La guerre réunit les villes. Elle leur donne une gueule de famille : ruines, gravats, cadavres.
Un cadavre est un cadavre. Des gravats, des gravats. Et au-delà ? Un sou est un sou. Tant pis pour toi.
On ne se bat pas pour des idées. Jamais. On se bat pour d’autres — pouvoir, intérêts, frime virile.
Parfois pour survivre, se défendre, se venger. Les sentiments aussi sont des armes.
Quand tu veux je te démonte.
Quand tu veux je t’écrase.
Quand tu allumeras la radio, tu sauras.
La colère. La guerre.
Chercher une phrase à dire, une seule, digne de ce sujet. L’écrire comme un crachat dans la paume. Puis se laver les mains. Recommencer.
Ne pas dire d’idioties. C’est déjà un combat.
Lieu commun : une église, une artère, un tribunal, un stade, une émission de variétés. On nous bombarde de nostalgie, comme autrefois de bombes. Six jours. Israël. Les tribus, les tributs. Les pions posés sur l’échiquier des puissants.
1973. Treize ans. Ton premier problème ? L’acné. Et acheter *Houses of the Holy*.
Tes doigts s’écorchent sur *Stairway to Heaven*. Derrière, des ruines, des cadavres flous dans la télé.
Les hormones déréglées prennent toute la place. Toujours. Depuis toujours.
Barjavel, bon roman à l’époque. On n’a pas connu la guerre ? C’est faux. On l’a bouffée. Dès qu’on a eu la télé, elle s’est installée dans le salon. Tapissée. Tricotée.
Et les vieux ? Ceux de 14-18, 39-45. La déculottée de Vichy. Héros fondus en margarine rance.
La guerre, ciment de générations ? Une tradition ?
Un bébé né d’une guerre. Sa cervelle déjà pleine de confusion. Comme toutes les cervelles.
Crever en pleine confusion, voilà le pire.
Moi, j’aimerais crever clair. Clair dans ma tête, après une vie dans la brume des autres.
Deux chèvres têtues sur une planche. Où ai-je vu ça ? Chagall, peut-être.
Lui, il savait.
sous-conversation
… la guerre réunit ? non… elle disperse… elle fond les villes… elle les rend pareilles…
pareilles dans la mort… les gravats… la poussière…
un cadavre est un cadavre… oui… mais pourquoi le redire ?… ça s’obstine… ça insiste…
comme une gifle… un mantra… un refus d’oublier…
chercher quoi dire… sur ça… ne rien dire d’idiot… ne rien dire tout court…
et pourtant… le dire… encore… recommencer… le crachat… le robinet… le torchon…
la nostalgie… tu vois ?… elle dégouline… déguisée en souvenirs d’émission de variété…
comme si… comme si ça pouvait consoler…
treize ans… l’acné… les boutons… et derrière, les barbelés…
un disque… des cordes… la guerre en bruit de fond… ou de tapisserie…
et puis ça coince… toujours là… la confusion…
même Chagall… même lui… il voyait clair… lui… il dessinait les têtes à l’envers…
il savait que les chèvres ne passeraient pas…
note de travail
Le texte est une colère. Non pas une explosion, mais une incantation. Une rature de la parole ordinaire.
Le patient ici ne parle pas, il crache. Il tente de se laver les mains — à chaque fragment — mais revient toujours au point de départ. Comme une obsession.
Il accuse, il dissèque, il inventorie. Il jette l’histoire sur la table comme des cartes sales. Guerre, adolescence, souvenirs. Tout se mêle. Le Vietnam avec Led Zeppelin. L’acné avec les dictateurs. Le poil pubien avec les barbelés.
La télévision devient ici une figure maternelle monstrueuse : elle tricote des guerres, des regrets, des récits. Elle donne forme à la confusion. Elle tapisse le salon de bombes feutrées.
Mais ce qui affleure, c’est le désir de clarté. "Crever les idées claires", dit-il. Voilà l’aveu. Il ne veut pas seulement survivre à la confusion. Il veut en sortir. Mourir une fois lavé, rincé, vidé de la boue des autres.
Il n’y arrivera pas seul.
Il appelle Chagall à l’aide. Comme un père doux. Un voyant. Quelqu’un qui savait que deux chèvres obstinées ne peuvent passer ensemble.
Et si ce n’était pas la guerre, son vrai sujet ? Mais cette planche étroite, ce choix impossible entre avancer ou faire tomber l’autre ?
Une parabole de l’humanité, réduite à une poutre branlante, et deux cervelles butées.