palimpsestes

Réecriture de certains textes des carnets, deux colonnes, le texte original à droite et la ou les réecritures à gauche.

livre à feuilleter, juste les réecritures

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Carnets | 2019

La musique

J’ai longtemps écouté les mots sans en chercher le sens. J’étais pris par la couleur des voix, leur timbre, leurs heurts. Quand je me suis tourné vers la musique, c’est l’étrangeté qui m’a retenu, sa texture, sa forme, la surprise qu’elle déposait en moi. Je n’ai jamais été mélomane. Le solfège, imposé à l’école, m’a vite rebuté. Adolescent, je grattais une guitare. J’apprenais à l’oreille, par fragments, comme on retient des poèmes récités cent fois, pour que le son pénètre la mémoire. Un jour, mon père ramena un gros magnétophone allemand. Il avait rempli des bandes de morceaux de classique et de jazz. Le week-end, il mettait la machine en marche et toute la maison s’emplissait d’un flot ininterrompu. Pas de titre, pas de nom. Seulement un chaos de sons, traversé parfois d’accords lumineux. Je confondais cette alternance avec la vie de mes parents : disputes incessantes, fidélité tenace. Comme les bobines tournant en sens contraire et pourtant soudées. La musique servait à meubler les silences. Jamais je ne l’ai vraiment écoutée là, dans le salon. C’est dehors, seul dans la forêt, près de la rivière, que je l’ai découverte. Une musique sans instrument, apaisante, sensée. Le rock n’a pas été mon territoire. À l’adolescence, il fallait connaître les noms des groupes. J’en retenais quelques-uns pour ne pas rester à l’écart, mais sans conviction. Un matin j’ai lâché cette comédie, je suis retourné vers la campagne, ma solitude. Je n’ai pas collectionné de disques, je n’ai pas cherché les concerts. Les lieux où l’on se rassemble autour de la musique m’ont toujours semblé suspects et merveilleux, sanctuaire et enfer. Les sons, eux, formaient une harmonie que je ne retrouvais pas dans la foule. C’est sans doute pour cela que je n’ai jamais pu entrer vraiment dans la musique qu’en solitaire. Avec la peinture, même attitude : je fuis les chapelles, les cercles. Je cherche à garder intacte la relation intime, loin des discours. Ce que je trouve n’est peut-être ni musique ni peinture, mais silence, nuit, nudité. Un dénouement plus qu’une œuvre. Devant la toile, je pars du chaos. Taches, griffures. Puis vient peu à peu une forme d’accord. La peinture n’est pas une fin, mais un moyen d’approcher cette harmonie. Alors, suis-je peintre, musicien ? Peut-être rien. Ou seulement cela : une mélodie anonyme, comme l’eau dans les pierres ou le vent dans les branches.|couper{180}

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Carnets | 2019

Le livre

Écrire un livre. J’y ai longtemps pensé. Un projet de fond. Pendant des années. Puis j’ai renoncé. Je ne savais pas quelle forme lui donner. Roman ? Essai ? Nouvelles ? Autofiction ? Toujours cette tentation de rapprocher ce que j’écrivais d’une forme reconnue. Rassurante. Pour l’éditeur. Pour moi. La question est restée là. En suspens. Aujourd’hui elle revient. Devant l’accumulation des textes sur ce blog. Je pourrais demander ton avis. Toi qui lis. Faut-il en faire un livre ? Un seul, plusieurs ? Je n’ai pas la réponse. J’écris. Chaque jour. Comme un paysan va au champ. Parce qu’il n’a pas le choix. Parce que sans ça, il ne vivrait pas. Un paysan ne possède presque rien. Un peu d’eau. L’amour du travail. Une obstination muette. Se lever. Sortir. Reprendre. Ce peu suffit. Cela tient lieu de vie. illustration Tableau de Lu Hui peintre humaniste|couper{180}

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Carnets | 2019

La nuit

La nuit demeure. On la chasse, elle revient. Elle fut là dès l’origine. Elle sera là après la fin. On a voulu y loger la peur, l’ignorance, la barbarie. Mais la barbarie règne en plein jour. La nuit efface les formes, les couleurs, les visages. Elle réduit tout à l’indistinct. Reste le ciel. Les constellations traversent l’obscur. Lumières venues de loin. Morts anciennes qui continuent de nous guider.|couper{180}

palimpsestes poésie du quotidien

Carnets | septembre

12 septembre 2019

Le départ se fait dans la bourse paternelle, starting-blocks gluants. Puis le coup de feu. L'autoroute. Certains restent au bord, essoufflés avant d'avoir couru. D'autres se font dépasser, écrasés par le flux. Des milliards de concurrents au départ, un seul arrive : toi. Tu es le champion. Celui qui a tenu. Tous ceux que tu croises sont des champions comme toi – cicatrices aux genoux, souffle court, mais debout. Avant, tu courais par instinct. Maintenant tu sais que tu cours. Conscience : ce cadeau étrange d'être à la fois le coureur et le spectateur de sa propre course. Tu perds du temps à te plaindre ? La course continue. Elle continue même si tu t'arrêtes, même si tu crois reculer. L'important n'est pas la vitesse, mais l'angle du regard. Ce que tu dois apprendre est déjà écrit quelque part. Mais ton cœur – ce muscle qui bat depuis le premier coup de feu – peut infléchir le tracé. Donner sens au parcours. Changer, même légèrement, la pente de l'autoroute. Je réecris ce texte en 2025 et il ne parle pas de la peur véritable qui en est le moteur, la nécéssité. C'est une peur banale, la peur de l'insignifiance. Si je devais réecrire ce texte aujourd'hui, j'essaierais de le reposer en trois parties L'esquive de la banalité de l'existence : Que la plupart des vies ne sont ni des épopées ni des courses effrénées, mais des séquences de routines, de petites joies, de souffrances ordinaires. La responsabilité personnelle : Que nos choix ont des conséquences, que nous ne sommes pas seulement des "champions sélectionnés" mais aussi des acteurs responsables. La souffrance spécifique : La douleur singulière, non métaphorique. Et surtout j'essaierais de trouver une transition honnête entre la violence de la sélection naturelle et la dignité de l'existence consciente. Car Le texte fait un saut magique de l'un à l'autre, évitant la question difficile : Comment devient-on un "champion conscient" dans un système qui produit mécaniquement des "victimes" ? Version 2025 — Sans métaphore de course Je suis né d'une course. Des milliards de concurrents, un seul gagnant : moi. Cette statistique devrait m'émerveiller. Pourtant, je me réveille chaque matin avec la même lassitude. La vérité est que la grande course, c'est le métro, le travail, les courses à faire, l'envie de se recoucher. Des routines, pas une épopée. Hier, j'ai parlé sèchement à S.. Elle a pleuré. J'étais fatigué. Le "champion" sélectionné parmi des milliards peut être cruel par fatigue. La responsabilité n'est pas dans la grandeur, mais dans ces moments-là. Je pense à mon cousin, mort à vingt ans. Lui n'a pas "tenu". À quoi bon lui dire qu'il était un champion ? Sa souffrance était spécifique : une chambre d'hôpital, des tubes, l'odeur du désinfectant. Pas une métaphore. Alors comment concilier ? Comment être à la fois le miraculé statistique et l'homme qui pète les plombs par fatigue ? Peut-être en arrêtant de chercher des champions et des victimes. En acceptant que nous sommes tous, simplement, des survivants. Avec nos cicatrices, nos lâchetés, nos moments de grâce. Le vrai courage n'est pas de gagner la course, mais de regarder en face la banalité de sa propre vie, d'assumer la douleur qu'on cause, de se souvenir des visages de ceux qui n'ont pas tenu. Et de continuer, malgré tout, à mettre un pied devant l'autre.|couper{180}

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Carnets | août

31 août 2019

L’air est à la catastrophe ou la catastrophe est dans l’air. Elle n’est pas à venir, elle est toujours là, soit en toi ou à l’extérieur de toi. La catastrophe fait partie intégrante de la création, sans catastrophe, sans effondrement aucun renouveau. Paul Cézanne ne « démarrait » pas un tableau sans avoir au moins essuyé deux ou trois catastrophes préalables. Et plus loin on apprendra aussi qu’il doit arriver un moment où tous les plans s’effondrent les uns sur les autres. C’est que, pour éviter le cliché, force est de constater qu’il faut se tordre la tête et se vriller l’œil bien souvent pour laisser à la main sa propre intelligence. Ainsi le retour à une case départ au bout de tout effondrement semble être une sorte de rituel ou tout du moins un passage obligé pour qui veut aller puiser une vérité au fond d’un puits qui se trouve être généralement, sans fond. Le mot « vérité » ici n’étant pas universel bien sûr mais il est tout de même possible qu’une vérité obtenue de haute lutte envers soi, touche l’autre resté tout en haut à contempler l’eau luisante en bas. reprise nov. 2025 L’air est déjà à la catastrophe ; elle n’est pas à venir, elle est là, en toi comme dehors, et fait partie intégrante de la création : sans catastrophe, sans effondrement, il n’y a pas de renouveau. Paul Cézanne ne commençait pas un tableau sans avoir traversé deux ou trois désastres préalables, ces moments où l’ensemble ne tient plus, où les plans s’écrasent les uns sur les autres et où ce qui s’organisait se défait brusquement. Pour éviter le confort du cliché, il faut accepter ce passage par l’informe, se tordre la tête, se fatiguer l’œil jusqu’à laisser enfin à la main sa propre intelligence. Le retour à une case départ, au bout de l’effondrement, devient alors un rituel plus qu’un échec : on y redescend pour aller chercher une vérité qui n’a rien d’universel, mais qui a été gagnée de haute lutte contre soi. Parfois, cette vérité arrachée au fond du puits — ce fond qui se dérobe toujours — rejoint tout de même quelqu’un resté là-haut, penché sur l’eau luisante, sans savoir exactement ce qui insiste en dessous. résumé : En quelques phrases : ce narrateur est quelqu’un qui ne croit pas aux œuvres lisses et aux réussites immédiates. Il se méfie du cliché, de l’aphorisme confortable, et tente de faire du ratage un passage obligé. Il se traite lui-même avec une sévérité constante, préférant l’effort, la lutte, la reprise, à la facilité d’un sens déjà donné. Il sait que la vérité n’est ni universelle ni stable, mais il continue à descendre au fond du puits, convaincu que ce mouvement, même incertain, reste la seule manière de rester vivant dans son travail.|couper{180}

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Carnets | août

28 août 2019

Depuis la vaste nuit je vais tout habillé de plumes rejoindre l’aube et survoler les monts, les fleuves et les frontières et m’abîmer dans le matin. Comme fond l’épervier sur sa proie je plie et ploie vers le banal, l’ordinaire, en rejetant au loin tous mes souvenirs et tous mes rêves pour retrouver au soir, neuf, mon bel ami, mon beau sourire, tout habillé de plumes. reprise nov.2025 Depuis la vaste nuit je m’avance, tout habillé de plumes, pour rejoindre l’aube, survoler les monts, les fleuves, les frontières, et m’abîmer dans le matin. Comme fond l’épervier sur sa proie, je descends vers le banal, l’ordinaire, en rejetant au loin mes souvenirs et mes rêves, afin de retrouver, le soir venu, neuf, mon bel ami, mon beau sourire, tout habillé de plumes. résumé : ce narrateur se rêve en être de passage, capable de survoler le monde avant de consentir à y retomber. Il accepte l’ordinaire, mais seulement après l’avoir rejoint depuis une hauteur intérieure. Il se défait de ses souvenirs et de ses rêves comme d’un excès de poids, dans l’espoir paradoxal de se retrouver plus « neuf » le soir venu. Il cherche moins la grandeur qu' une forme de simplicité régénérée, où la légèreté des plumes et la gravité de la chute coexistent. Il vit dans cette tension entre le désir de s’élever et la nécessité d’atterrir, et c’est précisément là que quelque chose en lui reste vivant.|couper{180}

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Carnets | août

27 août 2019

Comme il faut de la patience avant d’émettre un son juste », se disait le vieux Rahim qui tentait d’accorder sa guitare aux mécaniques rouillées. Une fois encore, on avait eu pitié et la rue s’était concertée pour l’inviter à sa table, dans le cœur de Téhéran, chez Monsieur Beruzi, pour l’anniversaire de sa seconde fille. Dans la cage accrochée à la fenêtre, le pinson s’agita quand il fit grimper la chanterelle aux abords de la rupture. Enfin, il plaqua un accord pour vérifier que tout était en ordre, enfila sa veste puis sortit de la petite chambre pour rejoindre la rue. C’était le soir et la lumière, adoucie par le sable qui flottait dans l’air, jetait sur les parois de pisé du quartier des tons chauds. Une odeur de bergamote descendait du ciel et, çà et là, des femmes finissaient par se confondre dans les ombres encore tranchantes. Rahim venait d’avoir 60 ans, il était conducteur de taxi quelques mois auparavant, et puis il y avait eu l’accident dans lequel il avait perdu son épouse ainsi que trois amis qui se trouvaient derrière, une hécatombe aussi soudaine qu’idiote… Le véhicule qui l’avait embouti était conduit par un jeune homme qui conduisait trop vite et qui n’était pas encore au fait des règles de conduite de la ville. Tué sur le coup également. Les gens du quartier l’avaient pris sous leur aile et l’invitaient régulièrement quand l’occasion se présentait, non parce qu’il était un grand musicien, mais simplement par compassion et aussi pour honorer le souvenir d’Azadeh, son épouse. On en profitait alors pour lui demander si tout allait bien chez lui, on lui proposait de nettoyer son linge. Azar, la femme qui habitait le rez-de-chaussée juste à côté, lui réservait aussi régulièrement une portion ou deux de boulettes de viande d’agneau accompagnées de riz. En tant que croyant, Rahim savait qu’il ne servait à rien de se rebeller contre la fatalité, et, s’il avait réussi à maîtriser peu ou prou la colère qu’il avait éprouvée contre le mauvais sort, rien n’empêchait la tristesse. Peu à peu, il se résignait et même sa guitare qui, autrefois, lui apportait la joie sonnait faux, car le cœur n’y était plus vraiment. Depuis la disparition de sa femme, tout allait à vau-l’eau, y compris son goût pour la musique. Quand il arriva à la maison des Beruzi, ce fut Anahita qui l’accueillit avec un bon sourire. -- Ah, comme tu es belle, alors dis-moi, c’est bien ton anniversaire, quel âge as-tu aujourd’hui ? Je ne me souviens plus très bien, dix ? onze ans ? -- Douze ans, Rahim, douze ans ! Et elle le débarrassa de sa veste et l’invita à entrer dans le grand salon où déjà un grand nombre d’invités se tenait. Quand il lui fut proposé de prendre sa guitare, Rahim pinça à nouveau les cordes pour vérifier l’accordage de son instrument. Il n’eut pas à retoucher les mécaniques cette fois. Heureux soudain parce qu’il imaginait Azadeh à ses côtés, il ferma les yeux et commença à jouer. reprise nov.2025 Comme il faut de la patience avant d’émettre un son juste », se disait le vieux Rahim en tirant doucement sur les mécaniques rouillées de sa guitare. Dans la cage accrochée à la fenêtre, le pinson s’agita lorsqu’il fit grimper la chanterelle jusqu’aux abords de la rupture ; il plaqua un accord pour vérifier que tout tenait encore, enfila sa veste et sortit de la petite chambre pour rejoindre la rue. C’était le soir et la lumière, adoucie par le sable qui flottait dans l’air, jetait sur les parois de pisé du quartier des tons chauds ; une odeur de bergamote descendait du ciel et, çà et là, des silhouettes de femmes se confondaient déjà avec les ombres nettes. Rahim venait d’avoir soixante ans. Quelques mois plus tôt, il conduisait encore son taxi ; puis il y avait eu l’accident, la voiture venue trop vite, le choc, l’absurdité d’une hécatombe : son épouse à l’avant, trois amis à l’arrière, tous tués sur le coup, tout comme le jeune conducteur qui ne connaissait pas encore les règles de cette ville. Depuis, les voisins l’avaient pris sous leur aile. On l’invitait lorsqu’une fête se présentait, non parce qu’il était un grand musicien, mais pour qu’il ne reste pas seul et pour qu’Azadeh continue d’avoir sa place à la table, à travers lui. On lui demandait des nouvelles, on lui proposait de s’occuper de son linge ; Azar, au rez-de-chaussée, mettait de côté pour lui une portion de boulettes d’agneau et de riz. Rahim, croyant, savait qu’il ne servait à rien de se dresser contre ce qui était arrivé ; la colère avait fini par s’user, mais la tristesse, elle, tenait bon, et même sa guitare, autrefois source de joie, lui semblait sonner faux, le cœur n’y passant plus. Quand il arriva chez les Beruzi, ce fut Anahita qui lui ouvrit, un sourire large aux lèvres. « Ah, comme tu es belle… C’est bien ton anniversaire ? Quel âge as-tu aujourd’hui ? Je ne me souviens plus très bien, dix ? onze ans ? » — « Douze ans, Rahim, douze ans ! » dit-elle en riant, en le débarrassant de sa veste avant de l’entraîner vers le salon où les invités s’étaient déjà regroupés. Quand on lui demanda de prendre sa guitare, Rahim la posa sur ses genoux, pinça une à une les cordes : l’accord tenait, il n’eut pas à retoucher les mécaniques cette fois. Il resta un instant immobile, la main posée près de la rosace, puis ferma les yeux en imaginant Azadeh assise là, quelque part parmi ces chaises, et, ainsi, avec elle à sa place invisible, il commença à jouer. résumé ce narrateur est quelqu’un qui croit à la force des gestes simples pour dire la douleur et le soutien. Il regarde le monde avec une attention lente, refusant les effets spectaculaires au profit de détails concrets qui portent, en sourdine, l’émotion. Il ne moralise pas la fatalité mais montre comment une existence s’y adapte tant bien que mal, aidée par une communauté fragile. Il confie à la musique le rôle de lieu où les morts continuent de tenir leur place, et c’est dans cette modestie-là que quelque chose en lui reste obstinément vivant.|couper{180}

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Carnets | août

22 août 2019

Remettre au goût du jour la célébration, c’est retrouver un remède de grand-mère évincé par l’industrie pharmaceutique profiteuse. On ne célèbre plus guère qu’à de trop rares occasions, on célèbre un événement rare comme des fiançailles, un mariage, une disparition, et ce de façon collective en général. La célébration personnelle, c’est bien autre chose qu’un selfie devant les bougies d’un gâteau, c’est bien autre chose qu’une image tout simplement. Se célébrer soi-même ou célébrer une ou un inconnu secrètement, voilà une piste intéressante pour l’érection de la gratitude et pourquoi pas la santé publique. Célébrer, c’est extirper du banal l’extraordinaire, c’est traverser ce qu’on nomme le quotidien comme un champ de bataille et je t’assure qu’en célébrant à tire-larigot on peut sauver bien des vies des obus de la résignation comme de l’« attération ». Célébrer, c’est choisir d’allumer ses journées et ses nuits aux plus humbles rayons des mille et un soleils. reprise nov.2025 On a fini par réserver le mot “célébrer” aux grandes messes : mariage, enterrement, remise de médaille. Entre deux, on avale les jours sans rien marquer, comme si le quotidien ne méritait pas qu’on s’y attarde. Longtemps, je n’ai rien vu d’autre. Puis j’ai découvert qu’il existait une autre façon de célébrer, sans annonces, sans photos, sans témoins : des petites cérémonies privées, pour soi ou pour un inconnu, qui ne changent rien au monde mais modifient légèrement la façon de s’y tenir. C’est peut-être la seule “hygiène mentale” que j’aie trouvée. Se célébrer soi-même, ce n’est pas se prendre en selfie devant un gâteau ; c’est, par exemple, décider qu’un matin banal vaut qu’on le souligne. Tu te fais un café, tu t’assois cinq minutes de plus que d’habitude, tu regardes par la fenêtre et tu te dis : “J’ai traversé ça, ça et ça, et je suis encore là.” Personne ne l’entend, personne n’applaudit, mais tu viens de t’accorder une petite minute de reconnaissance. C’est dérisoire et, certains jours, ça suffit pour que la journée ne commence pas déjà perdue. Célébrer un inconnu, c’est encore plus discret. Tu vois un type qui porte un sac trop lourd, une femme qui tient bon dans une file d’attente avec un gamin qui pleure, un vieux qui plie son journal avec soin sur un banc. Tu ne vas pas les féliciter, tu ne vas pas les prendre en photo, tu ne vas pas “liker”. Tu te contentes de les remarquer et, intérieurement, tu leur adresses un bravo muet. C’est ridiculement peu, mais c’est une façon de rappeler que l’effort ordinaire existe, qu’il n’est pas complètement noyé. Dans les périodes où tout ressemble à une guerre larvée — informations, tensions, fatigue —, ces minuscules rites sont la seule chose qui m’ait évité de glisser tout à fait dans la résignation. Quand je décide que tel jour, tel geste, telle rencontre mérite une micro-célébration, je retire un caillou de la poche de la lassitude. Ça ne soigne aucune maladie, ça ne remplace aucun traitement, mais ça change légèrement le poids du sac. Remettre la célébration au centre, pour moi, ce n’est pas rajouter des feux d’artifice à notre vie déjà saturée d’images ; c’est apprendre à reconnaître, sans bruit, ce qui tient encore debout. Une tasse posée avec soin, un tableau accroché dans un couloir vide, un repas partagé sans occasion particulière. À ce niveau-là, célébrer n’est plus un grand mot, c’est juste une manière obstinée de dire : je ne laisse pas tout passer pour rien. résumé quelqu’un qui sent à quel point la résignation et le découragement menacent en continu, et qui cherche des antidotes modestes. Il ne croit plus vraiment aux grandes célébrations sociales comme remède ; il les voit rares, codées, insuffisantes. Il essaie donc de bricoler une forme de liturgie personnelle : micro-rituels de reconnaissance, gratitude silencieuse, attention portée aux gestes minuscules. On y lit à la fois un certain scepticisme (il ne se fait pas d’illusions sur la “santé publique” au sens fort) et une volonté de ne pas se laisser couler : si rien de grand ne peut être changé, il lui reste au moins la possibilité de célébrer ce qui, à ses yeux, mérite encore d’être salué. En résumé : c’est un homme fatigué des grands récits, qui mise sur des formes de célébration presque invisibles pour rester, malgré tout, du côté des vivants.|couper{180}

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Carnets | août

21 août 2019

Dans le grand chambardement actuel, l’ennemi sera toujours la guerre et cependant ne pas la mésestimer car celle-ci a fait progresser de vie en vie. La Suisse, pays pacifique et neutre, sait qu’il faut s’armer fortement pour conserver ces deux avantages. Cependant, toutes ces années sans conflit n’ont produit que de belles horloges garanties à vie. La guerre fut, est, sera, elle est logée en nous comme un second cœur, jumeau du premier. Mais devrons-nous toujours adopter les mêmes réactions face à ses injonctions ? Les nouveaux guerriers ne sont pas si nouveaux en fait. Ils existent depuis la nuit des temps et ils proposent une autre forme d’interprétation à cette incessante bagarre. Ce sont les guerriers de l’art et du cœur, et ce ne sont pas des naïfs et des nigauds comme, à première vue, tu pourrais le penser. Repeindre la vie en couleurs vives, convertir le drame, la mélancolie, la tristesse dans l’athanor de leurs peintures vibrantes, c’est cela leur combat et ce n’est pas le moindre. Après l’horreur des tranchées naît la couleur vive sur les tableaux et ce n’est pas pour rien. Ceux qui décident ainsi d’orienter tranché ont connu les doutes affreux et la boue des charniers. Il faut des années pour comprendre que l’on ne sait rien, tu seras pardonné. Cependant, lorsque tu vois un peintre exposer ses toiles colorées dans un recoin du monde, souris-lui au moins, même les plus rudes guerriers ont besoin parfois d’un peu de chaleur humaine. reprise nov.2025 Quand on parle de “guerre” aujourd’hui, on pense aux cartes, aux fronts, aux experts en plateau. Mais la guerre la plus tenace ne passe plus par les journaux télévisés. Elle cogne dans la poitrine, comme un second cœur qui bat trop vite. Colère, envie de cogner, réflexe de se défendre avant même d’être attaqué : c’est cette pulsation-là que, pour ma part, je connais le mieux. On peut rêver de paix, signer des pétitions, applaudir la neutralité de la Suisse ; on sait bien, au fond, que ce genre de paix-là se défend à coups d’armes et de frontières, et qu’il en reste parfois des horloges impeccables et peu de visages. La vraie question, pour moi, n’est pas de savoir si la guerre existe ou non — elle est là, point final — mais ce qu’on en fait. Certains la déposent sur les autres sous forme de blessures, d’ordres, de bombes. D’autres, plus discrets, la traînent dans leur atelier et la passent à la couleur. Ceux-là ne sont pas des anges ni des naïfs. Ils ont connu le goût métallique de la haine, le désir de casser, la fatigue d’un monde qui répète les mêmes massacres. Parfois, ils portent en eux des histoires de tranchées, des récits de grand-père qui ne dormait plus sans hurler, une photo sépia d’un jeune homme en uniforme, mort à vingt ans. Rien d’exceptionnel : une famille française comme une autre. Et puis un jour, au lieu d’aller cogner quelque part, ils se plantent devant une toile. Ils prennent ce cœur jumeau, celui de la guerre, et ils le font dégorger en aplats rouges, en jaunes acides, en bleus presque indécents. Ça ne sauve personne, ça ne signe aucun armistice, mais ça évite au moins qu’un peu de ce mal-là se transforme en coups ou en balles. Après 14–18, on a vu surgir des couleurs qu’on n’avait jamais vues : comme si, après la boue et le sang, certains avaient décidé que la seule réponse possible serait d’oser enfin peindre violemment vif. Je crois à cette logique-là : une violence déplacée, recyclée, tenue dans un cadre. Alors, quand je vois un peintre qui a accroché trois toiles trop vives dans un coin de salle des fêtes, avec son petit spot qui grésille et deux verres en plastique sur une table bancale, je ne vois pas un décorateur raté. Je vois quelqu’un qui, à sa manière, tient sa guerre en laisse. Ça ne lui donne aucun mérite héroïque. Ça veut juste dire ceci : même les plus rudes guerriers ont besoin, parfois, qu’on leur adresse un sourire en passant. C’est peu de chose, mais pour certains, c’est déjà une trêve. résumé : il ne se contente pas du pacifisme abstrait ni des grandes déclarations contre la guerre. Il sent en lui une violence, une guerre intérieure, et il a besoin de croire que la peinture n’est pas une échappatoire lâche mais une façon de traiter cette énergie sans la tourner contre les autres. D’où cette insistance sur les “guerriers de l’art” : il se fabrique une figure où l’artiste ne serait ni décorateur ni clown, mais combattant déplacé. On y lit aussi une culpabilité sourde : il sait qu’il n’est pas dans les tranchées, pas dans les guerres “réelles”, et il cherche un cadre où son travail, malgré tout, ait un poids moral. L’homme de 2019 est donc traversé par un mélange d’écœurement (face à la guerre au sens large), de besoin de justification (pour sa pratique de peintre) et de tendresse pour ceux qui, comme lui, accrochent des toiles “dans un recoin du monde” en espérant qu’on y voie plus qu’un passe-temps.|couper{180}

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Carnets | août

20 août 2019

C’est une tarte à la crème amère reçue en pleine face que cette fameuse injonction « d’avoir un peu plus confiance en soi » et ce qui m’aura le plus fait buter sur cette locution, ce n’est pas tant le mot de confiance que celui de « soi ». Avoir confiance en soi, je veux dire vraiment, revient un peu à avoir la foi en Dieu, si tant est que l’on soit croyant dans le bon sens que cette affirmation nécessite. Donc « aie confiance en Dieu », c’est un peu fort de café tout de suite… cependant va savoir. Sans cela, Spinoza n’est qu’un penseur pour rien, sans cette intuition que Dieu est la source de toute sa pensée comment aurait-il pu tenir la distance ? C’est bien un problème de foi dont il est question avec la conscience et la confiance. Sans cette confiance aveugle en quelque sorte, la conscience ne voit rien du tout. La confiance oriente dans le bon sens la conscience et ainsi cette dernière éclaire-t-elle le réel de façon lumineuse. On peut renâcler tant qu’on veut finalement, le Soi est bien plus grand que ce petit moi qui ne cherche toujours que le confort et la sécurité par des voies pas toujours bien avouables. Justement, c’est en décidant un jour d’abandonner le confort et la sécurité à tous les étages que l’aventure de l’art, pour moi, a commencé. Je ne partais pas du tout gagnant dans cette histoire, pétri de timidité, donc d’orgueil mal placé, un peu beaucoup menteur et voleur, j’aurais pu facilement devenir un bandit de grand chemin, un escroc ou un gigolo de bas étage tant je manquais totalement de confiance en « moi ». Mon sens d’adaptation ne fut pas utilisé à bon escient pendant une partie de ma vie, pas dans le bon sens pour en revenir à mon propos. Sans foi, il n’y avait aucun sens à choisir quoi que ce soit, tout était bien égal, je dirais même plus « il le fallait », autant la joie que la peine, et « à quoi bon » alors régnait comme potentat sur ce beau désordre. La grâce pourtant m’a, depuis mon plus jeune âge, envoyé bien des appels de phare que j’ai conservés comme un trésor enfantin dans une toute petite boîte dans une partie cachée de mon cœur. Oh, pas des grandes choses tu sais, juste un éclat de lumière sur un caniveau, la blancheur éclatante des fleurs de cerisier, mais cela avait suffi pour entrevoir une autre réalité possible. Dans la collection des combats vains, celui de combattre la grâce n’est pas le moindre. Refuser d’être choisi par celle-ci pour ne pas quitter le groupe est aussi vain qu’héroïque à première vue. Gilgamesh décidant de revenir sur terre ignore soudain le ciel mais ne sait pas non plus que tout cela fait partie d’un plan qui le dépasse. Qui donc est dépassé finalement sinon ce petit « je » qui ne cesse de se questionner, de douter, d’espérer, bringuebalé entre l’idée de la chute et celle de la rédemption ? Entre Charybde et Scylla, encore une fois, essuyer les grains et poursuivre vers l’horizon, quel que soit celui-ci, dans l’espoir malgré tout d’être sur le bon chemin, le meilleur chemin, celui du retour. Reprise nov. 2025 Longtemps, “avoir un peu plus confiance en toi” a été pour moi une phrase de punition. On me la servait comme une tarte à la crème : au lycée, dans les entretiens d’embauche, plus tard encore, chaque fois que quelqu’un voulait me remonter sans trop se mouiller. Ce qui coinçait, ce n’était pas la confiance, c’était le “toi”. Quel “toi”, exactement ? Le type timide, orgueilleux, un peu menteur et voleur, qui arrange les choses pour retomber sur ses pieds ? Si c’était ça, non, je n’avais aucune envie de lui faire confiance. Quand je regarde en arrière, je vois très bien la vie qui m’était offerte : utiliser mon sens de l’adaptation pour flirter avec les marges, bricoler des combines, me glisser là où l’on peut profiter un peu des autres sans trop se faire attraper. Escroc moyen, gigolo fatigué, bandit de grand chemin sans panache : tout était en place. Je manquais de confiance en “moi”, mais je savais très bien de quoi j’étais capable. C’est à ce moment-là que quelque chose d’autre s’est mis à insister, que j’appelle faute de mieux la grâce. Rien de spectaculaire : un éclat de lumière dans un caniveau un matin de pluie, la blancheur brute des fleurs de cerisier sur fond de ciel sale, un fragment de silence dans le vacarme. Des choses vues enfant que j’ai rangées sans le savoir dans une petite boîte, quelque part au fond de la poitrine, et qui revenaient frapper à la porte à chaque fois que je faisais un pas de trop vers le “à quoi bon”. La véritable bascule s’est faite le jour où j’ai accepté de miser sur ces signes-là plutôt que sur mon confort. Concrètement : refuser un emploi stable qui m’aurait assis, dire non à une combinaison “gagnante” où je pouvais arrondir les fins de mois sans scrupule, et choisir à la place un atelier froid, des factures en retard, des toiles invendues. Je ne l’ai pas fait parce que je croyais soudain en mes talents de peintre ; je n’avais aucune raison objective d’y croire. Je l’ai fait parce que quelque chose en moi disait : “c’est là que ça se joue, ici et pas ailleurs”. Appelle ça foi si tu veux. Ce n’est pas une foi en un Dieu bien dessiné, ni en un Grand Soi lumineux. C’est une confiance obstinée dans ces quelques expériences minuscules qui trouent le désordre et qui, pour moi, ne relevaient ni du hasard ni de la psychologie. À partir de là, “avoir confiance en soi” a pris un autre sens. Il ne s’agissait plus de gonfler le petit moi pour qu’il s’impose dans le monde, mais de cesser de lui laisser les commandes quand il réclame sa sécurité, ses garanties, ses excuses. Le moi voudrait un contrat signé, une assurance tous risques, une reconnaissance officielle ; ce que j’ai accepté, c’est autre chose : marcher avec cette boîte d’enfance dans la poche et considérer que c’était suffisant pour choisir. Je ne sais toujours pas très bien si je suis “sur le bon chemin”. Je sais seulement que chaque fois que je retourne vers le confort et que je trahis ce pacte-là, tout se remet à sonner faux. La confiance, pour moi, commence là : dans cette façon un peu têtue de dire oui à ce qui m’a appelé le premier, même si je ne le comprends pas entièrement. résumé : un homme de 2019 qui étouffe dans les injonctions psychologiques modernes mais ne peut pas se contenter non plus d’un scepticisme plat. Il a besoin de réinterpréter “la confiance en soi” comme une affaire de foi — non pas foi en son ego, qu’il connaît assez bien pour ne pas s’y fier, mais foi en une série de petits signes qu’il appelle grâce. Il se vit à la fois comme très vulnérable au “à quoi bon” et comme mystérieusement “appelé” par autre chose. Entre ces deux pôles, il dramatise beaucoup (Spinoza, la grâce, Gilgamesh), signe qu’il n’a pas encore appris à dire simplement ce qui s’est passé : un jour, il a mis en jeu son confort pour l’art, sans garantie. L’homme de 2019 est donc à la fois lucide sur ses dérives possibles, tendu vers une forme de vocation, et encore englué dans un vocabulaire grandiloquent qui lui permet de tenir à distance la nudité de ce choix.|couper{180}

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Carnets | août

19 août 2019

copier, interpréter, créer Aucun jugement de valeur sur ces trois mots. Ils sont tous nécessaires dans le cheminement de la peinture. Ils peuvent se placer dans une chronologie ou pas. Dans mon parcours de peintre, je ne cesse d’osciller entre ces trois mots car ils forment une alliance, une synergie. La copie me sert à nettoyer l’illusion de savoir. L’interprétation me sert à trouver la justesse du ton. Créer me sert à lâcher prise. Dans mon enseignement, je n’ai pas de programme particulier qui serait établi à l’avance. L’adaptation est le principal mot-clé qu’il est bon de retenir. Certains viennent pour apprendre la peinture comme on vient apprendre l’italien ou l’anglais afin d’obtenir des notions qui leur permettront de voyager et d’échanger avec les autres ; d’autres encore viennent poussés par un questionnement provenant de l’intérieur qu’ils cherchent à interpréter dans la peinture ; d’autres, imaginerait-on, mais en fait tous, viennent pour comprendre ce que signifie l’acte de création en peinture. Ces trois voies sont carrossables pour approcher le mystère. En fait, ces trois approches finissent par se confondre tant elles s’interpénètrent mutuellement. C’est aussi pourquoi je commence mon cours annuel par des exercices de pure création tout de suite, en demandant la définition d’un désordre personnel pour chacun afin d’aider ensuite à en extraire un ordre. Il y a dans le gribouillis un plaisir enfantin qui fait revenir à l’origine et que le jugement peu à peu enfouit ou oublie. Il y a dans la tache un accident qu’on ne sait plus accueillir tant nous sommes assaillis par une idée de propreté et d’ordre qui ne nous regarde pas vraiment. Car ce qui nous regarde est bien au-delà des notions de désordre et d’ordre, de propreté ou de saleté, de juste et faux. Ce qui nous regarde est un silence magistral qui est bien loin d’être un mutisme. Ce silence sans lequel aucune musique, aucun tableau ne pourrait advenir. reprise nov. 2025 Au fil des années, j’ai fini par réduire mon vocabulaire à trois mots pour parler de la peinture : copier, interpréter, créer. Non pas pour établir une échelle de valeurs, ni un parcours obligé, mais parce que je vois ces trois gestes revenir sans cesse, dans mon travail comme dans celui des élèves. La copie me sert à nettoyer l’illusion de savoir : quand je recopie un tableau ou un motif, je découvre tout ce que je ne vois pas, tout ce que je croyais comprendre et qui m’échappe dès que je dois le poser sur la toile. L’interprétation, elle, me sert à chercher la justesse du ton : ce n’est plus “fidèle ou pas fidèle”, c’est “est-ce que ça sonne juste dans ma main, dans mon regard, maintenant ?”. Créer, enfin, c’est le moment où il faut lâcher prise, accepter de ne plus avoir de modèle devant soi, ni d’excuse. Quand je commence un cours, je n’ai pas de programme tout fait. Je n aligne pas les chapitres comme dans une méthode de langue. Les gens viennent avec des attentes très différentes : certains veulent juste assez de technique pour “parler peinture” comme on parle italien en voyage ; d’autres arrivent avec une question qui les travaille depuis longtemps et qu’ils espèrent voir surgir sur la toile ; d’autres encore ne le formulent pas, mais cherchent ce que signifie, pour eux, le mot “créer”. En pratique, tout le monde finit par passer par les trois portes. C’est pour ça que, dès les premières séances, je commence par la fin : par un exercice de création brute. Je leur demande de définir un “désordre personnel” et de le mettre sur la feuille. Certains gribouillent nerveusement, d’autres écrasent des taches, d’autres encore hésitent longtemps, gênés à l’idée de salir. On voit très vite le jugement revenir : “ce n’est rien”, “c’est moche”, “c’est sale”. Mon travail, là, consiste à soutenir ce moment où le geste déborde la politesse et où quelque chose d’enfantin revient, non pour régresser, mais pour retrouver une énergie première avant les discours sur le beau, le propre, le bien fait. À partir de ce désordre, on peut ensuite travailler la copie et l’interprétation : copier une partie du chaos, en isoler un fragment, le transposer, en changer les couleurs, voir comment l’œil commence à organiser ce qui, au départ, n’était qu’un jet. Peu à peu, les trois mots cessent d’être des cases distinctes ; ils se mélangent dans le même mouvement. On copie pour créer, on interprète ce qu’on a copié, on recrée à partir de ce qu’on croyait avoir fixé. Au fond, ce qui m’intéresse derrière tout ça, ce n’est ni l’ordre ni le désordre, ni la propreté ni la saleté. C’est le moment où, dans l’atelier, un silence se fait. Plus personne ne commente, ne s’excuse, ne compare. On entend juste le frottement des pinceaux, le bruit de l’eau dans les pots, parfois un soupir. Ce silence-là n’a rien de muet ; il est plein de décisions, d’hésitations, de reprises. Sans lui, aucune musique ne se compose, aucun tableau ne prend vraiment forme. C’est à ce point précis que les trois mots cessent d’être une théorie et deviennent un travail en cours. résumé Ce texte laisse apparaître un homme de 2019 en position de maître d’atelier, qui a besoin de structurer sa pratique et son enseignement par des triades et des petites formules. Il veut se distinguer du simple prof de “technique” : pas de programme figé, de l’adaptation, trois “voies” qui mènent au “mystère”. On sent un besoin de se penser comme passeur, presque comme guide : quelqu’un qui aide les autres à traverser leur propre désordre, à lâcher prise, à rencontrer ce fameux “silence” où quelque chose peut enfin advenir. En même temps, cet homme-là est encore très attaché aux grands mots (mystère, originel, silence magistral) et à une vision un peu sacralisé de la création. Il n’a pas encore entièrement basculé vers la sobriété qu’on voit poindre en 2025 : là où il dira simplement “je tiens un atelier, je regarde ce que font les gens et ce que ça me renvoie”. En résumé : un peintre-enseignant qui se construit comme figure de transmission, avec une réelle expérience derrière, mais aussi une couche de discours général dont il commence à comprendre, aujourd’hui, qu’il lui faudra sans doute l’alléger.|couper{180}

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Carnets | août

18 août 2019

Ceux qui cherchent la conscience dans le cerveau ne la trouvent pas. Elle semble se situer au-delà et tous ceux qui ont expérimenté une EMI (expérience de mort imminente) rapportent qu’ils peuvent traverser les murs, se rendre d’un point à un autre seulement par l’intermédiaire du désir, voire de la peur, ce qui est à peu près la même chose. La conscience alors existe-t-elle vraiment au-delà de notre corps physique ? Existe-t-elle vraiment avant même notre incarnation ? Existe-t-elle vraiment après notre mort ? Qu’appelle-t-on alors « conscience » ? Est-ce l’âme ? Et quelle part du « petit moi » réside dans cette conscience ou cette âme ? Parallèlement à ce questionnement, ne vaudrait-il pas alors examiner les résultats que la conscience produit plutôt que de passer du temps à tenter de définir sa nature ? Dans le monde, tout est dualité, le fameux Yin et Yang asiatique mais aussi le bien et le mal des civilisations judéo-chrétiennes. Notre époque, à l’appui de ses croyances nouvelles dans le domaine des sciences humaines ou dures, évoque toujours la même dualité même s’il lui est nécessaire d’user de mots nouveaux tels que « entropie et néguentropie », « ordre et désordre », jusqu’à la particule qui peut avoir la double casquette de « rien et de quelque chose ». Cette notion de séparation reste immuable au travers du temps, quelle que soit la façon dont on la nomme. En peinture, le but est l’harmonie, cependant pas n’importe laquelle. Une fois un certain ordre établi dans un tableau, que ce soit par les masses, les couleurs, les lignes, il s’avère que le peintre se refuse à vouloir le reproduire de la même façon exactement. Ainsi, pour échapper à la notion de « cliché », de répétition, la volonté de modifier l’ordre du tableau se fait-elle impérieuse et semble nécessiter le retour au désordre en premier lieu. De ce désordre posé sur la toile par la main, on pourrait appeler cela « inconscience », dans l’exercice d’esquiver l’injonction de l’œil, de la conscience (formatée par des schémas classiques cette fois), de ce désordre donc, la Conscience, au sens plus large cette fois, aurait alors la faculté, aidée par l’œil à nouveau, d’une relecture du chaos pour en extraire les informations utiles à une nouvelle structure, à un agencement nouveau des formes, des lignes et des couleurs. Ce qu’on appelle « original » serait alors cette action de la conscience réorganisant le chaos non dans une habitude mais dans un choix d’informations organisées de façon inédite. Cette notion « d’originalité » en outre nous ramènerait à cette notion « d’origine », nous inviterait en quelque sorte à pressentir la naissance perpétuelle des mondes à partir des choix effectués par la conscience. Toute naissance est un trouble cependant et l’ordre ancien rassurant en est directement affecté. Dans la volonté de confort que nous recherchons pour lutter contre nos craintes, dont les sources seraient autant externes qu’intérieures, nous évitons la notion de jeu que la vie propose. L’aspect ludique, sans tenir compte des enjeux plus ou moins sérieux que nous posons sur celui-ci, est directement relié à l’aléatoire. La réalité, comme l’œuvre d’art, se rejoignent dans un espace-temps résultant d’un « tirage au sort » qui semble provenir du hasard mais qui, peut-être, n’est rien d’autre qu’une nouvelle réalisation artistique de la conscience. reprise nov.2025 On peut passer sa vie à se demander où se cache la conscience, si elle flotte au-dessus du cerveau, si elle survit à la mort, si elle existait avant nous. J’ai longtemps tourné autour de ces questions, en lisant des récits d’expériences de mort imminente, des histoires de gens qui traversent les murs et se déplacent par pur désir ou par peur. Mais au bout d’un moment, j’ai compris que je n’avais aucun moyen sérieux de trancher. Ce que je peux observer, en revanche, c’est ce que fait la conscience, comment elle travaille, et là, la peinture me sert de laboratoire. Quand je commence un tableau, je cherche d’abord un minimum d’ordre : des masses, quelques lignes, des rapports de couleurs qui tiennent ensemble. Très vite, je sens la tentation de me répéter, de reproduire ce qui a déjà marché. Si je cède, j’obtiens un cliché. Alors je casse. Je salis une zone, j’ajoute un trait qui déséquilibre tout, je fais entrer une couleur qui n’a rien à faire là. C’est un moment de désordre volontaire, presque d’« inconscience » : je laisse la main décider à la place de l’œil, je sabote l’harmonie acquise. Pendant quelques minutes, la toile devient illisible. C’est après que la conscience revient, mais autrement. Je me recule, je regarde ce chaos relatif, et je commence à repérer des possibles : une forme qui se détache, un contraste qui mérite d’être poussé, une zone morte qu’il faut sacrifier. Ce qu’on appelle « originalité » tient peut-être à ce travail-là : accepter le désordre, puis organiser ce qui en sort, non pas selon l’habitude, mais en choisissant des relations nouvelles entre les éléments. Ce va-et-vient entre ordre et désordre, je le retrouve ailleurs que sur la toile. Dans la vie, nous passons notre temps à vouloir fixer les choses pour avoir moins peur : routines, rôles, opinions. Quand quelque chose vient tout bouleverser, on parle de crise, de hasard, de malchance. On oublie que c’est aussi l’occasion de recomposer autrement, à condition de regarder en face ce qui a été mis sens dessus dessous. La conscience, pour moi, n’est plus une entité mystérieuse perchée au-dessus de la tête, c’est cette capacité à revenir après coup sur le chaos et à décider ce qu’on en garde, ce qu’on laisse tomber, quel dessin on accepte de laisser apparaître. Ce n’est ni un grand principe cosmique, ni une propriété magique du cerveau : juste une façon de lire et de réécrire sans cesse ce qui nous arrive. Que ce processus continue ou non après la mort, je n’en sais rien. Mais je sais qu’à chaque fois que je me tiens devant une toile en train de se faire, je vois au moins ça : une petite conscience à l’œuvre, occupée à choisir sa prochaine forme. résumé Ce texte montre un homme de 2019 saturé de questions métaphysiques — conscience, âme, avant/après la mort — et de vocabulaire pseudo-scientifique, mais qui ne trouve pas vraiment de prise dans ces hauteurs-là. Il compense en ramenant tout à ce qu’il connaît : l’atelier, le tableau, le geste. Il a besoin de croire que ce qui se joue dans sa peinture a une portée plus large que son seul cas, que son rapport au chaos et à l’ordre dit quelque chose de la condition humaine. En même temps, il commence déjà à se méfier des grands mots : on sent qu’il sait confusément que les Yin/Yang, entropies et EMI lui servent surtout de décor. L’homme de 2019 est donc pris entre deux élans : celui de vouloir penser « la conscience » à l’échelle du cosmos, et celui, plus solide, de l’observer dans sa propre main qui casse et reconstruit un tableau. C’est un spéculatif qui commence à revenir au concret, mais qui n’a pas encore renoncé à se rêver en petit métaphysicien de son atelier.|couper{180}

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