octobre 2023
Carnets | octobre 2023
25 octobre 2023
Ce matin, cette idée étrange : tout paraît ridicule. Alors il se déplace un peu, tente d’apercevoir un reflet, d’imaginer l’inverse — tout regarder par l’œilleton de l’important. Il hausse les épaules, murmure : ni l’un, ni l’autre. C’est affaire d’âge. De dosage. Mais l’association — réussite ou échec — revient, liée au ridicule, ou à l’important. L’apprentissage de la sagesse provoque des sueurs froides. Il faudrait rouvrir des écoles de sagesse. Un jour, on n’aura plus le choix. Tant on s’est égarés à chercher l’important. Et trouvé le ridicule. sous-conversation C’est rien, une sensation. D’abord, le rire. Ou l’envie de rire. Mais de travers. Puis l’envie de comprendre pourquoi. Pourquoi c’est risible. Et pourquoi tout, soudain, semble le devenir. Un pas de côté. On tente. Voir autrement. Important, dis-tu ? Ce mot aussi grince. Tu vois le balancier. L’un. L’autre. Puis tu souffles : ni l’un ni l’autre. C’est usé. Trop vu. Trop jugé. Il faudrait désapprendre. Revenir au rien. Apprendre autrement. Mais qui enseigne ça aujourd’hui ? note de travail Ce matin-là, il s’est levé avec cette pensée : tout est ridicule. C’est souvent ainsi que débute une crise douce. Une saturation du jugement. Il essaie de se repositionner. De déplacer l’axe. Voir les choses par l’œilleton de l’“important”. Mais ce mot le gêne. Il le met en italique. Il ne le croit qu’à moitié. Le “ni l’un ni l’autre” me semble central. Il tente une sortie par le haut. Mais il reste pris dans la boucle. Le piège du discernement moderne : ce qui mérite d’être pris au sérieux est déjà suspect, et ce qui fait rire est déjà lourd de tragique. Il évoque la sagesse. C’est peut-être cela qu’il cherche : une position qui ne serait pas une posture. Ce texte est un fragment de philosophie intérieure, une tentative de s’orienter sans grille déjà faite. Une sorte de désétiquetage existentiel. Et c’est rare. Et précieux.|couper{180}
Carnets | octobre 2023
24 octobre 2023
Tant qu’elles errent en silence, les pensées ne dérangent pas. Elles passent comme l’air, le vent. C’est pourquoi, ces derniers mois, il se tait. Il garde tout pour lui. Pourquoi parler à un mur, ou mieux : écouter ce que le mur aurait à dire ? Alors il garde ses idées dans l’ombre, boueuses, confuses — en espérant, peut-être, une genèse secrète. Ou plus humblement : un espoir. N’allons pas plus loin. Faulkner disait quelque chose du passé... J’avais noté ça sur un bout de papier. Perdu. C’était cette idée : le passé ne passe pas. L’histoire le prouve chaque jour. Peut-être même est-elle une illusion. Et nous, aussi. Juste des forces en conflit, un jeu d’échecs auquel les dieux, s’ils existent, s’occupent dans l’ennui de l’éternité. L’automne. Le matin. Le froid rongeant la peau quand je traverse la cour pour nourrir la chatte. Peut-être que la peur de ne plus pouvoir être triste suffit à écrire un carnet. « Si je savais prier », dit-il, devant une choucroute, à la Forge de Montparnasse. Parfois, des années après, des dépôts d’images, de phrases, remontent à la surface. La prière ne vient qu’à l’extrême limite, quand il n’y a plus rien à faire. Ce serait alors comme ouvrir les bras — non pour serrer, mais pour recevoir l’ineffable. Et plus j’avance, plus l’ineffable grandit. Et parfois, il s’éclipse. Apprendre à le doser. Ne pas le consommer tout entier. En garder un peu pour les jours gris. Hier à 18h, un miracle. Après tant d’ondes négatives avec mon expert-comptable, une grâce soudaine : j’ai reçu mes liasses. C’est peu. C’est tout. On survit à nos problèmes, dit Cioran. Farceurs que nous sommes. Acrylique sur toile. Le passé ne meurt jamais. Il ne faut même pas le croire passé. sous conversation ...ne pas parler, surtout pas, ça dérange... pourtant ça gronde, en dessous, ça gratte, ça pousse... pourquoi le dire... à qui... à quoi bon... mur... pas de réponse... peut-être écouter ce que ça dit, le silence, cette chose gluante, informe... peut-être que ça vaut mieux... un peu d’espoir, mais pas trop... pas trop... le passé... il n’est pas mort, non... il est là, juste derrière... ça revient, ça vous tombe dessus, sans prévenir... une phrase, un mot, un souvenir, un froissement de papier... et tout recommence... comme si rien n’avait cessé... froid... peau mordue... chatte à nourrir... routine... mais au fond, c’est ça... le besoin de sentir encore quelque chose... même le froid... surtout le froid... prier... qu’est-ce que ça veut dire prier... si je savais... si je pouvais... mais on ouvre les bras, on attend... on attend quoi... l’ineffable, tiens... ce mot... encore lui... et pourtant parfois, c’est rien, c’est tout vide... et l’âge... et la grâce... et les chiffres... et la lassitude... et l’envie de rire aussi, parfois... farceurs, oui... mais quoi d’autre ? note de travail Il m’a lu un extrait de carnet. Un ton calme. Une sorte de souterrain lucide. Le silence, dit-il, est devenu sa forme d’expression préférée. Plus rien ne sort à voix haute. Je note ce glissement : de la parole vers l’implicite, de l’échange vers la matière pensée. Une défense ? Ou bien une mutation naturelle ? Il évoque Faulkner, Cioran, l’histoire qui revient — comme un reflux. Il semble redouter moins le passé que l’impossibilité de le nommer. Il y a chez lui un attachement étrange à l’émotion retenue. La tristesse devient même un critère d’existence. Écrire pour ne pas perdre cette faculté de tristesse, c’est poser le langage comme bouclier contre l’oubli affectif. Sa prière — hypothétique — me frappe. Il ne prie pas. Mais il sait déjà ce que ce geste contiendrait : non pas un appel, mais une ouverture. Accueillir l’ineffable. J’y lis un début de souplesse. Comme si, fatigué de contrôler, il laissait entrer. Et cette histoire de miracle comptable, si dérisoire qu’elle semble être, est peut-être le noyau du texte. La grâce, même en bas de page, même chiffrée, peut encore surprendre. Il tient à cette idée : survivre à ses problèmes est notre comédie humaine. Je repars, moi aussi, avec un peu d’ineffable sous la langue.|couper{180}
Carnets | octobre 2023
22 octobre 2023
Les Gassion En semaine, l’enfant est déposé chez les concierges. Odeur de graisse et d’encaustique dans l’ascenseur en bois, boutons en porcelaine, chiffres romains. La descente est lente, le tapis rouge ne commence qu’au troisième. Les Gassion habitent à l’entresol, derrière une porte vitrée, dentelle, cigales plastiques. Odeur de soupe dès la sortie de l’ascenseur. À l’intérieur : toile cirée jaune, cigales encore, chant des inséparables, linoléum brûlant. Madame Gassion, gentille. Bonbons à sucer. Le mari a fait la guerre de 14-18. Le soir, on remonte au septième. Le chien des Gassion est trop vieux. L’enfant en voudrait un autre. Odette Odette vient le dimanche. Accent du Bourbonnais. Chaussures à talons aiguilles. Mazagrans, café, froufrous. Odeur singulière, presque annoncée. Parfois un canard : demi-sucre trempé dans le café. Elle boit à petites gorgées. Elle parle. L’enfant ne comprend pas, mais il écoute. Marcel Chez Marcel, dans le 15e, tout est bazar. Chevaux de bois, cintres, bandes dessinées, piles de journaux. Le grand-père conduit d’une main, fume des Gitanes. Marcel, ancien du STO. Comme lui. Ils ont juré de ne plus jamais avoir de patron. Marcel sort parfois un couteau : “je vais te tailler les oreilles en pointe”. L’enfant a peur, mais rit. La peur fait presque partie du merveilleux. Totor Totor aussi veut couper les oreilles en pointe. Une mode, peut-être. Au marché boulevard Brune, sa voix couvre tout : légumes, clients, cris de guerre. “Treize à la douzaine ! Mes beaux œufs !” Il initie le gosse : “Faut gueuler, mon petit vieux.” Sa main énorme sur le crâne. “Si les petits cochons te mangent pas…” Totor est mort d’un coup, en tendant une botte de persil. La vie tient à peu. Après le marché, la voirie nettoie tout. Des passants ramassent les fruits talés. La voix de Totor reste un moment. Puis l’enfant passe à autre chose. sous-conversation Ils sont tous là. Alignés. Petits dieux du quotidien. Faits de soupe, de plastiques, de Gitanes, de linoléum. Ça parle fort, ça crie, ça chuchote. Ça coupe les oreilles, pour de faux, mais pas tout à fait. Ça façonne. Ça effraie doucement. La main énorme sur le crâne. L’odeur avant la voix. Le sucre dans le café. Les cigales. Les bonbons à sucer. Il faut tout retenir. Même ce qui n’a pas de sens encore. Même ce qu’on ne comprend pas. On comprend plus tard, ou jamais. Le grand-père ne parle pas. Marcel ne parle pas. Totor parle trop. La mémoire est faite de ça. Des silences et des cris mêlés. Et l’enfant qui veut juste un chien. Mais pas celui-là. note de travail Le narrateur ramène une galerie. Quatre figures totémiques. Les Gassion, Odette, Marcel, Totor. Tous différents. Tous porteurs d’un monde. Tous porteurs d’une peur, aussi. Il y a quelque chose de doux dans sa voix aujourd’hui. Comme s’il racontait un film qu’il avait vu mille fois. Mais ses yeux, eux, disent autre chose. Une tension sous la douceur. L’enfant regarde, sent, absorbe. Il ne juge pas encore. Mais il enregistre. Les hommes sont silencieux ou violents. Les femmes sentent fort, parlent doucement, ou pas du tout. La loge, le marché, le bazar, la cuisine : autant de scènes fondatrices. Autant de mythes personnels. Et cette fixette sur les oreilles à couper. Je note : transformation. Initiation. Passage symbolique. Il faut être taillé autrement pour survivre à ce monde. La mort de Totor, si brutale, si légère, est racontée sans affect, mais elle contient tout : la chute du père de substitution. Et après lui, plus rien. Juste le nettoyage. Et l’enfant qui passe à autre chose. Mais qui n’oublie rien.|couper{180}
Carnets | octobre 2023
21 octobre 2023
La journée a commencé dans les cages : soucis, peurs, les barreaux habituels. La liberté ? Un costume vide. Flegme, indifférence, mots creux. S. a passé l’après-midi à combattre les mites à coups de balai. Moi, j’ai déversé ma haine sur l’expert-comptable. Son nom craché dans le vide, pas assez fort. J’essaie avec des insultes. Enculé, ça ne fait plus rien. Enfoiré, trop tiède. Rabelais me souffle autre chose. Mâche-merde. Là, on s’élève. Il y a une dignité du merdique, parfois. Mais déjà je m’ennuie. L’odeur, la pluie, la chasse d’eau qui fuit. La peur de percer le plafond d’en dessous. Les mites reviennent. S. dit : “la chienlit”. Je pense : ce ne sont que des vues de l’esprit. Mais l’odeur persiste. Anders Zorn me traverse. Supprimer le bleu, le faire renaître autrement. Deux chauds, une froide. Même chose ici : deux haines, un geste retenu. Le nom que je crache devient mon exutoire. Je ne cogne pas. Je nomme. C’est ça mon effort de civilisation. Mais rien n’est propre. Rien ne tient. Même le plafond menace.|couper{180}
Carnets | octobre 2023
20 octobre 2023
Quand on pense au verbe « lire », on pense au livre. Au texte. À la feuille noircie. Aux lettres, aux factures, aux commandements de payer. Mais lire, c’est plus que ça. C’est décoder les signes — tous les signes. Ceux qu’on laisse derrière soi, et ceux qu’on croit adressés, par erreur ou miracle. Lire, c’est voir les messages griffonnés dans l’écorce d’un tronc. Les fractures des vieux murs. Le flux des pensées, chargé de toute la merde que l’époque déverse en nous. Lire, oui. Mais encore faut-il savoir traduire. Rendre clair. Pour soi. Pour les autres. Sinon, on bascule dans le salmigondis, le saugrenu. Est-ce qu’on apprend ça ? Peut-être que non. Peut-être qu’on naît avec. Ou peut-être qu’on le désapprend très vite. À l’école. Quand on nous fait ânonner des textes morts. Quand on oublie ce que lire voulait dire. Alors, il faut du temps. Des années parfois. Pour que l’éveil survienne. Qu’on brise la coquille. Qu’on redécouvre la lecture — des livres, du monde, de soi. Mais ça a un prix. Il faut tout perdre. Il faut avoir oublié les besoins. Se retrouver nu. Comme un ver. Et là, peut-être — la lecture revient. Par les narines. Inédite. Et pas tant. Étrange. Curieuse. Familière. Triviale. La vie. sous-conversation Lire. On sait ce que c’est. Non ? Des lettres. Un texte. Une facture. Mais — attends — il y avait aussi ce mur… ce jour-là, il y avait un mur et quelque chose dessus… pas un mot. Mais c’était lisible. C’était… pour moi ? Non. Mais je l’ai lu. Quand même. Et puis il y a ce moment où ça devient trop. Tout se mélange. Le texte, les pensées, la merde de l’époque. Ça déborde. Alors, on veut traduire. Mais on sait plus. On sait plus comment. Et puis un jour, peut-être — on sent un truc. Un petit truc. Pas une idée. Une odeur. Un truc dans le nez. Et c’est là. C’est revenu. note de travail Ce texte dit : lire, ce n’est pas comprendre. Lire, c’est capter. Traverser. Être traversé. Il commence par la norme — lire comme fonction sociale. Lire comme obligation. Lire comme acte bureaucratique. Puis glisse lentement vers l’autre lecture : celle des signes invisibles. Des coïncidences étranges. Des éclats de réel. Ce qui frappe ici, c’est le lien entre lecture et érosion du moi. Il faut oublier les besoins. Se retrouver nu, vulnérable, pour que la lecture essentielle revienne. Pas comme savoir. Mais comme expérience sensorielle. Par les narines. C’est presque un retour archaïque au monde : on lit comme on sent, comme on respire. L’odeur devient langage. Et ce langage n’est ni nouveau ni ancien — il est simplement revenu. Ce fragment est un petit traité de lecture profonde, écrit sans dogme. Un texte sur l’après. Après l’école. Après le sens. Quand il ne reste que ça : la lecture du monde, comme une trace familière dans l’air.|couper{180}
Carnets | octobre 2023
20 octobre 2023
Au début, le brouhaha. Trop fort. Il vaudrait mieux parler d’un bruit de fond. Un poste de radio, dans une cuisine, qu’on allume au petit-déjeuner, pour contrer un certain vide. Une absence que l’habitude juge insupportable. Le bruit de fond : présence contre présence de l’absence. Il faut toujours une frontière pour sentir les limites. Ensuite, à chacun de choisir de les franchir. On pourrait aussi rejeter l’ensemble. Ni bruit. Ni silence. Ni tout. Ni rien. Une entreprise de moine. Parvenir déjà à ce premier pas de côté… le reste n’est qu’anecdote. Il y a ce poste, posé sur la table. Dans la tête aussi, il y a une cuisine. Une table. Un mug de café noir. Tout ça, reconstruit par la cervelle. Par habitude. Il y a des années, j’avais brisé mon cochon. Avec ça, j’avais commandé *A Course in Miracles*. Traduction de Sylvain du Boullay. Mais trop dubitatif, je me suis arrêté au cinquième exercice. (Le livret de l’élève.) Il fallait prendre quelques minutes par jour, et dire : je ne sais rien de cette pièce, de cette table, de ce vase, de cette chaise. Rien qu’en y pensant, le bruit de fond s’amenuise. Comme alors. On revient à son propre battement de cœur. Sa respiration. Et rien d’autre. Un peu effrayant au début. Comme un interrupteur. On éteint le monde en disant : je ne sais rien. Peut-être que l’écriture procède de la même tentative. Non pas d’affrontement. Mais d’approche. Il faut fatiguer la viande. Que toute résistance s’évanouisse. Alors le miracle surgit. Ça s’écrit seul. Ni l’un, ni l’autre. Mais un avec l’un comme l’autre. sous-conversation Ça grésille. Pas trop fort. Juste assez pour masquer. Masquer quoi ? On ne sait plus très bien. Un vide ? Une peur ? Un silence trop franc, trop dur ? C’est là, le poste. Sur la table. Le café fume encore. Mais ce n’est pas le café. C’est… le cadre. La cervelle qui reconstruit. Toujours. Et puis : rien. Plus de mots. “Je ne sais pas ce que c’est.” Un vertige doux. Comme si l’objet reculait. Comme si le monde faisait un pas en arrière. Écrire ? Peut-être juste ça : dire “je ne sais pas” d’une autre manière. Fatiguer la viande. Qu’elle lâche. Et que ça passe. À travers. note de travail Texte de seuil. Texte de vacillement. Ce que l’auteur explore ici n’est pas l’opposition entre bruit et silence, mais l’intuition d’un troisième terme, plus instable, plus insaisissable : l’état entre. Tout commence avec la radio. La cuisine. Le bruit domestique. Mais très vite, on bascule. La table devient mentale. Le mug devient reconstruit. La radio devient un seuil vers l’inconnu. Ce texte est traversé par une tentative de défamiliarisation du monde, par le biais d’un exercice spirituel : dire je ne sais rien. Le paradoxe est beau : plus on renonce au savoir, plus on entre dans un rapport vrai au réel. L’écriture ici est vécue comme une pratique proche de la méditation ou de la transe légère. Il faut fatiguer la matière. Fatiguer la viande, dit-il. C’est fort, c’est brutal, mais juste. Et puis… “ça s’écrit seul.” Ce n’est pas la grâce. Ce n’est pas la technique. C’est l’effacement du moi qui résiste. La dernière phrase fonctionne comme un koan : ni l’un ni l’autre, mais un avec l’un comme l’autre. On n’est plus dans la syntaxe. On est dans l’expérience. Ce texte n’est pas seulement pensé. Il est traversé.|couper{180}
Carnets | octobre 2023
20 octobre 2023
Nous avons emprisonné des voix pour une durée indéterminée. Non plus seulement dans la matière, mais désormais dans le numérique. La voix d’Haroun Tazieff. Celle de Malraux. De Churchill. Elles cheminent encore, indépendantes des cordes vocales qui les formèrent. On peut les copier. Les recopier. À l’infini. Mémoire morte. Alors que la vie, elle, n’a besoin que de mémoire vive. Limitée. Organique. Précieuse. Les cordes vocales, dit-on, se décomposent en deux ou trois ans. Et pourtant les voix restent. Imaginer un enfant écoutant Reeves ou Hitler sur un podcast pour un exposé d’école… C’est troublant. Maléfique presque. Et si une âme ne pouvait quitter ce monde qu’à condition d’être totalement oubliée ? Sueurs froides. * À Vallon en Sully, les vieux ne disent plus rien. Ou presque. Quelques banalités. Comme s’ils savaient le danger à trop parler. Les souches mortes embaument doucement. Parfums mêlés aux essences encore vives. Et un jour, tout a disparu. Mais des fougères, tendres, ont surgi. Un soulagement. L’intuition d’un bon ordre des choses. * Quitter les réseaux sociaux : renoncer au bavardage. On sent tout de suite que l’énergie n’est plus la même. Il ne me reste que ce blog pour nourrir l’illusion d’appartenir à l’espèce. Une des dernières résistances de la vanité. Mais écrire sans jamais montrer… n’est-ce pas une autre coquetterie ? Une activité vaine ? Sans entrer en religion, l’écriture me tient. Sans cela, tout serait vain. Même si je sais bien que ce “cela” n’est pas grand-chose. Aux élèves, je ne propose plus d’œuvres. Seulement des exercices. L’œuvre est plus secrète. Peut-être même ignorée jusqu’au bout. Et alors, la belle affaire ? La modestie est une autre histoire. Peut-être la seule histoire. On ne sait jamais quand on y entre. Mais on en sortira, c’est sûr. Les pieds devant. * Lu une histoire étonnante. Difficilement. Le traducteur n’accepte qu’un paragraphe à la fois. Une petite annonce : un job payé pour déféquer. “Ici vit un penseur.” Un vrai boulot de merde. J’aimerais lire plus. Mais sur PC, pas tablette. Trop chiant de sélectionner petit bout par petit bout. * Hier soir, vers 22 h, nouvelle fuite d’eau. Au plafond cette fois. J’ai coupé l’arrivée générale. Posé des gamelles. Épongé le sol. Comme si on avait besoin de ça. Quand les coups de chien s’enfilent comme des perles, il ne reste plus qu’à trouver l’os à se fourrer dans le nez. sous-conversation Elles parlent encore. Leurs voix. Pas leur souffle. Pas leur salive. Juste… l’écho. Stocké. Empilé. Et lui, là. Il coupe l’eau. Pose des bassines. La voix de Churchill et lui sous la fuite du plafond. Un peu absurde, non ? Ça parle trop. Alors il se tait. Ou il écrit. Mais c’est pareil. Ça fuit aussi. Par en dessous. Il dit que l’œuvre est secrète. Mais il guette quand même les visites du blog. Un peu. Juste un peu. Résistance ou coquetterie ? L’ennui revient. Mais l’ennui, c’est peut-être le seul endroit où il reste encore du vrai. note de travail Texte hanté. Par les voix, par la mémoire, par les fluides. Voix mortes mais toujours audibles. Corps en décomposition, mais voix reproductibles. On entre ici dans une temporalité disjointe, un monde où le langage survit au corps — et l’humain se demande s’il peut encore disparaître pour de bon. L’auteur pose une hypothèse vertigineuse : et si la condition du repos était l’oubli total ? Mais notre époque, au contraire, archive, redouble, ressuscite par l’enregistrement. Puis viennent les vieux du village. Les arbres. Les souches. Une sagesse du silence. Le “bon ordre des choses” n’est pas réactionnaire ici. Il est pulsation organique, compost. Il renonce au bavardage, mais pas à l’écriture. Ou plutôt, il interroge l’écriture comme dernier bavardage noble. Ce blog devient une planche de flottaison. Un carnet pour continuer à appartenir. Il dit qu’il ne fait plus d’œuvres. Qu’il ne transmet que des exercices. C’est une grande phrase d’artiste désencombré. Mais derrière l’humilité, il y a une inquiétude tenace : Et si je n’avais rien laissé ? Enfin, la fuite d’eau. Le boulot payé pour chier. Retour au trivial, au burlesque. Mais c’est là que le texte touche une autre vérité : quand ça déborde, il faut couper l’arrivée. Et écrire.|couper{180}
Carnets | octobre 2023
19 octobre 2023
L’accord du participe passé employé comme épithète s’accorde en genre et en nombre avec le mot qu’il qualifie. (1906, Grevisse) Et pourtant... Ils savaient jouer des coudes jusqu’à l’os. D’où sans doute leur physionomie de manchots. Assoiffés congénitaux, ils burent sans jamais étancher leur soif. Ils s’époumonèrent, baroques, grotesques, déformés — Daumier les aurait croqués avec plus de charité qu’ils n’en avaient eux-mêmes. Ils avaient vu tant de pays, appris la prudence, la circonspection. Mais pas la justice. Les murs étaient délabrés, les tapisseries déchirées, les parquets explosés — ils y vivaient quand même, presque heureux d’avoir échappé au pire. Ce qui participe d’un passé, le participe passé — il est passé où, celui qui participe, en principe ? Le complément de l’objet — comme si l’objet seul ne suffisait pas. Ils se complimentèrent de l’absence de complément, jusqu’à ce que surgisse l’objet nu. Parvenir à la phrase simple. Jon Fosse : mots simples, phrases simples. Chez lui, la forme passive comme refuge : les sentiments nous traversent, nous ne les possédons pas. Simplicité de l'installation, espace laissé au lecteur. Liberté de l’imaginaire. Il a vécu une vie d’écrivain, parallèle à l’autre. Créer. Mentir au besoin. Un réflexe. À la marge. Et dans la marge, le rouge l’emporte. On écrit à l’encre violette et l’on se retrouve marqué de rouge. Le violet violé par le rouge. Lecture de prologues sur le blog de F.B. L’enfance revient sous forme de main lâchée. Sécurité affective rompue. Odeur de sous-bois, ennui tressé de peur. L’ennui d’enfance : étroitesse et immensité. On y est piégé sans raison. On en cherche une. Naissance de l’imagination. J’ai pris du retard sur les textes. Et j’en suis content. Une résistance neuve, peut-être. sous-conversation Il y en a trop. Des blocs. Des mots. Des notes. Un désordre peut-être. Ou un ordre qu’on ne voit pas. La grammaire — oui, ça rassure, mais ça pique aussi. Le participe qui ne participe à rien, sauf à la confusion. Et Fosse — lui, il a compris. Ne pas tout dire. Juste être traversé. Mais ici, ça bourdonne. Ça revient. Ça se chevauche. Rouge. Violet. Tu veux écrire bien. Mais toujours cette marque, dans la marge. La tienne ? Et puis cette phrase… retard sur les textes. Mais tu souris. Il y a quelque chose qui revient. Un souffle ? Une permission ? note de travail Ce fragment est un feuilleté de strates. Grammaire, politique, esthétique, enfance, solitude, lecture. Une pensée en mosaïque — non pas éparpillée, mais atomisée. Chaque bloc est un miroir. Le sujet semble chercher une sortie. Une issue vers la simplicité. La simplicité des phrases. La simplicité de vivre. Mais l’écriture est là, compulsive, diffractée. Elle ressasse, elle digresse, elle revient. Le monde est là : grotesque, injuste, saturé. Et dans la marge, en rouge, la trace du jugement. Il y a un aveu discret ici : la violence scolaire intériorisée, l’injonction de bien faire, la douleur du “trop”. Mais aussi une revanche discrète : dans l’ennui, naît l’imaginaire. Dans le retard, une joie : “une résistance neuve”. Ce texte ne cherche pas à plaire. Il respire une fatigue créative, un trop-plein presque libérateur. Il ne cherche plus la perfection grammaticale. Il cherche l’échappée.|couper{180}
Carnets | octobre 2023
18 octobre 2023
Les saisons arrivent, repartent, reviennent. À peu près semblables, d’année en année. L’enfant apprend ce rythme par le corps. Il hume l’air, sent l’automne, devine l’hiver. Et pourtant… ni de la ville, ni des champs. Étranger au monde qu’il traverse. Un passager du temps. Quand il fait beau, il se réjouit. Quand il pleut, il tend les paumes. Il aurait voulu vivre ainsi — porté par le temps, comme autrefois dans un ventre. Mais l’histoire n’est pas d’accord. Né trop tôt. Un mois en avance. Privé du sas, du langage invisible de l’attente. Il entre dans le monde par la peur. Tubes. Verre. Urgence. Plus tard, même scénario. Il part du primaire avant la fin. Perd la maison, le jardin, les collines, et son accent. Il parle pointu. Il s’ajuste. Il observe la neige, les merles. Suit les pattes noires dans le blanc. Il cherche la trace de l’envol — mais l’envol ne laisse pas de trace. Il appartient à un autre temps. Apprendre à lire l’heure ? Il ne sait pas. Les chiffres romains ne disent rien. Il apprend le temps sans montre, par le soleil, même absent. Le seul bien ici, c’est le sens commun. Ceux qui le perdent parlent trop, ou parlent pour ne rien dire. On dit : “mets la table, fais ton lit, range le bois.” Mais il y a dans ces phrases-là quelque chose d’étrangement triste. Un jour, l’arbre n’est plus là. Coupé pour cause d’ombre. Un autre jour : un fusil. Un merle. Une traînée de sang. On suit les gouttes. Au bout, un oiseau mort. C’est quand il perd goût aux choses usuelles que l’homme retrouve l’odeur de l’enfance. L’humus. Le silence. Le balancement lent des arbres. Il essaie de prononcer leurs noms. Mais la gorge se serre. Il est presque là. Il y est. Il n’est plus un homme. Plus un enfant. Seulement le vent. sous-conversation Il voulait s’adosser au rythme. Ne pas résister. Juste… suivre. Mais tout est venu trop tôt. Trop fort. Trop vite. Pas le temps d’apprendre. Il ne parle pas la langue du monde. Il a dû la copier, l’imiter, l’apprendre à rebours. Il regarde les merles. Mais ce qu’il cherche, c’est pas l’oiseau. C’est ce qui l’a fait partir. Ce qu’il n’a pas vu. Le temps n’est pas un fil. C’est une béance. Il s’approche. Il dit presque. Mais le mot ne vient pas. Alors il devient… autre chose. Moins que corps. Plus que voix. Il devient ce qui traverse. note de travail Ce texte est une tentative d’habiter le temps. Pas de le décrire, ni même de le penser — mais de s’y couler. Comme on tente d’habiter un corps qu’on n’a pas choisi. Tout y est marqué par la prématurité. Une entrée brutale dans le monde : avant les mots, avant les rythmes, avant la chaleur. La naissance est ici un accident de temporalité. Ce qui m’émeut, c’est l’effort que fait ce sujet pour recoller à la cadence des autres. Il observe les saisons, il regarde les horloges, il essaie de comprendre ce qu’il a manqué. Mais il reste… en décalage. Non pas marginal : flottant. Les arbres, les merles, les chiffres romains, les rites d’école… sont autant de tentatives d’ancrage. Mais le sol reste fuyant. Même la langue — l’accent, la syntaxe — semble toujours “pointue”, apprise pour être socialement conforme. La dernière image — devenir le vent — n’est pas une disparition. C’est une transformation poétique du sujet. Il ne parle plus le langage du temps. Il est ce qui le traverse. Une forme de sublimation discrète, mais puissante. Je ne sais pas si c’est un cri, une prière ou un aveu. Mais ce fragment est un seuil.|couper{180}
Carnets | octobre 2023
18 octobre 2023
La seule peine, c’est celle qu’on ne peut dire. Celle qui s’accumule. Qui nous gonfle d’encore plus de peine. Une fontaine de chagrin — mais sans débordement. On la garde. On l’amasse. Pas un mot. Pas un soupir. Dehors : le concert des jappements, des klaxons dans les bouchons. Bruits, cris, alertes. « N’en rajoute pas », dis-tu. « Pas de peine sur la peine. » Courage et lâcheté : deux mains qui applaudissent en sourdine. Et entre les lèvres, droit comme une lame, l’horizon. sous-conversation C’est trop… ça ne passe pas, ça s’amasse, ça pèse — mais en dedans. Ça pourrait jaillir, mais non. Rien. Même pas un cri. Il faut tenir. Ne pas troubler. Ne pas se répandre. Et l’autre qui dit : n’en rajoute pas. Comme si… comme si c’était toi, la surcharge. Alors tu tais. Tu te tais. Mais ça applaudit en toi. Oui. Un bruit sourd. Un bruit de mains, dans le vide. Et la bouche fermée, c’est pas un silence. C’est une ligne. Une ligne d’exil. note de travail Ici, tout tourne autour du non-dit. Non pas ce qu’on cache aux autres, mais ce qu’on n’arrive même pas à formuler pour soi. La peine est nommée, mais aussitôt retenue, tenue, contenue. Elle se transforme : de sentiment, elle devient chose. Accumulation. Poids. Fontaine dont rien ne sort. Le corps est présent — par effraction : les bouchons, les klaxons, les mains. Il y a cette opposition entre le vacarme du monde et le silence du sujet. Comme si l’extérieur hurlait pendant que l’intérieur se recroquevillait. Le vers “courage et lâcheté, deux mains qui applaudissent en sourdine” est magistral. Il résume la tension morale du texte : tenir bon, mais à quel prix ? et pourquoi ce besoin de s’absoudre par le silence ? Enfin, “un horizon droit entre les lèvres” évoque une sorte de ligne de fuite contenue dans le visage même. Ce n’est pas seulement ne pas parler, c’est s’aligner, se contracter, se figer pour ne pas disloquer. Un surmoi de pierre. Peut-être que ce texte est une tentative de dire enfin cette peine qu’on ne peut dire. Et c’est déjà beaucoup.|couper{180}
Carnets | octobre 2023
18 octobre 2023
Une minute de silence, une minute papillon, une minute cocotte, une minute bonhomme, minute, j’en ai pas fini avec vous. Une minute rit, une mine hutte, bourrée de secondes comme d’un vieux ragoût. Si dans une minute tu… les minutes s’égrènent, on graille sur le pouce, réparation minute, on y gagne pas la lune mais minute, tout de même. Un porte-clés, un calendrier, une montre à retardement. Le tout avec la plus minutieuse des minuties. Faites pas scier. Faites péter le bouchon, le bout chonchon, le bout de chou, le bout de gras, les vaches maigres, minute, on s’égare. À la gare, hagards, du NORD, on s’en va comme on est venu. Pas une minute à perdre de plus. sous-conversation C’est rien… juste des mots. Des bouts de temps. Mais ça revient. Encore. Encore. Minute. Encore une. Une dernière. Ça glisse, ça file, ça se détraque. Pas sérieux. Non. Mais grave quand même. Comme un sablier qui rigole. Comme une alarme douce. Comme un rappel qu’il n’y aura pas de rappel. Et puis ça déborde. Chonchon. Bout de chou. Gare. Nord. On fuit en riant. Ou en s’étouffant. C’est pas clair. Juste… une minute. note de travail Troc de la phrase pour le fragment, la signification pour la sonorité, la progression pour l’itération. Ce texte n’est pas une note, c’est un battement. Minute après minute, il creuse quelque chose comme un vertige temporel. Un jeu de langage qui, à force de tourner, révèle une angoisse : celle de manquer, de perdre, de s’effondrer par petits morceaux. La cocotte minute n’est pas un gag. C’est une image du crâne. La réparation minute, une tentative vaine de rafistolage existentiel. Et cette gare du Nord, surgie là… comme un symptôme. La fin d’un trajet. L’idée du retour. Ou de la fuite. Le tout est ludique. Mais le ludique, ici, est défense. Il faut jouer avec les mots, sinon ils dévorent. Et dans le “pas une minute à perdre de plus”, j’entends, en creux, le soupir du corps qui n’en peut plus. Le langage fait diversion. Mais la minute reste là. Tapie. Prête à sonner.|couper{180}
Carnets | octobre 2023
17 octobre 2023
Amalgame. Au sens propre : un alliage de mercure avec un autre métal. Au figuré : un mélange de choses ou de personnes qui ne vont pas ensemble. Des opinions, des faits, des peurs, des noms. Tout jeté dans le même creuset. Avoir l’amalgame en horreur. En éprouver du dégoût. Mais s’y retrouver quand même. S’y perdre parfois. Amalgamer les données. Confondre. Simplifier. Oublier. Et puis revenir au mercure. Au commerce. À l’argent. Substance liquide, fuyante. Démêler patiemment. Extraire un à un les éléments. Recomposer la matière sans qu’elle ne vous brûle les doigts. sous-conversation C’était clair pourtant… une définition. Un mot net, précis, stable. Et puis… ça déborde. Ça mélange. Ça colle. Il y a trop dedans. Trop d’autres choses. Il voulait distinguer. Séparer. Mais il se retrouve là, pris dans le bloc. Pas moyen d’en sortir sans s’arracher un peu de soi. Ça s’est mis à couler. Comme du mercure. Tu touches, ça fuit. Tu appuies, ça éclate en mille gouttes. Et toi, au milieu. notes de travail Le mot est posé comme un scalpel. Amalgame. Une tentative de disséquer le trouble. L'auteur de ce texte semble fasciné par cette oscillation entre le sens technique (le mercure, l’alliage) et le sens moral (la confusion, l’erreur, la faute logique et sociale). Il veut trier, nommer, séparer. Mais tout, dans la langue, conspire à confondre. Ce qui me frappe, c’est qu’il cherche à se laver de l’amalgame tout en admettant qu’il y est plongé. Il y a un conflit fort entre son désir de clarté — presque obsessionnel — et l’expérience de la complexité. Le retour au mercure n’est pas anodin : substance toxique, insaisissable, à la fois métal et liquide, comme l’esprit quand il tente de tout comprendre. L’image finale est très forte : démêler les amalgames, comme on démêlerait des pensées confondues, ou des souvenirs mêlés. Peut-être, au fond, que ce fragment dit la peur de l’indistinction. La peur de devenir soi-même un amalgame.|couper{180}