poésie du quotidien
Écrire le quotidien, ce n’est pas le figer. C’est au contraire chercher les plis, les accidents, les débords.
Ce mot-clé regroupe des textes qui partent d’un détail, d’un moment, d’une parole anodine, d’un geste à peine esquissé — et qui, peu à peu, laissent remonter ce qu’il y a dessous : une fatigue, une inquiétude, un souvenir, ou simplement un souffle.
Il ne s’agit pas ici de faire de la "poésie" au sens noble. Il s’agit plutôt de capter ce qui insiste, dans le banal, ce qui résiste, ce qui fait que ce moment-là — un bus en retard, un repas en silence, un regard dans une cuisine — reste.
La poésie du quotidien, c’est ce qui n’est pas dit, mais que le texte laisse affleurer. Une forme d’attention, sans jugement, sans projet. Une manière d’habiter le temps comme on marche lentement dans une ville qu’on connaît trop bien — ou pas assez.
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Carnets | mars
09 mars 2019_2
Une phrase de Bernard Blier me réveille à l’aube : l’idée obscène et très simple qu’on peut coller une fleur dans un trou du cul et appeler ça un vase. La blague est vieille, mais elle dit exactement ce que je rumine depuis des années : on appelle de moins en moins un chat un chat. Je repense à un stage de communication, ce genre de séance qu’une boîte finance quand elle sent que ça craque quelque part. Cette fois-ci, on avait échappé à l’audit ; on nous récompensait donc. Carlton, salle somptueuse, moquette épaisse, climatisation réglée comme une caresse. Café servi au millimètre, et à côté ce petit chocolat impeccable, douceur obligatoire, anesthésie de luxe. Tout était là pour qu’on se tienne sages et reconnaissants. L’animateur est arrivé comme un jeune chien de garde déguisé en sportif. “Je ne suis pas là pour vous fliquer mais pour comprendre”, a-t-il dit, regard franc, voix douce, montre déjà consultée. Puis l’exercice : “Vous êtes dans une ville d’Europe. Chacun écrit un indice sur un papier. Vous le passez à vos collègues, ils doivent deviner où vous êtes.” Et là, festival. On pondait des devinettes de collégiens en mal de profondeur : “capitale traversée par un fleuve mythique”, “ville où l’on mange une spécialité en forme de nœud”, “là où un peintre a coupé son oreille”. Personne n’écrivait Paris, Rome, Lisbonne. Personne ne disait le nom. Il a souri, satisfait, comme si on venait de réussir l’expérience sans le savoir : “Vous voyez, vous avez tous donné des indices, aucun n’a donné la réponse.” Voilà. L’entreprise fonctionne comme ça. On remplace les choses par des sigles, par des périphrases, par des puzzles dont la solution change selon la météo des chefs. Même un bonjour devient une variable : trop joyeux, suspect ; trop neutre, coupable. On laisse flotter le doute, pas par accident mais par méthode. Le langage sert à maintenir l’angoisse à bonne température. Et quand quelqu’un, par erreur ou par fatigue, appelle enfin un chat un chat, la phrase tombe tout de suite, connue de tous : “Ici, si tu dis les choses comme elles sont, c’est que tu veux te faire virer. Illustration Les mâitres chanteurs, huile sur toile pb 2019|couper{180}
Carnets | mars
06 mars 2019
Ce qui m’a frappé très tôt, et qui n’a fait que se confirmer, c’est que nos proches sont parfois les plus lointains. On vit à côté d’eux, on les touche, on partage les jours, et pourtant on les connaît mal, ou plutôt on les connaît dans une lumière fixe, celle que l’habitude installe. La proximité fabrique un cadre ; la pudeur aide à ne pas le secouer. On s’arrange avec des repères qui nous rassurent. On préfère ne pas imaginer un père ou une mère capables d’une autre vie que celle qu’on leur a assignée, un frère qui ment au point de faire vaciller le sol, une compagne qui, un matin, décide qu’elle ne sera plus la gardienne du foyer mais quelqu’un d’autre, ailleurs, autrement. Ces écarts-là ne nous blessent pas seulement parce qu’ils sont des écarts : ils nous privent d’un confort. Et c’est là que la chose devient mauvaise. On croit rejeter la trahison, on rejette surtout l’effondrement de ce qu’on avait posé. L’habitude déraille, et avec elle un monde entier de certitudes : on s’entend dire “je ne te reconnais plus”, comme si reconnaître consistait à vérifier une forme. Alors on fouille le passé, on recompte les signes, on cherche la faute d’inattention qui aurait dû nous prévenir. Mais rien ne revient en place. Ce qui s’envole d’abord, ce n’est pas l’amour : c’est la confiance. On ne dit pas “je ne t’aime plus”, on dit “je ne sais plus si je peux te faire confiance”. Et pourtant, au milieu du fracas, on découvre qu’il reste quelque chose qui tient encore à l’autre — un geste, une voix, une présence qui échappe à la rupture. Là vient la vraie question, la seule un peu honteuse : est-ce que j’aime cette personne, ou est-ce que j’aime la forme qu’elle avait dans ma vie ? Quand la forme casse, qu’est-ce qui reste, et est-ce que ce reste suffit à appeler ça aimer. illustrration Entracte, huile sur toile pb 2019|couper{180}
Carnets | mars
05 mars 2019
J’ai toujours aimé les arbres et je n’en ai jamais dessiné un seul. C’est une anomalie que je traîne comme on traîne une lettre non ouverte. Je les regarde depuis longtemps : les écorces, cartes rugueuses où la pluie, la mousse, les insectes écrivent des reliefs d’autres mondes ; les branches qui partent du massif vers le fil, s’enchevêtrent, se contredisent, et fabriquent un théâtre où l’œil croit voir des corps, des bêtes, selon l’heure et la fatigue. Tout ça devrait m’avoir porté vers le papier, vers la toile. Or quand j’ouvre mes cartons, il n’y a rien. Pas un arbre. Pas même une tentative. Cette absence a une présence nette, comme un trou qu’on contourne sans s’en apercevoir. Je sens qu’il y a là un secret entre eux et moi, pas spectaculaire, plutôt une retenue ancienne : quelque chose que j’ai gardé scellé parce que je ne savais pas comment l’approcher. Au bord de ce silence-là, un espoir remue, petit, fragile, pas plus assuré qu’une graine dans la terre froide. Je ne me promets rien. Je prends juste une direction, comme on demande son chemin à quelqu’un qu’on croise : on verra bien si la route existe. Ces derniers temps, je reviens souvent à Manessier et à Corneille. L’un m’apprend la densité intérieure, la lumière qui monte d’une masse sombre ; l’autre, la liberté des couleurs et des formes qui s’élancent sans se justifier. J’aimerais trouver un pont entre ces deux rives pour que le plaisir de peindre tienne quand il vacille, quand les doutes me font trébucher, quand la perspective se bouche. Et je sais aussi à quel point la fatigue adore se déguiser en lucidité : “pas d’argent”, “pas le temps”, “pas la force” — des outils pour reculer en ayant l’air raisonnable. La cervelle tourne en rond faute d’air, elle recycle les mêmes pensées tristes. Il faut sortir. Respirer. Revenir à ce qui insiste en dessous. Demain, j’irai marcher dans la forêt. Pas pour un rite, pas pour une belle idée : pour être là, sous les branches, et écouter ce qu’ils me disent depuis toujours, ces arbres que je prétends aimer. Ils ont toujours parlé clair. C’est moi qui étais ailleurs. Je veux combler cet oubli-là, et voir si, enfin, un arbre accepte de passer par ma main. Le mot « dénaturé » me colle à la peau ce matin en marchant sur l’île. Je le sens dans les choses simples : une clôture neuve qui coupe un chemin ancien, un talus raboté proprement, l’odeur de bois frais là où hier il y avait de l’ombre, et ce bruit de moteurs au loin qui tient la place des oiseaux. J’ai beau aimer ce paysage, je le vois comme à travers une cicatrice. On traîne ça depuis longtemps : au XIXe siècle, on a commencé à traiter la terre comme une réserve à vider, et depuis on n’a pas vraiment changé de ligne. La planète se fait au profit, et nous avec. Pourtant nous ne sommes pas à côté de la nature : nous sommes dedans. Elle n’est pas un décor, elle est le tissu même qui nous porte, qui nous nourrit, qui nous règle. Et ce tissu peut se refermer sans nous. Il peut se débarrasser d’une espèce comme d’une fièvre. On ne gagnera pas contre elle ; l’idée même d’un combat vient d’une peur puérile, d’un vieux réflexe de domination. Ce qui me frappe ici, ce n’est pas un rêve de “bon sauvage”. C’est l’inverse : la nostalgie d’un futur qu’on piétine à force de vouloir tenir le monde en laisse. On avance hypnotisés par nos buts, et pendant ce temps la vie minuscule continue à lever sans nous : un bourgeon au bout d’une branche, l’asphodèle dans un coin de sable, un lilas qui ouvre ses grappes en silence. Il y a une joie précise à sentir son cœur reprendre le rythme de tout ça, à entendre qu’on n’est pas seul dans sa tête mais mêlé à un vivant plus vaste. La méchanceté et l’ignorance vont ensemble : elles épaississent une couche sur l’oreille, elles rendent sourd à ce qui insiste. Ce matin, sur l’île, je vois surtout la surdité en train de faire son œuvre, et j’essaie de ne pas y consentir. illustration île de la platière Saint-Pierre -De-Boeuf|couper{180}
Carnets | mars
4 mars 2019_2
Il y a un silence qu’on dit gênant, lourd, insupportable. C’est celui-là que j’ai eu le plus de mal à traverser : pas un vide, mais un empilement de bruits que je refusais d’entendre. Des bruits du monde, et des miens, pris de travers, retournés contre moi. Un silence fabriqué à force d’esquives, de regards qui frôlent sans regarder, d’oreilles qui attrapent un son pour en éviter dix autres. J’en ai découvert des dizaines comme ça, et je croyais avancer alors que je brassais de l’eau. Alors j’ai commencé à tricher plus consciemment : détourner les yeux, détourner l’oreille, changer d’angle, changer de cadence, chercher le beau comme on cherche une chambre fraîche quand on n’en peut plus de la chaleur. Me reposer, surtout. M’évader, beaucoup. J’ai fini par croire que le beau et le silence étaient parents, intimes, qu’ils allaient ensemble. C’est là que je me suis perdu. La beauté, comme le silence, demande du temps, mais ce temps-là peut être une fuite : on regarde longtemps un visage, un paysage, un tableau, et on ne voit que le vernis qu’on a besoin d’y poser. Je me souviens d’un soir où je suis resté planté devant la lumière rose sur les vitres d’en face, à la trouver “magnifique”, à m’y dissoudre, et je n’entendais même plus la dispute qui montait de l’appartement du dessous ; j’ai compris plus tard que je m’étais servi du ciel pour ne pas écouter. Il faut une obstination pour sentir la différence entre une surface bien maquillée et ce qui brûle dessous, ce qui dérange, ce qui ouvre. Je me suis trompé souvent de beauté. J’ai pris l’adresse pour une voie, l’habileté pour une vérité, et c’est en butant contre ma maladresse que j’ai commencé à entendre les mensonges les plus graves : ceux que je me faisais à moi-même. Aujourd’hui je fais un vœu qui ressemble à un pari, pas héroïque, pas décoratif : enlever encore ce qui me sert de vêtements illusoires, ces peaux mortes qui amortissent tout, jusqu’à n’être plus qu’une écoute. Devenir silence non pas pour disparaître, mais pour cesser de fuir. Je n’aurai peut-être pas le temps de “devenir un artiste” au sens où on l’entend. Mais je connais le chemin : il passe par cette nudité-là, et c’est déjà une façon de tenir tête au bruit qui me hantait. illustration geisha huile sur toile pb 2019|couper{180}
Carnets | février
26 février 2019
La parole, à force de vivre sur le silence, finit par le faire vaciller : on parle jusqu’à l’épuisement, sans voir que c’est ce silence-là qui tient la flamme, et que chaque mot en grignote le combustible. illustration fusain sur papier pb 2019|couper{180}