Trajet sans radio. Sans podcast. La route à blanc. Tête vide.
Se demander ce qu’on fiche là. Ouvrir la vitre : souffle d’été, goût de feu, persistance des embrasements. Tout continue, comme si de rien n’était.
Des jeunes foncent, le A collé au cul. Des camions bariolés, prénoms en néon. Crainte d’un contrôle. Le bouchon avant le rond-point, incompréhensible. Puis soudain, ça roule. 15h à Oullins. Faut refaire le plein. Décidé de rester calme.
Le banquier sera peut-être moite. Ne pas faire un geste. Fixer un point. Ses mains. Sa bouche. Que ça pèse. Rester digne.
Les impôts : message non lu. Nouvelle lettre, plus sèche. Payez. Coup dans l’abdomen.
Urssaf, Trésor Public, la banque. Gauche, droite, crochet. Pas d’arbitre. Juste ce mot d’ordre : qu’on tombe.
Quitter le salariat ? Mal vu. On vous cogne. On vous charge. L’écho des conseils : « Prof libérale, tu peux tout déduire. » Oui. Si t’es carré. Si t’aimes la paperasse.
Mais toi, t’es le tapin du boulevard.
On parle pas du viol. Ni des coups. Ni des quinze tonnes dans la gueule. Ni des insomnies.
On dit : t’as de la chance, t’es à ton compte.
Merde.
Et en même temps, soulagement. Plus rien. Et ça suffit. Prêt à replonger.
Dans les ateliers, le don doublé. L’évasion. Le temps passe trop vite. Il fait nuit quand tu sors. Les carrosseries brillent. Une élève a oublié son sac. Son portable dedans. Tu le déposes à l’accueil, tu envoies un mail.
Tu l’imagines : chez elle, découvrant l’oubli. Une angoisse de plus.
L’inattention, c’est une fuite, bien sûr.
Palette d’Anders Zorn. Pas de bleu. Ras la casquette des bleus, des ecchymoses. Place aux terres. À la chair.
sous-conversation
… sans bruit… sans rien… juste rouler… faire comme si…
pas penser… surtout pas penser…
ça continue… toujours… le feu dans l’air…
et eux qui foncent… qui klaxonnent leur jeunesse…
le banquier… les lettres… toujours cette menace sourde…
pas de réponse… pas de regard… juste "payez"…
tu tiens… tu tiens… mais tu sais que tu vas tomber…
et pourtant… tu tiens… un peu… grâce aux autres…
à ceux qui viennent… aux élèves… aux visages… aux absences aussi…
le sac… oublié… l’angoisse… tu la sens, oui… c’est toi aussi…
et la palette… pas de bleu… trop vu… trop subi…
tu veux de la terre… du sang discret… du vrai…
pas les bleus de la guerre… pas ceux-là…
note de travail
Le texte commence comme un retrait du monde : plus de radio, plus de son. Mais ce silence n’est pas apaisant. Il est celui de la tension avant le combat.
Puis vient le déchaînement — administratif, institutionnel, symbolique. Les lettres non lues, les injonctions, les coups. Ce qui frappe ici, c’est la violence invisible : celle qu’on ne reconnaît pas comme telle. Celle qui ne laisse pas de traces, mais désarticule le sujet.
Il y a une rage immense, étouffée sous la dignité. La dignité devient ici une stratégie de survie. Fixer un point. Ne pas céder. Ne pas donner prise. Ne pas hurler.
Mais la fissure est là. Dans ce "merde" seul, en italique d’âme. Dans ce basculement qui suit : la réhabilitation par le geste, par l’atelier, par la transmission. Le soulagement tient à peu. À la lumière sur les carrosseries. À une élève qui oublie son sac.
C’est cela la beauté du texte : il ne cherche pas à dire qu’on va s’en sortir. Il montre comment on continue. Malgré tout. Même avec l’angoisse. Même avec l’inattention.
Et la dernière phrase est sublime. Refus du bleu. Refus des hématomes. Refus du drapeau. Juste les couleurs du corps. De la terre.
De ce qui tient encore, quand tout le reste s’effondre.