Autofiction et Introspection
Habiter n’est pas impossible, mais c’est un vrai problème pour le narrateur. Il occupe des lieux sans jamais vraiment y entrer. Maison, atelier, villes traversées : ils existent, mais restent comme à distance. Il imagine que peindre ou écrire l’aidera à habiter autrement, à investir un espace intérieur qui compenserait l’absence d’ancrage. Mais cela demeure du côté du fantasme. Le réel, lui, continue de glisser, indifférent.
C’est de ce décalage que naissent ces fragments. Écrire pour traverser l’évidence, pour examiner ce qui ne s’examine pas. Écrire comme tentative d’habiter, sans garantie d’y parvenir.
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Carnets | janvier 2023
4 janvier 2023-3
Alors que le narrateur gravit les marches d’un escalator, une surprise l’attend au sommet. Ce n’est pas l’exposition attendue, mais une rencontre inattendue avec l’œuvre monumentale de Gérard Garouste, déclenchant un flot de souvenirs et de réflexions sur le passé, l’art et la rétribution de la violence intime.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
4 janvier 2023-2
2022 s’achève avec une nouvelle étape franchie sur ce blog : 10 000 visiteurs et plus de 1000 articles publiés. Mais au-delà des chiffres, c'est une réflexion personnelle sur la constance de l'écriture, le plaisir ambigu qu'elle procure, et les projets qui restent à définir.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
04 janvier 2023
L’auteur exprime une désespérance lucide face à l’écoulement du temps et à la dispersion des efforts, tout en tentant de trouver une forme de sérénité dans l’acceptation de sa condition. Une réflexion intime sur la création littéraire et le sens de la persévérance.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
03 janvier 2023
Comment éviter que l’écriture ne devienne une simple accumulation de détails factuels, sans émotion ni profondeur ? John Gardner parlait de "frigidité" lorsqu'un auteur se dérobe aux émotions, se cachant derrière des descriptions fades et désincarnées. Ce texte réfléchit à ce concept et le met en parallèle avec des expériences personnelles où l'écriture devient une forme de miroir de nos propres limites|couper{180}
Carnets | juillet 2022
05 juillet 2022
Je regarde la vidéo de François Bon, mais quelque chose cloche. La trame, la cadence, les mots qu’il prononce – tout cela m’apparaît comme un reflet brouillé, un écho de quelque chose de plus ancien, un fichier corrompu dans l’infrastructure de mon cerveau. Il faut que je vérifie. Je mets en pause, j’ouvre un éditeur, et les mots se déversent sur l’écran, un flot automatique, comme s’ils avaient déjà été tapés ailleurs, il y a longtemps. Subversion. Latin : subvertere : renverser, bouleverser. C’est ce que dit Wikipedia, c’est ce que dit la troisième entrée de la requête Google. Une définition qui n’a aucun sens, ou plutôt, qui en a trop. Un protocole de dissolution, un virus programmé pour miner un système de l’intérieur, une ligne de code injectée dans l’organisme de la société pour l’amener à s’autodétruire. Mais alors, qui l’a écrit ? Qui a planté l’idée dans mon cortex ? C’est là que l’image du mot explose, se fissure. Et ce qui en sort, ce n’est pas une insurrection, ni un manifeste, mais quelque chose de plus insidieux, une reprogrammation douce. La subversion, ce n’est pas brûler des drapeaux ou saboter des systèmes. C’est altérer imperceptiblement la structure même du réel, jusqu’à ce que plus personne ne puisse dire avec certitude ce qui est vrai et ce qui est simulé. L’effet Mandela, les fausses mémoires, les glitchs dans le langage – tout cela fait partie du même champ d’action. Je me souviens d’une époque où la création était censée être authentique, où l’artiste était une entité isolée, presque divine, créant ex nihilo. Une fiction romantique. Aujourd’hui, nous ne faisons que recycler, resampler, copier-coller. Jonathan Lethem le sait. Kenneth Goldsmith le sait. Ils ont compris que l’originalité est un bug dans le système, un reliquat d’une époque obsolète. J’essaie de visualiser un monde où l’information est accessible à tous sans restriction, sans contrôle. Mais immédiatement, un protocole d’urgence s’active dans mon esprit. Une voix me souffle : la propriété intellectuelle est une illusion nécessaire. Qui me parle ? Est-ce moi ou est-ce un fragment d’un texte absorbé inconsciemment, une ligne de code infiltrée dans ma conscience ? Je cherche un point d’ancrage. Une rencontre. Quelque chose de tangible. Mais la seule chose qui me vient en tête, c’est une file d’attente à la cafétéria, une transaction banale, un échange de monnaie physique – une relique. L’agent en face de moi, un homme en uniforme avec une étiquette portant un nom générique, me tend ma monnaie et me regarde une fraction de seconde trop longtemps. Dans ses yeux, je crois voir un clignement imperceptible, comme un écran qui se rafraîchit. Il sait. Et je sais qu’il sait. Illustration : Magritte, le fils de l'homme|couper{180}
Carnets | juin 2022
29 juin 2022
Rentrer chez soi, revenir en arrière. Loin de l’ordinaire progression d’un point A vers un point B, il s’agit ici d’un mouvement inverse, une trajectoire qui défie la linéarité du temps et de l’espace. Mais qu’est-ce que ce "chez soi" ? Est-il un lieu, un souvenir, une sensation ? Et comment y retourne-t-on sans s’égarer dans des illusions ou des fictions personnelles ? Le concept du retour pose une question essentielle : où se situe ce point d’ancrage que nous appelons chez soi ? Ce n’est pas tant un "je" ou un "moi" qu’un espace investi de mémoire et de perception. Un immeuble, une maison, une rue peuvent fonctionner comme métaphores, des balises posées dans la brume du temps. Pourtant, cette certitude vacille : ce que nous appelons chez soi est-il tangible ou n’est-il qu’un mirage, un souvenir qui se dissout dès qu’on tente de l’atteindre ? Le retour, plutôt qu’un trajet rectiligne, prend la forme d’une spirale, une boucle où début et fin se confondent. Cette confusion, cette indistinction entre origine et destination, est une énigme persistante, un symbole dont le sens échappe toujours un peu. Ainsi, revisiter un lieu de l’enfance, c’est en réalité superposer des strates temporelles, un va-et-vient incessant entre ce qui était et ce qui est devenu. C’est précisément ce qu’offre l’exploration moderne des lieux via Google Earth. D’un clic, on retrouve une rue familière, un immeuble, un coin de trottoir autrefois anodin. Pourtant, quelque chose cloche : le marchand de couleurs a disparu, remplacé par un salon de beauté. Cette absence agit comme une révélation. Elle dévoile un paradoxe : c’est en constatant ces manques, ces ruptures dans la continuité, que le passé redevient tangible. La mémoire ne repose pas tant sur ce qui est encore là, mais sur ce qui a disparu. Rien n’est anodin dans la mémoire de l’enfance. L’attention involontaire portée à un détail - une devanture, un visage, un parfum - peut contenir en germe toute une cartographie intime. L’image d’un sourire, celui de Magali, brune aux yeux en amande, suffit à réveiller une joie ancienne, diffuse. Elle surgit comme l’eau d’une vanne de trottoir, jaillissant en spirale, incontrôlable et limpide. Les objets et les lieux deviennent alors des indices, des fragments de soi disséminés dans l’espace. L’entrepôt près des abattoirs de Vaugirard, visité enfant avec un grand-père volailleux, est un de ces lieux-clés. Désordre absolu, accumulation absurde de flippers, mannequins de cire, distributeurs de friandises et vélos désarticulés. Ce capharnaüm n’était pas une simple négligence mais un refus de l’ordre, une résistance invisible à la rationalité imposée. Un entêtement secret que l’on retrouve chez ceux qui, sans le savoir, transmettent une défiance aux générations suivantes. Entre cette obsession du retour et la quête d’un ancrage, un combat intérieur se joue : celui de l’ordre et du chaos. L’ordre imposé, celui qui classe, range, discipline. Le chaos fécond, celui qui permet l’association libre, la mémoire en mouvement. Sur un mur de cet entrepôt du passé, une affichette énonce une maxime paradoxale : Une place pour chaque chose et chaque chose à sa place. Elle provoque le rire autant que la mélancolie. Car cette phrase, en décalage avec le désordre ambiant, révèle une autre lutte : celle d’une génération ayant connu la guerre et son besoin de structurer le monde face à l’abîme du désordre. La mémoire des lieux, la spirale des souvenirs, l’obsession du détail perdu et retrouvé : tout cela compose le motif du retour. Mais au fond, qu’est-ce que rentrer chez soi ? Ce n’est peut-être pas retrouver un point fixe mais accepter la mouvance, s’accorder au dialogue entre ce qui fut et ce qui demeure. Accepter aussi que le chez-soi n’est pas toujours un lieu, mais une langue, une musique intérieure qui nous accompagne et nous façonne. Dans cet exercice de retour, l’écriture se fait passage. Elle transforme les vestiges du passé en matière vivante, digérant les strates du souvenir pour en restituer la poésie et l’énigme. Revenir chez soi, c’est peut-être avant tout prêter attention. Observer, écouter. Et à travers cette attention, entendre enfin ce qui, depuis toujours, tente de nous parler. Illustration Paul Klee , La spirale du temps|couper{180}
Carnets | juin 2022
26 juin 2022
Être comptable. Comptable de ses actes, de la vie de ses passagers, de ses concitoyens, de ses employés, de ses élèves, de ses enfants, de ses proches, de ses abonnés, de ses amis… et aussi de ses ennemis. Devant une institution, une morale, des règles. Tout cela dépendant de l’époque, de la société, des contextes historiques. Et puis, pire encore, être comptable au sens strict. Gérer un ensemble d’écritures comptables, s’assurer que chaque ligne trouve sa pièce justificative correspondante. Chaque année, affronter la liste des justificatifs introuvables, les anomalies du relevé bancaire, la pièce jointe d’un email qui vous réclame, implacable, de justifier 25,15 € d’un achat oublié. Chaque année, ouvrir le tiroir, fouiller, tenter de se souvenir. On paie pour ça. Pour devoir prouver, encore et toujours. On paie cher pour établir un résultat, base des cotisations à verser à l’URSSAF, la CIPAV, les impôts. À la fin, on prend un billet de 100 euros, on calcule, et l’on constate que, lorsque tout est justifié, validé, ponctionné, il reste entre 22 et 25 euros. Tout le reste a servi à irriguer les vastes mécanismes de répartition : retraite, sécurité sociale, formation professionnelle, chômage, CSG non déductible. La comptabilité, ce jeu d’équilibriste, strict et mouvant à la fois. Un système de règles qui évoluent sans cesse, surtout connues des experts-comptables, beaucoup moins par ceux qui doivent s’y soumettre. Il faut produire un résultat, prouver une activité, toujours avec un temps de retard : rendre compte de l’année passée, jamais de l’année en cours. Alors, on accumule. Un tiroir rempli de papiers administratifs, repoussant le moment où il faudra s’y plonger. Certains tiennent leur comptabilité au mois, d’autres à la semaine, voire au jour le jour. Une torture. Une absurdité de plus, ajoutée à tant d’autres, comme celle d’avoir plusieurs emplois pour compenser les ponctions incessantes sur son activité principale. L’indépendance dans l’art ? Une illusion. On ne vous laisse pas être libre si facilement. Sans oublier l’association de gestion qui, moyennant cotisation, permet un abattement fiscal. Sans oublier tout ce que l’on préfère oublier, faute de quoi il serait impossible de se lever chaque matin. Alors, on remet à plus tard. Jusqu’à ce que l’année écoulée vous rattrape et impose de plonger dans ce tiroir, d’explorer, trier, scanner, justifier. Un moment de compression où tout ce qui aurait dû être fait progressivement s’abat d’un coup. Il ne s’agit pas d’être contre la nécessité d’une comptabilité bien ordonnée, garante du bon fonctionnement de la société. Parfois, on tente de se raisonner. Mais quand on observe les écarts entre le petit entrepreneur et les multinationales, l’injustice saute aux yeux. Les uns payent au centime près, les autres disposent d’armées de comptables pour optimiser, réduire, contourner. Alors, on y pense. On se retient de crier que tout cela est obscène. Pas le temps de récriminer, cela aussi prendrait trop de temps. Mais cette obscénité revient à l’esprit, notamment en période d’élections, quand les promesses repeignent à neuf un vieux mur vermoulu. L’évidence est là, criante, et pourtant, personne ne la voit. Et lorsque, enfin, l’obscène devient une évidence pour le plus grand nombre, que se passe-t-il ? Rien. On modifie légèrement l’évidence. On l’enjolive. Comme si le simple fait de rafraîchir la façade suffisait à masquer ce qui pourrit à l’intérieur. Illustration : Otto Dix, Les joueurs de Skat 1920|couper{180}
Carnets | juin 2022
22 juin 2022
De toutes les images entre aperçues de la ville, aucune ne me sert. Elles pénètrent la rétine, s’inversent quelque part en moi – mais où ? Est-ce important de le savoir ? Je n’en sais rien. Elles s’accumulent, inépuisables : images d’objets, de bâtiments, de végétation. À cela s’ajoutent les bruits, les odeurs, les présences humaines, animales, volatiles, invisibles. À quoi bon les nommer, les identifier, vouloir se les accaparer ou s’en défendre ? Pourquoi chercher à leur donner un sens, une utilité ? Et si elles vont quelque part, ce quelque part est-il si important à connaître ? Qu’est-ce qui est vraiment vu ? Sur quoi le regard s’arrête-t-il ? Qu’est-ce qui mérite d’être conservé, utile comme un placement financier ? À l’inverse, ce qui ne sert à rien ne produit-il pas un vide, une sensation de perte, un écoulement du temps vers le néant ? Tout cela ne vaut-il rien de plus que ce glissement vers l’oubli, vers la mort ? On voit, on écoute, on se raconte des histoires. Et ce qu’on ne veut pas voir, ce qui ne rapporte rien, ce qui n’existe pas dans l’économie du regard et du faire, cela est-il réellement absent ou simplement refoulé ? Il n’y a pas de gratuité dans le regard, pas plus qu’il n’y en a dans le geste, dans la parole. Il faut une raison. Voilà l’obsession d’une raison, d’une justification. Certains pensent ainsi, pragmatiques. D’autres hésitent, oscillent entre conscience et inconscience, entre abondance et privation. La richesse, l’opulence, les choix, tout cela est un luxe. Mais qu’en est-il de celui qui n’a pas le choix ? Celui dont l’œil est rivé sur la fin du mois, la fin des fins, la liste des impossibles ? Celui qui ne peut pas dire « je me permets », mais seulement « il faut attendre » ? Un pauvre voit-il moins ce qui l’entoure ou le voit-il trop ? C’est une question. Une question de douleur, de jalousie, de honte parfois. Mais il y a un pauvre qui s’en fout. Un qui ne cloisonne rien, ni les choses, ni les êtres. Qui ne cherche ni à dire, ni à paraître, ni à faire. Un pauvre libre, tout simplement, libre de voir ce qui lui chante, d’en faire une musique ou de ne rien en faire du tout. Choisir la pauvreté par respect pour cela – ce n’est pas rien. Rien à dire, rien à faire. Et si les passants s’en fichent, s’ils n’y comprennent rien, c’est qu’ils ne veulent pas comprendre. Le règne de la quantité, disait René Guénon. Illustration : Georgia O'Keeffe, City Night 1926|couper{180}
Carnets | juin 2022
21 juin 2022
Perec, je ne le connais pas bien. Chaque fois que j'ai ouvert un de ses romans, il m'a semblé qu'il me parlait d'autre chose que de littérature. Ou alors d'une manière qui, à l'époque, ne me correspondait pas. Je me souviens avoir lu La Vie mode d'emploi à dix-huit ans, sans y trouver quoi que ce soit de véritablement stimulant. Trop intellectuel pour moi. Surtout, cela risquait de me détourner d'une vision romantique de l'écriture, qui était pour moi une bouée de sauvetage. Peut-être, si j'avais eu une véritable conscience politique, aurais-je pu me sentir proche de la voie oulipienne. Mais j'étais dans une survie immédiate, accaparé par le besoin de me nourrir et de me loger. Aujourd'hui, quarante ans plus tard, je me surprends à envisager de changer mon fusil d'épaule. Les choses importantes viennent-elles autrement que par hasard ? Ce matin, je suis tombé sur un entretien de Yann Etienne avec Jacques Abeille, publié sur Diacritik en 2020. L'auteur du Cycle des contrées y évoque l'écart entre deux visions contemporaines de la littérature : l'approche oulipienne et une autre que je continue de nommer "magique" — refusant d'utiliser "romantique", un mot que je crois avoir dépassé. Comme dans bien des domaines, il faut choisir, et donc renoncer. En peinture, j'ai renoncé au conceptuel. Pourquoi le choisirais-je en littérature ? Pourtant, la cohérence m'effraie aussi. Ce qui m'intéresse avant tout, c'est cette magie de l'élan créateur, ce mystère qu'il faut maintenir vivant, même si, par de longs cheminements circulaires, on croit parfois toucher à son essence avant de devoir y renoncer avec sagesse. Abeille est un de ces magiciens. Certaines de ses phrases résonnent en moi : J’ai l’impression que je vis dans la présence de ce que j’écris, des personnages qui peuplent mes écrits. Ou encore : J’écris des rêves, et il y a un moment où un rêve est mur et se laisse écrire. Dans les rêves, il y a des vestiges du quotidien, des traces identifiables. Il faut les laisser venir. Elles forment un tissu interstitiel, conjonctif. "Ça fait partie du rêve, c'est tout." Abeille cite également Maurice Blanchot à propos de Moby Dick et de Melville, évoquant une "mauvaise volonté de l'auteur", un désir de détruire, de s'affranchir du réel. Il avoue aussi : "J’ai le goût de la contradiction". Cette contradiction qui rend apte à écrire aussi bien un texte lumineux qu'un texte obscur, et dont la puissance est motrice dans toute création. Enfin, il prononce cette phrase terrible, dans laquelle je me reconnais pleinement, bien que pour des raisons obscures et différentes : L’identité, c’est une place dans la société des hommes. Quand vous êtes un bâtard, vous n’avez pas de place. Vous ne pouvez vous inscrire nulle part. Si en plus on vous fait sentir que l’identité que l’on vous fournit est un faux ou une usurpation, ça verrouille ce défaut d’être. Il y a une sorte de béance. On pourrait faire une analyse complète de mes écrits et retrouver ce fil conducteur, grave, important, possible, de tout ce que j’ai écrit. {Ce texte est une note de chantier, une réflexion en cours nourrie par l'atelier d'écriture avec François Bon.} Illustration : 61 Atelier Rouge Marx Rothko 1953|couper{180}
Carnets | juin 2022
18 juin 2022
Il y a la nécessité de s’effacer, parfois, pour éviter l’écrasement, céder le passage à d’autres. C’est une chose. Mais il y a aussi l’art de disparaître, de se tenir en retrait pour laisser les choses exister seules, sans intervention maladroite. Non pas par scrupule, mais par lucidité : savoir que notre présence ou notre absence ne changera pas grand-chose. C’est une forme de retrait, une posture qui pourrait sembler zen, vaguement bouddhiste. Du moins dans l’idée que je m’en fais, imprécise, bricolée avec les années. Et pourtant, j’ai souvent fait l’inverse. Sur certains points qui comptent. L’écriture, par exemple. La peinture, elle, c’est réglé depuis longtemps. Je sais m’effacer. Par lâcheté. Il y a aussi une autre manière d’être en retrait : en étant pleinement soi. L’écriture permet ça. Avec un risque : une seconde d’inattention et tout s’effondre. On peut croire avoir bouclé quelque chose alors qu’en réalité, tout est à reprendre. La relecture, la réécriture : c’est là que tout se joue. Là qu’on distingue le bavardage du reste. Mais il faut ce bavardage. Sans lui, impossible de saisir ce qu’on cherche à dire. Comme en peinture, il faut accepter le désordre, le laisser vivre, l’observer sans s’affoler. Il ne faut pas tout prendre trop au sérieux, au début. Y revenir plus tard. Et voir ce qui surnage sous les parasites, la confusion et la maladresse. Illustration : Giorgio Morandi Natura Morta|couper{180}
Carnets | mai 2022
3 mai 2022
Résolution. Autrement dit : tarte à la crème, ailleurs, demain. Au moins une à la minute en période de crise. -- Ouvrir un blog sur le jazz. -- Étudier le sanskrit. -- Couper les griffes de la chatte. -- Tout plaquer, partir en forêt. -- Relire Jack London. Jules Verne. Un long moment devant le mur de jasmin me remet un peu d’aplomb. Mais voilà que ça me reprend. Créer des fiches personnages. Que de l’action, pas de blabla. Il marche. Il saute. Il ou elle hurle. Et les expos ? Faire les listes. Revoir les prix. Noter les dates. Ne pas s’embrouiller. Retourner devant le mur de jasmin — et de chèvrefeuille. C’est mélangé. Payer l’électricien. Arrêter l’abonnement podcast. Vider la mémoire de l’iPad. Peut-être apprendre le chinois… Refaire le site. Retailler les images. Écrire des choses moins connes. Acheter du pain. Des œufs. Du lait — pour la pâte à beignets. Prévoir le cinéma jeudi. Rester calme. L’enfant a dit à son père qu’il avait peur de s’ennuyer chez nous. Réparer la trottinette. Atelier tarte aux poires : mardi, donc cet après-midi. 15-17h. Arrêter de fumer. Arrêter de prendre des résolutions. Prendre les choses comme elles viennent. Surtout celles qui ne viennent pas. Scolaires. Voilà le mot. J’avais tenté : timorés, engoncés, orgueilleux… Non. Scolaires. Hourra. Vous êtes beaucoup trop scolaires. Vous devez déborder, nom de Dieu.|couper{180}
Carnets | décembre 2021
Point de vue
Le soleil est déjà haut, comme dans un roman de Christian Jacq, sauf que je n’irai sans doute jamais en Égypte et, de toute façon, qu’irais-je y faire. Pour l’instant je vois surtout la route, sans lunettes de soleil, et ça tape. Je roule à 60 sur la petite départementale vers Saint-Donat. On est invités chez des amis pour un déjeuner du dimanche. Le pare-soleil de la Dacia d’occasion — 244 000 kilomètres au compteur — me gêne encore plus que la lumière. J’allume la radio par réflexe, pour m’accrocher à un bruit, et ma chérie coupe aussitôt. « C’est incroyable que tu fasses ça quand je suis à côté de toi. Tu deviens comme ton père : personnel, égoïste. Tu t’en fiches des autres. » Elle est nerveuse ces jours-ci, problèmes familiaux. Je tente une blague, mauvaise idée : « Un égoïste, c’est quelqu’un qui ne pense pas à moi. » Elle se ferme. On roule. Déviation à l’entrée du bourg, on tourne un peu en rond. Ces villages de la Drôme ont un talent pour inventer des fêtes de rien : kermesse à la saucisse, concours de choux farcis, bugnes et pralines au vin chaud. Gaston nous ouvre la porte, bras écartés. Il est content de nous voir. On s’est croisés à une expo il y a quinze jours, après les confinements. Ça faisait deux ans. Son travail a bougé, je lui ai réservé une petite pièce que je dois payer. Michèle, sa femme, et la mienne se connaissent depuis longtemps ; moi je suis le second mari, donc l’ajout. À l’apéro je refuse le vin blanc, j’ai peur de l’acidité en fin d’année, et je prends un martini blanc. On y passe tous, sauf Michèle qui reste au pastis. On parle, on rigole, on évite les sujets qui plombent. Gaston tente déjà, en passant, deux ou trois allusions à son estomac ; personne ne les ramasse. Je sors fumer. Michèle m’accompagne. Leur mâtin espagnol vient vers nous. J’avais oublié sa taille. Michèle dit qu’il est doux mais craintif : l’ancien maître le battait, et lui a coupé la queue. Le chien a un pompon ridicule au bout de ce corps énorme. Je fais ce que je fais toujours : grimaces, voix débile, main tendue. Il garde ses distances. « J’ai fait des cailles, j’espère que vous aimez ça, cailles aux marrons avec gratin de cardons. » Je dis que j’adore, que je salive déjà. À table on repart sur les sujets habituels : le vaccin, ceux qui n’en veulent pas, le petit resto du village où les serveurs ne portent plus le masque. Un peu de politique, du flou. Je lâche un « je ne voterai pas Macron » et je me prends le bilan dans la figure ; je garde le reste pour moi. Les cailles arrivent, on passe aux histoires de subventions du club de seniors de Michèle, supprimées parce qu’en 2020 ils n’ont rien dépensé. Ma femme annonce qu’on ira en Grèce cet été. Et là Gaston s’engouffre : « Moi je ne peux plus prendre l’avion. » Dernier vol pour la Tunisie, trou d’air, impression de mourir, bip bip dans la cabine, “on ne nous dit rien”, stage à 800 euros pour apprendre à ne plus avoir peur. Ma femme ajoute que c’est surtout une simulation. Gaston repart, se palpe, détaille, saute de l’avion à ses cancers, à la mort qui tourne dans sa tête. Il fait de l’art-thérapie, dit-il. Il a une méthode : quand l’angoisse monte, il ventile. « Je ventile et ça se calme, c’est génial. » Ma femme me donne sa caille sans demander si j’en veux ; elle garde les cardons. J’essaie de ramener la conversation ailleurs en parlant du vin, mais Gaston est lancé. Les plats en sauce au vin rouge, terminés, trop de turbulences gastriques. Le médecin lui a dit de ne pas se retenir. Quand il doit roter, il rote. Il mime un rot, théâtral. Je regarde Michèle deux secondes, elle serre les lèvres. Gaston a vécu plusieurs cancers, ça râpe la table dès qu’il s’y met. Il vous fixe, il vous embarque, il ne supporte pas qu’on décroche. Autrefois ça m’énervait ; aujourd’hui je le vois venir et ça glisse un peu. J’ai même une tendresse sèche pour ce numéro. Je lui dis qu’il devrait écrire tout ça. Il rit : il ne sait pas écrire, mais il fait du qigong. La boule d’énergie entre les mains, il a fini par la sentir, et avec la ventilation il est “totalement zen”. Les deux femmes ont le visage grave, mais je vois leurs épaules trembler. Il reste du repas : fromage, dessert, café. Je tente une sortie. « Dessine-le, alors. Une BD. Gaston prend l’avion. Gaston et la boule d’énergie. Gaston et la libération des flatulences. » Les femmes éclatent. Gaston me regarde noir. Je ris, je dis que je plaisante, pas méchamment. « Ventile, ventile. » On finit dans le jardin au soleil. Le chien vient se coller à ma jambe après avoir récupéré des bouts de caille et de fromage. On se revoit bientôt, on se dit ça comme on se serre la main. Sur le retour, le soleil est dans le dos. On roule sans radio, sans se piquer. Je reparle du stage à 800 euros, incrédule. On rigole un coup. Et je me demande si ma blague était de la cruauté ou de la peur. Je n’ai pas envie de trancher. On se prend la main et on rentre comme ça, sans rien ajouter. illustration huile sur toile ( détail) pb 2021|couper{180}