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Elle aime qu’on la batte
D'un seul coup, on sonna à la porte de l'atelier et tout du décorum fut chamboulé. Elle n'était plus elle et je n'étais pas encore moi. Engoncé dans mon malaise permanent à vouloir ménager à la fois la chèvre et le chou en les voyant envahir peu à peu l'espace et ce malgré la vastitude de celui-ci, un instant je fus décontenancé. Puis je remis de l'ordre rapidement par automatisme. Après tout, n'étais-je pas ce beau jeune homme à l'air arrogant autant qu'idiot ? Je tentai de me figer dans un entre-deux sans mot dire, choisissant une chaise simple pour leur laisser tout loisir de s'affaler sur les beaux fauteuils, le canapé de cuir moelleux. Ce fut la petite brune qui démarra les observations comme on déclare la guerre. « Eh bien, dis donc, tu es bien accompagnée », dit-elle en minaudant à mon hôtesse et maîtresse depuis peu qui se contenta d'un sourire entendu, ce qui me surprit un peu, mais comme j'avais l'impression d'être une sorte de fantôme assistant à la scène, je serrai seulement mon poing dans la poche et attendis la suite. Il fut question du peintre qui devenait de plus en plus vicelard dans le choix de ses modèles, de sa dernière exposition catastrophique, de quelques anecdotes qu'elles échangèrent en avalant par petites gorgées leur verre de Jack Daniel que j'étais chargé de remplir. La grande blonde à l'air triste avait de magnifiques yeux bleus embués de larmes, ce qui me la rendait extrêmement attirante. Elle n'avait encore presque rien dit quand la petite brune se ficha d'elle au détour de la conversation. « Si tu voyais le minet qu'elle vient de se dégoter, genre vingt ans de moins... » Là, c'était quand même difficile de ne pas voir le sarcasme adressé par ricochet, mais mon hôtesse encaissa sans broncher et m'invita à l'aider pour faire les assiettes d'amuse-gueules à la cuisine. « Ce qu'elle adore, c'est se faire battre », me confia-t-elle sur la grande blonde. « Elle prend des jeunots qui la cognent et elle prend son pied comme ça. » Et de rajouter une petite couche de psychologie de comptoir : « Elle a un fils qui s'est suicidé, elle se sent coupable. » J'ai dû commencer à écarter les jambes vers ce moment-là, le whisky aidant, et aussi le parfum capiteux de ces trois femmes se mélangeant dans la pièce. Il n'y avait que peu de temps que j'avais fait connaissance de mon hôtesse et soudain, en quelques minutes, j'en apercevais une version encore inédite qui à la fois me mettait intérieurement en fureur, mais en même temps me procurait un soulagement infini. Je me mis à lorgner les corps de ces trois femmes, les jaugeant, les comparant, les assemblant de diverses manières comme un chirurgien fêlé. Plus la bouteille de whisky descendait, plus le fantasme d'une orgie possible s'accentuait. Enfin, presque arrivé au paroxysme de l'excitation, au moment même où je ne pourrais plus cacher l'émoi dans lequel celle-ci me plongeait, les deux femmes prirent congé. J'eus droit à une étreinte de la part de chacune, une bise un peu plus mouillée et appuyée de la part de la brune qui colla sa jambe à l'intérieur des miennes. Dernière œillade des yeux embués de la blonde et elles disparurent. Nous entendîmes leurs rires tout en bas dans la cour et mon hôtesse m'enlaça tendrement dans l'attente d'un je-ne-sais-quoi que j'étais absolument incapable de fournir. J'aurais pu la culbuter copieusement à cet instant, c'était éminemment propice, peut-être trop justement. Je me resservis un verre, allumai une cigarette et demandai : « Où veux-tu que nous allions dîner ? » Je vis passer dans son regard vert une belle tornade de rage pour la première fois depuis notre rencontre et je me mis à sourire bêtement comme n'importe quel jeune de mon âge aurait pu le faire dans mon esprit|couper{180}
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Prématuré
Mon arrivée sur la terre avait été calculée, programmée par les devins, les astrologues et le gynécologue « normalement » pour mars. Mais déjà mon empressement, mon impatience, et sans doute l'étroitesse des lieux me poussent à choisir la fin janvier pour m'extraire de mon éternel ennui. J'entends encore mon père déclarer : « Celui-là, il veut être arrivé avant d'être parti. » Ainsi cette prescience sera-t-elle validée dès le début. Un mois et quelques jours de couveuse plus tard, la sensation de capter le monde derrière les vitres épaisses d'un aquarium m'accompagnera pendant longtemps. Et bien qu'au départ je n'envisage pas cela comme un handicap, n'ayant finalement aucun point de comparaison, il en découlera peu à peu une intimité avec l'étrangeté du monde qui finira par devenir le lieu de ma contestation, de ma construction personnelle et mon refuge tout en même temps ; n'existons-nous pas avant tout par ce contre quoi nous nous opposons ? Les quatre premières années de mon existence sont associées à un long couloir dans un appartement parisien du 15ᵉ arrondissement, sorte d'utérus à pratiquer à nouveau en rampant, en progressant à genoux sur un linoléum épais qui brûle la peau des coudes et des genoux. Mes parents éprouvent de réelles difficultés à démarrer dans la vie car je suis confié immédiatement à mes grands-parents paternels. Après l'expérience de la couveuse, ce long couloir qui permet d'accéder à chaque pièce du logement reste pour moi comme un lieu intermédiaire, l'antichambre d'un « quelque chose », d'une attente perpétuelle. Ma mère fait irruption de temps à autre, je revois encore son beau visage maquillé, ses yeux gris-bleu magnifiques lorsqu'elle se penche au-dessus de moi, et presque immédiatement son départ provoque une association entre joie et douleur, pire peut-être, une confusion entre ces deux sensations vécues simultanément. Mon incapacité à faire pencher la balance entre les deux me conduira à vivre toute la panoplie des hésitations par la suite. Mais aussi, par une nécessité de survie, à finir par considérer ces deux émotions sur un pied d'égalité, la neutralité sera un nouveau refuge depuis lequel observer le spectacle d'ombres et de lumières du monde. Je conserve de cette toute petite enfance le souvenir radieux des eaux libérées tout en bas dans la rue par les employés de la ville, leur jaillissement soudain accompagné de leurs multiples chants, tantôt bruyants tantôt doux, de la lumière irréelle captée par le regard de cet enfant les caressant en même temps que les papiers gras, les mégots de cigarettes et les soldats de plomb dévalant les caniveaux. J'ai quatre ans quand mes parents trouvent à se loger dans la maison de mon arrière-grand-père. Lui vit au rez-de-chaussée, ancien instituteur qui part chaque matin acheter La Montagne, le quotidien du Bourbonnais. Il a quatre-vingt-cinq ans et la seule chose qui l'intéresse, c'est la page des mots croisés. Il connaît son dictionnaire par cœur. La plupart du temps il ne dit rien, sauf quand ma mère veut me faire prendre des douches deux fois par jour, là il la toise et dit : « Vous allez en faire une lavette de ce gamin. » Je suis complètement d'accord avec lui, la douche est un moment que je n'aime pas du tout car ma mère me frotte avec un gant rugueux en se dépêchant. C'est une corvée pour chacun de nous dont l'objectif est de rester propre. Ma révolte éclate tranquillement vers sept ans, provoquée par une injonction maternelle qui me pousse à embrasser la peau glacée de mon aïeul que j'adorais sur son lit de mort. Ma mère est d'origine estonienne, son éducation orthodoxe se mêle à sa volonté d'intégration et cela donne régulièrement d'étonnants résultats. Cette disparition m'apprend que la douleur brute peut se muer en chagrin et le contact de mes lèvres avec la peau du mort, ce qu'est une initiation : l'effroi qui paralyse et en même temps le chagrin, l'élan et le retrait se disputant la primeur, et puis enfin la colère pour s'évader de cette nouvelle mâchoire accompagnée de la découverte de se retrouver « hors de soi ». Pendant des mois je ferai des cauchemars d'une bête infernale, composite de loup et d'ours, dotée d'une mâchoire démesurée qui viendra me dévorer la nuit. Dans la journée, j'ai souvent le nez en l'air à regarder la forme changeante des nuages. Je suis capable d'observer les cieux pendant des heures. De temps en temps un fil de vierge traverse le jardin lentement, en suspension, et j'en ressens une impression d'enchantement magnifique. Alors, quand un certain mois d'avril je découvre que le vieux cerisier du jardin a revêtu ses plus beaux atours, une floraison blanche enivrante, je suis hypnotisé par cette vision. Mon émotion est tellement forte que je m'évanouis au beau milieu du jardin. « Le cerisier » — Huile sur toile 100×80 cm, Patrick Blanchon Enfin, mes parents viennent de faire construire une extension qui permet d'avoir désormais une seconde salle de bain au rez-de-chaussée. Au bas de celle-ci, sur la paroi, une petite porte noire donne sur un espace long et sombre dans lequel je m'engouffre quand je ne veux pas que l'on me voit. Je rampe jusqu'au fond là où j'ai découvert un trou qui communique avec la vieille cave de la maison. Je viens là pour entendre toutes les voix du territoire des ombres. Ma mère dit que j'ai le diable dans la peau depuis quelque temps. Ça me fait peur et en même temps le diable ne peut pas être plus seul que moi et, s'il l'est, pourquoi ne serions-nous pas amis ? Tout le monde en a peur et je sais à présent ce qu'est la peur, c'est une piste pour découvrir de nouvelles choses. La peur, c'est un vecteur qui te fait quitter la paix intérieure pour visiter de nouvelles versions de l'amour, voilà tout. En repensant à cette période, les toutes premières années de mon enfance, dans le cadre de ma recherche sur la démarche artistique en peinture, j'ai peint plusieurs tableaux rapidement comme si une puissance extraordinaire s'emparait de ma main, du pinceau pour exprimer d'une autre façon ce que je tente de raconter au travers de ces lignes. En ce moment j'avance à la fois par l'écriture qui me fait voyager avec une sorte d'ubiquité dans de nombreuses strates de mon existence, en m'en proposant de nouvelles lectures, et aussi par la peinture quand le mental a besoin de se reposer, quand les sens nécessitent de prendre le relais.|couper{180}
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Récapituler
Dans cette récapitulation qui a démarré voici maintenant une année par l'entremise de ce blog, je revisite les lieux et les êtres que j'ai croisés dans cette vie, à seule fin, je crois, de nous pardonner à tous, tous les personnages de cette existence que j'ai traversée, de dénouer tous les nœuds énergétiques que les malentendus, les non-dits, les traumatismes auront formés. C'est un travail chamanique véritable sans tambour ni trompette, mais réalisé tout de même au rythme régulier des battements de cœur de ces nuits d'insomnie que je ne cesse plus désormais de traverser. Dans le creux de la nuit, installé à ma table, le tapotement des touches du clavier sert peut-être d'incantation, d'invocation, et le voyage alors peut à chaque fois recommencer, me conduisant à revisiter le monde d'en bas, le monde du milieu et, de temps en temps aussi, le monde d'en haut. C'est un entraînement et une navigation à la fois dans laquelle, à l'aide de la catégorie et de l'étiquette, seuls outils de classement qui sont à ma disposition pour me repérer dans le labyrinthe formé par tous ces textes, je me laisse conduire plus que je ne conduis quoi que ce soit en réalité. Au fond de moi, une confiance aveugle en ce quelque chose que représente l'écriture ressemble à la fois au fil d'Ariane et à la nostalgie d'avoir été un jour le petit poucet semant sur sa route, dans la forêt, la nuit, de petits cailloux afin de retrouver son chemin en cas d'égarement majeur. Ce n'est pas une analyse, ce n'est sans doute pas vraiment un roman autobiographique, c'est autre chose, appelons cela un mystère, au même titre que jadis Thot, Seth ou Hermès – peu importe son nom véritable – fédérait les curieux dans son cadre égyptien. Il y a dans l'acte d'écrire une position incertaine du narrateur, qui parfois peut sembler se confondre avec celle de l'auteur, mais que l'auteur en aucun cas ne peut ignorer complètement. Il doit en même temps retrouver la spontanéité des moments traversés tout en conservant un œil impartial, une forme d'ubiquité pour ne pas se laisser prendre par l'émotion parfois violente qui renaît de la visite des territoires fantomatiques. On pourrait aussi parler de sacrifice, car quelque chose de précieux est ainsi jeté en pâture sur l'autel créé par l'écriture. De toutes parts, des fantômes surgissent autour de celui-ci pour s'abreuver de vie et d'énergie qui leur redonnerait une solidité, une existence. Le sang coule à nouveau dans leurs veines. Et voici qu'au hasard de la ligne, de la respiration et du clavier, je retrouve par exemple cette expression familière de ma mère lorsque, déjà enfant, je fuguais et qu'elle me reprochait alors, quand j'arrivais entre deux gendarmes, de s'être fait un « sang d'encre » à cause de moi. Je lui dois peut-être alors bien cela, comme à tant d'autres, de rédiger ces lignes, de laisser couler de mon insomnie ce sang d'encre aujourd'hui, afin de retrouver un sang neuf – si tant est que ce soit possible – et qu'il soit alors au service de la collectivité, comme un cadeau que l'on laisserait en partant, en remerciement, tout simplement. La mort, l'idée obsédante de celle-ci ne m'a jamais lâché depuis que j'ai compris que je ne serais jamais ici qu'un passager entre deux portes. L'idée de la mort, c'est l'idée de la porte encore close et que je ne cesse de vouloir ouvrir, confusément animé à la fois par la crainte, l'espoir et la curiosité. Je persévère depuis le début, ce mot étrange qui contient à la fois l'idée de sévérité d'un père et en même temps qui m'incite à percer plus loin pour voir. Dans la tradition chamanique aussi, il est question de portes menant vers divers mondes, diverses dimensions de notre être ou de l'univers, des dimensions dont on ne parlera jamais dans le monde qui nous entoure, que nous faisons tout pour rendre « rassurant ». Rassurant en raison de cette perception que nous avons tous de l'incomplétude de notre vision, rassurant car nous avons posé des totems, des tabous pour éloigner les morts, les fantômes, les esprits du centre névralgique de notre quotidien. Sans doute plongerions-nous à nouveau dans ces croyances ancestrales, le monde en sa globalité en serait-il alors profondément modifié à nouveau, sans doute aussi le système consumériste ou capitaliste dans lequel nous devons prendre toutes les assurances que l'on nous impose ou nous vend ne parviendrait-il plus à survivre, tant on le trouverait décalé de la réalité dont je te parle doucement ici, cette réalité qui accepte que les esprits sont là, qu'ils l'ont toujours été et qu'ils seront toujours là bien après l'extinction de l'espèce humaine. Simplement, ils sont situés dans des dimensions la plupart du temps inaccessibles à nos cinq sens, et ce n'est certes pas un hasard que la découverte de la mécanique quantique soit née au 20e siècle, ce siècle si effroyable par ses génocides, ses guerres, et qu'en même temps on puisse assister à la renaissance sur tous les continents d'un esprit populaire tourné à nouveau vers la tradition chamanique. L'avenir de notre espèce dépendra sans doute de notre manière de nous considérer par rapport à la nature en acceptant de n'en être pas le centre. Nous sommes connectés, que nous le voulions ou non, avec l'ensemble de l'univers puisque nous en faisons partie intégrante, et l'ignorance ou l'égoïsme nous ont plongés dans une amnésie au profit d'une poignée de personnes qui ont décidé d'employer leur passage sur terre pour jouir du pouvoir sur les autres de toutes les manières possibles, et ce sans vergogne, sans éthique véritable. Dans mon parcours, un personnage comme un double s'est peu à peu imposé sans même que je ne m'en rende compte au début. La toute première fois que j'ai le souvenir de l'avoir vu se manifester, la profonde solitude dans laquelle je me trouvais enfant et mon besoin d'amitié me l'auront fait confondre avec un ami. Mais en fait, de prime abord, c'était ce qu'on appelle communément « un sale type », une sorte de vision en négatif le caractérisait principalement et il polluait mon univers dans sa totalité, m'incitant très tôt à quitter celui-ci pour le rejoindre dans sa solitude qui, je le sentais, formait un parfait écho à la mienne. Une fois – et ce fut la première et la dernière en même temps – je m'en ouvris à mes parents en leur racontant que j'avais croisé la nuit encore mon copain imaginaire, celui qui ne cessait de revenir dans mes rêves nocturnes et mes rêveries diurnes. Et alors on ne me prit évidemment pas au sérieux, ce n'était qu'une lubie enfantine, un fantasme sans réelle importance, et je crois que l'ami imaginaire et moi avons été profondément blessés par le refus ainsi essuyé de la part des « grandes personnes » de notre existence liée inextricablement. Dans le fond, ce déni des adultes nous aura permis d'exister encore plus farouchement, nous opposant à eux, et notre créativité alors fut sans bornes. Il s'en suivit bien des malentendus, bien des drames mineurs et majeurs par la suite, provoqués par notre volonté farouche à tous les deux de nous préserver dans ce monde que nous avons considéré comme « inversé » et où les « gentils » ne seraient que des trompe-l'œil, portant des masques, n'usant que du mensonge, où l'amour se manifesterait par la double contrainte constante de la gifle et du sourire. À la mort de mon père, il y a de cela quelques années désormais, j'éprouvais un grand vide car le mur qu'il aura représenté dans mon existence, sur lequel, comme un rabbin, je ne cessais de me cogner le crâne pour prier en même temps que je l'insultais copieusement – ce mur donc – disparut comme par enchantement, à se demander même s'il avait jamais existé vraiment. Alors, peu à peu, je compris confusément que son rôle, c'était moi qui le lui avais attribué dans mon théâtre personnel, et que ce rôle, il avait bien voulu lui aussi l'endosser. Mais ma compréhension était encore incomplète, trop égocentrique, je sentais bien que cela ne collait pas dans le sens où mon père et moi devenions dans cette version des choses des victimes. En creusant plus loin, je ne peux plus m'empêcher de voir bien plus loin que le bout de mon nez. Plus loin même que notre rencontre sur cette terre. Nous sommes des amis dans le vrai sens de ce terme qui avons décidé de nous incarner dans ces rôles à seule fin de nous faire progresser mutuellement sur un nouveau plan, chacun de nous, ou tous les deux, comme on voudra bien le comprendre. La seule raison à tout cela, tout ce grabuge, j'en suis persuadé dans mon for intérieur, est une histoire d'amour qui n'en finit pas de devenir consciente de plus en plus d'elle-même au travers de toutes nos existences, de nos victoires comme de nos défaites, toutes générations humaines confondues. Dans le fond, je ne trouve guère de meilleure définition que celle-ci pour évoquer la poésie.|couper{180}
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Can’t you be a little more bastard ?
Nous étions allongés nus sur le lit, les oiseaux migrateurs voltigeaient dans le ciel pollué de Karachi et je pouvais les voir au-delà de la fenêtre ouverte, durant quelques instants je fus étourdi par leurs cris stridents, à moins que ce ne fût par la phrase qu'elle venait de me murmurer à l'oreille. En une fraction de seconde, je me découvrais d'une inculture magistrale en matière d'amour, de femmes, et je revisitais à l'accéléré toutes mes histoires sentimentales en constatant ma mièvrerie perpétuelle. Paradoxalement, cette injonction à déployer le personnage de salaud qui gisait au fond de moi me réjouit sans raison véritable. J'abandonnais la fréquence majeure des beaux sentiments pour m'égarer dans le mode mineur des empoignements et des étreintes égoïstes. Quand je la sentis se tordre comme un serpent colossal, muant elle aussi sans doute vers une représentation lubrique de Lilith, je mesurais tout à fait lucidement l'écart, la distance qu'il me faudrait encore combler pour atteindre au juste milieu, tout au moins l'équilibre entre la maman et la putain. La distance alors, comme une froideur chirurgicale, permettait de ne rien faire pleurer et sourdre trop hâtivement. Rester dur et tendu, endurant, et dans ce que je considérais viril, définition avancée par elle sans doute dans cette réduction du mot « bastard » ne pouvant s'effectuer qu'à l'ombre du sentiment. Une fois la sodomie achevée de part et d'autre, nous nous écroulâmes épuisés et en sueur. Elle me tendit une cigarette et dans son regard candide un sourire surgit, alimenté par mon dépit visible. Elle savait s'y prendre, cela aussi je pouvais en être conscient, et nous nous abîmâmes à nouveau, elle entre les bras du salaud dont elle rêvait, moi dans le cri des oiseaux migrateurs qui reprenaient de plus belle à l'aube, ici au-dessus de Karachi.|couper{180}
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Que faire du passé
Dans le livre Tropique du Cancer, l'écrivain américain Henry Miller écrit une phrase qui se comprend intellectuellement d'une façon limpide mais qui aura mis des années à pénétrer les couches épaisses de ma compréhension. C'est là toute la différence que je puis encore constater entre « savoir » et « connaître ». De mémoire cela ressemble à : « L'homme que j'étais, je ne le suis plus. » Tu vois, rien de bien original, au même titre que celle-ci du philosophe grec Héraclite : « L'homme ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. » Si ces deux phrases paraissent à première vue claires, c'est-à-dire que l'on pense pouvoir les comprendre aisément, en éprouver la véracité dans la moindre de nos cellules est une autre paire de manches, et à mon humble avis tout simplement parce qu'il faut avoir vécu pour qu'elles deviennent d'une évidence profonde pour chacun de nous. En ce qui me concerne, le passé m'a longtemps obsédé comme si me raccrocher perpétuellement à celui-ci me permettrait de maintenir une notion d'identité, presque une éternité, pourquoi pas ? Alors les souvenirs, la mémoire des émotions, des événements de mon existence passée, les traumatismes notamment, pourraient avoir la même fonction que la colle qui tente d'assembler autant de fragments possibles de cette vie pour constituer un ensemble plus ou moins homogène que j'appellerais alors « moi ». Le problème majeur que j'ai détecté par rapport à cette vision du passé, c'est qu'en même temps que cette illusion d'homogénéité que l'on croit bâtir dans cette continuité, on s'enferme dans une prison. Je veux dire que l'on perpétue toujours les mêmes fonctionnements par rapport à des événements déjà vus, déjà vécus, et ce de façon souvent inconsciente. La souffrance de certaines situations passées imprègne toute situation nouvelle qui se présenterait alors selon certains critères que nous y relevons et nous mettons en place des stratégies qui ne sont que des répétitions du même. Est-ce pour revisiter le traumatisme ou la jouissance et tenter de la revivre de manière inédite ? Est-ce que c'est la vie qui nous propose sans relâche les mêmes situations jusqu'à ce qu'enfin, parfois au bout du rouleau, un lâcher-prise s'opère et que nous parvenions ainsi à nous extraire comme dans un saut quantique de l'habitude ? J'aime bien penser que cette solution est la plus plausible. En tout cas elle semble s'adapter au mieux à ce que je crois que la vie exige, c'est-à-dire avancer, toujours plus loin, toujours plus efficacement, quoi qu'il en coûte, vers ce que l'on pourrait appeler « la lumière » ou la clarté, la simplicité, la sérénité, pourquoi pas ? Si l'homme que j'étais, je ne le suis plus, c'est que je suis parvenu à pouvoir prendre du recul sur bon nombre de situations qui débouchaient systématiquement sur une énigme que j'avais à résoudre. Celles que j'ai pu résoudre par l'intelligence étaient relativement faciles à côté de celles que j'avais à comprendre dans la totalité de mon être, si je peux résumer les choses de cette manière. Nos pensées font souvent barrage à l'essentiel, comme si quelque chose en nous ne désirait pas voir cet essentiel trop rapidement. Nous prendrions alors le chemin des écoliers, des routes buissonnières pour flâner, car nous sommes avant tout jeunes en cette vie qui s'étend vers des horizons qui paraissent interminables, inatteignables au premier abord. Cette vision d'un apprentissage sur le long terme appartient désormais à un monde révolu. Si autrefois nous avions une notion du temps basée sur des expériences particulières comme par exemple écrire une lettre et l'envoyer à un ami, cela prenait un certain temps avant de recevoir une réponse, désormais nous atteignons à une sorte de paradoxe avec l'accélération des systèmes de communication modernes qui nous offrent la réponse avant même que la lettre soit envoyée, si je puis dire. Pour les personnes qui comme moi sont nées au siècle dernier, nous pouvons constater à quel point nous ne pouvons plus nous appuyer sur l'expérience du passé dans bon nombre de domaines de la vie sur le plan pratique. Le monde change à une vitesse extraordinaire, les jeunes prennent ce monde comme un train en marche sans se poser de question, tout simplement parce que la plupart n'en ont pas le temps. On remarquera l'allègement des programmes d'histoire, de philo, des sciences dites humaines en général dans l'enseignement désormais, comme si une volonté politique souhaitait que nous perdions la mémoire au profit d'une intégration plus profonde dans le présent, dans l'immédiateté. En 1986, j'avais déjà constaté un malaise lorsque, de retour d'un périple de six mois à travers l'Asie, je tentais de raconter mon expérience à des proches ou des moins proches. Rares étaient ceux qui demandaient des détails, en général on m'écoutait un peu poliment et puis on reprenait le cours de ses occupations en haussant les épaules virtuellement. Les six derniers mois qui avaient profondément changé mon point de vue sur le monde, tout le monde en gros s'en fichait et une injonction silencieusement m'était adressée de me taire, parce que raconter le passé, fût-il récent, ennuyait. J'ai donc fini par me taire en gardant ce souvenir encore vif à l'esprit durant de longues années et sans doute un bon paquet d'autres du même genre. Le passé dans le fond, comme l'expérience, ça ne s'échange pas volontiers avec les autres qui ont déjà fort à faire avec les mêmes choses en eux. Lorsqu'on en parle, c'est souvent en prenant un cadre commun et bien délimité comme un terrain de football, où l'on sait que plus ou moins c'est un jeu d'être pour ou contre et de s'enflammer, ou de pleurer « pour rire ». Tout le monde sent bien ça de façon inconsciente, et même certains prennent cela pour argent comptant, les fameux supporters qui sont prêts même à se battre pour avoir raison... Finalement, entre le supporter aviné et le soldat que les multinationales sous couvert de démocratie envoient au combat, pas beaucoup de différence de programmation. Juste une ligne ou deux à changer dans le code. Et peut-être une lobotomie d'une zone cérébrale occupée par le souvenir, le passé. Que faire du passé ? me demandais-je encore tout à l'heure, quand la nuit doucement est venue se poser à l'avant de mon véhicule qui roulait à vitesse modérée, vitre baissée, pour profiter de la température clémente de cette soirée d'automne.|couper{180}
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Nabuchodonosor
Je ne sais ce qui peut inviter des parents à nommer leur rejeton pareillement, et sans doute au temps des jardins suspendus cela avait-il un sens, le fait est que lorsque l'homme accoudé au bar m'apprit qu'il s'appelait ainsi, je restai dubitatif. C'était un genre de compromis entre le clochard céleste à la Kerouac et un valet de pied dessiné à grands traits de hache par un Conan Doyle sur le retour. Enfin, je n'avais rien d'autre à faire et nous devînmes camarades de comptoir. Je logeais à une distance raisonnable du bar dans un petit hôtel charmant tenu par un rugbyman à l'œil ultra mobile et inquisiteur. J'avais déposé mon sac dans cette jolie banlieue toute proche de la Défense, encore en construction ou quasiment finie, je ne me souviens plus. Une période faste s'achevait encore pour moi. Je m'étais égaré encore à un carrefour, n'ayant pas établi de plan suffisamment détaillé, il se peut bien que j'eusse à nouveau perdu le Nord. Six mois au Portugal passés à écrire mes préoccupations nombrilistes m'avaient désargenté méchamment, et c'est assez penaud que j'acceptai de suivre M., une relation charmante et explosive qui m'avait déjà pardonné nombre d'incartades et qui finalement était venue me chercher dans le bistrot du petit village lusitanien un matin. Cependant, malgré tous les efforts déployés de part et d'autre, nous finîmes par nous séparer à nouveau et c'est ainsi que j'arrivai au lieu de mon récit. Ma minuscule chambre donnait sur une cour proprette où poussait un jeune cerisier japonais, quelques pensées chétives et des herbes aromatiques. L'hôtel faisait aussi restaurant. Afin d'employer mon temps et payer cette piaule, je me louais en échange d'un salaire insignifiant à une compagnie d'assurances, dont les locaux se tenaient quelques pâtés de maisons plus loin. Au volant d'un J7, je suivais un itinéraire hasardeux dans Paris suivant les différentes périodes de la journée pour livrer des cartons de paperasses dans diverses annexes. Cela aurait presque été la belle vie, si je n'avais été victime de mes velléités littéraires et d'un caractère indépendant et, je dois l'avouer, d'une passion soudaine pour la bouteille. Cette absurdité de vouloir écrire m'avait entraîné dans un paysage physique et mental complètement décalé du monde dit réel. Ce que je nommais non sans fierté, voire arrogance, « la lucidité » n'était qu'un pansement sur une jambe de bois que représentait alors mon immaturité crasse. Mais je ne la répudie pas non plus cette immaturité, finalement, elle m'a autorisé à questionner le monde par le menu, le détail, l'insignifiant, comme une compagne de maquis dans l'âpreté de bien des quotidiens. En fait, quand je repense à cette époque, l'existence tout entière était à mon chevet et me prodiguait tous les soins nécessaires non seulement à la survie mais aussi à préparer plus tard la gratitude envers les leçons qu'elle me donna tout le temps. Mais moi, à cette époque, je me fichais de la gratitude à venir, je préférais aller boire avec Nabucho. Je crois que les premières phrases que nous avons échangées ensemble, c'était aux environs de l'heure du whisky, juste après le pastis et avant la poire Williams. Peut-être même avait-il pris un peu d'avance pour tuer le temps, attendant un comparse, une oreille qui l'écoute, avec quelques bières blondes, de celles qui soulagent largement la vessie quand on les pisse à potron-minet. Nos fronts presque à s'entrechoquer comme deux taurillons, nous invoquâmes Fernando Pessoa. Je ne sais plus lequel sortit la fameuse phrase « Navigar e preciso, viver nao e preciso... » (naviguer est précieux, vivre ne l'est pas), mais c'était parti pour la grande orgie poétique d'avant midi. Et globalement ce fut ainsi pendant quelques mois sans trop de changement, sans trop de dérangement. Ensuite, l'après-midi, on se séparait un peu, Nabucho avait femme et enfants. Il rentrait chez lui déjeuner. Moi dans mon hôtel les jours d'inactivité, allongé de longues heures sur le dos, rideaux fermés dans l'obscurité. Ce doit être un matin d'hiver que le boxeur fit sa première apparition au bar. C'était un Nantais bien balancé qui depuis quelque temps offrait ses services de façadier dans la grand-rue. Ce type, une force de la nature, réalisait des travaux impeccables en deux temps trois mouvements par tous les temps. Il s'amena par la suite avec des liasses de billets dans les poches, ce qui nous inclina à rendre hommage aux paradoxes, car s'il gagnait confortablement sa vie, il était con comme un balai. Du coup, ça nous donnait du grain à moudre en tant que poètes bistrotiers. La vie et tout, navigar e preciso... etc.|couper{180}