poésie du quotidien
Écrire le quotidien, ce n’est pas le figer. C’est au contraire chercher les plis, les accidents, les débords.
Ce mot-clé regroupe des textes qui partent d’un détail, d’un moment, d’une parole anodine, d’un geste à peine esquissé — et qui, peu à peu, laissent remonter ce qu’il y a dessous : une fatigue, une inquiétude, un souvenir, ou simplement un souffle.
Il ne s’agit pas ici de faire de la "poésie" au sens noble. Il s’agit plutôt de capter ce qui insiste, dans le banal, ce qui résiste, ce qui fait que ce moment-là — un bus en retard, un repas en silence, un regard dans une cuisine — reste.
La poésie du quotidien, c’est ce qui n’est pas dit, mais que le texte laisse affleurer. Une forme d’attention, sans jugement, sans projet. Une manière d’habiter le temps comme on marche lentement dans une ville qu’on connaît trop bien — ou pas assez.
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Carnets | mai 2023
26052023
Ils ne voient pas les pièces d’or, ils se souviennent de celles appartenant à d’autres, qui eux-mêmes ne les voyaient déjà pas. L’or est un rêve. Il regarde la pièce dans la paume de la main. Il ne voit pas la pièce mais l’un de ses doubles, l’un de ses fantômes. Les mêmes fantômes de pièces d’or qui sillonnent les terres imaginaires de nos mondes intérieurs. Le poids de la pièce d’or parvenant sur sa paume est infime au regard du poids des songes qui occupa son esprit durant la traversée. La richesse est un rêve à portée de main parait-il. Mais l’autre dit que la main n’a pas grand chose à voir dans cette affaire, hormis pour perpétrer massacres et tueries Que le Congo est d’abord un fleuve avant d’être un pays. Il se tient devant la devanture de la boulangerie attiré par les pâtisseries Des éclairs au chocolat luisant, des Paris-Brest bourrés de crème beurrée Passe en arrière plan un corbillard tout noir Dans la bouche le goût de mort évacue celui du sucre. Dans la librairie sous cellophane les magazines tentant le chaland Parution mensuelle, bis-mensuelle, hebdomadaires, bis-semestrielle Avec des bonus, des CD, des DVD, des Décalcomanies, des pin’s. Se concentrer sur le timbre-poste qu’on est venu ici acheter Ne pas s’égarer, résister, dans la queue pas à pas ne pas flancher. L’irréel du beau temps de plus en plus visible. Le beau temps ne peut plus dissimuler cet aspect De l’irréalité Du coup le mauvais temps en devient presque rassurant Du coup de gong explosant dans la pièce l’écho persiste encore au delà des murs Au delà de la ville Au delà des années Il ne fut pas nonchalamment donné ce coup de gong Il fut de maître libérant ses esclaves. Dans Lausanne il y a des bas et des hauts puis le lac Ou bien Il y a d’abord le lac puis la ville est des bas et des hauts. Dans quel ordre se décrit-on le désordre qui nous parvient Quel ordre créons-nous pour que notre désordre soit compréhensible À nous-mêmes Aux autres Par la fenêtre de la cuisine la chatte vaque, elle va et vient libre Et je m’inquiète. J’ai du mal à m’y faire Puis je m’y fais, ou j’apprends à faire avec l’inquiétude Vivre avec cette inquiétude Surmonter l’inquiétude Ou se laisser dominer par celle-ci viscéralement inquiet Comme un bourdon incessant du foie et des tripes, les nerfs à vif, la rate au court-bouillon, l'intestin et son destin, le ciboulot toujours au boulot. L’odeur du jasmin est comme le poids de l’or dans la main Fugace Rien vraiment ne nous appartient. Pourquoi ne pas s’en réjouir Et honorer nos morts Qui tout à fait comme nous pensons l'être furent jadis, autrefois, naguère, des vivants Lu quelques pages de Conte de fée de Stephen King, rondement mené. Simple à lire trompe l’insomnie. Derrière l’apparence simple du travail, beaucoup. Populaire ne signifie pas indigent, enfin pas encore tout à fait. Et il y a a apprendre partout, ce pourrait être une devise. Il est tout aussi intéressant de lire King que Michon ou Echenoz ou encore Harrison, sans que je ne puisse dire clairement pourquoi je trouve cela intéressant vraiment. Tout ce qui est écrit semble digne d’intérêt. Ce que l’on en attend ou plutôt n’attend plus peut-être un indice de cet intérêt ou de cette curiosité. Observer la machinerie, les rouages, le chant des sirènes, se laisser emporter juste ce qu’il faut pour se dire —tiens je me laisse emporter, comment donc est-ce possible. Lire plusieurs ouvrages en parallèle permet de prendre une distance avec tous, et ce quelque soit l’intérêt qu’on y puisse trouver à chacun. L’intérêt nous regarde en chien de faïence. On ne lit pas par sympathie tel ou tel auteur. On ne lit plus ainsi. On lit pour ce qui est écrit sur la page blanche, on chasse le reflet, on parvient parfois à le débusquer. On le débusquera tôt ou tard. Le rare reflet comme le grand cerf mythique, celui qui désarçonne et rend fou, par exemple Moby Dick. On n'en est plus à lancer des harpons, à vouloir s’y accrocher, à visiter les profondeurs, à vouloir se mesurer en perdant toute mesure. Lire tranquillement une phrase après l’autre. Considérer l’autonomie de chaque phrase, perdre au fur et à mesure l’idée d’une continuité fictive. C’est lire différemment. C’est lire comme si on écrivait.|couper{180}
Carnets | mai 2023
Encore de la glisse dans les images
un petit peu tous les jours et on verra à la fin Installation de la fibre, percement du mur extérieur, longue mèche Traversée de la paroi Percez et vous verrez Un serpent sort des murs pour se rendre chez les voisins Technicien et proprio éberlués Petite tête long corps, couleuvre Élégant reptile Faut-il y voir un signe, pas facile. Que penser de Grigori Grabovoï Ce savant russe, mathématicien qui promet de ressusciter les morts En visualisant des séries de chiffres. Pour changer la réalité. Évidemment un ouragan de critiques s’abat sur l’homme On le traite de menteur, de faussaire de gourou Il faut dire qu’il fait payer cher ses services 40000 roubles pour réssusciter un enfant Pas donné Et rien de certain En plus. Neuf ans de prison puis libéré pour bonne conduite Et la petite entreprise prospère. Sur le net. Bien mais imaginons que nous soyons des programmes informatiques, dans un simulacron géant Il serait logique qu’une série de chiffre qu’on répèterait comme un mantra Nous change favorablement la vie. Quel est le chiffre pour se débarrasser à tout jamais de l’URSSAF celui pour plus de beurre dans les épinards J’aimerais tellement les prononcer en boucle Assis sur un tapis à clous. Quel est le chiffre pour voir la réalité vraie Oh non pas celui là, on risque de ne voir que des câbles des tuyaux des fils cousus de blanc La belle endormie est donc seulement un robot ? Heureusement le vin est le vin Pas le vingt du mois où l'on tire la langue Le vin divin.|couper{180}
Carnets | mai 2023
Coule œuvre
Installation de la fibre hier. L’un des deux types a sorti une mèche d’un mètre de long pour percer le mur de la rue. Je voulais voir ça de plus près et ai ouvert la porte d’entrée. Un serpent vert se tenait juste devant moi, il m’a fait face un instant, autant surpris que je l’étais je crois. Cela a duré quelques secondes, sa petite tête dressée et son corps ramassé en méandres prêt à l’attaque ou à la défense tel un ressort. Puis il a filé sur la chaussée en zigzagant élégamment, sans se presser , a traversé la rue pour s’introduire sous la porte d’entrée des voisins d’en face. Pas longtemps, il ressort et voici qu’il s’enfile dans un trou du trottoir, je vois encore la queue disparaître puis plus rien. Tellement surpris que je n’ai pas eu le réflexe de prendre une photo. Le technicien en a pris une, tellement surpris lui aussi. Mais je n'ai pas pensé à lui demander qu'il me l'envoie. Ce que ça fait d’imaginer un serpent dans ses murs. Probablement dans le boîtier du compteur à gaz. Et en même temps j’imagine le technicien qui vient relever le compteur et qui tombe là-dessus. Peut-être qu’il ne parviendra pas à lire la consommation de gaz. Qu’il s’enfuira. qu'on ne paiera plus jamais le gaz que notre domicile sera effacé des listes... Faut pas rêver non plus. Et après tout il ne s’agit que d’une couleuvre. La couleuvre du gaz. Une de plus. Ou vieux serpent de mer. Ce que ça fait d’imaginer un serpent dans ses murs quand même. Peut-être y en a t’il plusieurs, un nid. Merde pourquoi ma maison. Pourquoi moi. Je suis allé voir ce que ça signifie comme symbole car le malaise reste tenace. Comme quoi on à beau faire vouloir être raisonnable, rationnel, et prendre les choses avec humour. On reste quand même à vouloir s’accrocher à quelque chose quand ça sort des sentiers battus. Je préfère penser à une mue qu’à quoique ce soit d’autre. Une nouvelle peau. Ça ne serait pas du luxe. Avaler des couleuvres est une chose mais les abriter chez soi… Retour à l’envoyeur. Travaillé tôt ce matin sur un texte qui ne donne rien. Sur l’exercice de la semaine, les images glissées cassées, tourné autour de l’école communale, le chemin pour s’y rendre, pour en revenir. Les saisons qui passent et ce chemin interminable qui les traverse. L’école où l’on n’apprend pas grand chose de ce qui importe vraiment. Punitions et récompenses, information plus que formation, et ruse plus qu’intelligence. Le cœur n’a pas sa place ici. La notion de par cœur, une foutaise. C'est à l'école aussi que l'on pourrait être attentif aux tempéraments des enfants, parvenir à les discerner et ainsi apprendre à rêver aux mélancoliques, à inciter à l'action les flegmatiques, et ainsi de suite. Mais évidemment Hippocrate n'est pas au programme. L'école ne forme pas elle déforme, le nivèlement par l'incomplétude. Trouvé une lecture des vies minuscules de Pierre Michon en audio, mais André Marcon lit la première histoire celle de Dufourneau au pas de course presque sans respirer, ce qui m’amène au bord de l’asphyxie. La désolation des livres audio parfois. Je verrai pour les deux autres histoires sur la route tout à l'heure, ce sont d’autres acteurs. En même temps les phrases de Michon ne sont pas données, il faut parfois s’y reprendre à plusieurs fois pour les lire d’affilée. Un serpent c’est un peu comme une phrase ou vice versa. Ça peut être sinueux, se ramasser sur soi, bondir et mordre. Une phrase venimeuse. Un serpent admirablement bien ponctué de petites tâches sombres sur fond vert. Coule œuvre. Cool œuvre. Imprécation pour que ça vienne un de ces quatre jeudi.|couper{180}
Carnets | mai 2023
indélébile
par un mystère que je ne cherche pas à élucider les corrections que j'effectue dans l'éditeur ne sont pas prises en compte à la publication des textes. Donc les fautes deviennent indélébiles. On ne peut plus dissimuler l'inadvertance ou l'ignorance aux regards du lecteur. Et du coup je me demande pourquoi vouloir dissimuler. Certains puristes s'en soucieront plus que je ne m'en soucierai désormais. Ce sera leur souci, plus le mien. Après tout le véritable lecteur comme le véritable amoureux aime souvent plus les défauts que les qualités en l'autre ce qui le rassure aussi de n'être pas trop différent. Aussi vive l'écriture buissonnière, les tâches d'encres indélébiles, tout ce qu'on ne peut cacher pour vouloir donner de soi une image qui n'est qu'une image.|couper{180}
Carnets | mai 2023
Images glissées, cassées
Paysage à Salaise sur Sanne Dimanche du mois de mai tôt le matin sur le parking du LIDL En train, en mouvement, la vitesse, dans la ville, le lieu, la lenteur , confrontation du regard vers l’extérieur, l’intérieur. Quelques bribes volées à Bernard Noël FORBACHTGVpartout les temples de la vieille misère maisons de peine et d’attente et de trop peu être humain est un long travail d’illusion la neige et le froid un bien petit hiver à coté des exigences de l’espoirle regard cherche à sentir son invasion une fumée trois maisons un trait de neige comment voir la pénétration du l’image son reflux quand les mots la jettent dehors mais rien et rien et rien un rond de lumière quelques formes à peine vues dans la vitesse langue balayée par la ventée du temps le noir a déjà imbibé tout l’espace chaque chose ainsi réduite à sa fumée la solitude s’étend sur la fenêtre Extrait d'une double page de son ouvrage le reste du voyage chez POL Des points de vue dissociés entre ce que l'on voit à l'extérieur depuis un endroit fixe ( ville de Forbach) et un voyage en train pour rejoindre (peut-être) cette ville. On est à Forbach et partout les temples de la vieille misère sont visibles à l' extérieur, mais avec une considération issue de intérieur ce que sont ces temples de la vieille misère, le lecteur peut l'imaginer comme des bâtiments, peut-être des usines. Puis un semblant de précision est fourni avec les mots peine, attente, trop peu ensuite une réflexion être humain un long travail d'illusion L'explication fournie est l'exigence de l'espoir à côté de quoi l'hiver est moindre Je ne sais pas si c'est utile de décortiquer ça ne donne guère qu'un son de cloche semblable à ces glissements. ce qui est plus intéressant ce sont les images que les groupes de mots déclenchent, produisant des images parallèles. Partout les temples de la vieille misère Dans le RER pour Paris, le matin avant l'aube, la traversée des paysages urbains que l'on devine plus qu'on ne les voit aux travers des vitres Ce mélange déjà entre les images extérieures, par delà les vitres. Des immeubles, des zones pavillonnaires, des arbres, des terrains vagues, des temples bouddhistes, des clochers d'églises mais pas uniquement, il y a aussi les images de l'intérieur du wagon qui se reflètent sur la vitre et donc celles du paysage extérieur. Des silhouettes, un visage qui regarde vers le dehors aussi, le mouvement des passagers dans l'allée, ou encore si on entre dans la gare souterraine de Vincennes, la perspective démultipliée des différents quais, des foules, des lignes et des lueurs artificielles. Gare de LYON, le regard cherche l'escalier, le regard traverse tout, murs affiches voyageurs il ne veut voir qu'un escalier qui mène vers les étages supérieurs le départ des grandes lignes. Escalier ou escalator. La gare de Lyon est une escale et, suivant l'itinéraire décidé, on choisira Grandes lignes ou métro pour se diriger, mais tout commence par l'escalier. L'impératif de l'escalier, l'effort à produire pour gravir, pour s'élever, pour arriver à l'étage. Temples de la misère pour dire usines, ou lieux de torture, ou travail. Ce que je vois en sortant à la station Bastille, en étant recraché dans la rue Saint Antoine face à l'immeuble de la Banque de France . Une perspective qui continue avec la rue de Rivoli, et qui, si je réunis tous les souvenirs de l'avoir arpentée me mène au Chatelet, au Louvres, puis à la Concorde. Chacun de ses mots pèse son poids d'émotions, de souvenirs, de petites joies et de petites misères, mais tellement personnelles que ça devrait le rester. Comment parler de ce qui reste entre ces souvenirs, ces émotions. Comment trouver les mots pour me débarrasser de tout ça. Est-ce un but que celui de vouloir s'en débarrasser. Ou au contraire déposer une bonne fois pour toutes tout ça en un lieu, un écrit, une tombe, un ici-gît... Une trouée dans la ville depuis Bastille qui s'ouvre comme une fente, une fente importante de la ville, plus étroite que la longue rue de Vaugirard dans laquelle j'ai moins de souvenirs et d'émotions mais qui fait toujours ressurgir ses abattoirs. J'ai plus pénétré la ville par cette fente première que par la seconde dans laquelle je ne me suis qu' hasardé. Pénétrer la ville de part en part. La connaitre par ses artères, ses rues ses venelles, ses impasses, en connaitre chaque quartier, ses raccourcis, ses détours. Avoir des engouements qui poussent à revenir dans tel ou tel quartier de la ville, des répulsions à revenir dans d'autres. Juste quelques bribes de poésie lues ce matin et déjà je pars en prose, comme on s'enfuit d'une chambre d'hôtel à la cloche de bois. En parlant des chambres il y a de la matière. Bien qu'il n'y ait toujours qu'un lit, une table, un évier, une vague armoire, une chaise et une fenêtre. L'ameublement est toujours à peu près le même. Et pourtant il y a tellement de chambres dans ma tête. Tellement que la chambre devient un symbole. Il suffit que je me dise une chambre pour que ça devienne une image kaléidoscopique. D'autant que l'âge n'arrange pas les choses, les images se chevauchent se confondent tout comme les époques, les lieux les personnes associées à chacune de ces chambres .Une vie entière passée de chambre en chambre. La chambre comme un long corridor. La chambre l'antichambre de la naissance et de la mort. L'étonnement de se retrouver seul dans une chambre inconnue. Entouré d'objets inconnus. Un lit inconnu, une table inconnue, une armoire inconnue, une fenêtre par laquelle aucun regard encore n'a traversé les vitres. Au contact d'une chambre inconnu on est un inconnu. Il n'y a que de l'inconnu. Ce n'est pas désagréable d'éprouver cette sensation. Ce qui est désagréable c'est de vouloir rester qui l'on croit être. d'éprouver un tremblement dans le connu. Une chambre inconnu remet en question qui l'on croit être. C'est pour cela qu'on s'assoit sur le lit pour tester le matelas, que l'on déplace la chaise, la table pour les mettre à une autre endroit, ou l'armoire pour mesurer encore sa force. On réorganise les meubles d'une chambre inconnue pour agir sur l'impression désagréable de ne pas se sentir chez soi . Mais la sensation peut malgré tout persister une fois cette action effectuée. Le peu de répit que provoque l'illusion de vouloir s'accaparer un lieu, peut être suffisant pour retrouver une illusion d'espoir. Pour ne pas s'allonger sur le lit, cesser de respirer, vouloir crever. Et même si poussé par une sorte de lucidité poussée à outrance, on va jusqu'à s'allonger sur le lit, essayer d'arrêter de respirer pour crever on se rend compte que ce n'est pas si facile. Que la vie est plus forte. Qu'on est d'une certaine façon obligé de s'y tenir, de s'accrocher à quelque chose, n'importe quoi peut à ce moment là faire affaire. Comme donner un coup de poing sur les couvertures. Ce qui est risible. Un rire peut nous faire glisser d'une envie de mort à une envie de vivre. Il faut s'entrainer encore pas mal avant qu'un rire puisse nous emporter à un second degré, c'est à dire passer d'une idée d'importance à l'indifférence totale. Ce qui n'est pas si désagréable qu'on peut l'imaginer aussi. Marcher dans les rues pour se rendre au travail. Etre disponible pour voir ces rues, pour expérimenter de nouveaux itinéraires, pour observer les modifications liées à la saison. Les devantures, les vitrines, l'encombrement des rues à certaines heures, ou au contraire la tranquillité de celles-ci, entendre son propre pas rebondir contre les murs. Rue du pas de la Mule, sous les arcades de la Place des Vosges, rue de Turenne, rue vieille du Temple. Les bruits propres à chacune de ces rues. Les périodes au cours desquelles on sera plus attentif à ces bruits, ces odeurs, ces brillances, ces changements subtils de luminosité, et qui semblent contraster avec les périodes d'encombrement de soi-même. Etre disponible ou indisponible. Etre pris dans la glue de l'habitude. Etre occupé. Se sentir occupé, avoir des soucis, des peines, des chagrins, des malheurs qui nous rendent indisponibles. Qui déclenchent soudain des envies intempestives, pousser la porte d'une boulangerie, acheter un croissant l'engloutir en marchant, avaler quelque chose de doux en marchant dans l'aridité des rues. Le contact honteux de la main sur la poignée d'une porte. La colère qui s'empare du corps. Les pensées noires que l'on distille au fond d'une pièce aveugle. la bouée qu'on trouve en dégottant les vies de Plutarque. Se calmer par la lecture acharnée, pour résister à toutes ces heures qu'on donne à des étrangers pour qu'ils nous permettent de payer un loyer, d'acheter un croissant, de vivre tout simplement. Avaler des livres pour s'enfuir comme on avale un croissant pour se souvenir du doux dans la dureté des trajets. Lire des livres en pagaille. Orgies de lectures, lectures anarchiques. Une bibliothèque immense dont l'image nous aidera à créer une image de l'inépuisable. Désirer épuiser l'inépuisable. S'épuiser dans l'inépuisable. S'oublier dans l'inépuisable comme dans une sensualité morbide. S'oublier et se souvenir de quelque chose qui sans cesse s'échappe. Se trouver et tout de suite se perdre, s'égarer encore plus loin. Marées de l'inépuisable dont il faudrait noter les heures afin de mieux les prévoir, trouver des gués, un rythme, une organisation, un emploi du temps. Apprendre à lire à des heures régulières. Cesser de se goinfrer de lecture. Jeuner au besoin. Comment digérer ensuite l'inépuisable dont on aura arraché la chair avec avidité. l'inépuisable dans le sang, dans les viscères continue à faire son petit bonhomme de chemin. Les rues que l'on emprunte dans la ville appartiennent à d'autres histoires comme les chambres dans lesquelles on se réveille ont connu d'autres locataires. Et plus on pénètre dans l'inépuisable plus on s'épuise, on épuise quelque chose que l'on ne comprend pas, on sent bien qu'il s'agit d'un combat inégal. On s'épuise, on perd une idée d'importance comme une façade rénovée son échafaudage. On n'est plus si important qu'on croyait qu'on voulait. On habite seul une chambre dans la ville, on se rend à pied à son travail, on passe toutes ces heures qui semblent perdues à tout jamais au profit de patrons qui vous les rémunèrent chichement. On subit de toute évidence au début une injustice. Est-ce que c'est seulement ça gagner sa vie ? Se contenter de ce qu'on veut bien nous donner, des restes, des os, jeter depuis la grande tablée des banquets. Où est la dignité à manger à même le sol les reliefs des riches. Est-ce que s'en plaindre y changera quelque chose. Est-ce que se mettre en rogne changera la donne. Est-ce que devenir zélé, servile, sera vraiment utile. S'apercevoir dans la rue marcher vers un destin partagé par des millions et ne pas parvenir à saisir le mot solidaire. Prendre l'inverse alors. Désirer le pire. Se débarrasser de toutes les épines. Jeter à bas la couronne, l'auréole, la croix et la bannière. Se révolter comme on implose, en silence, entrer dans une librairie, acheter un carnet, un stylo, trouver un café ensuite, s'attabler, écrire. Puis trouver ça tellement puéril, dépasser encore ça le puéril. Puis y revenir, se relire.|couper{180}
Carnets | mars 2023
se tenir à l’écoute
Dans le fatras des langues, dans Babel, ce réel, se tenir à l’écoute sans but est difficile. Il faut tenir selon l’ouïe et le vent, du corps et des décors. Comprendre intuitivement la torsion des racines, rejeter l’inutile, choisir sans choisir, saisir le mouvement des branches, la danse de l’arbre, l’immobilité des oiseaux figés en plein ciel, écriture muette, illisible sur une page invisible. Quel mystère que celui de se tenir ici dans l’écoute sans autre but que d’être ici. C’est au présent que la clarté se fait, comme elle se défait. Mais ce ne sont encore là que pensées très éloignées de l’idée, un rêve, un rêve de réalité, un rêve de présent. Quel son pourrait soudain nous éveiller ? Quel bruit ? Un mot familier de l’enfance dont on se souvient, l’écho d’une familiarité qui se répète au cours des âges : Nylon, Arc, Caoutchouc, Élastique. C’est un passage pourtant, une voie sans issue, mais sans issue est nécessaire. Aucune issue, aucune prison. Traverser tous les murs, brèches dans l’espace et le temps. Persévérer.|couper{180}
Carnets | mars 2023
Kali Yuga
Nous avons bu le vin sacré, nous sommes devenus immortels, nous sommes parvenus à la Lumière, nous avons découvert les dieux. Que pourrait bien maintenant nous faire hostilité ? Quel tort, ô immortel, pourrait nous faire mortel ? -- Rg Veda VIII, 48, 3 Au fond de cette obscurité actuelle, il y a ce miracle : pouvoir se souvenir de ce chant solaire. Des bribes de phrases, accompagnées de rires et d’eau, remontent du fond des âges. Ici, la vache n’est pas la vache mais la plus sacrée des lumières puisqu’elle est la Lumière. Mon père et mon grand-père disaient "oh la vache" quand ils étaient désarçonnés, comme s’ils avaient été éblouis par une réalité qu’ils n’avaient jamais vue. Oh la Vache, je l’entrevois. J’ai choisi de revenir. Ce n’est pas un hasard d’être ici. L’ère de la destruction des mondes, Kali Yuga, a commencé et touchera bientôt à sa fin. Je fouille dans la mémoire, mais il n’y a rien dans la mémoire. Je fouille dans la pensée, mais il n’y a rien dans la pensée. Je fouille dans le cœur, mais il n’y a rien dans le cœur. Voilà ce que l’homme est devenu : un vase vide sans cesse rempli par l’abondance du rien. Et pourtant, les mots sont là, dans l’air, j’arrive à les entendre de plus en plus nettement. Oh la Vache, je peux voir au-delà du rien. Au-delà de mon propre rien, comme de tous les autres. Un vaste troupeau qui court à perdre haleine en soulevant des nuées de poussière, ce qui le rend aveugle à l’approche du précipice. La langue, les mots, leur vrai sens, leur sens le plus proche de la réalité, n’est pas dans la mémoire, n’est pas dans la pensée, n’est pas dans le cœur. Mais dans le son. La racine br crée soudain le bras, le brin, la brute comme la brèche. C’est de ce son qu’il faut repartir. De tous les sons possibles comme des impossibles. La création du mythe demande l’oreille absolue au présent. Recréer les dieux à l’image de ces sons, que les eaux se déchaînent à nouveau, que la Vache dise Oh et qu’ils s’épousent et se mêlent dans de nouveaux poèmes, toujours les mêmes.|couper{180}
Carnets | mars 2023
Des petits jets intempestifs.
Signe de sénilité, il patine en pantoufles sur le verglas de la page, de lui sortent de petits jets de mots comme d’autres produisent avec les reins des cailloux. Un petit pipi de mots en pleine nuit. Le lendemain, il prend du fil à coudre blanc, se perce la joue, se fait un ourlet à la langue trop pendue, qui traîne par terre comme des bas de chausse dans tous les caniveaux. L’incontinence verbale, parmi tous les maux qui frappent les petits vieux, n’est sans doute pas un des pires, mais pas des meilleurs non plus. mot cri|couper{180}
Carnets | mars 2023
ça crée
L’oreille est essentielle et il faut être sourd à bien des inepties. Il faut un sang dur, cirer les tympans pour ne laisser filtrer que le chant des ruisseaux qui, si on l’écoute, rassemble tout le nécessaire pour vivre. Ça crée un monde parallèle à ce monde, un jus mot. Une scissiparité de l’organisme monde, pénétré par le chant, le son, le mot. Un acte sexuel, diront les benêts. Non, ça crée bien au-delà. Ça crée sans arrêt, une démultiplication des avenirs et des passés, des milliards et des milliards de mondes, mais là n’est pas l’important. Le résultat n’est qu’un leurre. Comme la corolle, les pétales des fleurs, les jupons, les cornettes, joli leurre, ma sœur. Non, l’important, c’est l’infini que ça crée, l’infini sacré, le vieux serpent de mer, Nessy dans sa mare, l’écho sait cela. L’ouroboros, dont il est mensonger de dire qu’il se mord la queue, étant donné qu’il est cercle parfait.|couper{180}
Carnets | mars 2023
ça voir
ça voir un mot nuage chien passage entre deux aveuglements, deux verrues, thé ça cri ça crée ça corde ça lie ça peur ça va ça vient ça va voir ce que ça va voir en rose en noir la vie la vue le corps le mot le corps beau le corps y fait le corps mot rend le corps à cris le corps y dort le corps pusse l’index ça voir le fond de la fondue au fromage de Gruyère ça voir le trou le chas l’aiguille ça voir de fil en aigle île Bonne à part aparté une poire Sainte-Hélène ça voir le bicorne et la lie corne ça licorne l’hallali l’alléluia et l’azalée alizés lisez Alonzo allons-y ça ça ça voir mignon mignonne si la rose et la rosse et cætera d’Hamelin la flûte de Brême les musiciens ça lu Anne chère Anne mâchez ma chère ne voit rien venir ma chair faible ça voir une peau pleine de pores des polypores, des lanternes chinoises, des photophores, des mots sortant de bouches d’or de gens bons Chrysostomes ça voir l’atome et en être baba atone le Teuton tâtonne le ciel tonne les heures viennent à la tienne Étienne sous le pont le Zouave ça voir qu’il prend l’eau par le pied de nez se mire à beau ça voir comme elle coule la Seine et la fondue au Gruyère le petit bruit de l’œuf cassé sur le comptoir des tiens. Galapagos, Brocéliande, Irlande, Cercle Arctique, Papouasie, Bornéo, Malaisie, Pondichéry, Ceylan, Lac de Côme, Mandelieu, Mondello, Aiguebelette, Léman, Lausanne En corps implants d’habitude de dire de voir de dormir Fracasser (comme le capitaine) Isidore Ducasse impair et passe Les particules de poussière dansent dans le rai de lumière glissant par la fente de fer du volet à rabat. joie. L’eau la lumière le vin la nuit l’amour la mort Décousu Dès coups su sur le bout des doigts par cœur Dés à coudre pour en découdre avec le fer la pointe de l’aiguille La jeune femme ravissante enfile sa robe de mariée sans un cri un froufrou froissement d’étoffe à côté un grand dadais dodeline de la tête un d’Inde on dirait un dindon. Des cous de poulets grillés des cous de poulets mis en valeur par des nœuds-pape la pomme d’Adam monte et descend dans la prononciation du Patenôtre Au son des Sirtaki des métèques. de vieux pingouins aux cous de poulets des cornichons à tête de veau. Décor en carton bouilli le cou du père François le cou du lapin le cou et le licou la tête et le reste tenu par le cou parle cou ça voir ça vaut le cou une voix de gorge une voix de crécelle une voix de tête une voix de stentor une voix de garage une voix avinée une voix sans issue une voix il était une voix et tout commencera recommencera ira de commencement en commencement On appuie sur l’interrupteur un mot pour l’ombre l’autre pour la lumière Avant tout un mot pour nommer du rien un mot vient de rien vient le mot qui fait tout le fait-tout où mijotent les cous de poulets de mijaurées de vieilles taupes avec quelques ruts à Baga des taupins d’Hambourg une parmi 8000 espèces de ver jaune fil de fer qui grignote la terre Je ne suis pas fou j’observe le fait-tout la soupape qui siffle ça va bientôt être à point. ça voir Avant le cri les préparatifs du cri|couper{180}
Carnets | octobre 2022
Neuf
Neuf possibilités de relations dans le couple. Et une portée de trois lignes. Un peu de silence entre les notes. Nature, intellect, reconnaissance de l’autre en tant que personne et donc de soi. Rare que cela s’accorde dans l’immédiateté par paire exacte. Encore tout un cheminement dans la nuit avant d’atteindre l’aube.|couper{180}
Carnets | mai 2022
Notule 43
L’esclavage. On ne saurait dire à quel point il est toujours présent. Sous différentes formes souvent insidieuses. Par exemple la bonne pensée serait de lire chaque jour tout ce que chacun des abonnés de ce blog publie. Il y a des jours où je me demande si cette bonne pensée n’est pas un joug aussi serré finalement que les fers anciens auquel on attachait les boulets. En parallèle bien sûr la mauvaise pensée, qui est cette rébellion permanente depuis l’enfance envers toute forme d’autorité. 1848 la date de l’abolition de l’esclavage … croit-on. Entre les deux, cet espace, un aquarium où vit le poisson rouge. Le voici le voilà qui monte à la surface pour plaquer ses lèvres contre la membrane ténue du moment. Peut-être bien que oui, peut-être bien que non. Et puis l’envie furieuse et jouissive de dire merde à l’algorithme, associée à celle, séduisante, de repartir une fois encore de zéro.|couper{180}