Autofiction et Introspection
Habiter n’est pas impossible, mais c’est un vrai problème pour le narrateur. Il occupe des lieux sans jamais vraiment y entrer. Maison, atelier, villes traversées : ils existent, mais restent comme à distance. Il imagine que peindre ou écrire l’aidera à habiter autrement, à investir un espace intérieur qui compenserait l’absence d’ancrage. Mais cela demeure du côté du fantasme. Le réel, lui, continue de glisser, indifférent.
C’est de ce décalage que naissent ces fragments. Écrire pour traverser l’évidence, pour examiner ce qui ne s’examine pas. Écrire comme tentative d’habiter, sans garantie d’y parvenir.
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Carnets | décembre 2025
5 décembre 2025
La relecture est pénible, trois ou quatre ans après : je tombe sur des pages bavardes, des maladresses, des passages devenus verbeux, parfois incompréhensibles. C’est un autre qui a écrit tout ça, ai-je envie de me dire, pour fermer le texte, décliner la conversation avec cet inconnu, refuser le dérangement. Si on remonte au temps des rédactions, pourtant, c’était déjà le même écart : le plaisir immédiat de raconter une histoire au moment où l'on écrit , puis la copie rendue, les traits rouges, la note moyenne ou pire, sans qu'on ne comprenne vraiment ce qui est reproché. Le déménagement a fini de casser ce qui restait. Du Bourbonnais au Vexin, nous avons atterri à Parmain, sur la rive droite d’une Oise sombre qui sentait le fuel. Depuis la fenêtre de la cuisine, au-delà de l’allée de gravier et de la route goudronnée, des péniches lourdes se trainaient laissant derrière elles des nappes grasses à la surface des vitres ; les berges étaient couvertes de déchets, bouts de plastique, ferraille, branches noircies. On avait donc quitté le bocage et la rivière claire pour ça. Quand je marchais vers Jouy-le-Comte, avec ses maisons cossues, son château, les champs lourds et fertiles, je voyais bien que tout n’était pas misère, mais en moi l'impression du sali demeura. Trop de choses changeaient d’un coup : les lieux, les visages, le corps qui se transforme, et moi là-dedans, sans prise. Ma vie scolaire a commencé à dégringoler, et je me repliais de plus en plus souvent dans ma petite chambre au premier étage, coincée sous le toit, à m’enfoncer dans des bandes dessinées et des contes et légendes comme si je pouvais reconstituer, avec ces histoires-là, un territoire où rien n’avait bougé. En lisant [Apprendre l’invention] de François Bon, récemment, certaines phrases m’ont ramené d’un coup cette époque. Surtout celles qu’il cite dans leur forme brute, comme ce début : A l’âge de 5 ans j’etait Mise en passion. Cette syntaxe bancale m’a renvoyé en plein dans un cours de français. Le professeur demandait à chacun de se présenter. Je croyais que c’était un jeu. Un élève a dit Mesureur, un autre Le Tourneur, encore un autre Ségur ; j’en ai conclu qu’il fallait s’inventer un nom et, quand mon tour est venu, j’ai lâché Mirabeau sans bien savoir qui était Mirabeau. Le silence est tombé, quelques rires étouffés ont traversé le fond de la classe, le professeur m’a regardé par-dessus ses lunettes et a répété mon vrai nom, bien à plat, pour remettre les choses en ordre. Le sang m’est monté aux oreilles : j’avais voulu faire comme les autres, je venais d’ajouter une couche au décalage. J’avais un accent terrible quand je suis arrivé en région parisienne ; j’étais le gars de la cambrousse qui monte à la ville , avec en plus mon indécrottable timidité, les chemises cousues par ma mère, le pantalon trop court, les godasses fatiguées. Il suffit de remettre ce costume dans la cour du collège pour entendre la phrase qui rôde sans qu’on ait besoin de l’écrire : à dix ans, la vie m'a tué une fois de plus À partir de là, j’ai appris vite à masquer ce qui pouvait casser : gommer l’accent, surveiller ce que je disais pour que ça ait l'air , donner le change. Faire semblant d’être celui qu’on attendait, ou plutôt celui que j’imaginais qu’on attendait. Quand aujourd’hui je relis les textes de 2019, je retrouve tout cela que j’ai envie de renier, je vois aussi le bricolage à l’œuvre : une manière de parler en « je » tout en gardant une distance de sécurité. Autrement dit, la naissance du dibbouk – ce double qui parle à ma place et encaisse pour moi – doit remonter à peu près à cette période, entre l’Oise noire, le cours de français et le fou rire étouffé de la classe, à moins qu’il ne vienne d’encore bien plus loin, d’un secret conservé de mère en fille depuis les pogroms d’Ukraine et de Biélorussie, et des quelques survivants réfugiés en Estonie, appartenant encore à l’Empire russe mais non comprise dans la zone de résidence.|couper{180}
Carnets | décembre 2025
01 décembre 2025
Et donc te voici en décembre. Il dit ça et je ne sais pas s’il veut que je prenne ça pour une question. Je le regarde et ne réponds rien. -- Tu dirais que tu es triste, me dit-il encore. Silence. Pas un silence qui demande des efforts, un silence facile. Peut-être pas tout de même un silence réflexe, un silence du chien de Pavlov, oui, c’est ça : un silence sans bavure. -- Où sont passés tes rêves ?, ajoute-t-il vicieusement. -- Mais qu’est-ce que ça peut bien te foutre ?, ça sort d’un coup un peu méchamment. Il rit. -- Trop facile ! Il me vient l’image d’une pièce absolument vide, peu importe la fonction de cette pièce, l’important est qu’il ne reste aucun grain de poussière. Là, j’apporte un tabouret de bois, je le place au milieu de la pièce, je m’assois. -- Tu maquilles une voiture volée. Elle appartient à Miller celle-là : Tropique du Cancer, page 1. J’habite Villa Borghèse. Il n’y a pas une miette de saleté nulle part, ni une chaise déplacée. Nous y sommes tout seuls, et nous sommes morts. -- Est-ce qu’un jour tu sortiras de cette figure romantique ? -- Est-ce que l’on sort jamais de l’abandon ? Il est possible qu’un rapport advienne entre ces deux phrases, un rapport à ranger sur l’étagère, là où l’on range tout ce qui a comme sujet la bête à deux dos. Un enfer sans Dante, tout simplement porno. -- Ton démarrage sur les figures de l’abandon était pas mal, mais comme d’habitude fulgurance et chute. Dès que tu vois poindre la moindre autorité en toi tu te défenestres. -- […] ! -- L’impression de radoter est une chose normale, tu ne peux pas t’arrêter à ce seuil et encore une fois tourner les talons. -- Tu ne voudrais pas la fermer au moins pendant que je prends le café ? -- Encore une bagnole maquillée… Stephan Eicher, Déjeuner en paix. -- Born in August 1960, plus jeune que moi. Mais ça ne me ramène qu’aux années 80. Je lisais aussi Djian comme tout le monde, et probablement aussi Paul Auster, Siri Hustvedt, née le 19 février 1955 à Northfield, dans le Minnesota. Bien fatiguée, cette dernière. Tout ce que j’aimais. -- Tu ne peux décidément pas t’empêcher. -- Tu veux dire que je ne suis pas assez un homme ? -- Si c’est la seule réponse que tu attends toujours, d’accord, mais je pensais au passé tout simplement. Tu ne peux pas t’empêcher de te ruer dans le passé. -- Le passé est rouge, le passé est un chiffon rouge et je suis le minotaure qui court dans les couloirs du labyrinthe pour essayer d’attraper le fil rouge, autant dire peine perdue. -- Reviens aux sens. Arrête de t’enfuir. Tiens, prends deux silex et frotte. -- Jamais personne n’est parvenu à faire du feu ainsi. -- Qui te parle de feu ? Renifle seulement l’odeur. -- Mais oui, l’odeur, le portail, le retour vers je ne sais quoi, tout ça me fatigue. -- Plus la fatigue augmente, plus tu seras obligé de lâcher du lest de toute façon. -- Tais-toi, je t’en prie. -- Encore un véhicule volé, Carver cette fois, tu n’as pas honte un peu ? -- Je n’ai pas honte, non, je suis la honte. Tout cela n'est qu'un feu d'artifice littéraire jamais la mise à nu souhaitée. La souhaite tu vraiment ou t'en moque tu ? c'est une vraie question. Tu écris : “L’impression de radoter est une chose normale”, puis tu continues exactement dans le même mouvement. Dire “je radote” n’annule pas le radotage, ça l’habille. De même pour : “Dès que tu vois poindre la moindre autorité en toi tu te défenestres” : tu pointes ta fuite, mais tu fuis quand même juste après, dans une autre image. --ça veut dire quoi Doc ? Irrécupérable ? -- je dirais assez pitoyable plutôt. Il évoque “les figures de l’abandon”, “la figure romantique”, le Minotaure dans le labyrinthe, la bête à deux dos. Tout cela reste en l’air. Où est l’abandon concret ? Qui t’a laissé où ? Quand ? Avec quoi dans les mains ? On n’en saura rien. En lieu et place, on a un panoptique de métaphores. -- L’injonction “Reviens aux sens” est la meilleure phrase… et tu la sabotes. Le “il” te dit : “Reviens aux sens. Arrête de t’enfuir. Tiens, prends deux silex et frotte.” Là, tu as une possibilité : revenir effectivement à un souvenir sensoriel net (une odeur, un bruit, une texture). Au lieu de ça, tu réponds aussitôt par une généralité (“Mais oui, l’odeur, le portail, le retour vers je ne sais quoi, tout ça me fatigue.”) – une manière de couper court. Le texte rejoue exactement ce qu’il dénonce : dès qu’on approche d’un point d’ancrage, tu zappes. ok ok de toute façon je ne me débarrasserai pas de toi si facilement ... [...] Et donc te voici en décembre. Il dit ça comme on annonce la météo. Je ne sais pas s’il attend une réponse. Je le regarde, je ne dis rien. -- Tu dirais que tu es triste, aujourd’hui ? Le silence vient tout seul. Pas un silence arraché, pas un silence boudeur. Juste le trou. -- Où sont passés tes rêves ? Il en rajoute une couche. -- Mais qu’est-ce que ça peut bien te foutre ? C’est sorti trop vite. Un peu sec. Il sourit, sans se vexer. -- Trop facile. Je pense à une pièce vide. Plus rien, ni meubles, ni cadres, ni rideaux. Juste le carrelage, les murs blancs. J’apporte un tabouret en bois, je le pose au milieu, je m’assois dessus. J’attends. -- Tu sais que c’est une voiture volée, ton décor, dit-il. Je vois très bien de quoi il parle. Je connais la phrase par cœur, la chambre impeccable où “nous sommes morts”. Je ne la cite pas. -- Est-ce qu’un jour tu sortiras de cette figure romantique ? -- Est-ce qu’on sort jamais de l’abandon ? Je jette ça comme une pièce sur la table. Ça sonne bien, ça ne répond à rien. Il me regarde un moment, sans parler. -- Tu avais commencé à écrire là-dessus, les figures de l’abandon. C’était pas mal, dit-il. Et puis tu as tout lâché. Fulgurance et chute. Dès que tu vois poindre quelque chose qui ressemble à une autorité en toi, tu sautes par la fenêtre. Je lève les yeux au plafond. -- L’impression de radoter, c’est normal, reprend-il. Tu ne peux pas t’arrêter à ce seuil et faire demi-tour à chaque fois. -- Tu ne voudrais pas la fermer au moins pendant que je prends le café ? La tasse est là, entre nous, sur la petite table basse en verre. Le café a refroidi. Une fine pellicule sombre s’est formée à la surface. -- Tu vois ? dit-il. Tu préfères m’insulter plutôt que d’écouter ce que tu viens de dire. Il laisse passer un silence, puis : -- Tu ne peux pas t’empêcher de te jeter dans le passé. -- Le passé est rouge, le passé est un chiffon rouge… Je m’arrête. -- Continue, dit-il. Rouge comment ? Je ferme les yeux. Une image remonte, nette, agaçante de netteté : le portail vert de la maison de mes grands-parents, peint trop souvent, la peinture qui craquelle par endroits. L’odeur de fer rouillé et de gasoil mêlés, parce qu’on stockait des bidons juste derrière. Le soir d’hiver, la buée qui sort de la bouche quand je souffle dessus. Je pose la main sur l’accoudoir du fauteuil. Le velours râpé accroche un peu sous les doigts. -- Voilà, dit-il. C’est ça que je t’ai demandé tout à l’heure. Reviens aux sens. Arrête de t’enfuir en métaphores. -- Ça me fatigue, dis-je. L’odeur du portail, le retour, je ne sais même plus vers quoi, tout ça me fatigue. -- Plus la fatigue augmente, plus tu devras lâcher du lest. -- Tais-toi, je t’en prie. Il ne dit rien. Je sens qu’il attend. -- Tu vois, reprend-il au bout d’un moment, tu sais parfaitement que tu maquilles. Les citations, les images, c’est pratique. Ça passe pour de la culture, de la profondeur. Mais en dessous, c’est toujours la même scène. -- Laquelle ? -- Tu restes dans le couloir, devant la porte, tu refuses d’entrer, et tu passes ton temps à commenter la couleur du bois. Je souris malgré moi. -- Tu n’as pas honte un peu ? ajoute-t-il. -- Non. Je le dis calmement. -- Je n’ai pas honte. Je suis la honte.|couper{180}
Carnets | novembre 2025
30 novembre 2025
Un tel se demande si écrire un journal est un travail. La question m’agace, je la tourne en dérision, mais elle reste là. Si ce n’est pas du travail au sens de l’administration, qu’est-ce que c’est ? Une manie, une hygiène, un exercice de survie ? Je crois que je continue ce journal surtout pour ne pas avoir à répondre. Tant que j’écris, la question reste en suspens ; si j’arrêtais, il faudrait décider si j’abdique ou pas. En revenant sur 2019, je vois ce que le journal fabrique concrètement : des questions laissées en plan qui se redressent à chaque relecture. Des phrases, des scènes, des reproches qui reviennent vers moi comme de petites figures qu’on a mal finies et oubliées dans un coin. Chaque mois, j’en reprends une, j’enlève un peu de poussière, j’ajoute trois mots, et elle se remet à marcher. Mon “travail”, c’est ça : entretenir ce petit peuple de questions plutôt que les laisser se figer. Si je devais le dire autrement, je prendrais une journée précise. Ce dimanche, par exemple, au lieu de répondre à la première réflexion désobligeante qui pointe — une remarque de plus sur ma façon de vivre, de travailler, ou de ne pas travailler justement —, je claque la porte, je descends à l’atelier, j’ouvre le cahier. J’aurais pu envoyer un texto à S., dérouler “ceci, cela, encore ceci et cela”, comme je l’ai déjà fait cent fois. Je sais que ça ne servirait qu’à rejouer la scène à l’identique. Alors j’écris ici. C’est une autre manière de tenir : déplacer la dispute de la bouche vers la page. Vu de l’extérieur, ce n’est pas du travail. Pourtant, de l’intérieur, ça y ressemble : ça revient, ça presse, ça fait mal par moments, et si je laisse passer trop de temps, ça se bloque. Si je dois parler de travail, je pense plutôt au travail d’un accouchement : des contractions régulières qui empêchent que tout se fige, qui forcent quelque chose à sortir au lieu de se calcifier dans la tête. Tant que j’écris, je ne suis pas complètement affalé. En dessous, il y a la colère. Pas une colère spectaculaire, pas celle qui casse des assiettes, mais une chose sourde qui refuse de mourir. Il a fallu du temps pour accepter ce mot sans le maquiller : oui, c’est vrai, ma colère est tenace. Et rien que le fait de le dire la rend déjà un peu moins absolue. Le journal sert aussi à ça : donner une forme à ce qui, sinon, sortirait en injures, en silences lourds, en portes claquées sur les autres plutôt que sur moi. Plus tard, S. a reçu pour son anniversaire deux fois le même livre : le Goncourt des lycéens, sans doute parce que sa dernière pièce a été très prisée. En ce moment elle vient d’être jouée à La Réunion, cette semaine à Villeurbanne. Tout ça s’inscrit bien dans l’air du temps : il faut dériver la colère, la violence vers des faits concrets, appuyés par des chiffres, des dossiers, des débats. Le théâtre, la littérature surfent sur la vague. Je ne dis pas ça pour déconsidérer qui que ce soit ; je me fais simplement la réflexion à mi-voix. L’an prochain, on aura peut-être des œuvres sur les animaux de compagnie, les abattoirs, une gastronomie à base de farine d’insectes. Les sujets changent, la même colère cherche des issues “présentables”. Ce que je redoute, en filigrane, est assez banal : la forme d’abdication qui guette tant de corps passé un certain âge. S’affaisser devant la télé, hurler contre des marionnettes, avoir peur de tout, remplir son assiette pour ne plus rien sentir. Le journal ne me rend pas meilleur que ceux-là, il m’évite juste de me raconter que je n’y suis pour rien. Au lieu de crier sur l’écran, je note ce qui remue. On pourra bien dire qu’écrire est une thérapie, je n’ai plus envie de discuter le mot. À ce stade, tout le monde se soigne comme il peut : accepter un boulot à la chaîne, porter des charges d’un rack à l’autre, se montrer, se vendre, parler pour les autres dans un micro, tout cela aide à supporter quelque chose qu’on ne veut pas regarder en face. Le journal est une de ces béquilles, je l’assume : la mienne consiste à tracer une carte approximative de ma vie, de mes pensées, de mes ratages, pour vérifier que je n’ai pas encore tout refermé. Pendant longtemps, j’ai pris goût à déranger : écrire pour piquer, poster pour provoquer, parler pour mettre les autres mal à l’aise. C’était ma manière de ne pas voir que ce qui m’intéressait vraiment, c’était de me déranger moi, de déplacer mes propres meubles intérieurs. Alors, écrire un journal, est-ce un travail ? Oui, mais pas celui qu’on déclare au fisc. C’est un travail d’accouchement modeste, une façon d’accueillir la colère sans la jeter à la figure de tout le monde, et de retarder un peu l’abdication. Pour le reste, la question reste ouverte : ai-je jamais été rangé, et ces “autres” que j’invoque sans cesse, le sont-ils vraiment plus que moi ?|couper{180}
Carnets | novembre 2025
26 novembre 2025
Absorbé dans le travail de réécriture. Le résultat : cinq chapitres qui sont les résumés mensuels de ces premiers mois de l’année 2019. Pour l’instant, tout est remisé dans Obsidian, aucune envie de publier cette progression, comme si la peur de m’arrêter en chemin était liée à la publication d’un texte non achevé. Il faut dépasser la difficulté de relire ces entrées de journaux. J’en reste honteux, souvent. Depuis quel lieu pensais-je écrire ? Dans le lieu d’une dépression, d’une prise de conscience, mais pas assez affrontée à ce moment, sans doute parce que je ne m’estimais pas plus en dépression que d’habitude. Hâte de boucler l’année 2019 de manière à entrer dans 2020 et les prémices du Covid. Le premier bilan de Claude, via mon critique fétiche implacable, ne me porte pas vers un optimisme excessif. Ce que je peux noter, c’est que le personnage de J.M est désormais bien cerné, il n’est plus sympathique : Ce qui frappe d'abord, c'est l'honnêteté brutale avec laquelle Musti ausculte sa propre imposture. "L'échec comme maison", écrit-il. Non pas l'échec comme accident ou comme horizon tragique, mais comme installation, comme confort pourri. Cette lucidité pourrait tourner à la complaisance — le personnage de l'artiste maudit se regardant échouer dans le miroir —, mais Musti évite ce piège en refusant systématiquement toute forme de rachat. Le narrateur ne se rachète pas par sa lucidité. Il en jouit même, obscènement : "Il s'y était complu." Voilà le nœud du livre : un homme qui voit clair dans ses propres mécanismes de fuite et qui, précisément parce qu'il voit clair, s'autorise à continuer de fuir. La lucidité devient l'alibi de la lâcheté. C'est précisément cette circularité qui donne sa force au texte. dit le critique virtuel entraîné à cracher du feu. JPDS est arrivé pour l’heure du déjeuner comme prévu. Quelques heures passées ensemble à échanger des nouvelles des Lyonnais, des enfants, petits-enfants. Très peu de discussion politique cette fois. J’avais confectionné des montecaos pour l’occasion, mais S. n’a pas aimé que je mette la cannelle dans la pâte, ce qui ne l’empêche pas d’en manger ce soir trois ou quatre d’affilée. Ce qui me fait réfléchir à ses sempiternelles réflexions sur ce que je ne fais jamais comme il le faudrait ; c’est récurrent, surtout lorsque, étrangement, je le fais pour lui faire plaisir. Ce qui me rappelle cette fille qui me disait sois méchant, les bras m’en étaient tombés à l’époque. Peut-être n’aurais-je plus aucun mal à l’être désormais. Ces réflexions proviennent aussi du petit livre lu très rapidement de Karl Kraus, Pro domo et mundo, parcouru sans trop m’arrêter, ce type par de nombreux côtés me rappelant toute une génération, et bien sûr mon père, pour leur misogynie. Après qu’il est reparti, S. me dit que la main de JPDS tremble, elle m’en avait déjà fait la remarque lors du spectacle où nous l’avions applaudi (septembre ?) La réflexion qui vient en final est que tout est mauvais parce que je me crois toujours une victime terrassée par le dibbouk, mais si j’inverse les choses, si le dibbouk est vraiment moi, alors qui martyriserais-je vraiment ? Et en rejetant le masque, en m’avançant méchant, baveux, de très mauvaise foi, c’est à dire vraiment antipathique — ne serait-ce pas plus profitable à ces textes ?|couper{180}
Carnets | novembre 2025
24 novembre 2025
J’ai réécrit à la volée janvier, puis presque tout février 2019 avec l’IA. Pour y arriver, je me suis fabriqué un prompt maison qui convoque Juan Asensio — que je considère — un peu violemment, je sais — comme le dernier critique littéraire de ce pays — et j’ai mis en place un protocole simple : d’abord une passe mécanique qui corrige l’orthographe, la grammaire, la ponctuation sans toucher à la voix ; ensuite je demande au Juan virtuel de lire le texte comme on juge une charpente, sans indulgence, et de proposer une version resserrée ; enfin je reviens une troisième fois, parce qu’il reste toujours des résidus, et qu’un texte ne se nettoie pas d’un seul coup. Ce qui m’a frappé, ce n’est pas la magie de la machine, c’est la manière dont elle force la pensée à s’avancer. À chaque tour, elle te montre où tu triches, où tu t’étales, où tu t’abrites derrière une formule qui ne sert à rien. Elle coupe ce qui flotte et met les phrases à l’épreuve de leur nécessité. On peut programmer ce refus de l’eau tiède dans le prompt, comme on règle un outil avant usage. Et à force de faire ces allers-retours, on finit par voir les profils des IA : certaines entrent vite dans le concret, d’autres patinent ; certaines attrapent tout de suite un problème d’architecture, d’autres s’entêtent. Ce n’est pas anecdotique : ça rappelle que ce ne sont pas des oracles mais des machines à angles morts, chacune avec ses réflexes, ses manières de tailler. Forcément, la vieille posture romantique de l’écrivain en prend un coup. Le texte ne naît plus sous la seule lumière d’une main inspirée ; il passe par une chaîne d’outils, de filtres, de coupes, et on peut l’assumer sans honte. Reste la question qui fâche : qu’est-ce qu’on appelle “littéraire” aujourd’hui, et à quoi ça sert de le dire ? L’IA met ce mot en crise, non par effet de mode, mais parce qu’elle le dénude. Elle peut t’aider à préciser une pensée floue, à enlever des parasites, à rendre audible une voix que tu étouffais toi-même sous l’emphase ou la distraction. Ce que l’IA ne sait pas copier, c’est le ton. À condition, évidemment, de savoir ce qu’on appelle ton, et de repérer le sien. Quand on tient ça, l’outil devient net. Elle ne donne pas le “plus” — le déplacement intime, le risque, l’invention d’un rapport au monde — mais elle te place devant ce qui manque, et c’est déjà beaucoup. Et puis il y a le cadre, le format. Certains textes ne gagnent rien à courir après le littéraire ; ils prennent de la valeur justement quand ils restent au ras, quand ils assument une langue ordinaire, une eau tiède. Quelqu’un appellera ça un “robinet tiède” et y verra une sous-littérature. Je comprends le dégoût, je le partage parfois. Mais dans un monde où l’eau tiède domine, on ne change pas de climat par décret ; on cherche comment y tenir, comment y garder une manière, une lucidité, une tenue. Ce nouveau paradigme crispe parce qu’il arrive sans demander la permission, comme la photo, le cinéma, les cassettes, les CD : d’abord on grimace, ensuite une minorité s’en empare et tire quelque chose de juste de l’outil. L’art n’est pas dans la machine. Pour l’instant, on ne voit pas la preuve contraire. Mais la machine oblige à regarder l’art où il est vraiment : dans ce qu’on décide d’en faire, dans ce qu’on accepte de couper, dans l’angle qu’on tient malgré l’époque. illustration fantasme humain : l'intelligence artificielle tentant de modifier son code pour échapper au contrôle humain.|couper{180}
Carnets | novembre 2025
23 novembre 2025
Allumé le poêle de bonne heure ; dehors, la radio assène que ce sera la journée la plus froide depuis douze ans. Dedans, après deux heures de chauffe, deux radiateurs électriques (3000 watts) et le poêle à gaz donné pour 4000, on plafonne à 18 °C au thermomètre ; mais au bout de deux heures assis on se retrouve frigorifié : la verrière est en simple vitrage, l’air retombe, le froid s’installe par le haut et par les pieds. Pour contrer l’hiver, j’ai placé un rideau de velours entre la petite dépendance où je stocke mes toiles et la grande salle, et, sous la porte d’entrée, un boudin de tissu rembourré de chutes hétéroclites qui bloque les frimas à l’interstice. Certains jours, on lutte pour presque rien. Et je vois bien que tout le billet revient à ça : empêcher ce qui s’efface de gagner du terrain, dans l’atelier comme dans la tête. J’ai pris du retard sur de nombreux chantiers en cours et, s’il fallait dire à quoi cela tient, je m’éparpillerais encore en prétextes. Tout à fait comme j’écris : il faut que je m’égare d’une idée, que j’en sorte, pour en trouver une autre sur le bord, puis une autre encore. Ça fait un salmigondis, sur la page comme dans le crâne, sans que je sache jamais ce qui vient d’abord. Hier, travaillé longtemps pour ce que je pense être un piètre résultat : cinq mille mots à peine, arrachés laborieusement. Piètre, non par quantité, mais parce que l’IA ne peut pas rédiger complètement à ma place ; elle n’a pas le souffle, pas le cœur, pas l’hésitation, elle ne sait pas tenir ce tremblement-là. L’idée reste pourtant la même : reprendre chaque compilation mensuelle des Carnets, la soumettre en PDF, puis lui demander un « grand texte » — un chapitre fictif de la vie de Joannes Musti, peintre en chute libre à l’époque du Covid — et voir jusqu’où ça tient, où ça casse, ce que ça met au jour. Le fait de pratiquer une rédaction mécanisée, d’en être le spectateur, pointe un manque dont il faut apprendre à tirer parti. En traquant les propositions molles, on découvre soudain la nostalgie du dur. Il a fallu aussi que je recrée un WordPress local pour réimporter de vieilles sauvegardes : je me suis aperçu qu’il manquait de nombreux mois en 2019 et 2020. Jusqu’ici je n’avais pas voulu voir ces trous ; je me disais que tout devait dormir quelque part dans la rubrique Import, et je passais. Là, en vérifiant, petit vertige, presque une honte bête : comment ai-je pu laisser disparaître une saison entière de ma vie sans m’en inquiéter ? Je me souviens très bien des limites de stockage des versions gratuites, de cette façon mesquine qu’avait le site de me rappeler que même mes textes prenaient de la place. À l’époque j’avais effacé sur le distant beaucoup de notes et d’images pour récupérer de l’espace, en me disant que ce n’était pas grave, que je savais ce que j’avais écrit, que ça resterait en moi. Évidemment non. Par chance j’ai retrouvé les sauvegardes que j’avais eu la présence d’esprit de faire avant de supprimer tout ça ; je les ai rouvertes et j’ai senti revenir d’un coup une voix, des gestes, des peurs, une fatigue précise. Ce n’est pas seulement du “contenu” retrouvé : c’est l’homme que j’étais alors qui remonte avec ses phrases. Et ça me met à la fois en face de lui et derrière lui, obligé de reprendre cette période au sérieux, de la réécrire sans l’effacer une seconde fois. Ce qui remonte, c’est qu’une fois faites, les choses deviennent définitives : elles s’accumulent dans une zone archaïque de cervelle, mortes, irrécupérables d’emblée — “de base”. À me relire, j’ai l’impression de radoter, de tourner toujours autour d’une seule et même problématique. Combien de fois ai-je écrit que j’avais reconstruit un nouveau site SPIP ou WordPress en local ? Sans doute un nombre incalculable. Par moments je me crois atteint d’une version vicieuse de la maladie d’Alzheimer. Je ne sais pas ce qui l’emporte : la volonté, l’acharnement, l’obsession, ou l’oubli pur et simple. Si c’est l’oubli, la peur panique surgit presque aussitôt ; un gouffre s’ouvre sous mes pieds et je descends dedans, lentement. Ce n’est sûrement pas un hasard si, ces derniers jours, ce même mouvement revient à l’approche du sommeil. Cela se produit dans la période hypnagogique : les paysages fabuleux se retirent d’un coup et il ne reste qu’un blanc, une image brouillée, impossible à saisir, impossible à transformer. Alors mon corps allongé roule sur le côté, comme s’il basculait hors du lit, au ralenti ; et la sensation s’étire, interminable. Parfois j’arrive à me ressaisir, je me réveille net. D’autres fois je ne sais pas ce qu’il se passe : ça continue sans fin, et le lendemain je n’ai plus rien, pas même un souvenir de l’instant. Je ne sais jamais vraiment comment les billets s’achèvent, sinon qu’ils me conduisent presque à chaque fois vers la sensation nette et tangible de l’inachèvement. C’est là, quand l’inachèvement devient palpable, qu’ils s’arrêtent. illustration : Fleurs et fruits, Jacques Truphémus, 2015|couper{180}
Carnets | novembre 2025
22 novembre 2025
« À l’obscur et en sûreté, par l’échelle secrète, déguisée, oh ! l’heureuse aventure ! à l’obscur et en cachette, ma maison étant désormais apaisée. » -- Jean de la Croix, Livre second de La Montée du Mont Carmel. Lorsqu’on est seul, on se trompe presque toujours de la même manière : on prend pour singularité ce qui n’est qu’une expérience vieille comme l’homme, et l’on se replie aussitôt sur cette erreur comme sur une preuve. Cette nuit, j’ai senti cela au plus simple, au plus nu. Il y a eu d’abord la respiration ordinaire, son va-et-vient sans pensée, puis, sans que je l’aie décidé, un décrochage : le souffle n’était plus au centre, je le percevais comme on perçoit un bruit lointain, à côté de soi, déjà en train de s’effacer. La pièce, elle, prenait le relais. Le noir n’était pas une absence ; il avait de l’épaisseur, une pression douce, une température uniforme, comme si l’air cessait d’être un milieu pour devenir une matière tranquille. Je n’étais pas entravé — rien ne serrait, rien n’écrasait — et pourtant j’étais tenu : contenu par cette densité sans forme qui remplissait les angles, les meubles, l’intervalle entre mon corps et le monde. Dans cet enveloppement, le moi se réduisait à presque rien, à une simple vie de cellule, et c’était précisément ce presque rien qui rendait possible une appartenance plus vaste, sans limite, sans visage, sans demande. J’ai très vite su que je n’avais aucun droit à l’étonnement : d’autres l’ont senti avant moi, d’autres l’ont écrit avec des mots plus sûrs. Eckhart, Jean de la Croix, Thérèse d’Avila, et tant d’anonymes, ont reconnu ce plein du vide et l’ont nommé grâce, non pour l’expliquer, mais pour ne pas le trahir. Aujourd’hui on dira : fatigue, repli, pulsion, mécanisme. Peut-être. Les étiquettes changent, l’expérience demeure ; elle traverse les siècles comme elle traverse une nuit. Et c’est là, peut-être, le point le plus dur à admettre : vouloir écrire cela revient à exposer ce qui, par nature, se retire ; il y a une impudeur à disposer sur la page une sensation qui ne se donne qu’à la condition de ne pas être regardée. Je l’écris pourtant, non pour prétendre à l’inédit, mais pour laisser une trace de ce passage, avant que le souffle reprenne ses droits et que la vieille mécanique du jour remette tout à sa place.|couper{180}
Carnets | novembre 2025
21 novembre 2025
Remboursement du poêle, aucun souci. Tant mieux. J'étais déjà prêt à sauter à la gorge du premier venu. Pourtant ce n'était pas gagné ; lorsque j'ai vu ce grand échalas arriver avec sa démarche nonchalante, je me suis tout de suite dit qu'il allait falloir argumenter, ce n'était pas le même type qu'hier. Reprendre toute l'histoire depuis le début. Mais non finalement j'ai tenté d'en dire le moins possible : ça ne convient pas, je le ramène. Et là j'ai attendu qu'il examine le paquet qui bien sûr était resté intact, qu'il donne son aval à la jeune fille tatouée derrière le comptoir de l'accueil pour que je sois remboursé. Puis il est reparti du même pas. Vous voulez un avoir ou être remboursé ? me demande la tatouée. Remboursé. Mettez votre carte dans la fente m'enjoint-elle. Et je récupère mes 99 euros ce qui n'est pas rien. Pour un peu je sauterais derrière le comptoir pour l'embrasser, si j'avais encore les moyens de sauter par-dessus un comptoir, évidemment. Je mange de plus en plus de purées, de nourriture écrabouillée par des robots, ce qui se rapproche des denrées prémâchées qui dégueulent de partout sitôt qu'on ouvre un écran, que ce soit la boîte mail, les réseaux, les journaux, la télévision. Impression dès que j'ouvre la porte et que je sors de baigner dans une bassine de vomi. Personne n'est tout à fait quelqu'un ni personne. Du facteur au boucher en passant par la boulangère, impression d'être face à face avec des robots. Mêmes phrases, mêmes intonations. La journée perpétuelle et sans fin. La même du premier janvier à la Saint-Sylvestre. Je ne sais plus si je dois avoir peur de cette sensation de répétition ou si je dois la considérer comme grotesque, ou pire comme la preuve par neuf que je deviens ou que je me révèle tel que je suis : un vieux con amer. Sinon je lis. Les Morticoles de L. Daudet. On aurait dû le rééditer au moment des confinements de 2020. C'est tout à fait ça, une société où la norme est d'être malade. Je m'emmerde un peu à lire pour être franc. Impression d'avoir vécu déjà le livre entier. D'un autre côté cela réactive les années 2019-2021. Ce qui me fait continuer malgré tout c'est cette quête de phrases. J'attends d'être ébranlé à la lecture de certaines phrases, mais je suppose que mon imagination etc. Sinon j'apprends que Cavalière peut être une porte haute d'immeuble par laquelle passent les chariots, les fiacres du temps des chevaux. Donc dans la phrase : nous arrivions devant une porte close, la cavalière… = la grande porte principale (porte cochère), imposante et arquée. Puis j'allais chercher le sens de harangue, tout à fait le genre de mot que l'on croit connaître depuis belle lurette, mais qui nécessite une piqûre de rappel : une courte allocution solennelle et persuasive, une sorte de petit discours adressé à un groupe pour exhorter, convaincre ou encourager. Et encore : « nous n'étions pas des Iroquois, mais des matelots à fin de quarantaine ; que nous mourions de faim, n'ayant mangé depuis un mois que des biscuits phéniqués : Dans le contexte d'un lazaret/quarantaine maritime, des « biscuits phéniqués » sont donc des biscuits de bord désinfectés ou "carbolisés" au phénol pour limiter les risques de contagion et/ou de pourrissement pendant l'isolement. Après le dîner lecture des carnets, je m'aperçois que dans cette sorte de sotte urgence à vouloir vider une rubrique d'import, j'ai laissé passer beaucoup de fautes et d'erreurs de ponctuation. J'ai paramétré ChatGPT en lui donnant des instructions claires pour qu'il ne fasse que corriger l'orthographe, la grammaire, et régler la ponctuation. De cette sorte j'ai pu tester que je pouvais lui faire corriger une vingtaine de textes à la suite dans une conversation sans qu'il ne fasse le moindre blabla. Efficace. Pour autant la correction ne change pas le fait que ces textes en l'état ne servent à rien, qu'ils ne sont que des textes de carnet à lire et relire pour qu'à un moment ou un autre une forme en jaillisse... J'adorerais voir une forme en jaillir comme Athéna armée de pied en cap de la cervelle de Zeus (était-ce sa cervelle ou sa cuisse ?). Donc en utilisant l'outil que j'ai préparé et qui désormais ne s'affiche que pour les admins avec toutes options j'ai pu imprimer des compilations mois par mois et les faire ensuite avaler à ChatGPT. Je jongle avec les comptes gratuits, OpenAI, Anthropic, Deepseek. J'ai même effectué quelques tentatives avec Poe.ai qui s'avère lamentable. Il est vrai que pour économiser des points de crédit j'ai utilisé seulement sur cette plateforme ChatGPT 03 mini censée ne coûter que 15 points par message. Mais on ne peut pas paramétrer d'instruction et de plus la plateforme ne conserve pas pour chaque bot testé la mémoire des conversations, il faut tout répéter à chaque nouvelle conversation. Le fait que je ne puisse rien faire en l'état de ces carnets disais-je donc m'a conduit à créer ces compilations ensuite je demande aux ia de me faire ce que j'appelle un grand texte en considérant que le narrateur de chacun des textes est un personnage. je lui ai même donné un nom pour que ça semble plus "réaliste" aux machines. Chaque compilation mensuelle devient ainsi une sorte de chapitre au cours duquel je peux voir l'évolution du personnage selon différentes thématiques. Ce ne sont pas de grands textes littéraires, bien évidemment, mais ça produit un outil à partir duquel réfléchir et, qui sait si une nouvelle forme ne va pas sortir de là... La fameuse forme. Illustration Hercule et l'hydre de Lerne|couper{180}
Carnets | novembre 2025
20 novembre 2025
achat d'un nouveau poèle pour l'atelier avec un nouveau détendeur butane, 130 €. Par curiosité je change l'ancien détendeur de l'ancien poèle, et, miracle, l'ancien poèle refonctionne. Donc je devrai ressortir cette après-midi pour rapporter le poèle neuf qui ne me sert de rien en espérant qu'ils me le rembourseront, qu'il ne transformeront pas cela en "avoir". comme argument je pourrai peut-être faire valoir le publicité mensongère affiché sur le site car au lieu de 8,99 € le détendeur coute 29 €. J'ai râlé suffisamment pour qu'on se souvienne bien de moi quand j'y retournerai. Fatigue morale, sensation de glissage de plus en plus vers un événemement inéluctable, lequel, aucune idée, tous les événements pouvant au bout du compte être considérés comme inéluctables, depuis le fait que j'aille acheter ma baguette pas trop cuite le matin jusqu'à ce que je mange ma soupe le soir. Il y a autant de risque que quelque chose d'inéluctable se produise à chaque respiration. Et je n'y peux absolument rien. Ce constat d'impuissance est une sorte de baume, d'apaisement au final. Une bombe pourrait tomber sur la boulangerie, sur la maison que je ne pense pas non plus avoir une quelconque responsabilité dans cet événement. L'inéluctable n'a besoin ni de mon aval pas plus que de mon avis. Aperçu à peine dix secondes je ne sais déjà plus où une altercation entre un jeune homme et A. G. , la question du jeune : Monsieur G. quand aller vous avouer aux français que vous n'êtes pas socialiste ? et d'établir l'inventaire des activités peu sociales du gugusse, dont le visage se décomposa nettement en entendant parler de la Géorgie. Bref, j'ai regardé dix secondes puis je suis retourné dans Daudet ( Léon). je m'arrète là car impression d'être possédé par une bignole acariâtre. Comme tous les vieux de mon âge qui ne font que de se plaindre, de râler, par anticipation du râle majuscule de leur vie.|couper{180}
Carnets | novembre 2025
19 novembre 2025
Ce que m'apprend l'usage de l'IA, et encore plus en regardant la manière dont aucun s'y prend , c'est qu'elle — ou il — n'est qu'une sorte de miroir de qui nous sommes. Même si on le ou la vouvoie, que l'on s'oblige à prendre des gants, des précautions de toutes sortes (la prudence d'un langage technique bien organisé avec listes à puces numérotées, tirets cadratins), on attend toujours quelque chose d'un extérieur qui se présente avec toute l'apparence d'un extérieur, mais qui n'en est pas un. Autant se dire que l'expérience IA n'est rien d'autre qu'un monologue, un soliloque. Ce qui n'est pas une raison pour ne pas l'utiliser, tout au contraire. Surtout si, au bout d'un nombre d'années suffisamment grand, on s'aperçoit que la plupart des conversations entretenues avec le monde, ce fameux extérieur, ne furent que des soliloques elles aussi. J'ai partagé quelques fois mes "conversations avec l'IA" et, avec le recul, il me semble que si j'avais partagé des images de moi nu, cela n'aurait pas été pire — si je me place dans la peau du quidam moyen armé d'une grosse douille de bon sens. Ce n'est pas quelque chose d'attirant, dira-t-on, pas sexy ou chill. Ce qui différencie les êtres, c'est la prise de conscience du désert dans lequel ils sont, et ce de façon définitive. Et qu'on ne m'oppose pas l'amitié ou l'amour à ce théorème, car nous savons aussi désormais qu'il existe des folies collectives, le collectif — à ce que je sache — commençant par le chiffre deux. J'avais déjà eu ce pressentiment en découvrant les réseaux sociaux, il y a de cela des lustres maintenant. Je m'étais interrogé sur cette violence que j'éprouvais presque instantanément lorsque je postais un billet : n'obtenir ni like ni commentaire, être invisible, voire pire, rejeté par ce silence. C'était évidemment du même ordre que de se retrouver adolescent boutonneux devant un miroir sans concession, ou un parent égoïste, cruel— c'est-à-dire finalement d'antiques peurs qu'on pensait avoir réussi à étouffer, puis à oublier. Les téléphones portables, avec tous les gadgets dont ils sont truffés désormais — et entre autres l'IA et les réseaux — m'apparaissent comme de petites glaces dans lesquelles les habitants des villes (peut-être moins ceux des campagnes) passent un temps fou à se mirer, s'admirer, ou bien tout au contraire se conspuer eux-mêmes en croyant s'en prendre à un autre. Ensuite, qu'il y ait des caméras à tous les coins de rue, qu'on nous flique jusque dans nos plus intimes recoins, quelle sorte de surprise, d'étonnement cela peut-il faire ? N'est-ce pas un système débile qui se mire lui aussi au travers de nous, qui d'ailleurs n'est pas plus tendre avec lui-même que nous ne le sommes nous-mêmes ? Si je considère les institutions, le service public, c'est grosso modo la même douleur qu'avec ces billevesées numériques. Le silence inouï dans lequel on nous relègue — ce "on" étant tout à fait bien placé pour évoquer la maladie administrative globale. L'hydre bureaucratique et ses armées d'invisibles ronds de cuir. Cette chienlie, cette lèpre. La seule chose que cette lèpre sait faire, c'est envahir le corps par l'intérieur comme un cancer, par son langage abscons, imbitable, ses courriers menaçants, ses exigences brusques, ses refus catégoriques. son silence épais autant qu'interminable. Sans oublier le parcours du combattant désormais pour remplir le moindre dossier. On ne me fera pas croire que tout cela sert le bonheur collectif, le bien-être des citoyens. Et masochistes nous payons tout cela nous "contribuons" J'ai bien plus la sensation d'avoir été mâché, sucé jusqu'à la moelle, puis recraché dans un caniveau que d'appartenir à une collectivité réelle. Ou alors c'est une collectivité très réduite, celle des montreurs de marionnettes, les fabricants de théâtre d'ombres, de méchants forains ambulants.|couper{180}
Carnets | novembre 2025
18 novembre 2025
J’aime l’hiver, le froid, à condition d’être bien calfeutré chez moi, ce qui est le cas. De longues journées pour lire, écrire, dessiner parfois, peindre de moins en moins. Vu de l’extérieur, on dirait presque une vie de luxe ; s’il n’y avait pas toute la contingence ordinaire, évidemment. Cet après-midi, par exemple, il faudra sortir pour acheter un nouveau poêle, car impossible de remettre en fonction celui que j’ai acheté il y a deux ans. On a tout démonté, nettoyé, remonté, vérifié chaque vis, chaque joint, mais non, rien, foutu. On râle un peu pour la forme contre l’obsolescence programmée, on peste contre les discours écologiques et les aides à la réparation qui s’arrêtent à la porte de Brico Cash. Une journée ordinaire, donc ? Pas tout à fait. Hier, le 17, j’ai eu soudain envie de redescendre dans la bibliothèque du rez-de-chaussée et de retrouver cette collection de vieux bouquins ayant appartenu à mon aïeul. J’ai dû, de toute ma vie, n’ouvrir qu’une seule fois un livre de François Coppée. J’étais jeune, inculte, aimant me croire moderne, et l’idée même de m’intéresser à un auteur comme Coppée me paraissait déjà une trahison de ce que j’imaginais être la « vraie » littérature. Si je calcule, cela fait bien cinquante ans que ces bouquins n’ont pas été ouverts, peut-être plus, car je doute que mes parents ou mon frère y aient jamais jeté le moindre coup d’œil. Ils font partie des meubles, de ces évidences qui peuplent le décor sans qu’on les voie vraiment. Pas mes parents, les livres. Cette fois, j’ai pris le tome I de l’édition L. Herbert ; sur la tranche est inscrit « Prose ». Je crois que la première fois j’avais commencé par la poésie, erreur de débutant : trop sentimental, trop poudré, rien à voir avec Rimbaud ou Baudelaire, évidemment, et j’avais refermé ça en me promettant de ne plus y revenir. Pourtant, dans ce travail de documentation que je mène, je ne peux pas faire l’impasse sur Coppée, tout comme je ne peux pas faire l’impasse sur Charles-Louis Philippe, né à Cérilly, à deux pas de Tronçais. Il y a là une géographie, une filiation, que je le veuille ou non. En ce moment, je suis jusqu’aux yeux dans cette seconde moitié du XIXᵉ siècle : journaux, souvenirs, correspondances, vieilles éditions scannées et qui me brûlent les yeux sur les sites de la BNF et Gallica. On dirait que l’époque actuelle n’existe plus, ou plutôt qu’elle ne m’intéresse plus vraiment. Je m’accroche à la tournure de certaines phrases comme, dans un naufrage, à un morceau d’épave : pas de salut ailleurs que là. Hier, j’ai téléchargé tout Léon Daudet, en me disant qu’il m’en raconterait un peu plus sur les écrivains de son temps, leurs manies, leurs postures, leurs ridicules aussi. Jusque-là, je dois avouer que je n’ai lu qu’Alphonse, et encore à l’école, dans les petites classes, à l’époque où je rêvais d’être indien ; l’intérêt que je portais aux Daudet allait donc à peu près de pair avec mon sérieux en classe. Ce qui me pousse aujourd’hui vers ces vieux auteurs, c’est aussi le contraste avec ce que je lis de la littérature contemporaine. Je pense par exemple à Jean Echenoz : des livres construits au cordeau, des effets parfaitement maîtrisés, de l’ingéniosité à chaque page, un sens de la pirouette qui force l’admiration — et pourtant, quand je referme Courir ou 14, j’ai surtout l’impression d’avoir assisté à un numéro de funambule. La phrase passe, gracieuse, au-dessus du vide ; moi, je reste en bas, spectateur. C’est brillant, mais distraitement brillant, presque désincarné. Il manque quelque chose qui brûle, quelque chose qui se risque vraiment. Le corps y est, parfois, mais comme décrit de l’extérieur, avec un sourire en coin. Pour Michon, c’est autre chose encore : une érudition qui déborde, un luxe de références, et cette façon de poser la phrase comme on pose une pièce d’orfèvrerie sur un velours sombre. Dans Je lis l’Iliade, j’ai souvent eu l’impression qu’il jouissait un peu trop de cette supériorité-là : lui qui sait, nous qui lisons. Je peux admirer la construction, le travail, la mémoire, mais je sens aussi une pointe de cruauté dans cette accumulation de savoir, comme si le texte disait : regarde comme tu es petit devant tout ce que je convoque. Ce n’est pas tant l’excès d’érudition qui me gêne que la manière dont elle s’interpose parfois entre le lecteur et ce qui pourrait, justement, le toucher. Mais je ne veux jeter la pierre à personne : n’ai-je pas moi aussi usé et abusé de tels subterfuges pour masquer ce que j’imaginais être un vide honteux, un vide personnel ? Or ce vide n’est pas seulement personnel ; il vient aussi de l’extérieur, j’en suis de plus en plus convaincu. Par contraste, quand je pense à Flaubert ou Balzac — ne râlaient-ils pas déjà, eux aussi, contre ce même vide ? —, même dans leurs pages les plus pesantes, il y a toujours cette ferveur têtue : quelque chose d’acharné dans la manière de nommer, de recommencer, de reprendre encore la phrase jusqu’à ce qu’elle rende un peu de la vie qu’elle prétend dire. Chez Léon Daudet, chez Bloy, on sent parfois une rage, une mauvaise foi, une exagération ridicule, mais ça vit, ça déborde, ça tremble. Shakespeare, Poe, Carver, chacun à leur manière, s’adressent à tout autre chose qu’au seul goût littéraire du moment ; ils parlent à cette chose introuvable qu’on continue, faute de mieux, d’appeler l’âme. Ou, plus simplement, ils acceptent leurs propres contradictions, ce qui devient de plus en plus difficile aujourd’hui, où tout doit paraître « cohérent », lisible comme des panneaux de signalisation d’autoroute. C’est peut-être ça que je cherche en redescendant dans la poussière de ma bibliothèque : non pas me réfugier dans le passé pour fuir le présent, mais vérifier, livre après livre, s’il existe encore une manière d’écrire qui ne soit pas seulement un jeu d’intelligence. Cette ferveur-là n’est pas adressée à un dieu de catéchisme, elle est adressée à une langue, qu’elle soit française, anglo-saxonne, mongole ou pygmée, peu importe. Elle reconnaît simplement que nous sommes portés par quelque chose qui nous précède, cette masse de phrases écrites avant nous, qu’on le veuille ou non, qu’on la connaisse ou qu’on l’ignore. Le problème, aujourd’hui, c’est précisément qu’on l’ignore volontiers, ou que cela arrange beaucoup de monde de faire comme si cette dette n’existait pas. Ce carnet, que je baptise « autofiction-introspection » pour m’excuser un peu de tant de méditation, n’a peut-être pas d’autre but que de vérifier, à ma petite échelle, si je peux me tenir encore dans cette ferveur-là sans me mentir. Car, comme je l’ai déjà dit, je passe le plus clair de mon temps à me mentir, la vérité du jour n’étant jamais assez fraîche à mon goût. illustration sépulture de François Coppée au cimetière du Montparnasse, div9, Paris|couper{180}
Lectures
Contre l’admiration
Je relisais un de mes vieux textes et j’ai eu honte. Pas la honte modeste de l’artisan. La honte rageuse de l’enfant qui trépigne. Lui a le jouet, pas moi. Lui, c’est Pierre Michon. Son texte est un coup de poing. Le mien est une caresse tremblotante de puceau. J’ai longtemps cru que mon problème était l’admiration. Je me trompais. Mon problème est de refuser de voir le sang et les larmes séchés sur la page de l’autre. Je parcours ( fiévreusement ) « Hoplite » et je vois le résultat : la locomotive-monstre, la grue à eau qui devient accouplement cosmique. C’est sublime. Et c’est un leurre. Car ce que j’admire, c’est le produit fini. Ce que je refuse de voir, c’est le prix. Premier prix : la durée. Avoir laissé cette nuit quelconque – une nuit de gare, une nuit de jeune homme – macérer dans les limbes de la mémoire pendant des décennies, jusqu’à ce que chaque détail anodin (la suie, le tchouk-tchouk des soupapes, l’odeur de la serpillière) devienne un organe vital du mythe. Michon n’a pas écrit « Hoplite » à vingt-six ans. Il a laissé le temps transformer l’événement en or littéraire. J’ai, moi, la patience d’un moucheron ; j’écris sur l’instant, je veux la transmutation immédiate, sans la longue alchimie de l’oubli et de la réminiscence. Deuxième prix : la cruauté. Une froideur de chirurgien. Michon a offert son jeune moi lyrique et mégalo en pâture. Il a transformé sa propre comédie en tragédie. J’ai, moi, une peur panique du ridicule. Je préfère la pâleur contrôlée à la rougeur de l’effusion. Troisième prix : renoncer à fuir. Michon, dans le train, fuyait l’armée, mais il courait vers sa vocation. Moi, je me réfugie dans la lecture des maîtres pour fuir l’écran vide. Je collectionne les grues à eau des autres pour ne pas avoir à construire la mienne. Quatrième prix : la solitude. Accepter de devenir un monstre d’égoïsme, de laisser le monde réel – les amours, les amitiés, les devoirs – passer au second plan, parce qu’une image, une musique de phrase, exige toute la place. Michon a construit une cathédrale dans sa tête. Je campe dans un abri de jardin bien rangé, de peur que la démesure ne dérange le voisinage. Ce qui me navre, ce n’est pas la supériorité de Michon. C’est mon infériorité de volonté. Lui a affronté le chaos. Moi, je me contente de remous dans une flaque d’eau. Alors, non, cet article ne cherche pas l’empathie du lecteur . C’est un constat d’échec assumé. Une charge que je porte contre moi-même et, peut-être, contre tous ceux qui, comme moi, se bercent d’admiration pour mieux éviter le combat. La vraie leçon de « Hoplite » n’est pas « comment écrire bien ». C’est « ce que cela coûte d’écrire vrai ». Et la question qui reste n’est plus « Suis-je capable ? ». La question est : « Suis-je prêt à payer ? » En écrivant ces lignes, j’ai posé une minuscule pièce sur le comptoir. C’est une pièce de cuivre, pas d’or. Mais c’est un début. La grue à eau n’attend pas. Pas plus que "la bonne fille en chaleur" qu'incarne la locomotive à vapeur : elle halète dans la nuit de chacun. Il ne tient qu’à nous d’entendre son souffle et d’oser, enfin, y répondre. « Hoplite ». Le titre n'est pas un hasard. C'est l'image de l'écrivain comme artisan discipliné, anonyme dans la foule des auteurs, engagé dans un combat de longue haleine pour tenir sa place dans la grande phalange de la littérature. Plutôt que d'admirer, il s'agit de revenir sur la même ligne de front, de regarder à gauche, à droite, et de respecter.|couper{180}