janvier 2022

Carnets | janvier 2022

15 janvier 2022

J’ai eu beau mettre tous les radiateurs à fond, il fait froid dans l’atelier, un froid intense. C’est à un point qu’il n’y a plus que cela, que cette idée d’intensité qui m’occupe l’esprit. Dehors, le vent a chassé tous les nuages et il n’y a plus que du ciel bleu. Et je ne vois qu’un froid bleu. N’ai-je rien d’autre à penser, à faire ? Visiblement non. En ce moment, il n’y a que cette question, l’intensité que j’attribue au froid et au ciel bleu. Tout à l’heure, mon épouse me demandera : « Alors ? Tu as fait quelque chose ? » Je ne dirai rien, je secouerai la tête. Impossible d’expliquer cette sensation de froid, son intensité, ni l’étrange effet que me procure aujourd’hui le ciel bleu.|couper{180}

Carnets | janvier 2022

Le singe

Il y a un singe dans une cage que quelqu’un a jugé drôle d’affubler d’un costume. Un grand costume dans lequel le singe flotte et qui le rend ridicule. Mais le singe ne sait pas ce qu’est le ridicule. Derrière les barreaux de sa cage il aperçoit les visiteurs qui le montrent du doigt parfois en le prenant en pitié, parfois d’un air condescendant, d’autres fois encore en s’esclaffant — quel animal ridicule… Cependant le singe n’est qu’un singe et il ne comprend rien. Il tourne en rond dans sa cage et une idée lui vient. Imiter chaque visiteur. Aussi prend il un air de pitié face à tous ceux qui le regardent avec compassion, ou bien il découvre toutes ces dents face à ceux qui rient, et parfois aussi il mime l’indifférence face aux indifférents. Mais dans le fond de sa tête de singe il ne sait rien de tous ces mots, même en costume et si bon imitateur qu’il soit, un singe reste un singe.|couper{180}

Carnets | janvier 2022

14 janvier 2022

Il y a un singe dans une cage que quelqu’un a jugé drôle d’affubler d’un costume. Un grand costume dans lequel le singe flotte et qui le rend ridicule. Mais le singe ne sait pas ce qu’est le ridicule. Derrière les barreaux de sa cage, il aperçoit les visiteurs qui le montrent du doigt, parfois en le prenant en pitié, parfois d’un air condescendant, et d’autres fois encore en s’esclaffant : « Quel animal ridicule… » Cependant, le singe n’est qu’un singe et il ne comprend rien. Il tourne en rond dans sa cage et une idée lui vient : imiter chaque visiteur. Aussi prend-il un air de pitié face à tous ceux qui le regardent avec compassion, ou bien il découvre toutes ses dents face à ceux qui rient, et parfois aussi il mime l’indifférence face aux indifférents. Mais dans le fond de sa tête de singe, il ne sait rien de tous ces mots. Même en costume et si bon imitateur qu’il soit, un singe reste un singe.|couper{180}

Carnets | janvier 2022

13 janvier 2022

tableau de Didaum, Didier Aumignon Il fait beau. Il fait froid, mais beau. C’est con comme phrase. Tellement con que soudain j’ai eu une illumination. Eurêka ! Je suis désormais un génie ! Je fais mouche à tous mes coups désormais, et je peux répéter l’opération sans les mains, sans les pieds. Badaboum ! Même la chute, tout à fait bien ! Merci, mais à qui ? Au Mignon, sors de ce corps, nom de Dieu !|couper{180}

Carnets | janvier 2022

12 janvier 2022

J’aurais aimé écrire des faits divers. Cela manque à ma formation d’écrivain. C’est peut-être en raison de cette lacune que je divague tellement en me servant d’images, de métaphores, de tout ce que j’ai à ma disposition finalement. Ce très peu acquis sur les bancs d’une scolarité tout à fait approximative. Dans un canard local. Pas dans un grand journal, non, je n’ai pas envie de faire des bornes. Disons une périphérie d’une cinquantaine de kilomètres au max. Mettons jusqu’à Lyon ou Valence, puisque je suis exactement entre les deux. Encore qu’en ville, pour trouver une place de stationnement, ce soit une galère. D’ailleurs, j’y vais le plus rarement possible, et de préférence en train. Enfin bref. Adultères qui se terminent mal, meurtres en tous genres, vols de sac à main, braquages d’épiceries ou d’églises, vol à l’étalage, escroqueries de retraités, abus en tous genres, bref tout ce que peut contenir la catégorie merveilleuse des faits divers autant que variés. Bien sûr, je ne serais pas le premier. D’autres y ont déjà pensé, notamment Truman Capote et Calaferte. D’ailleurs, cette idée, je la dois plus à Calaferte qu’à Capote. C’est dans une aridité de mots que le journaliste tente d’énoncer par les faits la vérité des faits et rien d’autre. La vérité des faits, c’est seulement ce qui m’intéresse certains jours. Et encore, retirons le mot « vérité ». Les faits, juste les faits, pour les divers tissements, on verra ça plus tard.|couper{180}

Carnets | janvier 2022

11 janvier 2022

L’obligation se heurte presque toujours au dégoût lorsque je pénètre dans un supermarché. Cet empressement à s’emparer de toutes ces denrées accessibles dans les rayons me navre et m’enivre. Parfois, je peux remplir tout un caddie de produits qui, si je me mettais à réfléchir vraiment, remettraient totalement en question mes illusions, mes croyances en matière de peur et de besoin. Il y a quelque chose de profondément désespérant dans la sensation d’avoir toutes ces choses que l’on pousse devant soi, dans ce chariot, jusqu’à la caisse. À ce moment-là, je me sens comme un animal. Un écureuil apeuré dont les petits yeux noirs examinent le paysage. oscillations saccadées, convulsions, petits sautillements avant-coureurs d'une panique. Le danger peut jaillir de partout. Notamment au moment de placer la carte bancaire sur la borne sans-fil ou dans la fente obscure. Toujours la trouille que le paiement soit refusé. Mais, si ça fonctionne, pas d'’alléluia,, pas d'hourra, il n’y a même plus d’explosion de joie. Je pousse le caddie plein jusqu’à mon véhicule et remplis le coffre machinalement en songeant déjà à autre chose, principalement à tout ce que je ne possède pas, à tout ce manque encore qu’aucun supermarché ne pourra jamais combler aussi aisément que celui dont je m’enfuis, la queue entre les jambes. Je ne me rassasie jamais de cet ersatz d’opulence. Ce qui me rend louche toute idée d’opulence. Le poison est dans mes veines, voilà.|couper{180}

Carnets | janvier 2022

10 janvier 2022

Une nuit de sommeil enfin. Le genre de nuit capable de produire ces rêves du matin où l’on sent que l’on met le doigt, enfin, sur quelque chose d’important, sur quelque chose qui nous échappait. On se réveille avec cette satisfaction étrange car, même si on a pu entrevoir cette chose qui nous échappe, si on a l’impression bizarre de l’avoir identifiée, et ce d’une manière extrêmement précise au moment même du rêve, aussitôt que nous nous éveillons, elle s’enfuit. Ce qui, au bout du compte, laisse une impression mi-figue mi-raisin. Ce qui, au bout du compte, laisse penser, oblige à penser, que la seule chose dont on peut être à peu près sûr, au bout du compte, c’est que nous courons encore et toujours après cette chose jusqu’au plus profond du rêve avec l’espoir de savoir ce que c’est. La seule chose qui mobilise notre attention, c’est cette compréhension soudaine que l’on entretient encore cet espoir, et ce quoiqu’on dise durant la journée, quoiqu’on pense durant celle-ci. L’idée claire que l’on conserve de tout cela, c’est qu’on n’est pas aussi désespéré qu’on l’imagine. Que cet espoir fait partie des besoins « physiologiques » de base, comme manger, dormir, boire et rêver. Hier, j’avais dentiste. Je déteste aller chez le dentiste. Se retrouver à la merci, la gueule ouverte, de ces deux femmes bardées d’instruments de torture, rien qu’à y repenser me soulève le cœur. Une qui gratte, fouille, râpe, lime et perce, tandis que l’autre dirige le petit tuyau d’aspiration de la bave. — Tournez-vous plus vers moi, ouvrez grand la bouche, voilà, c’est bien. Pas d’anesthésie. Le souffle du froid qui cherche la douleur en détartrant l’émail. C’est là qu’on ne peut plus trop se mentir. Lorsque les jointures des doigts deviennent blanches à force de placer toute sa concentration sur le serrage des pognes pour pallier la peur, pour ne pas montrer à quel point, putain, on est douillet. Et cette sensation de ridicule lorsqu’on découvre que tout ça n’est encore dû qu’à l’imagination, à la peur d’avoir peur, à la peur d’avoir mal, essentiellement, cette peur capable de créer une estafette de la vraie douleur. À classer dans la petite anthologie des échecs cuisants que rencontre le héros. Pour essayer de prendre du recul, je pense à ces périodes de guerre où l’on torture les gens en leur arrachant les dents pour qu’ils balancent des noms. La vache, je n’ai pas grand-chose à voir avec ces résistants. Possible que je livrerais père et mère pour que ça s’arrête. Mais je vis dans une époque de merde, je vis la fin du monde, je vis dans un monde où l’espoir s’amenuise de jour en jour, d’heure en heure. Je vis dans un monde où le seul héroïsme qui nous est autorisé est cet espoir de conserver un peu d’espoir. Et là je vois ce que j’écris. « Nous est autorisé. » Et toute l’étendue de ma paranoïa est sûrement contenue dans ces quelques mots. Ce qui en flanque encore un bon coup sur la nuque du prétendu révolté, de l’artiste, de l’écrivain, de cet orgueilleux, probablement plus trouille-cul que n’importe quoi d’autre. Ce pauvre type que je ne peux plus me cacher désormais d’être. Il faut que ce soit autorisé, comprenez. Parce que si cet espoir justement ne nous était pas laissé comme on laisse du mou à la chaîne d’un chien, sans doute ce chien crèverait-il, et surtout serait parfaitement inutile à son maître. Un chien en laisse sert à quelque chose forcément. Et peut-être que cette idée claire, lumineuse, que je traquais au fil des rêves, n’était rien d’autre qu’une sorte d’éblouissement, d’aveuglement pour ne pas voir ce chien, ces chiens en laisse et dont je fais partie intégrante. Je veux dire que même la contestation, la protestation, tout cela fait partie intégrante du processus sociétal. On ne peut jamais être totalement à la marge quoiqu’on pense ou dise. Même cinglé, enfermé au fond d’une cellule et ceint d’une camisole de force, on sert encore à quelque chose.|couper{180}

Carnets | janvier 2022

09 janvier 2022

Longtemps je me suis couillonné tout seul et de bonne heure. Par exemple en ouvrant ce blog à mon propre nom. En me disant tu vas créer un site où tu vas parler de la peinture de façon intelligible et correcte, que tout le monde pourra lire sans avoir de vertige. Sauf que, dans l’art de s’égarer, la rechute vers le bon sens est toujours à prévoir. J’avoue que je ne l’avais pas prévue ce coup là. Et qu’il m’arrive de temps en temps d’avoir le rouge au front, d’éprouver un genre de honte fabuleuse lorsqu’il m’arrive de relire certains textes. A ce moment là je me dis putain tu aurais au moins pu prendre un pseudonyme. Que va penser un tel une telle qui dans la vraie vie me connait. J’avoue que cette pensée m’a souvent taraudé. Mais en même temps cette honte, cette gène, aura été une magnifique alliée pour progresser vers moi-même vraiment. Car elle met en relief, cette honte, la binarité fatigante entre personnage publique et personnage privé si je puis dire. Entre mensonge et vérité. Lorsque j’écris je me fiche totalement de savoir si je mens ou si je dis la vérité, l’écriture aplanit ce genre de dilemme qui n’appartient qu’à la vie de tous les jours. Lorsque j’écris, je est un autre. Parfois il m’arrive encore de l’oublier, c’est ce que j’appelle « mes rechutes ». Ce sont des bribes de tous ces personnages que j’ai empruntés à un moment ou à un autre de mon existence et que j’ai transportées de mon imagination vers la vie de tous les jours. Cela vient surtout de ma formation d’autodidacte. Personne par exemple ne m’a jamais clairement expliqué qu’un roman, même s’il empruntait beaucoup à la réalité, n’était jamais autre chose qu’une fiction. Je veux dire qu’ à mes débuts, j’étais une bugne formidable, un couillon cosmique. Je vivais carrément tous les personnages qui me venaient à l’esprit. D’où une suite interminable de malentendus avec mes proches, puis avec le monde en général. Je ne me souviens plus très bien du jour où j’ai enfin compris le hiatus. Probablement à la mort de mon père, puisqu’aussitôt que je pense à la réalité c’est son image en premier qui surgit. Je me revois encore dans la salle d’attente du service où il a été hospitalisé à Créteil. La femme de ménage avait appelé les pompiers en le trouvant étendu au sol dans sa chambre. Puis elle m’avait téléphoné pour que je monte au plus vite depuis ma cambrousse. Ce qui avait bousculé tout un tas de choses en quelques instants. D’abord mon boulot de l’époque que j’ai du lâcher car le petit jeune homme qui était mon patron s’impatientait de ce trop de temps que je prenais pour me rendre chez mon paternel , puis ma bagnole qui au cours d’un voyage sur l’autoroute m’a lâché et dont le prix du remorquage mis des mois a être remboursé, à tempérament, sans compter les frais de réparation. Mon vieux avait été opéré d’un cancer du pancréas. Ce qui ne lui laissait pas énormément d’espoir, mais le peu tout de même, suffisant, pour que nous nous y accrochions désespérément. Puis le médecin avait évoqué une chimio et là patatrac mon père a renoncé. Il n’a pas pris ses médoc, il est resté au lit à caresser son chien et à s’abrutir de télé. Il n’a même plus ouvert le moindre roman policier ce qui fut le signe de la fin pour moi Et pourtant dans cette salle d’attente je me souviens très bien d’avoir encore eu la force d’imaginer, d’interpréter, d’écrire dans ma tête un texte en observant les personnes qui m’entouraient. C’était des étrangers dont la langue m’était inconnue. Je traduisais leurs propos en me moquant un peu de la théâtralité de leur ton, de leurs gestes, ils arrivaient par petites grappes avec énormément d’éclats de voix, d’effusion. Sans doute qu’un de leurs proches était là, lui aussi, de l’autre coté de la porte close en train de passer l’arme à gauche. Je me souviens que dans ce moment, l’un des plus graves de ma vie, sans doute, j’ai encore trouvé le moyen d’inventer un récit, une fiction. Ce fut le lendemain que le médecin m’appela de bonne heure."—Votre père n’en a plus pour bien longtemps voulez vous venir auprès de lui ? Et là j’ai dit non. Je me suis entendu dire ce non, c’était affreux. Je ne voulais pas affronter cette réalité là. Et j’ai laissé mon propre père crever tout seul comme un chien en me disant de toutes façons il est dans le coma à quoi cela servirait-il que je sois là près de lui. Et aussi une petite voix de gamin blessé à mort me disait—le monstre crève qu’il aille au diable alors que l’adulte en moi disait non c’est pas un monstre, tout au plus un homme ignorant, un type lambda qui a fait comme il a pu et qui ne semblait pas pouvoir grand chose coté affectif comme tu le souhaitais toi le petit gars. Bref, pendant que je dialoguais ainsi avec moi-même mon père est mort tout seul. J’ai raté un sacré moment. C’est à partir de ce ratage que j’ai commencé à soupçonner que ça ne tournait pas très rond chez moi. Que je vivais plus dans l’imaginaire que dans une quelconque réalité commune. Du coup la suite m’ouvrit les yeux. D’abord la morgue où j’eus l’impression de voir un vieux gamin vidé de toute la terreur et de la haine qu’il m’inspirait autrefois en tant qu’homme. Puis un ou deux copains qui étaient là allez savoir comment et pourquoi. Enfin l’enterrement là bas dans l’Allier. Le convoi, les sandwichs que me tendait mon épouse tandis que je tentais de ne pas perdre de vue le corbillard sur l’autoroute. Je ne savais pas que la mort nous obligeait à nous goinfrer autant, ceci dit en passant. Enfin l’enterrement en lui même, le croquemort qui disait un truc bateau compris dans la prestation, car je n’avais rien préparé à lui faire lire, un tout petit comité, mon frère qui jette une fleur et qui se retourne vers moi en disant —merde elle est tombée à coté du cercueil. Comment voulez vous que je ne parvienne pas à rire encore de tout ce merdier ? je veux dire au moment où j’écris ces choses. Car vraiment dans l’instant présent je n’en menais pas large du tout. C’était au delà de l’affreux, du désespérant, de l’ennui tout court. Mais c’est depuis lors que je vis ma vie avec une austérité quasi monastique. Et si j’avais un conseil à donner aux écrivains en herbe, ce serait exactement cela, de ne se fier qu’aux faits, aux événements tels qu’ils sont dans leur vie de tous les jours, de bien séparer l’imagination de la vraie vie. Et avec ça ton mouchoir par là dessus, bon courage … Mais bon, les conseilleurs ne sont pas les payeurs, et puis à chacun de faire sa propre expérience. De quoi je me mêle. Donc du coup oui c’est mon vrai nom, celui marqué sur ma carte d’identité dont je me sers pour ce blog mais au bout du compte je me demande s’il ne vaut pas autant qu’un pseudonyme que j’aurais pu inventer un jour. Car personne ne connait jamais personne, la plupart du temps on interprète tellement les faits, les gestes, les dires en pensant que tout cela est la réalité alors que souvent on s’écrit à soi-même un roman. Parfois ce n’est qu’un seul roman et inachevé en plus par la mort de son auteur. La rechute c’est aussi cela. C’est se dire que la vie n’est pas un roman, qu’autour de nous il y a de vrais personnes en chair et en os qu’il ne faudrait pas trop souvent heurter, abimer, ni non plus louer excessivement. Il faut se souvenir de temps à autre aussi que la mort est là toujours qui rode et nous réveille avec sa petite odeur de pourriture aigre douce. Et puis une fois la rechute passée, se remettre au boulot, encore et encore avec un œil plus vif, plus de discernement et l’amour peut parfois aider bien sur, mais il n’est pas nécessaire autant que la méchanceté, la rage, la colère et bien sur une bonne dose de désespoir.|couper{180}

Carnets | janvier 2022

5 janvier 2022

Je lis beaucoup, et souvent des choses aussi hétéroclites que monomaniaques – à petites doses, pour ne pas trop en abuser. Internet est un terrain fertile pour cela. L’un des thèmes récurrents qui m’interpelle est la soif de silence, exprimée par certains, et qui fait écho à la mienne. Curieusement, chaque fois que je lis sur le silence, une envie irrépressible de faire du bruit monte en moi. Une réaction presque pavlovienne, comme ces interminables repas dominicaux de mon enfance où, au milieu des palabres adultes, il était interdit aux enfants de parler. « Vous dites n’importe quoi pour vous rendre intéressants », nous lançait-on. Ma grand-mère paternelle, particulièrement prompte à brider notre effronterie, interrompait d’un ton sec chaque mot que mon frère ou moi tentions de placer : — Mais quand donc vas-tu te taire ? Ce refrain, aussi agaçant que comique, déclenchait en nous un défi silencieux : troubler ces conversations autant qu’il nous était possible. La créativité devenait notre arme. Je lançais des provocations mi-sérieuses, mi-insolentes : — Pourquoi les pierres n’auraient-elles pas une âme, comme les arbres et les insectes ? — L’anglais, c’est facile, il suffit de parler français à l’envers. Ce jeu nous faisait rire, mon frère et moi, mais la frustration grondait sous la surface. Ces souvenirs me reviennent parfois, étrangement précis, comme l’eau d’un évier qui se vide en tourbillonnant de plus en plus vite. Aujourd’hui, les anecdotes familiales continuent, mais elles ont pris une tournure différente. L., six ans, a signé un mot de l’école à la place de ses parents, comme une preuve d’autonomie désarmante. J’ai ri en l’apprenant, bien sûr. Mais ma femme, moins amusée, a vu dans cet acte un signe grave de désobéissance. Nous avons évoqué les enfants d’aujourd’hui, qui semblent évoluer dans des réalités plus complexes que les nôtres. « M. dealait des cartes Pokémon il y a deux semaines », ai-je rappelé, entre l’amusement et la perplexité. Ces petits actes de rébellion enfantine m’apparaissent comme une manière pour eux d’exprimer leur place dans un monde en mutation. Je crois qu’avec l’âge, nous ne nous souvenons pas si bien de notre propre enfance. Nous la reconstruisons, l’enjolivons, lui donnons une cohérence qu’elle n’a jamais eue. Chaque souvenir devient une fiction, chaque vide, une narration. Et pourtant, nous persistons à chercher du sens dans ces fragments épars, comme si l’obligation de tirer des leçons justifiait tout. Alors, quoi faire de l’information ? L. forge les signatures. M. revend des cartes Pokémon. Est-ce une tragédie éducative, ou simplement une part de ce théâtre de l’enfance qui nous échappe toujours ? — Tu m’énerves, tais-toi ! a fini par dire ma femme, excédée par ma désinvolture. Je n’ai pas répondu. J’ai remis mon casque audio et poussé le son à fond.|couper{180}

Carnets | janvier 2022

03 janvier 2022

Une guerre finit toujours par s’achever, laissant place à la paix. Ces jours-ci, presque sans action, il semble que les rêves prennent une précision étrange, surnaturelle. Cette nuit, me voilà dans un vaste appartement à New York, recevant une femme élégante qui, avec une moue indéchiffrable, examine notre décoration. Elle tient sans doute une galerie chic, car dans un coin du loft, j’aperçois au sol une pile de dessins magnifiques, censés être les miens. À la mine de plomb, ils montrent une foule de personnages féminins. En y regardant de plus près, je remarque que ces visages viennent d’un autre temps, des années 1920, à en juger par les chapeaux qu’elles portent. L’appartement, lui, est très 70s, et mon épouse en est fière : du papier peint aux larges formes rondes et aux couleurs vives habille les murs. Sur un sofa, un livre de Kadaré, Le général de l’armée morte, traîne là, comme une note discrète dans le décor. Une sensation bizarre commence à envahir tout le rêve, jusqu’à ce que j’entende ma propre voix lâcher, presque malgré moi : — Dehors, s’il vous plaît, chère petite madame : la vie, et rien d’autre. La femme me regarde, interloquée, laissant tomber une tenture qu’elle examinait d’un sourire dédaigneux. Ses talons résonnent sur le parquet tandis qu’elle se dirige vers la sortie, accompagnée par mon épouse, qui tente de l’apaiser. — Revenez dans quelques jours, il sera de meilleure humeur, dit-elle. Les voix s’effacent peu à peu, et me voilà avec les dessins en main. — Mais qui a dessiné tout ça ? Ce n’est pas moi. — La vie, et rien d’autre, tu dis ? Et comment allons-nous payer le loyer ? demande mon épouse, plantée devant moi maintenant. Une dispute ordinaire s’ensuit, où il est question de peurs, de revenus, de toutes ces petites inquiétudes. C’est à cet instant que j’ai ouvert les yeux. La nuit était encore là, mais une légère lueur filtrait par la baie vitrée. Je savais exactement où j’étais. À mes côtés, un ronflement doux, presque attendrissant, résonnait. Allongé là, je me suis mis à réfléchir à cette phrase : « la vie et rien d’autre ». Elle semblait juste, dans le rêve, mais peu à peu elle s’est transformée en quelque chose de presque ridicule. Une défense, sûrement. Un instant plus tard, elle me parut simplement évidente et banale, comme toutes ces vérités qu’on aime croire profondes.|couper{180}

rêves

Carnets | janvier 2022

02 janvier 2022

Le mien est toujours intérieur. Et il englobe tout le plein extérieur. C’est une découverte valant le premier pas de l’homme sur la lune. Il n’y a de véritable vide que là, et dans lequel toutes les informations ressemblent à ces étoiles filantes qu’on imagine rêver. Parce que le rêve est sans doute la seule issue valable, celle que j’ai trouvée, pour faire face au trop plein comme au trop vide. C’est de ce vide je crois que mes mots viennent, ombres qui se meuvent indolentes et espiègles sous la surface de la conscience. Mais parfois une gerbe, un bond, des éclaboussures dépassent cette conscience elle-même, une joie qui approfondit encore plus ce vide lorsque tout disparaît soudain. Comme le mot fin au bout d’une série de phrases de chauffe. Un peu plus tard dans la journée : Le risque de vouloir faire de jolies phrases, des phrases percutantes, c’est qu’au bout du compte, il ne reste que ça : du joli, du percutant. Comme une journée d’été où il ne se passe absolument rien, à part du soleil. C’est un peu comme peindre un tableau en ne misant que sur l’habileté. Des coups d’épée dans l’eau. Tout en surface, sans jamais atteindre la spontanéité des profondeurs.|couper{180}

Carnets | janvier 2022

02 janvier 2022

Les fêtes, ça ne me dit rien, pas plus que les enterrements. Il ne reste que ce dimanche à passer. Traverser tout ça sans trop s’attarder, essayer d’éviter les paquets de confettis, même si ici, à Sète, on n’en voit pas beaucoup. La connexion internet est aussi mauvaise que mon humeur pour cette période. Je publie peu, je commente peu. Et le temps est gris. J’ai plaisanté en disant qu’on devrait porter plainte contre la météo — l’an dernier encore, ils nous promettaient du soleil à en attraper des coups de chaud. Mais bon, il en faut plus pour qu’on s’arrête. On a fini par marcher. On a marché longtemps, dans un air chargé de brouillard et de froid. On est arrivés au cimetière Le Py. Le cimetière des pauvres. Avant, c’était là qu’on enterrait les gens sans famille, pour libérer les fosses communes. Maintenant, les promoteurs se battent pour chaque mètre carré du bord de mer. On s’est arrêtés devant la tombe de Georges Brassens. Je me dis souvent que j’ai eu avec lui une sorte de relation père-fils. En regardant les noms autour de sa tombe, je me suis senti bizarre, un peu étourdi. Il y avait le nom d’une de mes ex, gravé en lettres dorées. J’ai allumé une cigarette. En quelques secondes, je nous ai revus tous les trois : le poète, elle, et moi, si l’on peut dire ça comme ça. J’ai eu un pincement au cœur. Une fois de plus, j’étais celui qui restait sur le carreau. Et puis la brume s’est dissipée. Je me suis senti léger, comme si je me débarrassais d’un poids qui traînait là depuis longtemps, sans que je m’en rende compte. J’ai réalisé que je ne pouvais plus en vouloir à personne. Juste à moi-même et à mon imagination débordante. Je me suis dit : « Voilà, enfin, c’est fini. » Je savais que ça ne m’apporterait pas de joie. Juste une paix étrange, comme celle qu’on ressent en sortant du boulot, après s’être fait virer. Sinon, fait divers pas loin de là : Ça a commencé le soir du 31 décembre. Une rave s'est installée quelque part au-dessus de la carrière, entre Villeveyrac, Loupian, et Poussan. On dit qu’il y avait entre 1 500 et 2 000 jeunes sur le site, venus à pied par les chemins qui traversent les vignes. Deux semi-remorques avaient été montés là-haut avec tout le matériel de sonorisation, et ça n’a pas pris longtemps pour que des camions, des camping-cars, et toutes sortes de véhicules s’y entassent. Des voisins décrivent une foule « très jeune. Beaucoup de mineurs. Des Français, mais aussi des Italiens, des Espagnols. » Certains disaient même en voir qui rentraient à pied le long de la route, un peu à l’aveugle, avec le brouillard. « Ça nous inquiétait », disaient-ils. Le maire de Villeveyrac, Christophe Morgo, n'était pas vraiment surpris. Il a déjà vu ça. « Pour les déchets, on verra lundi », a-t-il dit, en soupirant. Ce qui l’agace, c’est aussi l’endroit où ils se sont installés. « Ce sont des terres communales, des terres qu’on avait replantées avec des nectarifères et des mellifères pour les abeilles. » Il ajoute, presque soulagé : « Heureusement, le berger qui vient ici n'était pas encore arrivé ! » En 2021, pas moins de 36 raves avaient eu lieu ici, dans ce coin de l’Hérault. Celle-là, c’est la première de 2022. Le maire a déjà porté plainte. Photos, vidéos, plaques d’immatriculation : tout a été pris en main par la gendarmerie. Morgo dit qu’il en appelle depuis des années aux pouvoirs publics pour trouver une solution, mais jusque-là, rien n’a vraiment changé. Les gendarmes sont là, postés aux trois entrées du site pour contrôler les véhicules. Le groupe avait d'abord tenté de s’installer sur le parking d’une zone commerciale à Saint-Jean-de-Védas, mais les gendarmes les ont suivis jusque tard dans la soirée, jusqu'à 22 heures. Après cet épisode de cache-cache, la rave s'est finalement installée. Les nuisances sont énormes. Le son traverse les collines et résonne jusque dans les villages voisins : Balaruc, Loupian, Poussan, et même Frontignan.|couper{180}