palimpsestes
Réecriture de certains textes des carnets, deux colonnes, le texte original à droite et la ou les réecritures à gauche.
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Carnets | août
17 août 2025
On s’accroche à des idées de l’autre et de soi-même et rien ne va dans ce sens. La raison pour laquelle on s’accroche tant est toujours une peur, et celle-ci est souvent le monstre gardien d’un beau trésor. La peur d’être seul est sans doute la plus répandue. Alors on s’accroche à un emploi du temps, à des personnes qui ne nous conviennent pas toujours, on ne cesse de négocier avec cette peur sans oser la dépasser pour vraiment voir ce qui se passe au-delà. Cette peur de me retrouver seul m’a longtemps inquiété dans ma jeunesse. Les adultes semblaient prendre un plaisir malin à m’y confronter. Et quand, depuis la couveuse déjà, je voyais repartir ceux-ci, j’éprouvais une sensation d’abandon. Plus tard aussi, je les regardais s’éloigner le cœur serré et je pouvais alors exprimer la tristesse par la colère, le dépit, les mauvaises pensées, en bonne victime dont j’avais appris à endosser le rôle et les répliques. Et puis toutes ces oppositions furent vaines. Ma stratégie était extrêmement coûteuse en énergie, alors, fatigué de toujours trouver le même mur au fond de moi, cette peur de me retrouver seul, j’ai décidé d’aller me promener dans les forêts au-dessus de la maison familiale. Il y avait un sentier qui montait vers les hauts plateaux, quelques champs à longer et enfin j’arrivais aux forêts. Aussitôt que je passais l’orée, quelque chose d’étrange se produisait, une impression d’accueil et de bienveillance émanait des grands arbres et je me sentais bien, plus de peur ; sous la protection des frondaisons, je découvrais un autre monde, non humain, et ainsi, je m’engouffrais plus loin encore, poussé toujours par ma grande angoisse d’être seul. Dans le giron de la forêt, de ses arbres, je m’en remettais à la fois au hasard ou à la nature, ou à l’univers, enfin, je m’abandonnais. Peu à peu, mon monologue perpétuel s’apaisait, mes pensées, et je retrouvais mes sens. Cette expérience de l’abandon reviendra bien des fois dans ma vie : abandonner la pensée douloureuse, les relations douloureuses, des métiers inintéressants, des perspectives alléchantes tout autant, dans ce que j’appris à présager de mon inconfort à venir. La peur d’être seul, au bout du compte, s’est peu à peu muée en désir de me retrouver seul grâce à la succession des abandons de mes croyances surtout. Le trésor que j’ai reçu par la suite fut la possibilité de fonder mes propres croyances à l’appui de mon expérience. Puis j’ai découvert comme une banalité ce que j’imaginais d’exceptionnel et ce fut un autre abandon, plus profond que le précédent encore. reprise nov. 2025 Longtemps je me suis accroché à des idées sur les autres et sur moi-même qui ne tenaient pas debout, uniquement parce qu’elles tenaient ma peur à distance. La peur d’être seul, surtout. Enfant, les adultes semblaient prendre un malin plaisir à m’y confronter. Depuis la couveuse déjà, je voyais partir les silhouettes derrière la vitre, sans pouvoir les suivre, et quelque chose en moi se creusait. Plus tard, je les regardais s’éloigner au bout du chemin, le cœur serré, et comme je n’avais pas de mots, je transformais la tristesse en colère, en dépit, en mauvais scénarios tournés en boucle. J’avais appris à jouer le rôle de la victime, avec ses répliques toutes prêtes. À force, cette comédie m’a épuisé. Je me heurtais toujours au même mur : cette panique de me retrouver seul. Un jour, fatigué, j’ai pris le sentier qui montait au-dessus de la maison familiale. Il fallait traverser deux ou trois champs, suivre un chemin de terre qui serpentait, et puis, au bout, la ligne sombre des arbres. À l’orée de la forêt, l’air changeait. L’odeur d’herbe coupée laissait place à celle de terre humide et de résine. Les troncs formaient comme une rangée de corps immobiles. Je passais entre eux et, sans que je sache pourquoi, la pression retombait. Sous les frondaisons, la lumière était plus douce, le bruit de la route disparaissait. Je marchais sans parler, sans personne à suivre, et pourtant je ne me sentais pas abandonné. C’est là que, pour la première fois, j’ai laissé la peur faire son travail au lieu de la bloquer. Je me suis enfoncé plus loin, simplement, en me disant que si quelque chose devait m’arriver, ce serait ici, avec les arbres, et que ce ne serait pas forcément une catastrophe. Mon monologue intérieur s’est mis à baisser le volume, les pensées tournaient moins vite, et je me suis surpris à sentir le vent, le froissement d’une branche, la fatigue dans mes jambes. Cette façon de lâcher prise, je l’ai retrouvée plus tard, ailleurs : en laissant tomber des relations qui ne tenaient que par habitude, des emplois qui me vidaient, des projets brillants sur le papier qui sentaient déjà l’inconfort à venir. À chaque fois, il s’agissait de la même chose : accepter de perdre pour ne pas me perdre moi. La peur d’être seul, avec le temps, s’est retournée. Elle est devenue un désir de me retrouver seul de temps en temps, sans écran, sans rôle, juste pour vérifier que j’étais encore là. J’ai longtemps cru que cette découverte faisait de moi quelqu’un d’exceptionnel, une sorte de pionnier de l’abandon volontaire. Plus tard, j’ai compris que non : ce n’était qu’une expérience parmi d’autres, presque banale. Ça ne la rend pas moins importante pour moi, mais ça m’oblige à la ranger à sa place : un simple tournant dans une vie ordinaire. résumé : un homme qui, en 2019, est en train de reconfigurer une angoisse fondamentale — la peur d’être seul, l’abandon infantile — en récit de « cheminement ». Il a déjà les outils pour se regarder : il voit bien le rôle de victime, les répliques apprises, la stratégie coûteuse. Il se fabrique aussi une petite mythologie personnelle : la forêt comme lieu d’initiation, l’abandon comme geste presque spirituel, le « trésor » derrière la peur. L’homme de 2019 est à la fois lucide et encore pris dans une tentation d’exception : il aime penser que ce qu’il a traversé le distingue, tout en commençant à admettre que ce mouvement-là (passer de la peur de la solitude à une solitude choisie) est partagé par beaucoup. En résumé : un type qui ne se ment plus tout à fait sur ses paniques d’abandon, qui a trouvé un dispositif pour les traverser (la forêt, les abandons successifs), mais qui doit encore renoncer à se raconter comme cas unique pour accepter d’être simplement un homme parmi d’autres, aux prises avec la même peur.|couper{180}
Carnets | août
16 août 2019
Double bind à fond, du genre je t’adore mais je te baffe parce que je t’adore, et si je t’adore de trop je t’en remets une de plus. Variations Goldberg, Gnossiennes méandreuses, douceur et intensité savamment dosées, prends-moi, laisse-moi, cours après moi, ne me quitte pas. Mais ne fais pas la vaisselle, je m’en occupe, mais ne mets pas ton linge au sale, tu n’y comprends rien, et puis ce n’est jamais le bon programme, ça va encore déteindre, mais tu peux me planter un clou, me faire un baiser dans le cou, me taper un peu, tu es trop mou, vas-y oui prends-moi, arrête, lâche-moi. Des ouragans de tendresse, de sensualité, de parfums suaves et lourds d’aisselles et d’entrecuisse, des cheveux doux comme des peaux de fruits et des dents acérées comme des épines de roses. Je t’aime moi non plus. Je te déteste moi non plus. Tu penses à quoi, est-ce que tu penses à moi, tu ne penses qu’à toi. Il faut se souvenir que la colère est le symptôme premier de la victime. Tu te mets en colère, donc t’es une victime. Donc tu es calme, calme à tuer. Tu laisses s’enfoncer dans le tréfonds les larmes et les cris absorbés par la surprise, l’étonnement, puis l’habitude. Tu tentes le rire, c’est encore pire. Ne reste que le sourire d’acteur américain, de préférence cow-boy avec un large chapeau. Te voici arrivé au but, te voici macho. reprise nov.2025 Double contrainte à tous les étages : « je t’adore » suivi d’une claque, « si je t’aime trop, je t’en remets une », et le refrain derrière, plus subtil : « prends-moi, laisse-moi, cours après moi, ne me quitte pas ». À force, ça devient une musique de fond, avec ses variations, ses reprises. Un soir comme les autres, ça commence par la cuisine : « touche pas à la vaisselle, tu ne sais pas faire », « ne mets pas ton linge au sale, tu vas te tromper de programme, ça va déteindre ». Tu recules de l’évier, tu lâches le panier, tu la laisses faire. Une minute plus tard, autre registre : « tu peux me planter ce clou ? », « viens me faire un baiser dans le cou », « frappe un peu, tu es trop mou », « vas-y, prends-moi », « arrête, lâche-moi ». Tout se mélange : interdits, injonctions, demandes de soin et de violence, dans la même pièce, sous la même lumière. Le corps, lui, essaie de suivre : bras retenu, bras tendu, main sur l’éponge, main sur la peau. L’odeur de lessive humide se mélange au parfum lourd qui remonte des aisselles et du bas-ventre, les cheveux collent un peu, brillants comme des fruits trop mûrs, et les dents, quand elles mordent, ont vraiment quelque chose de l’épine. Ce n’est pas seulement une jolie image. Tu entends aussi les phrases sur la colère : « arrête de t’énerver, tu te fais du mal », « tu cries, donc tu es une victime ». Alors tu te tiens tranquille. Tu avales. Tu laisses descendre les larmes dans un coin où ça ne se voit plus, tu avales les cris, d’abord avec stupeur, puis avec lassitude. À force, tu essayes une autre stratégie : tu rigoles. Tu fais une blague, tu tournes tout en dérision. Ça ne marche pas mieux. On te reproche encore ton ton, ton humour, ta froideur. Petit à petit, il ne reste plus qu’un masque affichable : un sourire bien dessinée, dents propres, façon acteur américain dans un western du dimanche, chapeau invisible mais bien présent. Tu coches toutes les cases : tu te tais, tu encaisses, tu portes le sourire. De l’extérieur, ça fait « mec posé », presque viril. À l’intérieur, tu sais que tu es juste devenu assez calme pour qu’on puisse tout te faire sans que tu bronches. Te voilà arrivé à ce qu’on attend de toi : un macho, version muette, fabriqué couche après couche à partir d’une position de victime qu’il vaut mieux ne jamais nommer. résumé : Ça montre un homme qui commence à mettre au jour la mécanique de domination affective qu’il a connue : alternance d’amour et de violence, compliments et humiliations, demandes contradictoires qui l’ont peu à peu enfermé dans un rôle. Il a compris que sa colère, dès qu’elle surgissait, était aussitôt retournée contre lui comme preuve de faiblesse, ce qui l’a conduit à l’absorber, à se taire, à se couvrir d’un sourire de façade. Le « macho » final n’est pas un fantasme viril qu’il revendique, mais une cuirasse fabriquée pour ne plus sentir qu’il est en position de victime. L’homme de 2019 n’est plus dupe de cette transformation : il voit que derrière la figure du type calme, solide, se cache un long travail d’anesthésie émotionnelle, et il commence à le raconter, justement, pour fissurer cette armure.|couper{180}
Carnets | août
15 août 2019
Rien n’est plus frelaté que l’héroïsme et c’est bien normal pour qu’on ne baisse pas les bras et que les usines tournent. Se projeter sur un coureur cycliste, un footballeur, un homme d’État, un artiste célèbre crée du rêve dans les jeunes cervelles et aide à se lever le matin. Pourtant, à bien y réfléchir, les héros sont bien ailleurs. J’en croise tous les jours depuis mes plus jeunes années, à commencer par mon père qui me forçait à cirer ses chaussures chaque soir afin de participer, d’une certaine façon, à son épopée. Je rechignais alors, en prenant cela comme une servitude, comme tant d’autres tâches que la vie familiale nous entraîne à assumer. Encore que je ne sois pas sûr que, dans un contexte paisible et aimant, ces tâches ne fussent moins lourdes à réaliser. Une idée fausse de la justice ou de l’injustice entrave largement la sensation héroïque pour la transmuter en esclavage. Il aurait suffi peut-être d’une main chaude sur ma tête, d’un simple « merci, mon fils » pour que je me sente mieux. Et même cela faisait partie du grand jeu de l’oie, bien sûr, ce manque. Et quel courage, finalement, faut-il à un père pour provoquer cela plus ou moins consciemment… ? Dans certaines théories sur la réincarnation, il est dit que l’on choisit sa vie à venir et donc ses parents. Je n’aurais pas pu faire un meilleur choix quand je dénoue tous les nœuds pour trouver le fil ténu des actes et de leurs conséquences sur le grand aujourd’hui. L’héroïsme, vu désormais au travers du prisme de la gratitude, n’est pas seulement dans les films, dans les musées, sur les stades, sur les champs de bataille, il est bien plus fréquent que cela, parfois même je jurerais qu’il se tient partout. reprise nov.2025 Rien n’est plus frelaté que l’héroïsme tel qu’on nous le sert : des corps lancés sur un vélo, un ballon, un pupitre, un podium, pour nous donner envie de nous lever le matin et de retourner à l’usine. On nous propose des coureurs, des footballeurs, des hommes d’État, des artistes en vitrine ; il faut bien que quelqu’un porte pour nous le rêve d’une vie plus haute. Longtemps, j’ai cru que c’était là que ça se jouait. Puis les héros ont changé de place. Le premier que j’ai connu, en réalité, n’avait pas de stade ni de caméra. C’était mon père, debout dans l’entrée, ses chaussures posées devant moi. Chaque soir, il me demandait de les cirer. Je traînais les pieds, je prenais la boîte à cirage, le chiffon, la brosse. Je frottais en silence en me sentant plus domestique que fils. Je ne comprenais pas bien à quelle « épopée » je participais en l’aidant à remettre ses chaussures en état pour le lendemain. Je voyais surtout la corvée, le geste répétitif, le manque. Un merci aurait suffi, peut-être une main posée sur ma tête. Quelque chose qui dise : tu n’es pas seulement celui qui fait briller mes souliers, tu es avec moi dans cette histoire. À la place, il y avait le mutisme, la fatigue, parfois la brusquerie. Avec le temps, j’ai appelé cela injustice. J’ai dressé ce mot comme un mur entre lui et moi. Plus tard, j’ai essayé de regarder la même scène autrement. Non pas pour l’excuser à bon compte, mais pour mesurer ce que ça lui demandait, à lui, de tenir sa trajectoire avec ses propres peurs, sa propre honte, son propre manque de mots. Il a fallu que je dénoue un à un les fils – ce qu’il vivait au travail, ce qu’il ne disait pas, ce qu’il reportait sur ses chaussures – pour comprendre que mon ressentiment ne voyait qu’une partie du tableau. Je ne sais pas si nous choisissons nos parents avant de naître, comme le prétendent certains. Je sais seulement qu’en regardant en arrière, je vois mieux ce que cette relation m’a appris sur la force, la dureté, la sécheresse, et sur le besoin de gratitude qui pousse dessous. Héroïsme, pour moi, ne rime plus avec décor de film, champs de bataille ou musée. Je le vois plutôt dans ces gestes modestes qui se répètent sans applaudissements : un père qui rentre, un enfant qui cire, deux êtres qui ratent le merci mais continuent malgré tout. Ce n’est pas une belle histoire, pas une leçon, juste une scène obstinée qui revient et que je m’efforce de regarder sans tout à fait la juger ni la sacraliser. résumé un homme qui cherche à sortir de la fascination pour les héros de spectacle en retournant vers l’ordinaire familial, là où s’est joué pour lui quelque chose de décisif. Il commence à relire son enfance non plus seulement en termes de dette et d’injustice, mais aussi en essayant de voir ce que son père portait, ce qu’il ne pouvait pas donner. Il expérimente la gratitude comme manière de ne pas rester bloqué dans le rôle du fils lésé, sans pour autant effacer la blessure. L’homme de 2019 est donc à un moment de bascule : encore très marqué par le manque (le « merci » absent, la main non posée), mais assez lucide pour comprendre que son propre héroïsme, s’il en existe un, consiste peut-être à tenir cette complexité-là sans la réduire ni à un procès, ni à une fable consolante.|couper{180}
Carnets | août
14 août 2019
Ce qui est possible et impossible n’est souvent qu’une question d’oreille. Il suffit d’être, par fatalité ou volonté, un peu dur de la feuille et l’impossible alors s’évanouit comme par magie. Si on te martèle que quelque chose est impossible, et que tu y crois, alors cette chose sera vraie pour toi. Mais si tu l’ignores, aucune frontière n’existe entre possible et impossible. Impossible de dépasser 4 min et des poussières pour ces coureurs à pied, et puis il y en a eu un qui ne le savait pas et qui a couru la distance en 3 min 59. Et le plus intéressant, c’est que désormais bien d’autres courent autour de 3 min 50 la même distance… Toutes les révolutions commencent par un coup de canif sur la peau dure de l’impossible. Cela paraît ridicule, bien sûr, et puis soudain cela devient dangereux, pour finir en évidence. reprise nov.2025 Ce qu’on appelle possible ou impossible dépend souvent de ce qu’on accepte d’entendre. Si tu tends l’oreille à chaque « jamais », « tu n’y arriveras pas », « à ton âge c’est fichu », la frontière se dessine très vite et elle devient solide. Si, par fatigue ou par entêtement, tu es un peu dur de la feuille, cette frontière bouge. Pendant des années, on a répété aux coureurs qu’il était physiquement impossible de descendre sous les 4 minutes sur le mile. On en faisait presque une loi naturelle. Il a suffi qu’un type, quelque part, n’écoute pas trop bien – ou pas au bon moment – pour courir en 3 min 59. Après lui, d’autres ont suivi, comme si la barrière n’avait jamais existé. Ce miracle n’en était pas un : c’était juste une phrase qui perdait son pouvoir. Dans l’atelier, je retrouve ce mécanisme à une autre échelle. J’ai stocké en vrac toutes les injonctions qu’on m’a servies : impossible de vivre de la peinture, impossible de s’y mettre vraiment passé tel âge, impossible de rattraper le temps perdu. Certaines continuent de résonner, surtout les jours de doute. D’autres se sont usées à force de tourner en boucle. Je ne dis pas que tout est possible, ce serait une autre bêtise, simplement inversée. Il y a le corps qui fatigue, l’argent qui manque, les murs qui ne poussent pas tout seuls. Mais je vois mieux désormais ce qui relève des limites réelles et ce qui n’est qu’un bruit de fond. Les petites révolutions commencent souvent là : au moment où une phrase qui paraissait absolue cesse d’impressionner. Ce n’est pas héroïque, ça ne fait pas l’Histoire avec un grand H ; c’est juste quelqu’un qui, un jour, décide de peindre, de courir, de changer malgré tout, parce qu’il a laissé tomber, ne serait-ce qu’un instant, la voix qui lui assurait que c’était impossible. résumé Ça montre un homme qui se débat entre deux forces : d’un côté, toutes les phrases d’impossibilité qu’il a accumulées (sociales, économiques, existentielles) ; de l’autre, un besoin vital de croire qu’elles ne sont pas des lois, juste des bruits. Il se sert d’exemples extérieurs (le record sportif, la « révolution ») pour se persuader qu’il peut, lui aussi, perforer quelques limites. En 2019, il n’est pas naïf : il sait qu’il y a des contraintes dures. Mais il a encore besoin de cette petite mythologie du « possible malgré tout » pour continuer à peindre et à se tenir debout.|couper{180}
Carnets | août
13 août 2019
Comme le ciel, un coup bleu, gris, mauve ou rouge, les temps sont en train de changer et ça ne sert à rien de ruminer ou de s’en plaindre. Des usines à peindre sont déjà en place en Chine, des tableaux à la chaîne, et certaines galeries de ma connaissance en profitent déjà largement pour acheter par lot des artistes purement imaginaires puisque, comme sur les plateformes de sondages ou de VPC, tout le monde s’appelle Louise, Sylvie ou Chloé suivant les tranches d’âge ciblées. Qu’un artiste puisse émaner d’un travail collectif, finalement ce n’est pas différent d’un modèle de voiture, d’ailleurs il existe, par dérision sans doute, la « Picasso » avec ou sans option, comme vous voudrez. C’est, d’une certaine façon, le contre-pied total à ce parfum d’élitisme qu’une société moribonde tente de conserver en réinjectant sans relâche dans ses musées des expositions temporaires sur des peintres archi-connus tandis que la grande majorité de ses artistes « comptant pour rien » tire le diable par la queue. La banalisation de l’art, c’est la banalisation de la culture, comme la banalisation de la bouffe, de la baise. Mac Do et Youporn laminent les jeunes cerveaux et les jeunes estomacs aussi sûrement qu’une arme de destruction massive. Ceux qui monteront dans l’arche, seuls seront sauvés, oui, mais quelle arche ? Les arches de Noé aussi sont montées en série. reprise nov. 2025 Les temps changent, comme le ciel qui passe du bleu au gris, du mauve au rouge, et ça ne sert pas à grand-chose de s’en étonner. Dans certains ateliers d’Asie, on peint déjà des paysages et des bouquets à la chaîne, par dizaines, toujours aux mêmes formats, pour des clients européens. J’ai vu des catalogues : on y choisit un « artiste » comme on choisit une police de caractère. Louise pour les marines, Sylvie pour les fleurs, Chloé pour les scènes de café. Derrière ces prénoms, personne à rencontrer, juste un collectif anonyme et un stock. Qu’un tableau sorte d’un travail collectif n’a rien de scandaleux en soi ; c’est la logique de la chose qui m’arrête. On ne parle plus d’un regard, mais d’un modèle de série, à la manière des voitures. On a eu la Picasso, avec ou sans options ; pourquoi pas un mur entier de « Louise » en version mat ou brillant, selon le budget. Pendant ce temps, dans les villes où j’accroche de temps en temps une toile, les musées continuent de programmer à la chaîne des expositions sur les mêmes noms, toujours plus gros, toujours plus chers. On fait défiler les cadavres prestigieux pendant que la majorité des vivants rame dans son coin. Je ne dis pas ça pour pleurnicher sur le sort des artistes « qui ne comptent pas ». Je constate juste que l’art est en train de glisser du côté de la marchandise banale, au même titre que la bouffe standardisée ou le sexe sous perfusion d’écran. On peut bien accuser McDo ou Youporn de ravager les goûts et les corps, ce serait trop simple : ils ne font que pousser au bout une logique qu’on retrouve aussi dans les rayons d’« art décoratif ». Ce qui me dérange le plus, ce n’est pas que certaines toiles soient fabriquées en série, c’est la petite voix qui me demande quelle place j’occupe, moi, là-dedans. Je ne suis pas au-dessus. J’ai besoin, comme tout le monde, que mes tableaux se vendent, qu’on accroche mon nom sur une affiche, même modeste. Et je vois bien à quel point il serait tentant d’accepter un jour un « contrat par lot », de simplifier ma peinture pour la rendre plus reproductible. On parle souvent de l’arche qui sauverait quelques élus de ce déluge de produits : un musée, une galerie sérieuse, une collection. Mais quelle arche, exactement ? Les arches de Noé d’aujourd’hui sortent elles aussi d’usine. Il ne s’agit plus de choisir entre être sauvé ou englouti ; seulement de décider si l’on préfère finir dans la cale d’un cargo d’images ou accepter de rester sur le rivage, à peindre sans garantie d’embarquement. résumé Ça montre un homme qui voit clairement l’industrialisation de l’art, sa transformation en produit de série, et qui en éprouve une colère mêlée d’inquiétude. Il sent que la figure de l’artiste singulier se dissout dans des logiques de marque et de gamme, et il sait qu’il fait partie du même marché, même s’il reste à la marge. Il critique la banalisation de tout – art, nourriture, sexe – mais ce n’est pas seulement un discours de vieux grincheux : c’est la peur très concrète de devenir lui-même interchangeable, de finir « par lot ». En 2019, il oscille entre la tentation de se poser en prophète lucide de la décadence et la conscience que sa propre survie matérielle dépend de ce système qu’il méprise. Cette contradiction, il la regarde, mais il ne sait pas encore quoi en faire.|couper{180}
Carnets | août
12 août 2019
Un peu facile de me dire ce matin que je fais ce que je veux. Trop facile. C’est-à-dire peindre à la volée des bribes de tout format dans le seul but d’expulser l’énergie énorme qui pousse sans relâche à l’intérieur. La volonté de vivre est là, qui s’étale en couleurs, parfois de façon obscène. Quel problème avec l’obscénité ? C’est le lien que j’y entrevois avec la dispersion. C’est ainsi qu’on a créé des tabous, des totems, des pieux comme axe à la vie des villages. Pour ne pas se laisser baiser par la dispersion, les pulsions. J’ai passé ma vie à vouloir enfoncer des portes ouvertes parce que je me sens fondamentalement seul. Singulier. Je suis un peintre maudit, désespérément seul, un baiseur à la chaîne qui se retrouve la queue entre les jambes, pathétique. J’éclate de rire pour expulser l’effroi mais bon, je ne suis pas dupe. Tout est encore à venir. Ma trouille bleue d’avoir chopé une merde genre cancer ne me lâche pas, en même temps que je continue à renoncer à la visite médicale. Genre Viking, c’est le destin le plus fort et j’y crois. Je me suis remis à fumer encore plus, du coup, pour faire la nique à je ne sais quoi, vu que je me considère presque rien. Les gens pensent que c’est simple d’arrêter de fumer comme d’arrêter de penser, comme d’arrêter de se disperser. Pour moi, tout va de pair : je fume comme je pense et je me disperse en fumerolles colorées. Je me décompose gentiment en couleurs. Toute cette violence bouillonnante à défoncer en chaîne des chattes et des culs, désormais mélangée à l’huile de lin. Ma volonté d’esquiver le mot artiste, chaque fois, n’est pas une coquetterie. Je suis de moins en moins escroc. Je suis un peintre suicidaire, exhibitionniste et obscène ; dans ma main, le pinceau me sert de sextant pour chercher ma justesse comme ma place, auxquelles systématiquement je renonce. C’est ma route, dans le fond, et si, ma foi, certains pensent que c’est de l’art, c’est qu’ils se fourrent le doigt dans l’œil. Une fois qu’il eut vidé son sac, le peintre s’installa à son chevalet devant sa toile encore vierge. Il dessina un sexe de femme béant, puis il tenta d’enfouir sa tête à l’intérieur, mais la froideur du lin qu’il sentit sur son front le réveilla. Il alluma une nouvelle cigarette et commença à esquisser des courbes, des creux, autour du sexe. Peu à peu, une femme extraordinaire commença à prendre forme. reprise nov. 2025 Ce matin encore, je pourrais me dire que je fais ce que je veux : allumer une cigarette, entrer dans l’atelier, attaquer une toile sans réfléchir, balancer des couleurs pour vider l’énergie qui cogne à l’intérieur. C’est la version confortable. En réalité, je ne fais pas ce que je veux : je laisse la même poussée me traverser, jour après jour, sans jamais vraiment la regarder. La volonté de vivre s’étale en taches, parfois jusqu’à l’obscène, et je sais très bien pourquoi ce mot me gêne : dès que ça déborde, ça se disperse. On invente des tabous, des totems, des axes, pour tenir les villages ; moi, j’ai essayé de tenir ma vie avec des principes, des refus, des fanfaronnades, et j’ai quand même passé des années à enfoncer des portes ouvertes, sûr d’être seul, singulier, « maudit ». Ça m’arrangeait : tant que je jouais au peintre maudit, je n’avais pas à voir l’homme qui tremble en dessous. Depuis quelque temps, une trouille plus précise s’est installée : la peur d’avoir ramassé une saloperie, un cancer quelque part. Elle ne m’a pas lâché, mais je continue à éviter le médecin avec une obstination ridicule. Je dis que je suis fataliste, « genre Viking », que le destin est plus fort ; en vérité, j’ai peur de mettre un mot sur ce qui me ronge. Alors je fume davantage, en me racontant que, de toute façon, c’est plié. Fumer, penser, se disperser, tout va ensemble : la fumée devant le visage, les idées qui partent dans tous les sens, les gestes qui cherchent un corps et retombent dans la toile. Je me suis longtemps vanté d’être obscène pour de bon, un baiseur infatigable ; ce qui reste aujourd’hui, c’est surtout la violence retombée, mélangée à l’huile de lin, et un corps qui se défait à petit feu. Je n’ai plus très envie de me dire « artiste », je trouve le mot faux sur moi. Peintre me suffit : quelqu’un qui se tient devant un rectangle de lin avec un pinceau, en espérant que quelque chose se trouve là. Le pinceau comme seul instrument de mesure : un sextant de fortune pour tenter de repérer où je me tiens vraiment, dans ce chaos. Souvent, je renonce avant de trouver. Je pose les couleurs, je recule, je rigole pour masquer la panique, et je me dis que tout ça ne vaut pas grand-chose. Et puis il y a ces moments où, sans y penser, la main trace une forme qui me met au pied du mur. Ce matin-là, j’ai commencé par dessiner une ouverture, un sexe de femme frontal, comme pour me coller en face de ce que j’ai poursuivi pendant des années. J’ai eu l’élan d’y entrer, de m’y enfouir, comme si la toile pouvait encore servir d’abri. La froideur du tissu m’a arrêté net. Alors j’ai tiré une bouffée, j’ai laissé la fumée passer, et j’ai repris le pinceau. Autour de cette ouverture, j’ai ajouté des courbes, une hanche, un bras, un visage qui résistait un peu à ma main. Peu à peu, une femme s’est dessinée, moins obscène que prévue, moins spectaculaire. Juste une présence, debout, qui me regardait peindre. Elle ne me sauvait de rien, mais au moins, pour une fois, je n’étais plus tout à fait seul dans la pièce. résumé Ça montre un homme qui se vit comme un mélange de survivant et de déchet : il se dit « presque rien », redoute le cancer, fume davantage par défi, et joue en même temps à se mettre en scène en peintre maudit lucide sur sa propre obscénité. Il sait que sa dispersion – le sexe, la fumée, la couleur – est une manière de fuir la peur brute, celle du corps qui lâche et de la solitude. Il commence pourtant à voir la comédie dans laquelle il s’est enfermé, à sentir que la peinture n’est pas seulement un exutoire, mais aussi le seul endroit où il peut regarder sa violence sans tout détruire autour de lui. En 2019, il est encore pris entre deux gestes : se saboter en continu, et tenter malgré tout de se tenir devant la toile assez longtemps pour qu’autre chose que son propre numéro apparaisse.|couper{180}
Carnets | août
11 août 2019
Une fois notre propre vérité établie, pourquoi ne pas traverser la plaine en silence ? Quelle importance accorder à nos interventions si ce n’est celle, en premier lieu, de vouloir se mettre en avant ? Ce n’est pas suffisant et c’est profondément égoïste et puis je n’ai pas d’enfant. Mon rôle est de transmettre ce que je sais pour aider. C’est déjà mieux comme intention. Pourtant, quand le brouhaha envahit ce que j’imagine et ressens être la pureté du silence, la tentation revient à l’assaut : se taire profondément pour remonter les âges jusqu’au creuset du dé à coudre où tout était tassé, condensé dans un mutisme au bord de l’explosion. Juste avant le Big Bang, ce formidable silence. Et puis la dilatation soudaine et les cris, les murmures, les ébahissements, les premières paroles prononcées par les dieux, les lutins et les fées. Cette tentation du silence revient perpétuellement comme une sorte de diablotin venant taquiner saint Antoine et Flaubert. Ce Flaubert qui ne savait écrire qu’en gueulant ses phrases pour les sentir justes. Comme je puis le comprendre, cette nécessité de bruit pour saisir intensément ce qui le fonde. Ce n’est pas l’utérus, cette fois, car aucun cœur n’y bat. C’est juste avant. Et pendant longtemps, ce silence dans lequel aucun cœur ne bat ressemble à ce que l’on croit être la mort. Et puis vient le printemps et, de terre, sortent les jeunes pousses. Et puis viennent les feuilles, les fleurs et les insectes qui rêvent les prochains fruits. reprise nov.2025 Une fois qu’on croit avoir mis la main sur quelque chose comme sa vérité, la tentation est simple : se taire, traverser la plaine sans plus ouvrir la bouche. À quoi bon ajouter une couche de phrases, si ce n’est pour se faire voir encore un peu ? Cette question revient souvent. Je me dis que parler pour se mettre en avant ne suffit pas, que c’est étroit, égoïste. Alors je m’invente une meilleure raison : je n’ai pas d’enfants, mon rôle serait de transmettre ce que je sais, d’essayer d’aider. Ça sonne plus noble, mais ça ne règle rien. La tentation du silence, elle, ne bouge pas. Elle revient chaque fois que le bruit du monde déborde dans ce que j’appelle, un peu pompeusement, « le silence » : notifications, opinions, débats, brouhaha général, et ma propre envie d’y ajouter mon grain de sel. Une part de moi voudrait tout couper, descendre en dessous, remonter vers un point de compression où rien ne parle encore, où tout tient dans une sorte de mutisme serré. Un avant-langage qui ressemble à la mort, mais qui m’attire quand même plus que le vacarme. En même temps, j’ai besoin de bruit pour écrire. Flaubert gueulait ses phrases dans son gueuloir ; je comprends très bien ce réflexe de les entendre pour vérifier si elles tiennent debout. Quand je lis à voix haute, je retrouve ce paradoxe : je rêve de me taire et je hurle mes lignes dans une pièce vide pour voir où elles cassent. Ce que je vise n’est pas un ventre chaud, pas une matrice – cette image-là m’a assez servi –, c’est une zone juste avant, où rien n’a encore pris forme et où, pourtant, quelque chose insiste. Longtemps, ce silence sans battement m’a paru être le visage de la mort. Aujourd’hui, j’y vois aussi un temps d’attente, comme la terre noire avant les pousses. On ne sait pas encore ce qui va sortir, ni si ça va valoir la peine, mais on accepte de rester là sans parler, le temps que quelque chose décide, ou non, de traverser la surface. résumé : Ça montre un homme qui ne supporte plus tout à fait sa propre parole et qui essaie de lui trouver une justification acceptable : transmettre, aider, plutôt que simplement exister. Il fantasme un retrait radical dans le silence, presque jusqu’à la mort, mais il a besoin du bruit, de la voix haute, pour éprouver ses phrases. Il oscille donc entre deux pôles : la pulsion de se retirer du « brouhaha » et le besoin obstiné de continuer à écrire. En 2019, il est déjà lucide sur la part d’ego dans ses interventions, mais il a encore tendance à masquer ce conflit sous des grands décors cosmiques plutôt que de dire simplement : je ne sais pas comment parler sans me soupçonner moi-même.|couper{180}
Carnets | août
10 août 2019
Pendant tant d’années, elle fut ma compagne fidèle, indéfectible. C’était une mère, certainement, une mère juive bien sûr qui, dès qu’un malheur surgissait, m’entourait de ses bras protecteurs en me parlant de couilles et de courage. Alors, marionnette de l’ironie, j’excellais dans la diatribe, le trait acéré, la répartie mordante, le seul but étant bêtement d’obtenir la victoire dans toutes ces joutes verbeuses. Cependant que, lorsque je me retrouvais seul dans les rues mornes, dans mon errance perpétuelle, c’était bien sûr pour m’évader, pour la fuir, du moins tenter de retrouver le chemin du cœur dans des quêtes interminables, comme par exemple une autre femme qui serait douce, aimante et compréhensive, une autre mère encore, bien sûr. Ou alors véritablement contraire, justement : une pute, une salope, bénéficiant de la connaissance des nœuds en tout genre, qui me dénouerait la libido entortillée comme un fil de pêche autour de sa gaule. Entre la maman et la putain, évidemment, le refuge dans l’ironie était une sorte d’utérus, une coquille dans laquelle je devais revenir pour échapper à la morsure du malheur constant. C’est fou comme certaines lucidités sont très proches de la plus haute bêtise. Orgueil et bêtise cosmiques, pourrait-on dire. La vie est bonne dans sa manière de proposer le retour. Tout acte déploie une forêt de conséquences qu’on ignore, fort heureusement — enfin, je veux dire normalement —, sauf que j’ai toujours eu la faculté de prévoir, comme aux échecs, une vingtaine de coups d’avance. Ce fut un handicap, certainement, de n’être pas ignorant ni spontané. La peinture m’a redonné cette innocence, si je puis dire ; ce fut un nouvel amour, comme ces gens qui passent des années assis à côté d’une copine et qui soudain la découvrent comme âme sœur. Est-ce que c’est encore une nouvelle mère ? Décidément, cette hantise revenait encore. L’ironie va avec l’inceste : à vouloir défoncer les portes ouvertes, j’aurais baisé ma mère par tant de voies diverses et variées, tant par les mots que par les actes, qu’à force la grande déesse mère universelle aura eu pitié. Quand elle ouvrit les jambes cette dernière fois pour m’offrir l’espace infini de la toile vierge, je m’y suis engouffré pour mourir à moi-même et traverser l’horizon. Au sortir de ce long rêve, je découvris la tentation du silence, mais ceci sera pour une autre histoire. reprise nov.2025 Pendant des années, l’ironie a été ma compagne la plus fidèle. Une vraie mère juive : dès qu’un malheur pointait, elle me serrait dans ses bras, me parlait de couilles et de courage, et je repartais à l’assaut. Marionnette docile, j’excellais dans la diatribe, le trait acéré, la réplique qui cloue le bec. Le but était simple : gagner. Sortir vainqueur de chaque joute verbale, peu importe ce que ça laissait derrière. Et puis, une fois la salle vidée, je me retrouvais seul dehors, dans ces rues mornes où je tournais en rond pour lui échapper, à elle, autant qu’au reste. Je cherchais autre chose que cette mère en carton-pâte : une femme douce, aimante, compréhensive, qui me ramasserait sans me juger, une autre mère, évidemment. Ou bien l’inverse absolu : une femme dure, sexuelle, qui saurait dénouer ma libido comme on démêle un fil de pêche emmêlé autour d’une canne. Entre la maman et la putain, l’ironie faisait office d’utérus : un abri où je rentrais me recroqueviller dès que la réalité mordait trop fort. Avec le recul, je vois bien à quel point certaines de ces « lucidités » touchaient à la bêtise pure. Je me croyais très au clair, très au-dessus, alors que je rejouais toujours la même scène : insulter la douleur, en rire, la provoquer, puis courir me cacher. À cela s’ajoutait ce handicap que je prends longtemps pour un talent : la capacité de prévoir, comme aux échecs, une vingtaine de coups d’avance. Voir d’emblée toutes les conséquences possibles, ça empêche surtout de risquer quoi que ce soit. On n’est ni ignorant ni spontané, on est paralysé. La peinture a bousculé ce dispositif. Au début, elle était là, à côté, comme une amie de longue date. Je peignais, mais je ne la regardais pas vraiment. Puis un jour, j’ai compris que c’était avec elle que j’habitais depuis le début. Un nouvel amour, ou une nouvelle mère : la vieille question revenait aussitôt. Je me suis souvent demandé si je n’étais pas simplement en train de déplacer mon histoire d’utérus d’un corps à un autre. Quand je dis que l’ironie va avec l’inceste, ce n’est pas pour faire le malin. C’est parce qu’à force de vouloir « défoncer les portes ouvertes », j’ai joué en imagination toutes les versions possibles d’une possession interdite : la mère, les mères, la « grande mère » vague et universelle. À force de tout sexualiser, je finissais par tourner en rond dans ma propre tête. La dernière fois, c’est la toile elle-même qui s’est ouverte : la surface blanche m’a avalé tout entier. J’y ai laissé un certain « moi » qui croyait tirer les ficelles et je l’ai regardé s’éteindre au bord du cadre. À la sortie, il restait moins de mots, plus de silence, et l’idée confuse que l’ironie n’était peut-être pas la seule pièce où je pouvais vivre. Mais ça, comme toujours, c’est pour une autre histoire. résumé : l’homme de 2019 est un type qui a très bien repéré le nœud mère/ironie/sexualité, qui commence à déplacer ce nœud vers la peinture, mais qui reste pris dans une façon théâtrale de se raconter – à mi-chemin entre confession courageuse et mise en scène de sa propre « profondeur ».|couper{180}
Carnets | août
09 août 2019
J’aurais mis extrêmement longtemps à accepter deux choses dans la vie, la première est que je suis un peintre véritable et la seconde que je suis aussi un chaman véritable. Je ne voulais pas paraître orgueilleux ou prétentieux, en fait. Et puis cela me paraissait tellement extraordinaire de voir mes deux rêves se réaliser que je n’acceptais pas vraiment d’y croire. Il y a seulement quelques mois que je me suis mis à ouvrir les bras, deux années tout au plus. Et encore aujourd’hui je fais à peu près tout pour banaliser ce constat, pour ne pas revenir en 1988 où l’orgueil m’a fait monter si haut que la chute qui s’en est suivie a duré tant d’années. Ma conclusion temporaire est que l’on ne peut pas se vanter de ses dons ni en tirer profit de façon personnelle. C’est là-dessus que je m’appuie en même temps que je bute. En fait, il faudrait encore aller plus loin et se moquer de ce petit moi qui croit tirer les ficelles et me mettre dans la file d’attente pour faire de la pub pour le chocolat. J’adore le chocolat Milka, allez… et je me fais pousser les moustaches en pointe. reprise nov.2025 Il m’a fallu longtemps pour accepter deux choses simples : je peins vraiment, et ce que je fais avec certaines personnes touche parfois à ce qu’on appelle, faute de mieux, du chamanisme. Pendant des années, je n’ai pas voulu le formuler. J’avais trop peur de m’entendre dire ça à voix haute, d’avoir l’air de me prendre pour plus que je ne suis. Et puis l’idée que deux vieux fantasmes d’adolescent — le peintre, le chaman — puissent s’être réalisés me paraissait tellement extravagante que je préférais continuer à douter plutôt que d’y croire. Ce n’est que depuis un ou deux ans que j’ai commencé à ouvrir les bras un peu plus franchement à ce constat. Et, dans le même mouvement, je passe mon temps à le banaliser, à le minimiser, comme si le simple fait de reconnaître ce que je fais risquait de me renvoyer en arrière, vers 1988. Cette période où, porté par l’orgueil, je me suis cru intouchable, avant de me vautrer pour de bon, au point que la chute a tenu lieu de biographie pendant des années. Je sais ce que ça coûte de monter trop haut dans sa propre tête. Ma conclusion provisoire, c’est qu’on ne gagne rien à se vanter de ses aptitudes, ni à les transformer en fonds de commerce personnel. C’est sur cette idée que je m’appuie, et c’est aussi là que je bute : comment assumer ce que je sais faire sans le transformer en légende sur mes « dons » ? Au fond, il faudrait aller plus loin et se moquer de ce petit moi qui se croit indispensable, qui veut tirer les ficelles, qui se rêve en figure à part. Le remettre dans la file avec les autres, à attendre son tour pour vanter une tablette de chocolat en jouant les inspirés devant la caméra. J’adore le Milka, je pourrais très bien faire ça. Me pousser les moustaches en pointe, prendre la pose et me rappeler que, si je ne fais pas attention, je redeviens exactement ce clown-là. résumé l’homme de 2019 est un type qui sait qu’il a des capacités réelles, qui sent qu’il a enfin rejoint des rêves anciens, mais qui vit encore ça comme une zone dangereuse. Il avance avec le frein à main, partagé entre la peur de se re-gonfler comme en 1988 et le besoin de se reconnaître sans se fabriquer une légende.|couper{180}
Carnets | août
8 août 2019
Jamais je n’aurais imaginé, avant d’arriver sur les réseaux sociaux, le nombre d’objets, de concepts, de savoirs qui me faisaient défaut. La fréquentation des fils d’actualité désormais me le fait éprouver quotidiennement et de façon aussi inquiétante que suspecte. Quand je revois passer cette publicité pour un trépied photo extraordinairement bien mis en scène, évidemment que je souffre cruellement du manque de ne pas avoir en ma possession cet objet. Cela ne dure que quelques secondes et, heureusement, cela me donne l’impression de résister aisément à l’envie de cliquer. Mais plusieurs fois par jour, et ce de façon outrancière parfois, cela m’interroge vraiment sur les façons dont je m’entube tout seul. Car ce n’est pas un hasard de revoir maintes fois cette pub bien sûr, il suffit que je m’arrête sur elle, que je regarde par exemple la vidéo jusqu’au bout pour que l’algorithme le capte et devine mes désirs inavouables. Surtout ceux que je ne souhaiterais pas m’avouer tout seul, et c’est pourquoi il m’aide. Ainsi, nous rentrons dans les supermarchés pour acheter quelques provisions et parvenons à la caisse avec un chariot plein sans même s’en rendre compte. Ne pas céder requiert un alignement particulier avec l’ennui et le besoin. Disons, pour résumer, avec la notion de vide et de plein. Trop de vide et nous n’avons hâte que de le combler, mais ça fonctionne avec le trop-plein aussi. Trop-plein d’efforts pour économiser pendant des jours, des mois, et soudain craquer bêtement pour un achat débile, par exemple : qui ne l’a pas fait ? S’il existe désormais une foultitude de stratégies sur le Net pour apprendre à créer l’envie et le besoin, on n’en trouve guère qui permettraient de fabriquer l’antidote à cette épidémie créée par nos envies superficielles alliées à la mathématique. La seule chose qui nous permettrait de nous extirper du cirque serait de lâcher la souris et de galoper vers la forêt. Un retour aux arbres comme une urgence pour se dépolluer l’âme, le cœur et l’esprit, et puis, perché comme un oiseau sur une branche, siffler doucement en se demandant quels sont nos vrais besoins… reprise nov.2025 : Jamais je n’aurais imaginé, avant d’arriver sur les réseaux sociaux, à quel point on pouvait me faire sentir en défaut. Des objets, des concepts, des savoirs : chaque jour, le fil me rappelle ce qui me manque, ou ce que je suis censé manquer. Depuis quelque temps, c’est une pub pour un trépied photo qui revient sans cesse. On y voit un type poser son appareil en deux gestes, régler des axes invisibles, produire des images parfaites dans des lumières irréelles. Chaque fois que la vidéo démarre, j’ai une seconde de piqûre : évidemment que je souffre de ne pas posséder ce trépied-là. Une seconde suffit. Je me vois déjà plus stable, plus pro, mieux cadré. Puis je referme, fier de ne pas cliquer, comme si le simple fait de fermer la fenêtre faisait de moi un esprit libre. Je sais très bien que si cette pub revient, ce n’est pas par erreur. Il a suffi que je la regarde une fois jusqu’au bout pour que l’algorithme enregistre quelque chose : mon arrêt, ma curiosité, ce micro-frisson devant un objet qui promet de combler une faille. À partir de là, il m’aide. Il me remet le nez dedans, plusieurs fois par jour, comme pour me dire : « Tu es sûr de ne pas en avoir besoin ? » Il fait avec moi ce que les supermarchés font depuis longtemps : je rentre pour du pain, je sors avec un caddie. Tenir, ne pas acheter, ne pas cliquer : ce n’est pas seulement une question de volonté, c’est une histoire de vide et de plein. Quand la journée a été creuse, qu’aucune toile n’a avancé, qu’aucun texte n’a pris, il suffit d’un gadget bien filmé pour donner l’illusion de remplir quelque chose. À l’inverse, quand j’ai passé des semaines à économiser, à faire attention, à dire non, le « oui » bête à un achat débile n’est pas loin. Qui n’a pas lâché tout un capital de prudence sur un objet dont il se foutait trois jours plus tard ? Ce qui me frappe, ce n’est pas seulement la « foultitude de stratégies » en ligne pour créer l’envie, c’est le peu de choses qu’on m’a apprises pour reconnaître la mienne quand elle se déclenche. On trouve des tutos pour vendre, pour cibler, pour optimiser les conversions ; beaucoup moins pour se regarder en face quand on est du côté de l’acheteur, la main sur la souris, le cerveau en manque de récompense. Parfois, j’ai envie de tout fermer et d’aller marcher dans les bois, sans écran ni réseau, juste pour laisser se déposer le bourdonnement des offres. Pas pour jouer les ermites, simplement pour vérifier ce qui reste quand aucune pub ne vient me souffler ce qui me fait défaut. Assis sur un tronc, je finirais peut-être par me demander d’un peu plus près quels sont mes vrais besoins, au lieu de laisser un trépied, aussi bien filmé soit-il, me les dicter à ma place. résumé : Ça montre un homme qui se sait hautement manipulable par les dispositifs de désir, et qui le voit assez clairement pour en parler, mais qui reste encore dans une posture de commentateur moral. Il se décrit volontiers comme quelqu’un qui « s’entube tout seul », qui comprend le fonctionnement des algorithmes, qui se moque des supermarchés et du « cirque », mais il préfère théoriser le vide et le plein, rêver de forêt et d’arbres, plutôt que dire : « je suis une bonne cible, j’ai honte de ma vulnérabilité, et je cherche des gestes concrets pour ne pas me laisser prendre ». En 2019, il est déjà lucide sur le piège, mais il répond encore par des images consolantes et des généralités, plus que par une confrontation directe avec sa propre dépendance.|couper{180}
Carnets | août
7 août 2019
Jadis, le terme d’hôte désignait aussi bien celui qui accueillait que celui qui était accueilli, ce qui implique que l’un comme l’autre étaient soumis tacitement à un certain nombre de règles de bienséance. Ainsi, plus que l’hôte quel qu’il soit, c’est bien l’hospitalité qu’il s’agit de promouvoir, d’entretenir, de conserver et de chérir, rendant ainsi égaux les protagonistes dans son enceinte sacrée. Il me semble judicieux que nous remettions ce mot d’hospitalité au goût du jour afin que nos petits-enfants ne le confondent pas avec une maladie, un internement, un enfermement ; vu le glissement de sens des mots, on ne sait jamais. reprise nov.2025 On oublie souvent qu’« hôte » désignait autrefois aussi bien celui qui ouvre sa porte que celui qui la franchit. Le même mot pour accueillir et être accueilli : une façon simple de rappeler que les deux se tiennent par la même poignée. Ce n’est donc pas tant la figure de l’hôte qui importe que ce qu’elle suppose : l’hospitalité comme espace commun, avec ses règles discrètes, ses égards partagés, où personne n’est au-dessus de l’autre. Ce mot-là, « hospitalité », mériterait de revenir au centre, à une époque où il évoque plus volontiers les couloirs d’un service, un dossier médical ou un lit numéroté que la possibilité d’ouvrir sa maison, sa langue ou son temps. Pour que nos petits-enfants n’y entendent pas seulement le bruit d’un enfermement, il faudra bien que nous leur montrions, un peu, ce que cela veut dire : entrer chez quelqu’un et ne pas se sentir de trop. résumé : Ça montre quelqu’un qui se méfie déjà du glissement des mots, qui tient à une certaine idée de l’accueil et de l’égalité entre celui qui reçoit et celui qui arrive. Tu adoptes la posture du veilleur du langage : tu rappelles l’étymologie, tu t’inquiètes de ce que les enfants comprendront demain, mais tu restes encore au niveau de la remarque générale, sans t’impliquer ni raconter une scène d’hospitalité vécue ou manquée.|couper{180}
Carnets | août
6 août 2019
Par les temps qui courent, l’expression « il faut » revient dans toutes les bouches comme une sorte de mot d’ordre automatique qui permettrait de se hausser en pédagogue de chacune des petites expériences dont nous croyons avoir compris tous les tenants et aboutissants. Ainsi, subrepticement, le joug se pose sur celui qui l’écoute et fait sien ce « il faut », provoquant tour à tour l’idée d’une loi physique ou psychologique dont il serait l’ignorant crasse. S’il ne faut pas plus de deux œufs pour faire une omelette, on a bien le droit d’en mettre un ou trois ou quatre pour fabriquer sa propre mixture et ensuite, à l’appui de cette formidable percée vers l’inconnu, goûter avec son propre sens critique le résultat. Pourquoi faudrait-il toujours écouter ce qu’on nous assène ainsi de façon plus ou moins subliminale comme le fait la réclame pour les régimes, les marques de bagnoles et autres croisières transatlantiques, sinon que pour mieux nous emprisonner dans l’idée d’une nécessité absolue créée de toutes pièces par des commerciaux qui connaissent bien la musique ? S’il faut prendre l’habitude de bien regarder à gauche et à droite avant de traverser la rue, il en va bien autrement pour traverser l’épaisseur des rapports humains. Je conseille de regarder aussi en bas, en haut et de façon oblique sans rien fixer trop longtemps pour ne pas être hypnotisé. De plus, et souvent, ceux qui nous assènent dans l’intimité des « il faut » à la volée sont bien souvent, dans mon souvenir, comme les cordonniers les plus mal chaussés en la matière. Il faut que tu le fasses parce que moi, je ne m’en sens pas vraiment capable, il faut parce que sinon, car il y a évidemment toujours un « sinon » planqué derrière tous ces « il faut ». C’est ainsi qu’il faut que tu m’aimes, que tu paies tes factures, que tu sois bien propre sur toi, que tu écrives correctement, que tu te taises, que tu me dises tout… Et à cet instant, épuisé par le poids à la fois fictif et réel de tant d’obligations larvées, il arrive que, tout à coup, une fissure dans la cloison de l’intimité s’entrouvre et que l’on s’y engouffre sans bruit, pour disparaître doucement, sans faire de bruit, en laissant derrière soi, avec tous les « il faut », le bruit continu d’un téléviseur ou d’une radio. Reprise nov.2025 Par les temps qui courent, le « il faut » circule partout, comme une petite police intérieure qu’on se passe de bouche en bouche. Il faut se lever tôt, il faut être positif, il faut faire attention à sa santé, à son couple, à ses enfants, à sa carrière. À force de l’entendre, on finit par le reprendre soi-même, sans même se rendre compte qu’on ajoute un poids de plus sur les épaules de celui qui écoute. Le « il faut » tombe, l’air de rien, et derrière lui se devine toujours l’idée d’une loi que l’autre connaîtrait mieux que toi, d’un mode d’emploi que tu serais trop sot pour avoir trouvé. Qu’on dise qu’il ne faut pas plus de deux œufs pour faire une omelette, passe encore : libre à chacun d’en mettre un, trois ou quatre et de goûter ce qu’il a fait. Mais dès qu’on passe du plan de la cuisine à celui de la conduite, le ton change. Pourquoi faudrait-il toujours écouter ces « il faut » assénés comme des évidences, à la manière des publicités qui nous expliquent comment manger, quoi conduire, où partir en vacances, sinon pour nous enfermer dans une nécessité fabriquée sur mesure par ceux qui ont intérêt à ce qu’on obéisse ? Traverser une rue est simple : on nous apprend à regarder à gauche et à droite, et on s’en sort le plus souvent avec deux jambes entières. Traverser un rapport humain est une autre affaire. Là, je conseillerais plutôt de regarder aussi en bas, en haut, en biais, et de ne rien fixer trop longtemps, sous peine de se laisser hypnotiser par le regard ou les injonctions de l’autre. Ce qui me revient surtout, ce ne sont pas les « il faut » généraux, mais ceux murmurés dans l’intimité : il faut que tu le fasses parce que moi je ne m’en sens pas capable ; il faut que tu prennes ça en charge, que tu appelles, que tu règles, que tu t’occupes de tout. Derrière chaque « il faut », il y avait un « sinon » à peine voilé : sinon je t’en voudrai, sinon tout s’écroule, sinon tu n’es pas à la hauteur. C’est ainsi qu’on en arrive à « il faut que tu m’aimes », « il faut que tu sois bien comme il faut », « il faut que tu te taises », « il faut que tu me dises tout ». Une camisole faite de verbes à l’infinitif. À force, on se retrouve saturé de ces obligations qui ne sont pas tout à fait réelles et pourtant pèsent de tout leur poids. Alors, un jour, sans cris ni fracas, une fissure apparaît quelque part dans la cloison de l’intimité. On ne sait pas très bien pourquoi, mais on passe de l’autre côté. On sort, on ferme la porte doucement, on laisse les « il faut » continuer sans nous, portés par le bruit constant de la télévision ou de la radio. Et pour la première fois depuis longtemps, on se demande ce qu’on ferait, nous, si personne ne venait plus nous expliquer comment il faut vivre. résumé : Ça montre quelqu’un qui étouffe sous les injonctions, qui a très bien repéré comment le « il faut » sert à refiler ses peurs et ses responsabilités à l’autre, mais qui parle encore beaucoup « en général ». L’homme de 2019 se pense du côté de ceux qui voient clair dans les mécanismes (pub, commerciaux, injonctions familiales), mais il n’ose pas encore nommer les scènes précises où ça l’a cassé lui. Il a déjà une allergie profonde au chantage affectif et aux obligations implicites, il rêve de fissurer la cloison et de disparaître en douce, mais il préfère encore théoriser le « il faut » plutôt que dire simplement : là, ce jour-là, on m’a trop demandé et je suis parti.|couper{180}