poésie du quotidien

Écrire le quotidien, ce n’est pas le figer. C’est au contraire chercher les plis, les accidents, les débords.
Ce mot-clé regroupe des textes qui partent d’un détail, d’un moment, d’une parole anodine, d’un geste à peine esquissé — et qui, peu à peu, laissent remonter ce qu’il y a dessous : une fatigue, une inquiétude, un souvenir, ou simplement un souffle.

Il ne s’agit pas ici de faire de la "poésie" au sens noble. Il s’agit plutôt de capter ce qui insiste, dans le banal, ce qui résiste, ce qui fait que ce moment-là — un bus en retard, un repas en silence, un regard dans une cuisine — reste.

La poésie du quotidien, c’est ce qui n’est pas dit, mais que le texte laisse affleurer. Une forme d’attention, sans jugement, sans projet. Une manière d’habiter le temps comme on marche lentement dans une ville qu’on connaît trop bien — ou pas assez.

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Carnets | janvier 2022

Nirvana olfactif

Parfois je me dis qu'il faut que j'arrête de fumer, je me le dis dans le fond du creux d'la vague oh la nostalgie des odeurs d'herbe sèche. et celle de tes cheveux parfumés comme un été dans la boucle, la spirale, le danger je divague Alors naturellement j'allume une sèche. Je m'assois un instant sur cette pierre Pour me remplir les yeux du paysage de ton absence. Fumer pour rester là, tenir dans cette absence le temps qu'il faut, le temps qu'il faudra Privé de ce bonheur de l'éternel été. Car, si je replongeais, en renonçant au goudron, aux saletés cancérigènes à la nicotine je sais que c'est vers toi immédiatement Ma douce Circée ma triste Ondine Mon nirvana olfactif que j'irais tout entier. Je serais alors perdu pour le monde restant J'irais à quatre pattes renifler tous les culs en espérant toujours retrouver le tien. En espérant toujours, en vain.|couper{180}

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Nirvana olfactif

Carnets | décembre 2021

Un nouvel exercice

Bien, j’ai acheté un nouveau chauffage — à gaz, cette fois. Vous n’aurez plus ce prétexte de dire que vous n’y arrivez pas à cause du froid. Il fait vingt degrés, le café coule ; on peut travailler. Aujourd’hui, format carte postale : période des étrennes, puis des vœux. On reste propre : scotch autour, marge d’environ cinq millimètres. Si vous n’avez pas de ruban de masquage, prenez un crayon. Pas la règle : on va voir si la main tient la route. Maintenant, un fond à l’acrylique. Deux couleurs maximum. Trois si vous comptez le mélange, je vous le rappelle. Laissez vivre les traces, ne cherchez pas l’aplat impeccable : les coups de pinceau sont les bienvenus. Faites-en trois, ça évite de stagner ; pendant que l’une sèche, vous attaquez l’autre. Avec la chaleur, ça va vite. C’est bon ? Vous avez vos trois fonds ? Parfait. Je vais chercher le café. Voilà des feutres noirs à pointe fine. On regarde ce qu’on a fait, et on entoure tout ce qu’on voit : la moindre forme, le moindre accident, une différence de valeur, un bord, une tache. Il faut y aller franchement mais sans écraser la pointe : on glisse, on n’appuie pas. Non Mireille, on ne décide pas d’avance ce que ça doit devenir. On regarde. Et je te préviens : chaque “je suis perdue”, c’est un euro. Rires. Vous entourez, vous entourez encore. Vous voyez une forme ? Vous en voyez dix autres autour. C’est bon ? Pas encore ? Très bien, je sers le café. Toujours pas de sucre, Simone et Catherine ? Ensuite, on passe à l’intérieur des formes. Avec les mêmes feutres, vous fabriquez les valeurs : hachures, points, ronds, chiffres, lettres, signes bizarres, tout ce qui vous tombe sous la main. Oui Huguette, des étoiles si tu veux. Et n’oubliez pas : quand vous remplissez une forme, vous en faites apparaître une autre à côté ; regardez ce qui se passe entre vos traits autant que vos traits eux-mêmes. Christine demande si ce ne sera pas difficile de trouver le négatif. Rires. Qui a fini ? Lucie ? Attends, je regarde. Non, ce n’est pas fini : tu as laissé des zones muettes. Reprends ton fond, cherche encore. Il reste des choses que tu n’as pas vues. Continue. On prend le temps de regarder jusqu’au bout, même si ça agace, même si ça fatigue. Voilà. On part d’un fond un peu sauvage et on le pousse à parler. Ce n’est pas un tableau à accrocher au musée, on s’en fout. Ici, on travaille. Et si, au passage, ça vous remet à votre place et que vous voyez un peu mieux ce que vous faites, tant mieux. Allez, buvez votre café pendant qu’il est chaud, et reprenez vos feutres.|couper{180}

poésie du quotidien

Carnets | novembre 2021

Comme c’est romantique !

Comme un con j’avais acheté des fleurs au dernier moment, à l’angle de sa rue. Je dis « comme un con » parce que vous savez ce que je pense des fleurs coupées, toutes ces dégueulasseries permanentes que représente l’accumulation de meurtres comme de preuves. Bref, j’avais mon petit bouquet à la main, j’avais accéléré le pas pour parvenir à sa porte, et là elle s’ouvre, et me voyant avec mon trophée, comme si ça jaillissait de nulle part : « Comme c’est romantique ! Vous m’apportez des fleurs. » Elle savait y faire pour provoquer l’agacement ; elle était douée, naturellement. Tout se termina à quatre pattes, évidemment, comme des bêtes. Comment diable les choses auraient-elles pu se terminer autrement ?|couper{180}

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Carnets | novembre 2021

Elle et moi.

illustration : Asger Jorn "Looking for a goog tyrant" 1969 Elle voulait m’attendrir comme un boucher attendrit la viande. Je m’arcboutais des quatre fers sans bien savoir pourquoi, sinon le danger. Quand je retrouvais un peu de solidité, je plissais les yeux pour gommer le superflu, les détails distrayants. Elle voulait ma peau, c’était clair. Alors, de sang-froid, je dégrafais sa robe : elle tomba comme des milliers de voiles légers, toute cette légèreté, et le corps nu enfin, ce silex à l’odeur de feu sur lequel s’écorcher toujours, comme l’océan aux falaises de craie, s’écorcher en vain pour créer une durée. La même tendresse dans le regard, œil pour œil, dent pour dent. « Et si on arrêtait ? » dit-elle. « Si on arrêtait ce petit jeu. Si on s’aimait comme des adultes. » Nouveau piège, évidemment ; je mimai la lassitude. Nous éclatâmes de rire de concert, puis nous tordîmes le cou aux poulets du poulailler, égorgeâmes quelques lapins, et les fîmes rôtir en prenant soin que, sous le croustillant, la viande fût encore bien juteuse.|couper{180}

poésie du quotidien

Carnets | septembre 2021

Le fragile et le fort

Tu dis c'est fort ou c'est fragile sans connaitre. Tu le dis par reflexe, par habitude, poussé par les on-dit. Tu devrais te taire. Et vivre le silence fracassant qui suit à son début. Qui brise toutes les murailles par sa fréquence assourdissante. Et te laisse là éventré, ébloui, tout en même temps. Enfin prêt à rebattre toutes les cartes et les redistribuer La dernière étape est de repousser la pensée pour laisser le souffle aller. Sans même y penser.|couper{180}

peinture poésie du quotidien

Carnets | juillet 2021

Quand tout est fichu

De pas de côté en pas de côté j’ai glissé doucement vers le bord de la nappe. Une jolie nappe vichy Je me suis bouché les oreilles mais j’entendais toujours Il faut tu dois etc. Et soudain boum suis tombé C’est là que j’ai senti que j’avais des ailes pour voler Sinon jamais je n’aurais jamais osé y penser.|couper{180}

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Carnets | juillet 2021

Oiseau momifié

On dirait des bandelettes mais il s’en fout L’oiseau momifié Il voyage dans l’immobile L’œil ouvert dans l’ombre brûlée par les étoiles|couper{180}

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Carnets | mai 2021

Pour Gaston.

Cette violence, la pensée voulant la dompter est pire. supplice de la délicatesse de l'élégance. J'ai saisi tout d'un coup la brutalité comme une beauté dans une pierre tachée de couleur laissée derrière lui par Gaston. Une sainte horreur des manières me monte aux lèvres comme un effroi me rend muet.|couper{180}

poésie du quotidien

Carnets | mai 2021

Retrait

Il y a ressentir et puis le retrait. Un concert dans un kiosque au bord du soir, quelques chaises désordonnées dans le jardin du Luxembourg. Leurs cris de fer sous le ciel vaste lorsqu'on les arrache soudain à l'attente. Ressentir tout cela des années après comme si tout était là présent. Une douleur ou une joie si je me leurrais encore sur la douleur la joie. j'écoute le vent dans les feuillages. J'essaie d'apercevoir la musique. de sentir tout cela au plus juste à l'instant du retrait. Pour tracer un trait neuf.|couper{180}

poésie du quotidien

Carnets | 2019

La nuit

La nuit demeure. On la chasse, elle revient. Elle fut là dès l’origine. Elle sera là après la fin. On a voulu y loger la peur, l’ignorance, la barbarie. Mais la barbarie règne en plein jour. La nuit efface les formes, les couleurs, les visages. Elle réduit tout à l’indistinct. Reste le ciel. Les constellations traversent l’obscur. Lumières venues de loin. Morts anciennes qui continuent de nous guider.|couper{180}

palimpsestes poésie du quotidien

Carnets | avril

28 avril 2019

J’aurais pu m’agenouiller et, comme un gosse mal élevé, arracher la fleur et la porter à ma bouche, la croquer pour sentir le goût de sa fraîcheur, répéter le vieux geste qui confond beauté et possession. À la place, je me suis retrouvé à genoux dans le jardin des moines, les genoux humides, l’appareil collé au visage, à cadrer l’iris sous les gouttes de rosée. Ce n’est plus la bouche qui s’avance, c’est le troisième œil de l’objectif. Je regarde dans le viseur et, pendant un instant, je ne sais plus très bien où se termine la fleur et où je commence : l’iris, le verre, ma pupille sont pris dans le même axe. Le diaphragme s’ouvre et se referme en un claquement sec, 1/60e de seconde, presque rien, et pourtant c’est là que tout se joue : un morceau de présent est cueilli, ni pour être dévoré ni pour être gardé comme un trophée, mais parce qu’il a eu lieu une fois entre cette fleur-là et moi, dans ce coin de jardin. Nous sommes à l’unisson sous la rosée, l’iris et moi, moi et l’iris, peu importe l’ordre ; ce qui compte, c’est que pendant ce temps minuscule le monde n’est plus découpé en sujet qui regarde et objet qu’on regarde. Le reste, les grands mots sur l’éternité, le sens, l’œuvre, viendront toujours assez tôt ; sur le moment, il n’y a qu’un clic, un souffle, une fleur violette qui apparaît ensuite sur l’écran et rappelle que, l’espace d’un battement de paupières, nous avons occupé le même présent. illustration Iris dans le Jardin des Moines/ Prieuré de Salaise sur Sanne|couper{180}

poésie du quotidien

Carnets | avril

24 avril 2019

Il arrive parfois qu’une chose se présente comme si on la voyait pour la première fois alors qu’on la côtoie depuis des années. On ouvre un livre au hasard, on lit trois lignes et quelque chose claque, sans que l’on sache dire quoi ; on regarde une image dans un bac de révélateur, sous la lampe rouge, et au moment où les ombres sortent du papier, une sorte de vertige se produit : ce n’est plus “une photo”, c’est une scène qui nous regarde. La sensation est familière et impossible à nommer ; on sait qu’à vouloir la saisir trop vite avec des mots, on la fera fuir. C’est comme si, pendant une seconde, tout ce que l’on traîne de passé se taisait, et qu’il ne restait plus que ce point-là, net, au milieu du présent. Le propre de ces instants, c’est de nous rendre la vue, très brièvement : une fraction de seconde qui a la densité d’une éternité minuscule. Ils nous sortent de la croûte des habitudes, de la durée qui déroule toujours les mêmes pensées, les mêmes gestes, et nous laissent face à un morceau de monde sans commentaire. Quand je regarde en arrière ce que j’ai fait en photo, en peinture, en écriture, il me semble que je n’ai poursuivi que ça : retrouver ce type d’accrocs, ces moments où l’ordinaire se fendille. Je ne crois pas beaucoup à “l’originalité” au sens où on l’entend d’habitude ; je n’ai jamais été sûr que le banal existe autrement que comme une manière de ne plus voir ce qui est là. On parle de nouveauté pour désigner ce qui change à l’extérieur, alors que ce qui se produit vraiment se joue dedans : une légère torsion du regard, une façon de poser le point de netteté ailleurs. Parfois, il suffit d’un clignement de paupière pour que tout bascule : la rue n’est plus un décor traversé sans y penser, mais un ensemble de volumes, de couleurs, de corps, comme si quelqu’un avait monté le contraste. Ce fil qui relie ces instants, je peux l’appeler étrangeté faute de mieux. Au début, elle a quelque chose d’inquiétant : on a l’impression d’être décalé par rapport aux autres, d’habiter à côté. Avec les années, quand on s’est un peu fatigué à courir après le “nouveau” et l’“avoir”, on finit par s’asseoir et par laisser venir ce qui vient. Alors reviennent des choses très simples : un chant d’oiseau qu’on n’entendait plus, l’odeur d’herbe coupée en bord de champ, le vent qui passe sur la joue, un verre d’eau dont on sent vraiment le goût. Ce ne sont pas des révélations en grande tenue, juste des signes que quelque chose s’est déplacé. L’étrangeté, à ce moment-là, n’est plus un choc mais une présence discrète : le monde n’est pas devenu plus exotique, c’est nous qui avons cessé, pour un instant, de le traverser en étrangers. illustration huile sur toile, série esprit végétal, pb 2019|couper{180}

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