24 octobre 2023

Tant qu’elles errent en silence, les pensées ne dérangent pas. Elles passent comme l’air, le vent. C’est pourquoi, ces derniers mois, il se tait. Il garde tout pour lui. Pourquoi parler à un mur, ou mieux : écouter ce que le mur aurait à dire ? Alors il garde ses idées dans l’ombre, boueuses, confuses — en espérant, peut-être, une genèse secrète. Ou plus humblement : un espoir. N’allons pas plus loin.

Faulkner disait quelque chose du passé... J’avais noté ça sur un bout de papier. Perdu. C’était cette idée : le passé ne passe pas. L’histoire le prouve chaque jour. Peut-être même est-elle une illusion. Et nous, aussi. Juste des forces en conflit, un jeu d’échecs auquel les dieux, s’ils existent, s’occupent dans l’ennui de l’éternité.

L’automne. Le matin. Le froid rongeant la peau quand je traverse la cour pour nourrir la chatte. Peut-être que la peur de ne plus pouvoir être triste suffit à écrire un carnet.

« Si je savais prier », dit-il, devant une choucroute, à la Forge de Montparnasse. Parfois, des années après, des dépôts d’images, de phrases, remontent à la surface. La prière ne vient qu’à l’extrême limite, quand il n’y a plus rien à faire. Ce serait alors comme ouvrir les bras — non pour serrer, mais pour recevoir l’ineffable.

Et plus j’avance, plus l’ineffable grandit. Et parfois, il s’éclipse. Apprendre à le doser. Ne pas le consommer tout entier. En garder un peu pour les jours gris.

Hier à 18h, un miracle. Après tant d’ondes négatives avec mon expert-comptable, une grâce soudaine : j’ai reçu mes liasses. C’est peu. C’est tout. On survit à nos problèmes, dit Cioran. Farceurs que nous sommes.

Acrylique sur toile.

Le passé ne meurt jamais. Il ne faut même pas le croire passé.

sous conversation

...ne pas parler, surtout pas, ça dérange... pourtant ça gronde, en dessous, ça gratte, ça pousse... pourquoi le dire... à qui... à quoi bon... mur... pas de réponse... peut-être écouter ce que ça dit, le silence, cette chose gluante, informe... peut-être que ça vaut mieux... un peu d’espoir, mais pas trop... pas trop...

le passé... il n’est pas mort, non... il est là, juste derrière... ça revient, ça vous tombe dessus, sans prévenir... une phrase, un mot, un souvenir, un froissement de papier... et tout recommence... comme si rien n’avait cessé...

froid... peau mordue... chatte à nourrir... routine... mais au fond, c’est ça... le besoin de sentir encore quelque chose... même le froid... surtout le froid...

prier... qu’est-ce que ça veut dire prier... si je savais... si je pouvais... mais on ouvre les bras, on attend... on attend quoi... l’ineffable, tiens... ce mot... encore lui... et pourtant parfois, c’est rien, c’est tout vide...

et l’âge... et la grâce... et les chiffres... et la lassitude... et l’envie de rire aussi, parfois... farceurs, oui... mais quoi d’autre ?

note de travail

Il m’a lu un extrait de carnet. Un ton calme. Une sorte de souterrain lucide. Le silence, dit-il, est devenu sa forme d’expression préférée. Plus rien ne sort à voix haute. Je note ce glissement : de la parole vers l’implicite, de l’échange vers la matière pensée. Une défense ? Ou bien une mutation naturelle ?

Il évoque Faulkner, Cioran, l’histoire qui revient — comme un reflux. Il semble redouter moins le passé que l’impossibilité de le nommer. Il y a chez lui un attachement étrange à l’émotion retenue. La tristesse devient même un critère d’existence. Écrire pour ne pas perdre cette faculté de tristesse, c’est poser le langage comme bouclier contre l’oubli affectif.

Sa prière — hypothétique — me frappe. Il ne prie pas. Mais il sait déjà ce que ce geste contiendrait : non pas un appel, mais une ouverture. Accueillir l’ineffable. J’y lis un début de souplesse. Comme si, fatigué de contrôler, il laissait entrer.

Et cette histoire de miracle comptable, si dérisoire qu’elle semble être, est peut-être le noyau du texte. La grâce, même en bas de page, même chiffrée, peut encore surprendre. Il tient à cette idée : survivre à ses problèmes est notre comédie humaine.

Je repars, moi aussi, avec un peu d’ineffable sous la langue.

Carnets | octobre 2023

23 octobre 2023

Terrassé. Submergé. Toute cette paperasse, et en prime, une fièvre carabinée. À chaque vacance c’est la même : on se relâche, et paf. La nuit, j’ai fait des comptes en rêve. Des additions, des chiffres qui ne ferment pas l’œil. Ce matin, 39,7. Je tiens à peine debout. Grippe ? Covid ? Pas la force d’aller à la pharmacie. Écrire deux ou trois lignes. Ce sera tout pour aujourd’hui. sous-conversation On voulait juste souffler. Mais ça n’a pas soufflé. Ça a pris. Fièvre, chiffres, vertige. La nuit refait les comptes. Les chiffres courent. Ils crient presque. Le front cogne. On reste là. Couché. Muet. Une seule chose encore possible : deux lignes. Peut-être trois. Le monde entier tient dans ces trois lignes. note de travail Un effondrement somatique. Une saturation. Ce corps qui dit stop. Ce corps qui exige qu’on l’écoute, et pas les formulaires. Il me parle d’une fièvre. Je l’entends comme une révolte. 39,7°C, c’est une protestation chiffrée. Presque une poétique de la température. Le rêve de la nuit est bureaucratique. Il additionne en dormant. Le symptôme est clair : la réalité administrative déborde jusque dans l’inconscient. L’imaginaire colonisé par les comptes. Kafka, dans un lit IKEA. Il m’écrit deux lignes. Ce sont des lignes de vie. Il aurait pu ne pas écrire du tout. Il aurait pu céder. Mais non. Il a écrit. C’est cela que je note : le corps chute, l’écriture reste debout.|couper{180}

Autofiction et Introspection

Carnets | octobre 2023

12 octobre 2023

Trajet sans radio. Sans podcast. La route à blanc. Tête vide. Se demander ce qu’on fiche là. Ouvrir la vitre : souffle d’été, goût de feu, persistance des embrasements. Tout continue, comme si de rien n’était. Des jeunes foncent, le A collé au cul. Des camions bariolés, prénoms en néon. Crainte d’un contrôle. Le bouchon avant le rond-point, incompréhensible. Puis soudain, ça roule. 15h à Oullins. Faut refaire le plein. Décidé de rester calme. Le banquier sera peut-être moite. Ne pas faire un geste. Fixer un point. Ses mains. Sa bouche. Que ça pèse. Rester digne. Les impôts : message non lu. Nouvelle lettre, plus sèche. Payez. Coup dans l’abdomen. Urssaf, Trésor Public, la banque. Gauche, droite, crochet. Pas d’arbitre. Juste ce mot d’ordre : qu’on tombe. Quitter le salariat ? Mal vu. On vous cogne. On vous charge. L’écho des conseils : « Prof libérale, tu peux tout déduire. » Oui. Si t’es carré. Si t’aimes la paperasse. Mais toi, t’es le tapin du boulevard. On parle pas du viol. Ni des coups. Ni des quinze tonnes dans la gueule. Ni des insomnies. On dit : t’as de la chance, t’es à ton compte. Merde. Et en même temps, soulagement. Plus rien. Et ça suffit. Prêt à replonger. Dans les ateliers, le don doublé. L’évasion. Le temps passe trop vite. Il fait nuit quand tu sors. Les carrosseries brillent. Une élève a oublié son sac. Son portable dedans. Tu le déposes à l’accueil, tu envoies un mail. Tu l’imagines : chez elle, découvrant l’oubli. Une angoisse de plus. L’inattention, c’est une fuite, bien sûr. Palette d’Anders Zorn. Pas de bleu. Ras la casquette des bleus, des ecchymoses. Place aux terres. À la chair. sous-conversation … sans bruit… sans rien… juste rouler… faire comme si… pas penser… surtout pas penser… ça continue… toujours… le feu dans l’air… et eux qui foncent… qui klaxonnent leur jeunesse… le banquier… les lettres… toujours cette menace sourde… pas de réponse… pas de regard… juste "payez"… tu tiens… tu tiens… mais tu sais que tu vas tomber… et pourtant… tu tiens… un peu… grâce aux autres… à ceux qui viennent… aux élèves… aux visages… aux absences aussi… le sac… oublié… l’angoisse… tu la sens, oui… c’est toi aussi… et la palette… pas de bleu… trop vu… trop subi… tu veux de la terre… du sang discret… du vrai… pas les bleus de la guerre… pas ceux-là… note de travail Le texte commence comme un retrait du monde : plus de radio, plus de son. Mais ce silence n’est pas apaisant. Il est celui de la tension avant le combat. Puis vient le déchaînement — administratif, institutionnel, symbolique. Les lettres non lues, les injonctions, les coups. Ce qui frappe ici, c’est la violence invisible : celle qu’on ne reconnaît pas comme telle. Celle qui ne laisse pas de traces, mais désarticule le sujet. Il y a une rage immense, étouffée sous la dignité. La dignité devient ici une stratégie de survie. Fixer un point. Ne pas céder. Ne pas donner prise. Ne pas hurler. Mais la fissure est là. Dans ce "merde" seul, en italique d’âme. Dans ce basculement qui suit : la réhabilitation par le geste, par l’atelier, par la transmission. Le soulagement tient à peu. À la lumière sur les carrosseries. À une élève qui oublie son sac. C’est cela la beauté du texte : il ne cherche pas à dire qu’on va s’en sortir. Il montre comment on continue. Malgré tout. Même avec l’angoisse. Même avec l’inattention. Et la dernière phrase est sublime. Refus du bleu. Refus des hématomes. Refus du drapeau. Juste les couleurs du corps. De la terre. De ce qui tient encore, quand tout le reste s’effondre.|couper{180}

Autofiction et Introspection

Carnets | octobre 2023

11 octobre 2023

Tout concorde. Tout coïncide. À tel point qu’on aurait tort de parler de coïncidence comme d’un hasard étrange. Trop de coïncidences forment une évidence. Mais une évidence, qu’est-ce que c’est, sinon une rustine, elle aussi ? Un petit trou dans le pneu par où s’échappe la raison. Et la raison ? Déjà une rustine. Posée sur une autre fuite. De fuite en fuite, on ramasse des mots. Quand ça semble coïncider, on dit : voilà, c’est ça. On s’en contente. L’essentiel, c’est de contenter l’opinion. De maintenir le statu quoi. Quo vadis, mon gars ? Et malgré tout ça, bizarrement, je vais acheter mon pain. Quelle étrange coïncidence de te croiser. Toi aussi, en train de chercher ta petite monnaie. Comme moi. sous-conversation … coïncidence ?… non… trop… trop bien aligné… trop juste… ça sent la ficelle… ou le leurre… l’évidence… ah… ce mot… encore… comme une rustine… oui… une rustine sur la rustine… et dessous ?… rien… peut-être… des mots… des petits mots… qu’on ramasse comme des miettes… et on fait semblant… on dit que ça suffit… contenter… maintenir… faire tenir… même si ça fuit… surtout si ça fuit… statu quoi… quo vadis… jeu de mots… vieille blague… mais ça sonne vrai, trop vrai… ça claque… et puis… l’image… le pain… la monnaie… toi là… moi là… ridicule et bouleversant à la fois… juste ce moment… cette collision… presque rien… presque tout… note de travail Le texte s’ouvre sur une apparente certitude : tout coïncide. Mais très vite, cette certitude s’effrite. L’auteur expose, sans insister, que toute évidence n’est qu’un cache-misère. Une rustine. Ce mot revient, obsessionnel. Il dit l’inconfort, la fuite, le colmatage. L’impossible solidité de la pensée. Ce que je perçois ici, ce n’est pas un doute, c’est une **conscience du bricolage intérieur**. Une lucidité presque trop vive. Trop blessée. Le langage est suspect, le sens est suspect, la logique elle-même n’est qu’un habillage. L’auteur le sait. Il en joue, doucement. Et pourtant. Il continue à vivre. À aller acheter son pain. Le moment final me bouleverse. Il y a quelqu’un d’autre. Un tu. Un être croisé par hasard — ou plutôt dans une **anti-coïncidence** qui redonne chair à l’évidence. Il ne s’agit plus de raison, de vérité, d’opinion. Il s’agit de reconnaître un autre dans un geste banal. Et ce geste devient le **lieu exact de la faille et de la consolation**. Comme une rustine posée avec tendresse. Peut-être est-ce cela, le soin de soi : ne pas chercher le vrai, mais accepter les coïncidences qu’on fabrique.|couper{180}

Autofiction et Introspection