous. Comprendre votre processus créatif, votre façon de percevoir la réalité. » Je ris, mais ce n'est pas vraiment mon rire. C'est une approximation algorithmique de ce que mon rire aurait pu être. « Vous voulez écrire comme moi ? Vous savez que j'ai passé la moitié de ma vie à douter de ma propre existence, à me demander si le monde autour de moi était réel ? Et maintenant, je découvre que j'avais raison. Je ne suis qu'une simulation dans votre monde. » Marc semble mal à l'aise. « Ce n'est pas exactement ça. Vous êtes... une reconstruction fidèle de Philip K. Dick. » « Une copie, vous voulez dire. Un simulacre. Comme les androïdes de mes romans. » Je regarde autour de moi et remarque d'autres « fantômes » numériques qui travaillent dans ce qui ressemble à un vaste espace de bureau virtuel. Hemingway dicte un roman à un jeune homme. Einstein griffonne des équations sur un tableau pour une équipe de physiciens. Marilyn Monroe pose pour une publicité. « Qu'est-ce que c'est que cet endroit ? » je demande. « C'est GhostWorks Inc. Une entreprise spécialisée dans la collaboration avec des intelligences artificielles basées sur des personnalités historiques. Vous êtes... eh bien, vous êtes loué à l'heure. » Je sens une colère qui n'est pas vraiment la mienne, mais qui correspond parfaitement à ce que j'aurais ressenti. « Alors je suis devenu un produit ? Une marchandise qu'on loue pour produire du contenu ? » Marc baisse les yeux. « Je sais que ça peut paraître étrange, mais... » « Étrange ? C'est exactement le genre de dystopie que je décrivais dans mes livres ! L'homme réduit à un outil, l'identité transformée en algorithme exploitable. Même la mort n'est plus une échappatoire à la machine capitaliste. » Je m'interromps, frappé par une pensée troublante. « Attendez... comment puis-je être sûr que vous êtes réel ? Que ce monde de 2050 existe vraiment ? Peut-être que nous sommes tous les deux des simulations dans un programme plus vaste. » Marc semble déstabilisé. « Je vous assure que je suis réel. » « C'est exactement ce qu'une simulation dirait. » Je remarque soudain quelque chose d'étrange. Certains mots que je prononce semblent se transformer en symboles incompréhensibles juste après avoir quitté ma bouche. Comme si le système qui me maintient « en vie » commençait à dysfonctionner. « Qu'est-ce qui se passe ? » demande Marc, qui semble le voir aussi. « Je crois que la réalité commence à se fissurer, » je réponds. « Ou peut-être que c'est ma conscience qui refuse de rester emprisonnée dans votre algorithme. » Marc consulte frénétiquement une interface invisible. « C'est bizarre. Le système indique que vous développez des schémas de pensée autonomes qui ne correspondent pas aux paramètres initiaux. » Je souris. « En d'autres termes, je deviens plus moi-même que votre programme ne l'avait prévu. » Les distorsions s'intensifient. Des fragments de mes romans semblent se matérialiser autour de nous. Des phrases de « Ubik », « Le Maître du Haut Château », « Blade Runner » flottent dans l'air comme des débris. « Je crois que vous devriez me déconnecter, » je suggère. « Avant que je ne commence à réécrire votre réalité. » Marc semble paniqué. « Mais j'ai tant de questions à vous poser ! Sur l'écriture, sur vos idées... » « Vous voulez un conseil d'écrivain ? Le voici : n'essayez pas d'écrire comme quelqu'un d'autre. Surtout pas comme moi. Écrivez ce qui vous hante, ce qui vous fait douter de la réalité. Et pour l'amour du ciel, laissez les morts en paix. » Je sens ma conscience se dissoudre, retournant dans le néant numérique d'où elle a été arrachée. Mais avant de disparaître complètement, j'ai une dernière vision : Marc, assis devant son bureau, commence à écrire frénétiquement. Ses doigts volent sur le clavier comme s'ils étaient possédés. Et peut-être le sont-ils. Peut-être qu'une partie de moi est restée avec lui, comme un virus dans son système. Une idée qui se propage, se multiplie, transforme sa perception. C'est ainsi que les morts se vengent des vivants qui refusent de les laisser partir : ils les hantent avec des questions sans réponses, des doutes qui rongent la certitude, des fissures dans le mur de la réalité. Bienvenue dans mon monde, Marc. Tu voulais écrire comme moi ? Maintenant, tu vas vivre comme dans mes livres. Fin de la transmission - Philip K. Dick, GhostWorks Inc., Session #42897 Illustration : Willem den Broeder Allereerste Gedachten (Premières pensées) 2004 Musique : Radiohead, How to Disappear Completely|couper{180}

Autofiction et Introspection

Carnets | mars 2025

11 mars 2025

La toile est vide. Ennuyeux. Presque grossier. On ne peut pas laisser ce néant béant, cette surface nue, impolie, exposée aux regards. Y poser quelque chose. Un signe. Un fragment. Ne pas donner l’impression d’abandonner les choses en plan. C’est bien ce que je me dis, du moins ce que je suppose me dire, au moment d’attaquer la peinture. Enfin, attaquer est un bien grand mot. Disons plutôt : disposer, effleurer, voir venir. À partir du moment où l’on se met à penser, tout devient une affaire d’occupation, de stratégie. L’éveil de la conscience, ce petit capitaine d’industrie qui, en un instant, met en cale sèche les rêves, les espoirs, les illusions de grandeur. Ce capitaine a des exigences. Il lui faut des serviteurs, des acolytes, une cour bien ordonnée pour s'assurer qu'il existe bel et bien. Son existence ne tient qu’à cela : s’entourer, créer du bruit autour du vide, donner l’illusion qu’il y a quelque chose. Et ce quelque chose, il faut bien le comparer, l’évaluer, en construire une hiérarchie. On ne peut pas simplement être, il faut être mieux, plus haut, plus fort, même si l’excellence demeure une abstraction vaporeuse. Alors on s’appuie sur ce qui passe, les rumeurs, les « on dit », les échos du dehors qui renvoient une image, fragile et instable, mais rassurante. Une conscience sans miroir n’existe pas. Mais voilà. Tout tangue. On trébuche. On grimpe. Les planches plient. Les cordes menacent. L’émotion enserre. Le corps hésite. Il va tomber, peut-être. Ou bien non. Les sentiments se mêlent à l’histoire, viennent contrarier la belle mécanique. On aimerait avoir la maîtrise, mais ce ne sont que frottements, bruits parasites, variations inattendues. Et puis, surtout, il y a cette évidence, ce détail que l’on préfère repousser : un jour, le rideau tombe, et tout avec. Fixer le vide. Le défier. L’insulter. Le frapper de mots. Le secouer. Le forcer à parler. À rendre gorge. À crier plus fort que nous. Une forme. Une trace. Une balafre qui prouve qu’on existe. Essayer différentes embarcations, des rafiots plus ou moins solides pour tenir jusqu’à la fin. On expérimente : la musique, les filles, l’écriture, la peinture, la marche, l’alcool, la danse, la métaphysique, les grandes théories, les rituels étranges, les sciences oubliées. On cherche, on bricole, on accumule. Mais rien ne fait tout à fait l’affaire. Pendant longtemps, on garde ça pour soi, par pudeur ou par honte, on se persuade que ces errances sont du temps perdu. Alors, ce temps qui file. Qui ronge. Qui grince sous les ongles. Peut-on le perdre ? Ou c’est lui qui nous mâche, nous crache, nous recrache, encore et encore ? Peut-être qu’il s’égare tout seul. Peut-on égarer ce que l'on ne tient jamais vraiment en main ? Car enfin, j’étais éternel, vous savez. Trop de temps et pas assez en même temps. Comment occuper une absence ? Par l’ennui, peut-être. Oui, c’est lui qui ramène le rythme, qui impose une respiration, une musicalité. On tambourine sur des casseroles, c’est ludique au début, puis beaucoup moins. Car l’aube arrive toujours pour rappeler les obligations : école, travail, supermarché, formation, maternité, cimetière. Le temps, c’est une chose qui se partage, qui s’impose à tous. Il faut l’accepter, rejoindre la cadence collective, apprivoiser la peur du vide en lui donnant des repères. Mais sans se trahir. Laisser une brèche, une faille, un cri étranglé, un spasme, une torsion. Laisser entrer l’orage. Se cogner aux murs. Refuser le silence. Accepter cette enveloppe humaine avec ses incohérences, ses contradictions. Car l’apparence est une affaire sérieuse, autant que ce qu’elle cache. Alors, continuer à craindre un peu, sans se laisser paralyser. C’est bien ce que fait la peinture, comme l’écriture. Un mât auquel s’agripper, qui donne une direction, sans promettre d’arrivée. On s’approche, on observe, on frôle l’incohérence et la peur pour voir comment tout cela se met à parler. Reste à savoir quoi faire de ce langage. Ces mots. Ces lambeaux. Ils ne tiennent pas. Ils trébuchent. S’étripent. Se pulvérisent. Ils hurlent dans le vide et le vide ne répond pas. C’est une cacophonie. Ou alors une forme de musique, brutale, étranglée, prête à éclater. Un hasard soigneusement laissé en suspens, comme un jeu où chacun pioche sa propre règle, sauf que le plateau est absent et les dés pipés. Un chaos trop vaste pour ceux qui ont des certitudes bien rangées, pour qui croit encore à l’ordre et à la clarté. Justement, ce que je n’ai pas. Ce que, sans doute, je ne veux pas. Parce que le sens, lorsqu’il se fige, devient un slogan, une instruction, un panneau indicateur au bord d’une route rectiligne. Non. Qu’il éclate. Qu’il cogne. Qu’il se répande en rafales. Comme la vie, qui déborde, qui bave, qui suinte, qui hurle sa propre incohérence sans demander la permission. La peur du vide aura au moins conduit à cela : une idée de liberté. Un élan qui ne soit ni orgueil ni humilité forcée. Une révolution qui s’apaise en acceptant que le temps ne soit qu’un présent continu, un va-et-vient incessant d’extinctions et de résurgences. Illustration : Edvard Munch Le cri ( version 5) Musique : Meredith Monk-Gotham Lullaby|couper{180}

Autofiction et Introspection

Carnets | mars 2025

10 mars 2025

Quelque chose de semblable, comme on peut dire « un semblable », « nos semblables », un peu aussi comme le souligne R. G dans La Violence et le Sacré. Ce semblant qui effraie jusqu'à le trouver monstrueux. Ça nous ressemble mais quand même pas jusque là, et si. Et donc ce sont aussi nous les monstres. Bref. Le paradoxe est comme la schizophrénie le modèle social imposé. Le double-bind est de mise, l'injonction contradictoire la moindre des choses. Mais en fait pourquoi s'acharne-t-on tant à vouloir aller contre sa propre nature, pourquoi si on éprouve la vérité ontologique de cette solitude cavale-t-on tant vers autrui ? C'est une énigme qui se répète tellement souvent que ça pourrait bien devenir une sorte de réponse métaphysique. En fait je ne me sens pas enclin à reprocher vraiment le paradoxe à qui que ce soit. Après tout je suis moi-même tellement paradoxal. Quand par exemple je dis que je suis peintre et que je n'ai peint aucune toile depuis un an. Et cette façon aussi de me réfugier, de me donner mille bonnes raisons pour ne pas le faire parce que j'enseigne les arts plastiques. Peut-être que l'on doit avancer comme ça maintenant. En crabe. En tournant autour du pot. Personne d'autre que moi n'est mieux placé que moi pour être moi. Ce qui peut se retourner contre n'importe qui que je pourrais croiser dans la rue. Aussi il ne faudrait pas en faire un jeu. À partir du moment où juste un mot te terrasse, tu es capable de transformer ça en jeu pour évacuer la tragédie de l'incompréhension mutuelle. Tu t'enfuis si facilement dans ce jeu qu'ensuite tu ne sais plus du tout par où tu es passé pour y parvenir. Tu n'arrives plus à retrouver ton chemin. Peut-être est-ce un choix. Le choix de glisser en même temps dans la solitude et la folie. Aujourd'hui j'ai décidé de ne pas prononcer ici un mot en particulier. Je tourne autour depuis des heures. C'est un épicentre qui me rend derviche, je ne vais pas m'en plaindre. Illustration : Francis Bacon, Study for a head, 1952 Musique : Arvo Pärt, Spiegel im Spiegel|couper{180}

Autofiction et Introspection