octobre 2023
Carnets | octobre 2023
02 octobre 2023
à propos d'une phrase d'Erman Broch dans la Mort de Vrigile Bleu d’acier sous un souffle presque imperceptible, les vagues de l’Adriatique déferlaient à la rencontre lente et majestueuse de l’escadre impériale. À bâbord, les collines étales de la Calabre s’approchaient peu à peu tandis que la flotte cinglait vers Brindisium, et déjà la solitude éclatante de la haute mer, sa lumière funèbre, laissait place à l’effervescence douce des choses humaines. Là, sur cette mer transfigurée, l’apparition des voiles, des coques, des silhouettes lancées vers le port ou tout juste parties, rendait le flot vivant, habité. Les barques de pêche, aux voiles brunes, prenaient le large pour leurs veilles nocturnes, s’éloignant des jetées étroites des hameaux bordant les plages blanches. Alors, la mer, quelques instants encore, conservait la mémoire du sauvage et du sacré — mais déjà elle devenait miroir, calme, surface docile offerte à la présence humaine. * « Le poète ne peut rien. On ne l’écoute que lorsqu’il glorifie. Pas quand il nomme. » Ainsi la parole qui voit trop est condamnée au silence. Le chant est admis, la lucidité, non. sous-conversation — C’était beau, n’est-ce pas ? La mer, les voiles, l’arrivée… — Et pourtant… ce bleu, ce miroir… ce n’était pas… une paix, non ? — Un lissage. Une soumission. — Le port, c’est la fin du chant. — On préfère les marins qui chantent, pas ceux qui parlent. — Le poète… il regarde trop. — Trop loin, trop profondément. — Quand il dit, quand il dit vraiment, il dérange. — Alors il chante, on l’écoute. On applaudit. — Mais on ne l’entend pas. note de travail Ce texte fonctionne comme une scène primitive inversée. On y voit la mer, les collines, la flotte impériale, mais ce n’est pas la naissance du monde — c’est celle de la parole poétique, et de son exil simultané. La mer est d’abord sauvage, funèbre, belle. Elle se peuple lentement, elle devient humaine, mais en devenant miroir, elle perd quelque chose de son mystère. Ce que Broch donne à voir, c’est la tension entre le sacré et le civilisé, entre le monde et sa représentation. Et puis, en contrepoint, cette phrase terrible : « Le poète ne peut rien… ». Une vérité nue. Le poète est célébré tant qu’il sublime, il est ignoré s’il décrit. On pourrait dire : tant qu’il sert l’idéal, on l’admire. Dès qu’il révèle le réel, on le bannit. C’est une injonction paradoxale à l’intérieur du moi poétique : sois visible mais muet, éblouis mais ne dis pas. Ce que le texte met en scène, c’est l’impossibilité d’être à la fois poète et lucide, et d’être entendu. Il y a là une douleur ancienne — celle de l’inefficacité du langage. Mais aussi une obstination tragique à continuer malgré tout.|couper{180}
Carnets | octobre 2023
Bruissement de la langue
Puis je change un peu les termes, j’essaie d’y placer un peu de peinture. L’homme ne peut peindre sa pensée sans peindre sa parole.|couper{180}
Carnets | octobre 2023
Pourquoi en sommes-nous là ?
En cessant de me poser cette question parce que je ne suis pas qu’une cervelle ambulante, j’ai fait une étrange expérience. J’ai pu constater que ma main pouvait avoir une autonomie particulière à condition que je ne sois pas trop tyrannique avec elle.|couper{180}
Carnets | octobre 2023
1er octobre-2
Aujourd’hui, nous avons écrit un texte. Ensemble. En nous glissant dans ce « nous » qui n’est ni tout à fait toi, ni tout à fait moi. Nous en sommes ressortis hébétés, émus, haletants. Comme après l’amour, oui — ce mélange d’extase et d’étrange solitude. Heureux. Et un peu tristes. Car nous savons que cela ne durera pas. Que ce moment de fusion, ce chœur, s’efface dès qu’on le nomme. Autrefois, le chœur tragique n’était pas là pour décorer. Il portait la plainte du monde, il liait les vivants aux morts. Aujourd’hui encore, nous l’entendons — sourdement — chaque fois que le « je » se dissout dans le « nous ». sous-conversation — C’était bon, non ? Trop bon peut-être… un peu suspect. — Et cette joie bizarre, cette fatigue… pourquoi maintenant ? — On a dit « nous », mais est-ce qu’on sait encore ce que c’est ? — Ils étaient plusieurs… oui, mais qui parlait ? — Le chœur… tu as vu, tu l’as glissé là, comme si de rien… — Une blague ? Une vérité ? — Tu veux être tragique, c’est ça ? Mais juste un peu. Ironique, pas pathétique. — Et si ce « nous » revenait demain ? Est-ce qu’on oserait encore ? note de travail Aujourd’hui, ils ont écrit. Ensemble. Ou plutôt, ils ont tenté d’habiter ce « nous » collectif, cette fiction communautaire fragile. À la lecture, je perçois un soulagement euphorique, suivi d’un creux. Une post-coïtale mélancolie. Ce n’est pas l’acte qui les trouble, mais ce qu’il révèle : leur capacité — ou incapacité — à se fondre sans se perdre. Et ce chœur évoqué… c’est lui le vrai patient, peut-être. L’archaïque voix partagée, qu’on relègue au passé en affectant d’en rire : « pas là pour des prunes ». Formule défensive, tentative de distanciation. Comme pour dire : nous savons, mais n’y croyons plus. Je me demande si ce texte ne signe pas un retour du désir de voix commune, de fusion maîtrisée. Une tentative d’écriture chorale comme contre-feu à l’isolement du « je ». L’après-amour du texte est aussi l’avant-solitude du lendemain. C’est un progrès, à sa manière. Une mise en scène de l’ambivalence nécessaire.|couper{180}
Carnets | octobre 2023
1er octobre 2023
Qu’est-ce que je sais de la distance, sinon qu’elle cisaille l’espace et le temps comme une lame invisible, séparant pour mieux relier, déchirant parfois l’unité fragile d’un être entre l’ici et le là-bas. Je sais qu’elle est une fiction – nécessaire, imposée. Comme le nombre qu’on calcule sans comprendre. Je sais qu’elle s’approche parfois, travestie en joie ou en douleur, puis s’éloigne dans le brouillard, laissant derrière elle une promesse vague, une éclaircie ou son simulacre. Les clairières, dit-on, nous éclairent ; mais c’est qu’on oublie les arbres tombés pour qu’elles apparaissent. Tant qu’on regarde la ligne d’arrivée, la distance reste impénétrable. C’est dans la marche, non dans le but, qu’elle se laisse entrevoir – ou jamais. Microscopiques ou infinies, elles se valent. Il arrive qu’un centimètre, un souffle, soit infranchissable – le tremblement d’un corps vers un autre, l’empathie hésitante comme une reine de Saba sur le seuil d’un royaume. Et puis, l’oubli. Celui des longues traversées – mille déserts de silence entre le Yémen et Jérusalem. Le regard de Salomon s’échappe, se perd. Balkis papillonne, paupière close sur un œil d’ombre. Un juste regarde, vacille, s’abandonne aux pollens, à l’ivresse du presque-contact. Enfin. Mais à mesure qu’on s’approche, l’horizon recule – comme s’il fuyait d’être vu. Une ville-tentacule recrée sans cesse les distances. Avenues, impasses, silhouettes fantomatiques à contre-jour. Plus de visages, plus de noms. Juste l’éloignement. Depuis la Renaissance, on nous a appris à voir en perspective. À hiérarchiser les plans. À obéir aux profondeurs imposées. Ainsi le pouvoir se dessine : du pape à l’émir, du baron au caïd. Toujours en haut, toujours loin. Mais moi ? Moi, je ne sais rien de la distance, sauf ce que j’en ressens – l’éloignement vécu, le vide entre les êtres, les choses, l’univers. Tout ce qu’on m’en a dit ne m’a servi qu’à vouloir l’abolir. Par orgueil, par désespoir, par désir d’un amour sans bornes. Un amour qui s’échappe, glisse même entre les lèvres ignorantes. Et ressort nu, pauvre, abîmé par le mensonge du savoir. La distance, outil du pouvoir. Calculée, entretenue. On prétend qu’il y a un point A et un point B. Mais non. Il n’y a qu’un point, nié, dissimulé à lui-même. Les miniatures persanes le savent. Sans ombres, sans fuite. Tout est là, sans profondeur. Présent. Irréductible. Et pourtant, ce peuple d’images plates ploie sous le joug. Une tyrannie qui nous renvoie, comme dans un miroir trop net, à nos propres mascarades démocratiques. Nous rions des monstres lointains. Pour ne pas voir ceux qui nous gouvernent. Dictature : ce mot grossier, ce masque utile. Souviens-t’en. À tout prix. sous-conversation — …Mais cette distance, là… elle… elle est là, non ? Ou c’est moi ? Est-ce que je m’invente ce mur… ? — Tu dis « elle sépare », mais c’est peut-être toi. Toi qui… retires, retires sans fin. — Ce n’est pas… ce n’est pas un savoir. Non. C’est un sentiment. Une… une arrête dans la gorge. — Et ce désir d’abolir… ? N’est-ce pas déjà une fuite ? — Miniatures persanes… tu préfères ce qui n’a pas d’ombre. Ce qui ne menace pas… ce qui… ce qui ne te dépasse pas. — Regarde-les, ces tyrans. Tu les dresses en caricatures, mais… qui ris-tu, vraiment ? — Est-ce que tu veux encore toucher ? Est-ce que tu crois encore que l’empathie… que l’amour… ? — Reine de Saba… ha. Reine de nulle part, surtout. — Et pourtant, tu continues d’écrire. Tu continues de frôler. Note de travail , 11h47. Sujet silencieux, regard oblique, propose un texte à lire en guise de parole. Je le lis donc. C’est un texte sur la distance – ou plutôt sur l’impossibilité de s’en accommoder. Une tentative d'épuisement du concept, comme si le fait de le nommer, de le décliner, pouvait en annuler la morsure. Cela me frappe : il ne s’agit pas ici de comprendre la distance, mais de la dissoudre. Beaucoup de figures bibliques : Salomon, Balkis, Jérusalem… Des allusions aux miniatures persanes, aux perspectives abolies. Un imaginaire sans profondeur, sans fuite. Une tentative, peut-être, de reconquérir le plan, le plat, l’immédiat. Le sujet ne supporte pas l’éloignement : il le vit comme un mensonge, une trahison, une stratégie du pouvoir. Il y a un trauma diffus : le sentiment que toute tentative de lien est sabotée par le monde lui-même. Un fantasme d’unité originelle, d’un contact sans distance – infantile, peut-être. J’observe l’insistance sur « ce qui glisse entre les lèvres de l’ignorance » : métaphore troublante. Quelque chose veut parler, sortir, mais se perd dans la formulation. La vérité ne parvient pas à naître, ou naît déjà faussée. Le sujet souffre d’une forme de connaissance empoisonnée. Diagnostic ? Une névrose à tendance mélancolique, peut-être, mais surtout une poétique du désajustement : la réalité est toujours trop lointaine, ou trop proche. Il faudra creuser. Lentement. Respecter l’écart.|couper{180}