Solitude du voir
Il existe une confusion de l’œil dont on ne se rend pas compte, que l’on prend même pour de la clarté tant nous sommes installés à l’intérieur de celle-ci.
Aveuglément nous croyons voir et nous croyons que tous nous voyons les mêmes choses.
Il ne nous vient pas l’idée de nous interroger sur cette confusion tout simplement parce que nous n’en sommes pas conscients.
Notre attention à tout ce qui nous entoure, si elle est personnelle au début de notre vie, se recouvre peu à peu de cette poussière crée par une sorte d’érosion naturelle.
Une poussière produite par les clichés, un frottement -silex contre silex-qui peu à peu comme une pellicule, un nouveau cristallin recouvre l’original.
On ne s’en rend pas compte tant l’obsession d’appartenir à un groupe prend le pas sur cette attention.
Cette obsession de ressembler pour s’assembler produit sur la vision, lorsque nous tentons dans parler, une catastrophe silencieuse.
On se heurte de nombreuses fois à un mur qui , au bout du compte finit par se nommer limite.
La limite est à peu près la même que celle d’un château, d’un village, d’un pays, la limite est aussi une identité qui nous permet à la fois d’identifier le semblable comme soi-même dans nos échanges quotidiens.
Sans cette limite assimilée la vie serait inconfortable. Nous serions pensons nous étrangers les uns aux autres, voire pire étranger à nous-mêmes.
Voilà une bien étonnante notion que celle du familier.
Le familier c’est de l’étrangeté oubliée par l’habitude de regarder sans faire attention à ce que l’on voit.
C’est à l’adolescence que cette notion de familier est remise en question par l’individu. Cependant qu’un phénomène extraordinaire accompagne cette remise en question. Nous rejetons un familier, celui que nous connaissons par la famille, par les limites imposées par celle-ci et qui nous attribue un rôle. Le rôle d’enfant.
La peur et le désir entremêlés de pénétrer dans la communauté des adultes nous obligent à imaginer de nombreux comportements afin de nous différencier de cet état, de ce rôle attribués par la famille.
Nous tentons de nous extirper de l’ennui, de cette relation figée avec le monde qui nous entoure.
Que ce soit en adoptant de nouveaux codes vestimentaires, en recherchant des groupes musicaux particuliers, en utilisant un langage appartenant à la communauté à laquelle nous briguons d’appartenir parce que nous pensons qu’ainsi ce sera plus facile, en étant accompagné dans l’épreuve, dans une solidarité qui se bâtit par le "contre" de parvenir à un "pour" inédit.
C’est la sempiternelle histoire des générations.
C’est ainsi que nous pensons forger notre "personnalité", mais en réalité nous esquissons plutôt les prémisses d’un personnage que nous souhaiterions devenir.
Ce que nous voyons ne devient plus que de l’utile, du nécessaire en accord avec la construction de ce personnage.
Nous ne voulons pas voir autre chose.
Et cet "autre chose" cette vision personnelle qui nous appartient depuis notre naissance s’enfonce doucement dans l’oubli.
Elle ne disparait pas pour autant.
Le narcissisme de l’adolescent en est une résurgence.
Lorsque notre vision essentielle se confond soudain avec notre propre image à la surface des miroirs le risque est grand de se noyer dans celle-ci.
Il est même nécessaire que nous nous y noyons juste ce qu’il faudra pour parvenir à toucher le fond et remonter à la surface transformés soudain par l’asphyxie. Heureux, apaisé de respirer à nouveau, prêt à délaisser cette mise en abîme du Moi pour continuer le chemin vers Soi c’est à dire aussi vers l’Autre.
Ce sont la des rituels de passage très anciens mais dont la mise en scène n’est plus mise en valeur, en "vision" par notre société dite moderne qui les nomme archaïques, ou pire : ridicules.
Ce narcissisme qui autrefois était représenté par un danger à surmonter dans une série d’épreuves plus ou moins manifestes et encadrées par la communauté ne l’est plus.
Les limites de l’adolescence comme du narcissisme sont devenus d’autant plus floues que le système économique et politique dans lequel nous vivons semble avoir besoin de nous maintenir dans cet état infantile.
Attirer notre attention, notre vision, en nous faisant briguer l’appartenance à des groupes factices et éphémères est devenu le mot d’ordre de la société de consommation et des publicitaires qui ne cessent de nous abreuver de clichés.
Que peut donc faire l’individu emprisonné ainsi dans la solitude du consommateur ?
Que peut donc faire l’individu qui a de l’argent et celui qui n’en n’a pas ?
Y a t’il d’autre choix que de sombrer sans relâche dans cette belle image sans jamais devenir adulte ?
Ou bien devenir un consommateur dans un groupe de consommateurs ?
Ce ne sont pas des perspectives réjouissantes pour un adolescent et la révolte, l’envie de tout casser n’est pas très étonnante.
Lorsque je veux me souvenir de cette période je retrouve presque aussitôt la chape de plomb que l’ennui a posé sur mes épaules et qui dura de nombreuses années après ce qu’on peut imaginer l’âge légal du passage à l’adulte.
Mon adolescence dura certainement jusqu’aux abords de la cinquantaine.
Je crois que j’ai du explorer tous les abîmes et les abysses du narcissisme en sautant régulièrement dans ma propre image par dépit de ne rien pouvoir voir que celle-ci d’attrayant à regarder véritablement.
Cette solitude du voir est comme un athanor d’alchimiste, elle n’est qu’un contenant dont le contenu sera chauffé à blanc par le désir, la curiosité, toutes les faims et toutes les soifs.
Un cocon.
C’est la découverte de l’art qui progressivement m’a permis de trouver un point d’appui pour m’extirper des gouffres et remonter peu à peu sur une terre plus ferme.
Cela ne s’est pas fait en une seule fois. Parfois je croyais m’agripper mais la solidité se dissolvait soudain et je ne faisais que retomber encore plus bas.
Mais appréhender ce mystère avait suffit pour me donner le besoin de recommencer inlassablement à m’agripper.
Je suis allé ainsi d’échec en échec, d’aveuglement en éblouissement.
et je me désespérais bien sur avec la même intensité que j’espérais aussi en contre partie.
Je ne savais pas vraiment d’ailleurs pourquoi autant d’espoirs et de désespoirs passaient ainsi par qui j’étais.
Je subissais tout cela dans un aveuglement presque total.
Jusqu’à la cinquantaine où enfin je pu formuler cette question :
Mais pourquoi est ce que cela ne fonctionne pas ?
Comment puis me prendre autrement pour trouver l’apaisement enfin ?
A partir de cet instant les choses s’enchainèrent sans que j’en sois conscient.
Je tombais dans une grave dépression, je démissionnais de mon job et ne sachant pas ce que je pouvais faire de ma vie, j’ai fais le point sur ce que je voulais et ne voulais plus.
Je voulais être heureux et libre c’était les deux mots qui vinrent tout de suite.
alors je me suis mis à chercher les expériences auxquelles je pouvais associer ces deux mots et j’ai vu tout naturellement d’abord ma mère en train de peindre et moi enfant à ses cotés.
Puis je me suis vu moi même en train de peindre lorsque j’étais gamin.
Tout un monde que j’avais totalement oublié a ressurgit soudain.
Et là je me suis frappé le front j’ai poussé un eurêka.
Je vais donner des cours de peinture pour gagner ma vie, et je vais me mettre à peindre plus sérieusement que je ne l’ai jamais fait de ma vie.
Tout cela me rendra heureux et libre !
Facile à dire, un peu moins facile à mettre en œuvre.
Mais ce n’est pas grave le temps qu’il faut une fois qu’on sait ce que l’on veut.
Ce que j’ai découvert encore après cette prise de conscience est d’une richesse incommensurable.
Cette richesse ne sert pas à payer les factures pour autant.
Cette richesse permet de voir est c’est une nourriture inépuisable en même temps qu’elle prodigue une solitude comme jamais je n’en ai eu conscience.
Pour autant cette solitude n’est pas quelque chose de négatif comme souvent j’ai pu la considérer tant que je ne la comprenais pas.
Ce n’est pas une solitude crée par le manque de reconnaissance, par le manque d’amour, par un manque quelconque d’ailleurs.
C’est une solitude qui éclaire toute une vie, et qui me rend transparent si je puis dire. C’est à dire qui me permet de voir au delà des nombreux jugements, au delà des peurs et des espoirs, une réalité que je perçois telle qu’elle est, tout simplement, sur les carrés et les rectangles de papier ou de tissus sur lesquels mes élèves se penchent, sur lesquels l’homme que je suis se penche aussi.
Bien sur il y a des maladresses, bien sur il y a aussi l’excellence. Mais dans cette vision, grâce à la solitude que m’offre cette vision la maladresse et l’excellence ne sont que des mots, je ne vois que la danse, que le mouvement, que la beauté des valeurs, des opposés , des contrastes et toute leur profondeur.
Cette solitude n’enferme pas, tout au contraire elle rend heureux et libre.
Pour continuer
Carnets | juin 2021
Le lilas
Il y avait un bouquet de lilas dont les tiges s'enfonçaient joliment dans un vase. Le tour posé sur un guéridon près de la fenêtre. Nous nous assîmes lorsque l'horloge sonna la demie. Cette ponctualité était tout à fait rassurante à cette époque car j'avais perdu une bonne partie de la notion de temps. Je fermais les yeux un instant pour savourer ce moment en cherchant vaguement ce que j'allais pouvoir dire. Car évidemment il fallait que je dise quelque chose. Nous étions là pour cela. Du moins c'est ce que je pensais. Au fond de ma poche les billets pliés me le rappelaient aussi surement qu'un nœud fait à un mouchoir. Au moment où elle croisa les jambes je perdis la tête. J'eus cette image fantasque d'un chêne perdant ses glands au beau milieu de la forêt. Puis de Varenne, de l'échafaud et d'un panier sanglant. ça sent bon le lilas chez vous je dis. Je n'avais rien d'autre à dire dans cet instant. Et je me revis monter les rues depuis la gare de Boissy Saint Leger vers la maison de mes parents. C'était au printemps et il y avait beaucoup de lilas dans les jardins des pavillons de cette banlieue. L'odeur embaumait et chassait mes angoisses. Plus de 10 ans sans nouvelles et j'allais me pointer comme une fleur. Elle ne répondit pas. Le silence s'associa à l'image d'un reposoir. Quelque chose commença à osciller de plus en plus rapidement entre la confession et la rédemption. J'eus des images d'hosties... comme des confettis qui envahirent la pièce. Quand j'allais au catéchisme en cachette de mon père ça sentait bon le lilas sur la route. Je m'aperçus que je ne pensais plus qu'au printemps. Ce qui est étrange ne trouvez vous pas car nous allons sur novembre. Elle resta silencieuse. Je regardais ses jambes. C'était un défi. Ne plus les lâcher du regard presque à l'insinuer sous sa jupe. Alors elle décroisa les jambes tout doucement et tout de suite après les croisa dans l'autre sens. Je me suis demandé soudain ce que je fichais là. Comme si la colère allait me permettre de ne pas fondre tout entier dans le fauteuil. Vous ne dites rien c'est décourageant ai je réussi à émettre péniblement. C'est votre temps de parole elle a dit, ou un truc du genre. Mon temps de parole bordel de merde et je ne peux pas me sortir du lilas et de ses jambes j'ai pensé. Et puis peu à peu quelque chose de subtil s'est mis en place tout doucement pour balayer toute cette colère toute cette rancune contre moi-même. J'ai un soucis avec l'idée de la première fois j'ai dit. Elle a relevé la tête tout à coup en me fixant et elle a murmuré oui Je me suis accroché à ce oui de toutes mes forces. C'était comme un cheval qui galopait dans la nuit bleue. Des flashs en pagaille où je pouvais énumérer toutes les fois où je me disais ça me fait penser à la première fois Et puis je revins dans le bureau un peu comme un avion qui tourne en rond avant d'atterrir. Il y avait de nouveau cette odeur de lilas elle était à la fois familière et différente toutefois. Il est l'heure on va s'arrêter pour aujourd'hui elle a dit. J'ai sorti mes billets pour les déplier devant elle et les poser sur le bureau. Elle a sourit comme une maitresse d'école à qui on donne un joli dessin. Et puis voilà il faudra revenir la semaine prochaine. Au revoir madame Au revoir monsieur.|couper{180}
Carnets | juin 2021
Le modèle
J'avais passé une annonce dans un journal il y a de cela des lustres. Cherche modèle, sexe et âge indifférent. J'avais eu un nombre de coups de fil prodigieux durant les quelques jours qui suivirent la parution. A chaque fois que je décrochais je fixais toute mon attention sur la voix de mon interlocutrice ou interlocuteur, pour traquer la fausseté. Elle appela en fin de semaine, un vendredi en tout début d'après-midi et le timbre de sa voix était tellement spécial, que je décidais d'aller à sa rencontre dans un café de Saint-Germain. Elle n'était pas jolie, ni laide et pourtant pas quelconque non plus. Une femme qui avait dépassé la trentaine avec les traits qui commençaient à s'affaisser. Et durant notre entretien elle parla avec le même timbre qui me fit penser à une frontière, à la lisière d'une foret impénétrable. Cela m'excita bien sur et je n'eus plus qu'une envie alors c'est de pénétrer cette frontière. Nous traversâmes tout Paris pour nous rendre à Aubervilliers où je vivais. J'installais une toile sur le chevalet et lui demandais de s'asseoir près de la fenêtre. Lorsque je me déplaçais pour la voir enfin, elle était nue. Je dus montrer un signe d'étonnement car elle me dit à ce moment là Il fallait bien que je me mette toute nue n'est ce pas ? Toujours avec cette voix parfaitement égale sans la moindre aspérité. Evidemment que cela m'excita encore plus. J'ai pris un morceau de fusain et sans la quitter des yeux j'ai strié la toile de lignes Son regard était dans le vague elle semblait fixer un point de la cloison derrière moi, jamais elle ne croisait mon regard. Regarde moi dis je en passant au tutoiement Elle orienta alors son regard vers le mien et j'eus cette sensation assez désagréable de me sentir traversé. Comme si j'étais transparent. Je tentais de mettre de coté cette sensation pour dessiner mais je voyais bien qu'elle agissait sur mon trait quelque chose qui n'arrivait pas à se fixer entre l'hésitation et la décision. Au bout du compte j'obtins assez rapidement un gribouillis, quelque chose d'insupportable. comme si le désordre était la seule chose dont j'étais capable face à cette femme qui s'était mise nue devant moi pour que je la peigne. Je n'étais déjà pas bien riche à l'époque et ce n'était pas l'argent qui l'avait convaincue. Je crois que l'on s'était mis d'accord pour un échange, quelques dessins contre une séance. Elle travaillait, ce n'était pas pour l'argent m'avait t'elle déclaré. Et cependant elle ne semblait afficher aucune curiosité, elle paraissait être là dans cette pièce comme si elle avait été n'importe où ailleurs. Et bien sur moi j'étais un peintre comme j'aurais pu être facteur, boulanger ou chef de gare, cela ne semblait pas revêtir pour elle la plus petite importance. Au bout de l'heure et de nombreuses esquisses ratées Elle me dit, tu as l'air de vouloir t'acharner contre toi-même. Je posais le fusain et me laissais tomber sur le tabouret attenant sans répondre quoi que ce soit. -ça se voit que tu ne tournes pas rond, ajouta t'elle -Les autres peintres m'auraient déjà touchée tu sais tu n'es pas le premier. C'est à cet instant précis qu'elle se leva et marcha vers moi et j'eus la sensation de voir une géante me foncer dessus j'étais désarçonné totalement impuissant Elle me prit dans ses bras comme un petit enfant et je sentis à ce moment là l'odeur de ses aisselles affreusement désagréable mais dont pourtant je ne pouvais me détacher. je me débattais mollement pour ne pas la vexer - du moins c'est ce que j'imaginais. Elle se mit à genoux, dégrafa ma ceinture, baissa mon pantalon et me prit sans un mot dans sa bouche. Ce fut si long que quelque chose de douloureux m'en reste encore à la mémoire. Je ne me souviens même plus d'avoir joui ou pas. Cette fascination de la voir à l'œuvre de la sentir enfin vivante, réelle, agissante était de la même teneur que ce que j'ai coutume de chercher dans la peinture. Une réalité. Et qui sans cesse m'échappe évidemment. Elle se leva enfin et me caressa la joue. Une sorte de geste automatique comme avec les chevaux. Voilà ça va aller mieux maintenant me dit-elle Et elle fit mine de retourner s'asseoir. Mais je n'étais plus du tout à la peinture à cet instant je voulais la baiser sauvagement pour me venger comme si elle m'avait dérobé quelque chose d'important. Peut-être un truc comme mon âme je me disais. Je fis mine de me ruer vers elle mais elle leva la main paume grande ouverte -Il n'en est pas question- dit elle avec une autorité que je ne lui aurais pas prêtée quelques minutes auparavant. Je me remis à l'ouvrage avec une sorte de dégout, d'écœurement de moi-même Et chose inconcevable le dessin prit aussitôt fière allure. Nous nous vîmes plusieurs fois durant quelques semaines durant lesquelles exactement le même scénario se produisit. Et puis je ne la vis plus. La vérité c'est que je ne l'ai jamais pénétrée ou possédée comme on dit et je n'ai jamais su si c'était quelque chose qu'il fallait considérer comme une défaite ou une victoire. Mais je crois que j'ai été comme guéri de quelque chose à partir de là bien que je sois totalement infichu de dire quoi.|couper{180}
Carnets | juin 2021
Pourquoi changer ?
L'idée de changer revient comme une ritournelle, tu sais c'est un peu cette chanson que l'on fredonne sans savoir vraiment pourquoi ni comment et qui finit par nous agacer au bout d'un certain temps. Tout ce qui est plus fort que soi est agaçant n'est-ce pas ? Tout ce que l'on ne maitrise ni ne contrôle pas l'est souvent aussi. Cette agacement je crois qu'il provient du petit enfant que l'on conserve au fond de nous-mêmes, et qui soudain comprend que beaucoup de choses dans la vie le dépassent. Qu'il ne maîtrise ni ne contrôle pas grand-chose. Alors je peux me dire que c'est enfantin de vouloir changer. C'est à dire que j'imagine grâce à l'illusion du changement devenir un autre. Mais quel autre si ce n'est celui qui espère parvenir à s'adapter, c'est à dire à maîtriser en toutes circonstances l'impact provoqué par les circonstances. Lorsque j'étais gamin j'étais fasciné par l'eau. Y t'il quelque chose qui s'adapte mieux aux circonstances que celle-ci ? Et comment s'y prend t'elle ? C'était déjà ce genre de question que je me posais lorsque j'allais m'asseoir au bord du Cher pour essayer de devenir un pêcheur aussi habile que mon père. Je l'imaginais habile évidemment comment n'aurait-t 'il pas pu l'être ? Par mimétisme je m'efforçais de m'extraire de quelque chose déjà pour me rendre vers un ailleurs imaginaire. Il me semble que si j'avais pu me filmer à 8 ou 9 ans en train de jeter ma ligne dans le fleuve j'aurais pu voir cette caricature à la fois pathétique et émouvante de ce petit garçon effectuant des efforts insensés pour devenir homme. Pas n'importe quel homme, le père. Le pouvoir et la fascination dans lesquels j'avais glissé avec une facilité déconcertante m'avait totalement déconcerté. Je n'étais plus une mélodie, mais une cacophonie. L'admiration, la haine, l'amour et la crainte formaient alors une sensation omniprésente de panique qui m'interdisait l'accès à qui j'étais. Tout mon être s'élançait alors vers ce désir de ressembler à ce père tout en détestant souvent le résultat que j'obtenais. Cela m'agaçait beaucoup et déclenchait aussi de formidables colères contre le monde entier. Puis une fois la rage passée j'entrais alors dans une sorte de catatonie. Il me fallait m'enfouir dans un trou ou bien grimper au haut d'un arbre pour retrouver mes esprits. Le lieu commun se confondait avec un platitude infinie, qui souillait toute idée d'horizon comme d'avenir . Au fond de moi lorsque je cherchais à me distinguer au delà de ce modèle qu'imprimait mon père, je ne voyais rien. Et j'habillais ce rien d'oripeaux fantasques, abracadabrants lorsque parfois j'avais l'opportunité de prendre la parole. Pour attirer l'attention des autres sur ce rien qui semblait m'envahir comme une nuit. Une sorte d'appel au secours à peine dissimulé qui provoquait évidemment l'effet contraire. La fuite ou l'évitement, la mise à l'écart. Cela se produisit tellement de fois dans dans cette enfance que peu à peu l'évènement devint un os que je rongeais. Une obsession. Cette peur ou l'ennui que je provoquais chez les autres finalement je crois que je m'en nourrissais. C'était sans doute ma seule véritable nourriture pour fortifier cette vulnérabilité que j'avais peu à peu découverte. Rien n'était aussi intense à coté de cette émotion qu'elle provoquait et qui me renvoyait à une singularité impossible à nommer. Cette singularité devint une sorte de compagnie je crois. Une confidente. Du rien dont elle était issue elle se métamorphosa sans même que je ne m'en aperçoive en tout. Puis mon enfance s'acheva, et j'entrais tout aussi lamentablement dans l'adolescence. J'espérais beaucoup dans le collège et la multiplicité des sources d'enseignement. L'espoir d'un nouveau monde me préoccupa quelques semaines, peut-être quelques mois en raison de la force d'inertie. Puis je compris que je n'avais échappé à Charybde que pour aller buter contre Scylla. La volonté de ressembler à mon père s'évanouit doucement remplacée par celle de ressembler à d'autres, que ce soit des camarades ou des professeurs avec lesquels j'entretenais quelques affinités. J'empruntais leurs postures, leurs répliques, et jusqu'à leurs mimiques à seule fin de parvenir à exister dans ce nouveau monde. Je m'éloignais encore de qui j'étais pour devenir quelqu'un d'autre le temps de la journée d'école. Puis je rentrais et il me fallait toujours un espace temps particulier pour switcher du collège à la famille. Pour changer ce costume de collégien, en fils. J'avais saisi de plein fouet la notion de positionnement et de statut. Mais le problème était l'impossibilité d'effectuer des liens toujours avec ce rien au fond de moi. La singularité paraissait indifférente à tous les efforts que j'essayais de faire pour m'intégrer dans ces différents lieux et espaces. Et plus je faisais d'effort d'ailleurs plus il me semble que la présence de cette singularité s'en trouvait comme renforcée. Ce qui se traduisait à nouveau par des colères, des dépressions, ou encore des frénésies étranges d'aller courir dans les bois les champs à perdre haleine, de lectures boulimiques , ou encore m'allonger sur le lit de ma petite chambre en ne faisant plus attention qu'au seul fait de respirer pour tenter de me débarrasser de l'incessant tourbillon mental qui m'accablait. Tout au long de ce processus je crois que j'ai été obsédé par l'envie de changer, de pouvoir me débarrasser de cette intuition terrifiante de n'être rien. Une intuition aussi que cette intuition serait prémonitoire. J'avais tellement la trouille d'être ce rien qu'il ne pouvait être qu'un désir que je ne parvenais pas à assumer. Une sorte de fabrication imaginaire, une allégorie ou une succession de métaphores pour tenter d' échapper à la réalité de la vie et de la mort. L'idée de changer devait à peu de chose près être du même acabit que cette barre de points de vie supplémentaires qui s'affiche au haut de l'écran d'un jeu vidéo. Je pouvais changer plusieurs fois, ce n'était pas un souci tant que j'avais encore quelques petits cœurs allumés avant le Game over définitif. Evidemment on peut considérer que la vie est un rêve ou un jeu. Une sorte d'abstraction. On peut trouver une issue en imaginant cela aussi. En s'en persuadant. Lorsqu'on est seul, il n'y a aucun problème. Les difficultés viennent avec les autres et notamment ceux dont on finit par s'entourer et que l'on aime et que l'on entoure également d'attentions et de manifestations d'affections. Ces relations intimes s'attaquent directement à cet espace temps anéanti que l'on porte pour toujours au fond de soi. Elles ne cessent de vouloir l'amadouer afin qu'on puisse l'oublier. Et cela fonctionne durant un temps. Puis il arrive que ce temps s'achève. Le rien reprend possession de tous ses territoires à l'occasion d'un changement d'hygrométrie dans l'air, d'un nuage qui passe, d'un chat qui miaule. On se retrouve alors nez à nez avec ce rien, avec cette singularité d'être aussi vieux qu'Hérode par ses artères aussi naïf qu'un nouveau né par ses cris et ses larmes lorsqu'on lui refuse le sein. Alors on prend une nouvelle toile, celle que l'on a raté hier et on recommence. Peu importe qu'on réussisse cette fois ci ou pas à affronter ce rien les yeux dans les yeux. Ce n'est pas une question de victoire. C'est seulement accepter d'être en vie pendant que nous le sommes tels que nous sommes. Golgotha Nouvelle version|couper{180}